La mauvaise presse de la critique
p. 115-136
Note de l’éditeur
Inédit
Texte intégral
En regard de la consommation massive que notre temps de guerres mondiales et de démographie galopante fait de la matière architecturale, l’absence jusqu’à ces toutes dernières années d’une critique appropriée confinait au non-sens. Des millions de logements, des dizaines de milliers d’écoles, d’églises, d’usines, de bureaux ont pu sortir de terre sans qu’on en débatte. On a reconstruit en France des villes entières sans que ces entreprises architecturales d’une ampleur exceptionnelle suscitent autre chose que des publications « objectives » dans des revues spécialisées et parfois confidentielles, – sans jamais une vue d’ensemble ou un effort d’appréciation. À l’époque des « grands ensembles », des agglomérations nouvelles, immenses, ont surgi un peu partout au milieu d’un silence peiné. Un tel silence ressemblait à de la complicité.
(Joly, 1965, p. 44)
1Par ces mots Pierre Joly (1925-1992), critique d’art et d’architecture, photographe, pointait dans le mince dossier que consacrait fin 1964 L’Architecture d’aujourd’hui à la critique, l’un des caractères saillants de la critique d’architecture française de cette décennie : l’« entre soi ». Celui-ci était cultivé par le comité de rédaction de cette revue qui, dans ses débats internes, tendait à dénier aux non-architectes la compétence de critique d’architecture et l’expertise nécessaire à son exercice. Pierre Joly soulignait qu’une telle circularité ne peut qu’être mise à mal par les réactions à l’architecture et l’urbanisme des deux décennies précédentes : des reconstructions comme celle du Havre avaient été mal acceptées, et surtout, les grands ensembles avaient suscité dès 1957 – avant même le lancement des Zones à urbaniser par priorité (ZUP) – de nombreuses condamnations dans la presse quotidienne et hebdomadaire, ainsi que d’importantes interrogations dans des revues spécialisées de médecine, de psychologie sociale, de sociologie ou dans les bulletins des sociétés de construction de HLM.
Les raisons du divorce
2Telles seraient les raisons d’un divorce entre les architectes et le public et d’un fossé grandissant, de 1959 à la première moitié des années 1960, entre la critique spécialisée, faite par les experts pour les experts, et la critique aux prises avec l’espace public de débat. Motifs à la fois d’une crise de la critique et de sa renaissance : de l’avis de Joly, une participation accrue des critiques d’art et des journalistes à la critique architecturale et l’intérêt porté à l’urbanisme et à l’architecture par de nombreux médias non spécialisés ne peut qu’encourager cette renaissance. C’est précisément la pomme de discorde entre architectes et revues professionnelles françaises d’un côté, critiques exerçant dans la presse artistique et généraliste de l’autre.
3En 1964, le dossier de L’Architecture d’aujourd’hui constituait l’une des rares contributions françaises à la réflexion de la presse architecturale sur sa pratique : dans les mêmes années, les apports italiens et nord-américains aux intenses débats sur la critique, ses relations à l’histoire et à l’enseignement, impliquaient historiens de l’architecture et architectes. Soulignons aussi que les rares échanges français, dans la revue Arts ou au colloque de Royaumont, n’abordaient pas les relations de la critique avec les questions théoriques qui se posaient à l’architecture moderne de l’après-guerre, comme cela pouvait être le cas, par exemple, au séminaire de Cranbrook1 en 1964 aux États-Unis. En règle générale, les débats étaient en France assez indigents sur les aspects conceptuels et notionnels de la critique et sur la réflexion concernant ses critères. Pour la plupart, ils questionnaient de manière empirique le rôle des critiques par rapport au public, voire, polémiquaient sur ce rôle.
4Nécessairement partiel par son étendue chronologique comme par les thèmes abordés, cet article ne saurait envisager la complexité de l’objet critique, ses définitions controversées et les variations de conceptions de la critique entre des traditions historiographiques et des cultures différentes2 : ainsi, les frontières de la critique avec l’histoire de l’architecture, ses rapports avec les discours théoriques internes à la discipline ne seront pas traités ici. Il met en lumière quelques controverses, parmi les architectes dans les années 1960, en pleine période de construction des grands ensembles, sur le caractère « professionnel », interne, de la critique ou au contraire sa contribution au débat public sur l’aménagement urbain.
5Une telle réflexion peut tirer profit de la distinction opérée par la critique américaine Suzanne Stephens3, rédactrice en chef adjointe de The Architectural Record, entre « critique publique » et critique théorique. L’objet critique peut en effet être compris comme une forme de discours spéculatif sur l’architecture, une contribution aux corpus de textes théoriques et non comme un écrit se référant à un édifice et un projet en particulier. Une telle acception du mot « critique » est dominante aux États-Unis, où l’on peut établir une nette distinction entre criticism, entendue comme critique dans la sphère publique ou dans l’espace public médiatique – public criticism, qui inclut la critique dans les grands quotidiens (Stephens, 2009), – et criticism, activité théorique, interne au monde académique et professionnel, ces deux conceptions étant séparées par un fossé grandissant depuis les années 19704. C’est ainsi qu’il est, également, le plus souvent entendu en Italie : les frontières entre critique et histoire critique de l’architecture ont été, jusque dans les années 1980, plus ténues qu’en France.
Des effets de la critique sur l’« opinion publique », vus par les architectes des grands ensembles
6Dans les années 1960, la crise des représentations de l’architecture n’est pas aiguë comme elle le sera une décennie plus tard, lorsqu’à une crise professionnelle s’ajoutera une mise en cause politique et sociale de l’aménagement urbain. Pour l’heure, la crise et la « mauvaise presse » – terme qui nous intéresse particulièrement ici – qui accompagne la modernisation architecturale et urbaine de la France n’entraînent pas, de la part des architectes, une radicale remise en question de leur production5. Cette crise donne lieu à une double interrogation : sur la compétence des critiques non-architectes et leur rôle – du moins celui projeté par les architectes – par rapport au public.
7Plusieurs architectes impliqués dans la reconstruction et les grands ensembles (Albert Laprade6, Jacques Henri-Labourdette7, Pierre Sonrel8, André Hermant9) perçoivent une menace par rapport à l’architecture moderne dans ce qu’il nomment l’« opinion publique », sans attribuer à cette expression sa signification politique intrinsèque (Baker, 1993, p. 220) : elle est sous leur plume synonyme de « grand public », terme indéfini. Parallèlement, ils s’interrogent sur les moyens de conquérir cette « opinion publique », de tenter de l’éduquer à l’architecture moderniste. Ils assignent cette tâche aux critiques, notamment à ceux des revues culturelles, des revues d’art, de la presse quotidienne et hebdomadaire. Paradoxalement, ils contestent – comme lors du colloque de Royaumont de 1959 – à ces mêmes critiques, ceux des quotidiens, des hebdomadaires culturels ou politiques et aux critiques d’art leur compétence, voire leur légitimité, en matière d’architecture. Malgré le faible niveau de conceptualisation de la critique qu’elles révèlent, ces discussions présentent l’intérêt de mettre en évidence l’interaction de la critique avec l’espace public de débat.
8Dans les années 1950 et 1960, la critique architecturale française est caractérisée par deux types de critique se déployant dans trois espaces différents : la critique « professionnelle » des revues d’architecture et d’urbanisme, une critique que l’on pourrait dénommer « publique » dans quelques hebdomadaires politiques et culturels tels France Observateur (Françoise Choay), Les Lettres françaises (Marcel Cornu) et, ce qui la différencie grandement de celle d’aujourd’hui, dans les revues d’art Cimaise (Michel Ragon), L’Œil (Françoise Choay, François Loyer, Pierre Joly) ou Arts (Michel d’Alayer, Yvan Christ, Michel Ragon).
9Un cercle professionnel d’architectes et la revue Arts ont été, à la fin des années 1950 et dans les années 1960, le siège de controverses sur la nature de la critique architecturale et sur la légitimité des critiques non-architectes à l’exercer. Ils traduisent une forme de défiance à l’égard de la critique publiée hors des revues professionnelles, critique que la profession aimerait pourvoir infléchir et contrôler. Depuis sa fondation en 1951 par des architectes anciens élèves d’Auguste Perret10, des Prix de Rome et des chefs d’atelier à l’École des beaux-arts, le Cercle d’études architecturales (CEA) a abordé plusieurs fois ce thème. Dans ses débats, il note la distance entre la critique d’architecture destinée aux seuls spécialistes (évoquant les « excellentes » revues professionnelles existantes) qui devrait rester dans un rôle d’information et non d’évaluation, et la critique destinée au « public français cultivé » (Combet, 1956), qui présente de graves lacunes.
10À la fin des années 1950, les discussions du CEA sur le rôle de la critique, sa valeur et ses critères de jugement sont associées à trois thèmes principaux : reconstruction, grands ensembles et respect du patrimoine urbain historique. En témoigne une polémique presque caricaturale dans Arts, qui a publié un compte rendu peu flatteur d’un débat ayant eu lieu au CEA en 195811 sur la monumentalité en France. Les transformations des centres villes anciens, sous couvert d’éradication des îlots insalubres, causent quelques heurts entre architectes et critiques de la presse généraliste et culturelle, notamment dans Arts où les opérations de rénovation urbaine sont régulièrement dénoncées par le chroniqueur Yvan Christ, qui soulève les affaires de destruction du patrimoine urbain dans sa rubrique hebdomadaire : « Dénoncez les vandales ! »
11Placés sous le titre général de « Les architectes au public “Comprenez-nous12” » et « Les architectes veulent être compris13 », les droits de réponses des quatre architectes (Albert Laprade, Guillaume Gillet14, Pierre Sonrel et Paul Tournon) empruntent un ton défensif plus qu’explicatif. Laprade évoque l’« ingratitude collective » des populations relogées lors de la Reconstruction, lorsqu’elles dénigrent sans comprendre le caractère novateur, voire révolutionnaire, des nouvelles formes urbaines. Pierre Sonrel conteste le titre plutôt défensif « Les architectes au public : Comprenez-nous », et souhaiterait inverser l’accusation portée contre l’architecture moderne en le remplaçant par le titre plus agressif et plus condescendant à l’égard des critiques : « Les architectes aux critiques : comprenez-vous ? » Cette diatribe contre les critiques (Sonrel, 1958, p. 2) renverse ainsi l’accusation de vandalisme ordinairement portée contre l’architecture contemporaine en contexte historique et évoque la responsabilité des critiques face au public : ceux-ci sont accusés de se figer dans la défense du passé alors qu’est en train d’advenir un « monde en construction ».
12Amorcé à partir du vandalisme, question redevenue brûlante en 1956, lorsque Pierre Sudreau alors commissaire à la Construction et à l’Urbanisme pour la Région parisienne a lancé la politique de « reconquête de Paris » fustigée quelques années plus tard par Marcel Cornu (1972), l’affrontement entre architectes et critiques lors de la passe d’armes dans Arts aborde la puissance reconnue à l’opinion publique et souligne l’influence de la critique dans les médias non spécialisés.
13Ces débats de la fin des années 1950 sur la critique ont surtout l’intérêt de souligner la place alors octroyée en France à la question du « public » par les professionnels de l’architecture. En France, au contraire de l’Italie, la critique se présente comme intermédiaire entre architecture et usagers selon une conception issue de la tradition française de la critique d’art depuis le xviiie siècle, qui renvoie à la médiation entre l’édifice (l’œuvre) et le public et recouvre les fonctions de description, évaluation et commentaire. Or, que les questions architecturales et urbaines soient aux prises avec l’« opinion publique » ne manque pas de poser problème aux architectes dans les années 1950 et 1960. Ainsi, à de nombreuses reprises dans ces polémiques, les architectes tentent d’assigner à la critique la fonction d’éducation d’un public a priori peu sensible à l’architecture de l’après-guerre, voire hostile aux nouvelles formes urbaines et architecturales advenues depuis la Reconstruction.
14À la fin des années 1960 en France, en même temps que se profilera une nouvelle génération d’architectes en lutte contre les Beaux-Arts et contre les architectes des grands ensembles, la critique commencera à se doter de nouveaux instruments théoriques. Ceux-ci filtreront peu à peu dans les revues spécialisées Architecture Mouvement Continuité, créée en 196715, animée à ses débuts par Alain Sarfati et Philippe Boudon et L’Architecture d’aujourd’hui, sous les directions de Marc Émery puis de Bernard Huet. De telles discussions sur l’opposition entre critique professionnelle, interne à la discipline, et la critique dans l’espace public, laisseront alors la place à des réflexions sur le rapport de la critique architecturale au champ intellectuel, notamment aux apports des sciences humaines et sociales. Mais, dans la décennie précédente, les débats révélaient l’indigence de la réflexion sur la critique de la part de la profession. Ils traduisaient enfin, comme le notait Françoise Choay dès 1959, le désarroi des architectes qui, confrontés aux sociologues, économistes et critiques, sont « véritablement désemparés ».
Une profession en crise… de communication
15Dans les années 1960 et 1970, accusés d’être à l’origine des grands ensembles, de la destruction des centres anciens et de la dégradation de l’environnement urbain, les architectes français ont donc eu « mauvaise presse » mais ont tenté de retourner cette image négative contre les critiques et la critique. Depuis les années 1980, il semble que cette locution puisse être appliquée aux critiques et à la critique architecturale plutôt qu’aux architectes. Dû notamment aux grands travaux mitterrandiens et à la part de l’architecture dans les politiques de communication (Devillard, 2000) des villes, dans les années 1980 le renversement – positif – de l’image des architectes et de l’architecture s’est accompagné d’un dénigrement de la critique architecturale. Plus généralement, s’exprime un pessimisme quant à son efficacité sur la qualité des édifices et quant à sa capacité à « faire progresser la discipline », ainsi que l’appelait de ses vœux en 1993 l’architecte et rédacteur en chef de Casabella, personnage clé de la scène architecturale italienne, Vittorio Gregotti (1993).
16Les débats, articles, tables rondes, nombreux sur le sujet depuis la fin des années 1980 et dans la décennie suivante, ont expliqué la perte en qualité de la critique par la dissolution du lien du critique engagé aux tendances ou groupes qu’il défendait ; ils ont soupçonné une confusion, voire une collusion entre critique et communication. Enfin, ils ont déploré la disparition d’une génération de critiques-historiens, souvent engagés dans les luttes politiques qui avaient marqué l’après-guerre jusqu’aux années 1970, notamment en Italie et en Grande-Bretagne. Quelles sont les conséquences de cette nouvelle configuration, très différente de celle des années 1960, non sur l’image de l’architecture, mais celle de la critique architecturale, enfin sur la position du critique par rapport à l’architecte ?
17À la fin des années 1980, est apparue, ou plutôt réapparue – tant ce thème est depuis la dernière décennie du xixe siècle un leitmotiv des discours des architectes et des critiques sur leur propre activité –, l’idée d’une « crise » de la critique d’architecture. C’est à ce même moment que se faisait jour un fort regain d’intérêt pour la critique16, dont témoignait (en France) la création de la revue Le Visiteur en 1995 : Bernard Huet, Jean-Louis Cohen, Maurice Culot, Jacques Lucan et François Chaslin y engageaient un débat sur la critique contemporaine, dans ses rapports à l’histoire, à l’analyse littéraire, aux luttes urbaines17.
18On peut noter, durant cette période, l’amnésie des nombreuses déclarations sur la critique quant aux interrogations des années 1960 : certes, le petit épisode que nous avons relaté concerne une discussion finalement très interne à un micro-milieu, qui débat, précisément, du rapport à l’espace public. Dans les années 1980 et 1990, les déclarations sur la critique se focalisent, de manière également nostalgique et exclusive, sur deux périodes : elles mettent en valeur la critique « engagée » des avant-gardes18 et les « années Huet » à la rédaction en chef de L’Architecture d’aujourd’hui (1974-1977).
19Ce regain d’intérêt est concomitant de la découverte d’une crise : c’est là, peut-être, son seul véritable point commun avec l’épisode précédent. Et, en effet, les références à l’étymologie même du mot critique, à son origine ne manquent alors pas dans les écrits des architectes sur la critique contemporaine, à la recherche d’une définition ontologique de la critique architecturale. Ainsi, nombre d’auteurs d’écrits théoriques sur l’architecture – à la suite des historiens de l’art et des spécialistes de l’esthétique – se réfèrent au sens premier de krinein (Ladmiral, 1995, p. 17), « séparer le vrai du faux », ce qui renvoie au mot krisis, et associe de la sorte la critique à la notion de crise, moment de refondation disciplinaire et moment de refondation des discours. « La perception de la crise constitue le point de départ de la critique », rappelait en 1995 l’architecte et critique Ignasì De Solà Morales (1997, p. 5).
Changement d’ère
20Cette « crise » – qui n’a rien d’inédit – entraîne alors les prises de position respectives de l’architecte et du critique, qu’il nous a paru approprié de relever ici. Lors d’une table ronde organisée en 1997 sur l’avenir des périodiques d’architecture par la revue Domus, son directeur François Burckhardt déclarait que les années 1990 marquent la « fin de la grande critique ». Il attribuait cette disparition au fait que des personnalités comme Giulio Carlo Argan (1909-1992), Sigfried Giedion (1888-1968), Ernst Gombrich (1909-2001) – on pourrait ajouter Manfredo Tafuri (1935-1994) ou Reyner Banham (1922-1988) : « n’existent plus car notre façon de faire de la critique exclut les positions fortes, les prises de position conflictuelles qui étaient directement liées aux objectifs sociaux de l’architecture. Aujourd’hui c’est l’architecte qui est porteur des aspects théoriques et les critiques sont toujours plus dépendants de leurs choix. Nous sommes entrés dans un jeu de changements des rôles, avec les concepteurs qui expriment des positions théoriques, et les critiques relégués à la fonction de médiateurs. » (Burckhardt, 1997, p. 55)
21Cela souligne un renversement par rapport à la répartition traditionnelle des rôles entre artiste (architecte) et critique : traditionnellement, ce dernier était d’abord un « découvreur » sur le marché de l’art ; par son pouvoir de nommer, le critique baptisait un groupe ou un mouvement et testait dans le même temps son propre « pouvoir d’intervention dans les milieux de l’art » (Heinich, 1998, p. 267). Au-delà de cette opération de distinction, très souvent, les critiques ont été les principaux vecteurs de la cohérence théorique d’un groupe ou d’un ensemble d’artistes, par exemple Pierre Restany pour les Nouveaux Réalistes ou Germano Celant pour l’Arte Povera, etc. Dans le domaine de l’architecture, au titre des critiques ayant cimenté la cohérence d’un mouvement, on peut citer Reyner Banham et le Brutalisme en Grande-Bretagne après la Seconde Guerre mondiale, ou encore, Kenneth Frampton et les « Five » de New York, en 1969 (Peter Eisenman, John Hejduk, Michael Graves, Charles Gwathmey, et Richard Meier). Le thème de la « fin de la critique » soulevé par Burckhardt en 1997 est assez répandu, plus encore que chez les historiens, chez les critiques lorsqu’ils parlent d’eux-mêmes : largement partagée, cette vision pessimiste rejoint finalement le discours sur la mort de la critique d’art (Rochlitz, 2002).
22Plusieurs observateurs identifient les années 1980 comme celles du délitement de la critique architecturale. Soit, par la perte de la figure du « grand » critique-historien qu’évoquait Burckhardt, soit, par la disparition du « critique-héraut » – précisément, celui qui aurait la capacité de nommer des groupes et de cimenter la fondation des mouvements, comme dans la période des avant-gardes historiques. Ces disparitions ne sont-elles pas la conséquence de deux phénomènes plus vastes qui touchent l’architecture ? Le premier est le changement de fonction de la critique, face à des tendances architecturales de plus en plus individualisées et à l’absence de doctrines dominantes, depuis la fin des affrontements sur le Postmodernisme au début des années 1980 et sur le Déconstructivisme en 1988. Dans cette nouvelle configuration, marquée en outre par le délitement des idéologies, le rôle de la critique n’est-il pas plus de cartographier (Solà-Morales, 1997) que de juger, d’évaluer, ce qui était sa fonction première ? Deuxième phénomène, la collusion de la critique avec la communication et la promotion professionnelle des architectes, la « starisation » des architectes, non seulement n’ont pas entrainé la starisation des critiques (reléguant à l’inverse ceux-ci au second plan), mais auraient affaibli et décrédibilisé leur fonction et amoindri son pouvoir et son mordant19.
23Avec le discours récurrent sur la « crise » de la critique, surgissent et resurgissent les thèmes de la légitimité du critique d’architecture, architecte ou non. Tant dans les années 1960 que trois décennies plus tard, dans une conjoncture certes fort différente, critiques et architectes se saisissent de thèmes similaires : la position d’autorité du critique, la revendication de la part des architectes d’une critique spécialisée et interne à la discipline architecturale, la méfiance envers le journalisme architectural. Néanmoins, dans les années 1980 et 1990, dans les projections que font les architectes d’une configuration idéale de la critique, on note la cruelle absence du « public » et de l’« opinion publique », composantes pourtant essentielles de la critique.
Bibliographie
Références bibliographiques
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Jannière, Hélène, « Pour une cartographie de la critique architecturale », in Frampton, Kenneth et Jannière, Hélène (dir.), « La critique en temps et lieux », Cahiers de la Recherche architecturale et urbaine, no 24-25, 2009, p. 15-19 et « La critique architecturale : identifier un objet de recherche », ibid., p. 113-140.
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Notes de bas de page
1 En 1964, le séminaire annuel co-organisé par l’ACSA (Association of Collegiate Schools of Architecture) et l’AIA (American Institute of Architects) a lieu à l’Académie des arts de Cranbrook (Michigan). Outre de nombreux enseignants (architectes, historiens et critiques) des universités américaines, il compte au nombre de ses participants les critiques parmi les plus importants du début des années 1960 au niveau international : Reyner Banham (Grande-Bretagne), Bruno Zevi (Italie), Peter Collins (Canada), Stephen W. Jacobs (USA) et Sibyl Mohoy-Nagy (USA). Le rôle de l’histoire dans l’enseignement aux étudiants architectes est au centre des discussions ; il s’ensuit plusieurs contributions intéressantes sur les frontières entre histoire et critique.
2 Je me permets de renvoyer pour ces aspects à Jannière, 2008 et 2009.
3 Critique ayant collaboré à de nombreuses revues professionnelles d’architecture (Progressive Architecture, Architectural Forum, Architectural Record et Skyline, revue de l’Institute for Architecture and Urban Studies), au New York Times et aux magazines Vanity Fair, Architectural Digest, New York Magazine, Manhattan Inc., Suzanne Stephens a également écrit un doctorat sur les critères, notamment esthétiques, de la critique architecturale américaine : Tenacious Beauty : The Shifting Role of Aesthetic Criteria in Architecture Criticism, 1850-1915, PHD, Cornell University, 2002.
4 On constate ainsi une distinction nette entre les périodiques professionnels (trade periodicals) et les revues liées aux départements de théorie et d’histoire de l’architecture des universités américaines. Cette distance est bien plus grande qu’en Europe, où a longtemps prévalu une tradition de revues professionnelles et critiques. Voir Stephens, 1998.
5 Ce sera le fait d’une nouvelle génération, en rupture générationnelle et doctrinale, dans les années 1970. Dans la décennie précédente, les légères remises en questions des grands ensembles s’effectuent à la marge, surtout sur le registre esthétique mais n’impliquent pas le rejet de cette forme urbaine.
6 Albert Laprade (1883-1978) a été le premier architecte en chef de la reconstruction de Valenciennes et partisan d’une reconstruction tantôt historiciste, tantôt régionaliste ; il a construit la préfecture de Paris et été responsable d’une partie du Plan de Sauvegarde et de Mise en Valeur du Marais.
7 Jacques Henri-Labourdette (1915-2003), architecte de la reconstruction de Beauvais de 1949 à 1952 et du grand ensemble de Sarcelles de 1954 à 1976.
8 Ancien élève d’Auguste Perret, Pierre Sonrel (1903-1984) est l’architecte du grand ensemble de Massy (avec Duthilleul), commencé en 1955.
9 André Hermant (1908-1978), élève de Perret, a joué un rôle important dans la reconstruction du Havre, et est l’architecte, notamment, de la Porte Océane de cette ville.
10 Auguste Perret (1874-1954) a été durant l’entre-deux-guerres l’un des chefs de file de la modernité architecturale française, partisan d’un modernisme modéré ancré dans la tradition architecturale française. Après 1945, il participe à la reconstruction d’Amiens (place de la Gare) et dirige celle du Havre.
11 « 25 novembre 1958. Réunion débat au Studio des Champs-Élysées. Attaque et défense de l’architecture monumentale en France », Cahiers du Cercle d’études architecturales, 1960, 8e année, p. 15-44.
12 . « Les architectes au public “Comprenez-nous” », Arts, no 699, 3-9 décembre 1958, p. 1 : Albert Laprade (« Nous ne sommes pas des parasites »), Guillaume Gillet (« Nous ne sommes pas des pasticheurs »).
13 « Courrier des lecteurs : les architectes veulent être compris », Arts, no 702, 24-30 décembre 1958, p. 2 et 14.
14 Guillaume Gillet (1912-1987), grand Prix de Rome (1946), architecte en chef des Bâtiments civils et des palais nationaux, est notamment l’architecte de l’Église Notre-Dame de Royan.
15 Grâce à la structure du Bulletin de la Société des Architectes Diplômés par le Gouvernement.
16 On pourrait également citer le numéro de 1992 d’Espaces et sociétés intitulé « Parler l’architecture », qui comprend un article de François Chaslin (« Un état critique », repris en 1995 dans le numéro du Visiteur, voir infra), né en 1948, producteur à France-Culture de l’émission « Métropolitains » devenue « Les jeudis de l’architecture », ancien rédacteur en chef de L’Architecture d’aujourd’hui (1987-1994).
17 Reprenant dans son premier numéro quelques conférences d’une une série tenue à la Société française des architectes au printemps 1991, Le Visiteur a été créée par la SFA en 1995 à l’initiative de Sébastien Marot. Interrompue en 2003, Le Visiteur est à nouveau publiée par la Société française des architectes avec un autre projet éditorial. On soulignera l’existence d’une nouvelle revue bisannuelle, Criticat, publiée depuis janvier 2008.
18 François Chaslin a livré sur le thème de l’« âge d’or » perdu de la critique plusieurs articles, évoquant les avant-gardes historiques : la configuration « perdue » de la critique est celle de la critique et du critique engagés, militant au côté de groupes d’artistes et d’architectes.
19 Pour Philip Ursprung, la critique a « perdu presque toute son ancienne influence. Elle est devenue l’ombre d’elle-même, elle a perdu son mordant, elle est devenue inoffensive. De nos jours, il y a de nombreux architectes-stars, mais il n’y a pas de critique-star ». « En la edad de hierro : a critica arquitectonica hoy. (L’âge de l’acier : la critique d’architecture de nos jours) », Quaderns d’Arquitectura i Urbanisme, no 248, décembre 2005, p. 18-21.
Auteur
Professeure d’Histoire de l’architecture contemporaine à l’Université Rennes 2 et membre de l’Équipe Histoire et critique des arts (EA 1279). Après plusieurs publications sur les revues d’architecture, ses recherches portent actuellement sur l’histoire de l’urbanisme après 1945 et sur la critique architecturale du xxe siècle, notamment en France durant les décennies 1950 à 1970. Parmi ses dernières publications, elle a co-écrit avec Richard Leeman, Michel Ragon, critique d’art et d’architecture (Presses universitaires de Rennes, 2013), et « “L’enfer du décor” – “Stage-set from Hell” – The Grands Ensembles between Social and Aesthetic Criticism : the case of Grigny la Grande Borne, 1969-1974 », Candide. Journal for Architectural Knowledge, no 7, automne 2013, p. 37-60
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