Informer, s’informer en contextes professionnels : une approche par le document technique
p. 91-113
Note de l’éditeur
Inédit
Texte intégral
1L’étude de la culture de l’information* dans sa diversité, est pensée dans ses mouvements, au contact des processus de numérisation et en élargissant l’étude des situations de lecture-écriture marquantes pour englober aussi une diversité de pratiques minorées ou ignorées. Il s’agit notamment de pratiques de tous les jours qui incluent l’annoter, le dessiner, le copier et le coder : de la liste de courses à faire, aux grilles des fascicules administratifs, jusqu’aux graffitis sur les panneaux publicitaires urbains. Les individus sont aussi en prise avec des situations dans lesquelles ils doivent agir occasionnellement ou de manière exceptionnelle, en fonction d’une notice d’utilisation ou d’un logiciel d’aide afin de prendre en main un ordinateur ou de monter un meuble.
2Avec l’idée d’un « continuum informationnel » qui prend le parti de refuser d’isoler les pratiques ordinaires des pratiques expertes, pratiques professionnelles comprises, nous aborderons nos rapports aux documents techniques et les relations entre document et action.
La dimension anthropologique et historique du document technique
3Le document (numérique ou pas) étant par chacun utilisé tous les jours, la première idée qui vient à son sujet est qu’il est tellement présent qu’il en devient invisible. L’information se présente comme une entité naturelle et objective qui est disponible en tous lieux et sans effort. Cette immédiateté de l’information repose sur ce que Star et Strauss (1999) appellent une écologie du visible et de l’invisible.
4La seconde idée est que le document existait avant nous et il existera après nous. Derrière la banalité de l’activité de lecture, on convoque un continent immense de culture, d’histoire, de pratiques, de pouvoirs… En conséquence, on ne peut se situer dans l’univers des documents en ignorant que tout membre d’une collectivité ne trouve pas des mots neutres, mais des mots « habités » par les voix des autres et par des institutions.
5C’est à cette condition que l’on peut s’interroger sur les mutations qu’apporte, au monde du travail notamment, l’avènement des technologies numériques. Si, indéniablement, celles-ci nous ont fait basculer dans des modes de fonctionnement sans rapport avec ceux qui prévalaient jusqu’en 1980, la révolution industrielle et la première moitié du xxe siècle ont été l’occasion d’inventions qui ont engendré, dans le fonctionnement des entreprises comme des administrations, des mutations tout aussi fondamentales (Gardey, 2008). La société de l’information* et la culture de l’information qui lui est associée sont portées par ce patrimoine organisationnel.
6La notion de document technique sera au centre de notre approche de la culture informationnelle* en contextes professionnels. L’approche du document technique vise à appréhender les relations entre document et action en organisation.
Acquisition, apprentissage, appropriation, socialisation
7Le rapport qui lie le document technique à la culture informationnelle en contextes professionnels peut être retracé rapidement à partir de quelques processus significatifs de l’activité cognitive que sont l’acquisition, l’apprentissage, l’appropriation et la socialisation.
Acquisition et apprentissage
8Les termes d’acquisition et d’apprentissage se définissent, dans l’usage courant, l’un par rapport à l’autre.
9L’acquisition désigne le développement de savoir-faire ou de connaissances en milieu naturel et de façon spontanée. Consulter une notice de montage d’un meuble ou une recette de cuisine introduit à des activités où l’action est guidée par un document. Ces acquisitions s’incarnent dans des pratiques non formelles parfois élaborées mais aussi quelquefois très partielles.
10Lorsque les individus rencontrent dans leur environnement informationnel quotidien des documents organisés en genres (journaux, dictionnaires, rapports, fiches, notices, plans, etc.) par tâtonnement, ils construisent une façon de « faire avec ». Et la maîtrise du document repose sur l’idée que l’on « se forme en faisant ». Ces « savoirs » ont un caractère syncrétique, mouvant… Il en est autrement dans le monde professionnel où quotidiennement l’activité se tisse avec des documents comme des plans ou des cahiers des charges.
11L’apprentissage désigne le développement de savoir-faire en milieu institutionnel et de façon guidée. Il s’agit ici de former des individus à l’exercice d’une profession via une formation. Ce qui est le cas pour le jeune dès qu’il entre au lycée technique ou professionnel et plus encore en apprentissage. Il a alors affaire à des personnes dont le métier est de lui apprendre à vivre et à communiquer avec les autres en fonction de contextes professionnels particuliers. Dans ce rapport aux documents, il ne s’agit pas seulement d’apprendre des contenus théoriques ou techniques mais d’intégrer dans un même mouvement l’action au travail, l’analyse de la pratique professionnelle et l’expérimentation de façons nouvelles de travailler.
Appropriation et socialisation
12Face à ces deux termes, celui d’appropriation est intéressant et opératoire. D’une part, plus englobant, il couvre les deux types de comportement et évite de les isoler l’un de l’autre, alors qu’ils sont en permanence en jeu dans la vie d’un jeune et articulés dans toutes les situations où des apprenants sont en interaction avec des adultes (ou avec des dispositifs* informationnels conçus pour des adultes). D’autre part, les processus d’appropriation ne sont pas observables séparément (par unité), puisqu’ils impliquent des valeurs, des attitudes, des sentiments et des relations sociales. Il faut pour les analyser, prendre en compte la conscience qu’en ont les individus, la façon dont ils en parlent et la signification qu’ils lui donnent.
13La notion de socialisation complète celle d’appropriation, car les pratiques s’inscrivent dans des sphères sociales multiples qui ont toutes leurs manières de faire, leurs modèles, leurs cadrages. L’appropriation de l’information est donc un tout. Dès lors, au lieu de s’appuyer sur une conception « successive » des rapports à l’information (dans et hors de l’école, ou du travail), notre approche de la culture informationnelle valorise une conception « itérative » des rapports à l’information. Cette socialisation « plurielle » mettant à jour des « savoirs de référence » (Develay, 1992) transversaux en information-documentation relevant prioritairement du champ des sciences de l’information et de la communication.
Circulation des savoirs, document technique et activité professionnelle
14Le document technique est donc un document qui permet l’inscription et l’enregistrement de savoirs, pour leur circulation au sein de « mondes » (Becker, 2002). Il met en forme savoirs et savoir-faire, et a lui-même une forme très reconnaissable. Cette forme varie peu d’un support à un autre et constitue ainsi un repère pour l’action au sein des organisations.
Le document technique : savoirs, savoir être et savoir-faire avec
15Le document technique est donc un artefact cognitif* qui permet la coordination de l’action de l’individu avec celle de l’organisation. Son usage permet que la perception objective du contexte de la situation et la perception subjective du contexte de la situation convergent.
16Il possède plusieurs dimensions que nous allons explorer en prenant comme exemple le monde professionnel du bâtiment.
Valeur identitaire : savoirs et savoir être
17Le document technique constitue un des éléments de l’identité professionnelle dans le domaine de la construction. C’est un outil partagé par l’ensemble des corps de métiers : de l’architecte à l’ingénieur, en passant par le conducteur de travaux, jusqu’au compagnon. Et ce dans les différents lieux d’activités de l’organisation : le bureau et le chantier.
18Il faut considérer sa dimension historique pour saisir sa charge symbolique très forte. Les historiens de l’art spécialistes de la construction, mais aussi les historiens du livre, évoquent une littérature technique qui est très tôt codifiée pour consigner un art de faire. Le traité d’architecture de Vitruve est un témoin de cette formalisation de connaissances sur l’art de bâtir, dont l’objectif est sa diffusion au plus grand nombre, et caractérisée par des éléments. Le dessin est un moyen de transcrire ces savoirs.
Valeur prescriptive : savoir faire
19Le document expliquant quoi et comment faire, ne peut pas souffrir d’incompréhension de la part des différents acteurs qui doivent y trouver un langage commun. Cet écrit a pour vocation d’enregistrer, de garder en mémoire et de codifier. C’est le cas des consignes, des règlements intérieurs ou des modes d’emplois d’une machine. La dimension normative sert de guide à leur action. Il doit être perçu comme un élément très repérable pour une action planifiée.
20Le document est aussi séquentiel, c’est-à-dire structuré par des unités d’analyses dont la granularité dépend de l’expérience du récepteur et figé par un certain nombres de codes typographiques, organisationnels, terminologiques pour être perceptible (Leplat, 2004).
Valeur pragmatique : savoir-faire avec
21Beaucoup d’auteurs et de praticiens considèrent, à juste titre, que l’appropriation effective du document technique suppose une maîtrise cognitive et technique minimale de l’objet ou du dispositif technique, une intégration sociale significative de l’usage du document dans le travail, et la possibilité qu’un geste de création soit possible, c’est-à-dire que le document soit dépassé. Il s’agit de saisir « sous les apparences, l’emploi, l’usage et le détournement » (Perriault, 1981.) L’action n’est plus de l’ordre de la routine et de l’habitude, dès que le sujet développe une activité d’enquête au sens donné à ce terme par le pragmatisme11 Toutefois, l’observation des pratiques montre que, selon les moments, il gagne ou perd ce statut ; il passe de l’environnement ou d’un cadrage contextuel à la position d’intermédiaire entre les acteurs avant d’être renvoyé au décor ou aux oubliettes.
22De la même manière, le document est au cœur du processus de négociation en tant qu’« objet produit, objet diffusé, objet utilisé, objet reçu et reconstruit pour l’analyse interprétative » (Courbières et Régimbeau, 2006). Le document technique ouvre alors un second espace imbriqué de négociation : celui qui se crée entre les acteurs. Il peut alors se concevoir comme un objet intermédiaire pour l’action dans l’organisation qui permet de coordonner les actions des individus entre eux (Vinck, 1999).
Le document technique en lui-même : un contrat social
23Appartenant à cette catégorie des règles de l’art dans la littérature technique, le document est porteur d’une véritable culture avec des savoirs consignés selon des règles formelles héritées de formes antiques, renouvelées avec l’imprimerie et qui, même si elles connaissent des évolutions avec le numérique, sont encore identifiables aujourd’hui.
24Au sein d’une communauté du bâtiment, par exemple, le fait technique s’inscrit dans une forme stéréotypée de communication qui facilite la mise en rapport entre les personnes et des usages codifiés favorables au bon fonctionnement de leurs coopérations. La communication est ainsi formalisée et en partie figée. C’est en ce sens qu’on peut qualifier le document technique de dispositif informationnel qui propose des repères explicites pour une communauté. Produits par l’organisation, ces repères constituent des principes supérieurs. La force de ce dispositif repose sur un consensus, une convention construite autour de trois axes définis à partir des travaux d’un groupe de recherche, signés sous le pseudonyme collectif Roger T. Pédauque (2003), complétés par les analyses de Jean-Michel Salaün (2004). Le document technique peut être défini comme une convention sociale, qui possède des modalités de mise en œuvre de trois ordres devant être cohérentes entre elles.
25Ainsi, pour qu’il soit compris et utilisé par une communauté identifiée, le document technique doit être :
lisible : identifiable par sa forme. C’est le premier axe structurant. De la lisibilité de sa forme dépend sa perception par la communauté d’usagers comme un principe supérieur ;
compréhensible : porteur d’un message. C’est le deuxième axe structurant. Le fait technique qui est ainsi inscrit et communiqué constitue un message interprétable par tous ;
appropriable et crédible : signifiant. C’est le troisième axe structurant du concept. Il s’agit d’une référence partagée par une communauté.
26Ceci conduit à des contraintes dans la production du document technique. Il doit en effet contenir trois intelligibilités dont doit faire preuve tout document prescripteur (Leplat, 2004) : textuelle (sa composition) ; du message (sa compréhension) ; fonctionnelle (l’action qu’il prescrit).
Documents techniques, action en plan et réglage des conduites
27Pour saisir la culture informationnelle en contextes professionnels, il faut donc étudier les textes et la façon dont ils sont produits et utilisés. Les documents techniques sont des écrits de travail, c’est-à-dire des documents produits à l’occasion d’une situation de travail précise. Une distinction doit cependant être faite : les écrits de travail prescrit et les écrits de travail du réel (Boutet, 1993). Le document technique se range dans la catégorie des documents de travail prescrit, en cela qu’ils sont produits pour indiquer aux acteurs dans l’organisation ce qui doit être fait et comment. Cet écrit a alors valeur de norme, de règle. On retrouve alors l’approche de Brigitte Guyot et Sylvie Normand (2004) qui établissent dans les documents « la présence permanente de l’organisation, tant dans les pratiques que dans les codages* linguistiques et sémiotiques. Elle est entendue comme processus régulé de coordination, de structuration, matérialisé par des objectifs et des normes, et se dévoile dans le positionnement des acteurs engagés ainsi que dans leurs normes d’action ».
Le document-action et réglage des conduites
28Le document technique est un document-action. Il est « triplement construit : techniquement (selon des règles formelles et des conventions d’écriture), socialement (dans les séries d’interactions nécessaires pour le produire ainsi que dans l’anticipation d’usage) et organisationnellement (car inscrivant les contraintes particulières d’une localité-organisation) […]. Il agit comme passeur d’ordres cognitif, social, institutionnel, porteur de prescriptions attachées à son statut ; révélateur, enfin, des initiatives, risques et responsabilités prises par les acteurs autour de lui » (Guyot, 2007).
29Le document technique agence une action en plan, c’est-à-dire en séquences articulées. Cela renvoie à deux réalités (Thévénot 1990)2. La première concerne le réglage de l’action par des enchaînements que le document technique indique. Il organise ainsi des liens entre des actions et des objets. La seconde vise l’adaptation des moyens à des fins établies. L’acteur est autonome et son environnement, purement fonctionnel, lui sert à atteindre les objectifs fixés. Mais attention, l’observation des pratiques montre que, selon les moments, le document gagne ou perd ce statut d’ordonnateur.
30Les chercheurs prennent aussi en compte le décalage qui peut exister entre la prescription (la procédure qui doit être suivie) et l’usage réel par l’individu du document prescripteur en cours d’action. Un décalage appelé aussi écart, à la connotation pour le moins négative, que les ergonomes cherchent à réduire afin d’atteindre l’intention première du document prescripteur, celui pour laquelle il a été créé (Meyriat, 1978).
31Le terme de « conduite » souligne la dynamique de cet ajustement permanent. De plus, « plutôt que de mettre tout l’accent sur l’acteur pour caractériser l’action, l’orientation vers la coordination incite à mettre en relief la façon de saisir l’environnement dont dépend si étroitement la conduite ». La part « médiatrice » d’un document s’élabore dans un processus faisant intervenir des acteurs dans des régimes d’engagement différenciés (Guyot, 2012).
32Tout comme les normes, le document technique est un objet de médiation qui peut être défini comme un dispositif informationnel et communicationnel permettant la coordination de l’action. Les objets possèdent alors un rôle dans les interactions sociales et la coordination de l’action. Les documents techniques « sont des instruments de pilotage de l’action, sinon langagiers, du moins fortement sémiotiques, c’est-à-dire dotés de signification conventionnelle définie dans le cadre contraint de l’organisation du travail » (Le Moënne, 2013).
33Étroitement lié au processus de médiation, le document peut être envisagé comme un dispositif communicationnel et informationnel qui offre, malgré sa forme très figée, un espace de négociation pour les acteurs quand ils s’engagent dans l’action.
Réglage des conduites et affiliation à une culture informationnelle professionnelle
34On observe que cet espace de négociation est perçu davantage par des acteurs expérimentés, qui trouvent dans le document technique non plus seulement un guide figé qui dit quoi et comment faire de façon univoque, mais aussi un document d’appui à une conduite dans laquelle s’engager en fonction d’une situation donnée. Ainsi, une enquête réalisée en 2010 auprès de 37 classes de différents niveaux, montre une perception très différente du document technique selon l’expérience du document en organisation3.
35Il apparaît qu’un tout jeune apprenant développe une vision du dispositif réduite principalement à sa dimension procédurale, perçue comme une règle à suivre. À la question « à quoi il sert ? », il répond très souvent : « à expliquer les tâches qu’il faut accomplir » ou encore « à indiquer la marche à suivre ». Ce qui est différent chez les élèves du cycle terminal ou en formation supérieure qui répondent pour certains : « il m’aide à avoir des solutions pour agir », « il sert à m’aider dans mon travail ». Il semble qu’avec la pratique du document technique en organisation, le caractère contraignant du dispositif disparaît chez des acteurs pour laisser place au caractère de coordination de l’action.
36Ce changement de perception est dû à un processus d’affiliation : l’acteur élève, au cours de ses périodes de formation en organisation a été confronté à des pratiques nouvelles du document technique. Il y a eu pour certains un apprentissage des pratiques du document technique au sein de l’organisation qui donne le même sens aux objets. Ce phénomène d’apprentissage social actif a été mis en avant par Alain Coulon dans une étude consacrée à l’enseignement de la méthodologie documentaire auprès d’étudiants comme instrument d’affiliation intellectuelle et de réussite pour leurs études. Il insiste sur la nécessité pour les étudiants d’acquérir « la praticalité des règles du travail intellectuel » pour acquérir véritablement « le métier d’étudiant » (Coulon, 1998).
Maîtrise et familiarité de la culture informationnelle dans le bâtiment
37Notre approche de l’affiliation et de la pratique des règles du travail intellectuel rejoint les préoccupations d’Yves Jeanneret (2008) concernant la trivialité : « Je désigne par là non pas l’étude du bas ou du banal, mais conformément à l’étymologie, l’analyse de la façon dont les savoirs et les valeurs circulent dans la société. » La trivialité peut être prise comme l’accomplissement de la vulgarisation, la lente décomposition du savoir à l’état de discours répété, banalisé, déformé et donc incorporé.
38La culture informationnelle passe alors de l’espace interactionnel où il est objet intermédiaire à la sphère privée d’un acteur qui se l’approprie souvent sous forme de prises de notes lui permettant ensuite de rendre compte d’activités.
39L’écrit au travail qui suit est produit en partie sur le terrain, la plupart du temps sur une page de cahier, puis reprise au bureau avec des annotations (cf. illustration ci-après).
40C’est une prise de notes préparatoire qui ne sera pas communiquée telle quelle, mais souvent structurée selon le modèle du document technique reconnu comme une référence d’inscription du fait technique. Au-delà de « la forme », le document est porteur du fait technique, d’un « message », en vue d’une réception par la communauté qui lui donnera « une signification ». Alors que les écrits produits en situation de travail relèvent davantage de l’univers sémiotique de l’oral, la forte influence d’un écrit de travail prescrit se fait alors sentir. Ce contact entre oral et écrit au travail mis en avant montre « la force, le pouvoir social, l’efficacité symbolique, voire le pouvoir magique et religieux de la codification écrite au travail » (Boutet, 1993).
41Ce type d’écrit témoigne du choix individuel d’une inscription et d’une structuration de l’information selon des codes qui ont été naturalisés par l’acteur et qui montre l’acquisition d’une praticalité des règles intellectuelles propres au domaine du bâtiment qui sont contenues dans le document technique. Il est signe d’une affiliation intellectuelle à cette praticalité en organisation, lieu d’apprentissage social actif, via la pratique du document technique, dispositif à forte charge symbolique, qui représente un objet de médiation lors de la coordination de l’action de tous les acteurs.
42Observer les discours sur et les pratiques du document technique permet donc d’entrevoir les effets que produit un dispositif communicationnel et informationnel. Au-delà des effets de langage, il s’agit bien d’effets anthropologiques forts puisqu’on peut y observer une pratique incorporée qui montre l’acquisition de codes, d’une culture commune, des repères communs, une façon de penser et catégoriser l’information selon un modèle qui fait consensus.
Conclusion. Le document technique : un objet constitutif de la culture informationnelle
43La circularité entre pratiques sociales en général et pratiques professionnelles ainsi que l’inévitable perméabilité entre les deux semblent une évidence. Mais nous sommes encore loin d’en avoir tiré toutes les conséquences, en particulier dans la reconnaissance sociale du document technique en tant qu’objet à enseigner notamment.
44La culture informationnelle professionnelle qui lui est attachée est complexe et riche. Elle revêt trois dimensions :
tactique tout d’abord : porteur d’informations qui disent quoi et comment faire, le document technique guide, soutient et contraint l’action individuelle et collective au sein de l’organisation ;
actionnelle ensuite : véritable contrat social, le document technique constitue un repère pour coordonner l’activité professionnelle et opère comme une technologie intellectuelle ;
structurelle enfin, puisqu’elle est faite de conventions et de rituels partagés, le document technique constituant alors un dispositif informationnel et communicationnel au pli historique très prégnant au sein d’une communauté de pratiques.
45Indéniablement, il y a là un enjeu de formation, et pas seulement dans le cadre de l’enseignement des matières techniques. C’est en fait permettre l’acquisition de la praticalité des règles du domaine professionnel dans lequel il s’inscrit.
Bibliographie
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Références bibliographiques
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Notes de bas de page
1 Le pragmatisme est une doctrine qui prend pour critère de vérité le fait de fonctionner réellement, de réussir pratiquement à résoudre un problème, de s’adapter à une situation, etc.
2 La théorie de l’action développée par Laurent Thévenot réfléchit au passage de l’agir individuel à l’agir commun et permet de comprendre comment l’acteur va « passer de croyances communes (représentations) à des gestes communs (pratiques), et enfin à des objets communs (réalité objective) ».
3 Enquête réalisée dans le cadre d’un groupe de travail de professeurs documentalistes de l’Académie de Rouen en 2010 selon la méthode de recueil d’énoncés langagiers. Explication et résultats de l’enquête sont accessibles sur : <http://documentation.spip.ac-rouen.fr/spip.php?article296>
Auteurs
Professeure documentaliste dans l’Académie de Nantes. Titulaire d’un DEA d’histoire, elle est actuellement doctorante en SIC. Ses travaux portent sur les pratiques du document technique en organisation. Elle est membre du Groupe de Recherche en Didactique de l’Information (GRCDI) supporté par l’URFIST de Bretagne-Pays de la Loire et de l’ANR Translit.
Professeur en SIC à l’Université de Rouen et est l’un des animateurs du domaine « cultures informationnelles » (médiatique, documentaire et numérique). Dans le cadre d’opérations collectives (ERTé, PIR CNRS, ANR), il interroge le développement d’une « translittératie », dans et hors l’école, dans laquelle les produits des industries culturelles ont pris une place importante. Il s’agit de construire un cadre d’analyse socio-économique, historique et culturel sur le statut de l’information dans les espaces formatifs contemporains.
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