Chapitre 6. Le concept d’autocontrainte et son usage historique
p. 71-81
Texte intégral
1On ne peut comprendre la portée théorique d’une œuvre comme celle de Norbert Elias et la place qu’elle occupe aujourd’hui dans les sciences sociales sans évoquer les conditions de sa réception. Or, sa réception en France (ou plutôt la participation des historiens à cette réception) est suffisamment étonnante pour retenir l’attention. Sans entrer dans le détail historique de cette réception maintenant bien connue (Garrigou et Lacroix, 1997), je voudrais rappeler certains traits qui expliquent dans quel contexte intellectuel et même historiographique son œuvre a été lue par les historiens et en quoi elle a modifié, sur certains points, le cadre même du raisonnement historique.
2J’aimerais surtout montrer en quoi la pensée d’Elias a permis, en particulier par le truchement de concepts comme ceux de processus de civilisation et d’autocontrainte, d’élargir le champ de ce qu’on appelle aujourd’hui l’anthropologie historique et de consolider son assise théorique. Une question à la frontière de la démographie historique et de l’histoire des mentalités – la formation d’une nouvelle civilisation du couple dans la France des xviie-xviiie siècles – me servira d’exemple pour montrer en quoi le concept d’autocontrainte peut aider, dans une perspective anthropologique, à rendre compte de cette énigme ou plutôt de cette exception historique.
LE VISITEUR DU SOIR
3Est-ce le hasard ou l’intuition qui a poussé un sociologue, J. Baechler, à faire traduire en 1973, sur le conseil de son maître Raymond Aron, dans une collection qu’il dirigeait chez Calmann-Lévy, un ouvrage totalement inconnu en France, Über den Prozess der Zivilisation, dont la publication remontait à 1939 ? Totalement inconnu ? Non. Raymond Aron l’avait remarqué et en avait fait un compte rendu élogieux dans L’Année sociologique lors de sa parution. Infatigable introducteur de la sociologie allemande dans notre pays, il l’avait fait connaître à ses élèves, à P. Bourdieu par exemple, qui en fait bon usage dans La Distinction.
4La traduction du livre d’Elias connaît tout de suite un fort retentissement chez les historiens de l’école des Annales. Le livre avait été présenté au grand public par deux articles enthousiastes, l’un de François Furet dans Le Nouvel Observateur, l’autre d’Emmanuel Le Roy Ladurie dans Le Monde. Le premier, par curiosité intellectuelle pour la pensée et le destin de ce Juif allemand, condamné à l’exil par le nazisme, a rencontré plusieurs fois Norbert Elias. Il a participé aux deux tables rondes avec Elias que j’ai organisées à Göttingen, grâce à Rudolf von Thadden, et à Paris (à l’EHESS) mais n’a jamais véritablement utilisé par la suite l’œuvre du sociologue allemand dans ses propres recherches. Le second, plus familier avec les thèmes et les matériaux historiques d’Elias, est devenu avec le temps un lecteur de plus en plus critique de son œuvre (Le Roy Ladurie, 1997). L’enthousiasme des historiens français s’est propagé d’abord au réseau international des historiens des Annales, en particulier en Italie et aux États-Unis. Il a gagné nettement plus tard le milieu des sciences sociales en France.
5Attribuer le succès d’Elias en France au lancement que lui ont procuré les articles de deux historiens de talent serait mal poser le problème. Il faut se demander pourquoi ces deux historiens représentatifs à l’époque du courant des Annales se sont intéressés à l’œuvre d’Elias. La Civilisation des mœurs est parue en France au moment où la pensée historique avait besoin d’un tel livre et était le mieux préparée à l’apprécier. Les historiens annalistes étaient à la recherche d’un nouveau modèle d’interprétation du changement. Le changement est un mot vague mais un concept fondamental pour l’historien. L’histoire n’est pas plus la science du temps que la géographie n’est la science de l’espace, car ces deux dimensions sont le bien commun d’un grand nombre de disciplines. On peut la définir en revanche, à l’instar de Marc Bloch, comme « la science du changement » Certes la notion est importante pour toutes les sciences sociales. Mais certaines peuvent s’en abstraire alors que l’histoire en est incapable ; elle qui a pour tâche de rendre compte non pas des fondements des institutions, des pratiques et des représentations mais de leur instabilité.
6Au début des années 70, les historiens des Annales ne s’intéressent pas encore au processus de civilisation mais au processus de modernisation. Penser le changement, c’est pour eux penser la transformation modernisatrice de la société. Leur conception du changement est teintée, sans qu’ils le disent et s’y sentent très à l’aise, d’un certain évolutionnisme. Cet évolutionnisme ne faisait pas partie de l’héritage de M. Bloch et de L. Febvre qui avaient critiqué la notion d’évolution même quand elle était mise en avant par leur ami Henri Berr (Néri, 1997). Elle s’est réintroduite dans la pensée des Annales au lendemain de la guerre sous l’influence d’Ernest Labrousse marqué, de son aveu même, par le marxisme jauressien. D’où l’importance accordée à la période moderne – entre Renaissance et Révolution française – considérée comme une époque de transition pré-capitaliste. À quoi s’ajoutait le climat de reconstruction économique de l’après-guerre qui frayait la voie à une idéologie productiviste. Le succès de l’histoire quantitative centrée sur le concept de croissance s’explique par ce contexte. Croissance économique d’abord, mais aussi croissance globale (démographique, éducative, etc.) qui à force d’accumulations, c’est-à-dire de modifications purement quantitatives, finit par déboucher sur un autre monde, un autre système socio-économique.
7Les historiens ont mis progressivement en cause dans leurs travaux l’unité vectorisée du changement historique tel que le concevaient la pensée marxiste et peu ou prou l’enseignement de Labrousse qui régnait alors sur l’histoire sociale : un changement commandé par les mécanismes économiques. D’où l’idée chez certains historiens (chez Roland Mousnier et plus tard chez Pierre Chaunu) d’une modernisation par l’État qui, en s’imposant une organisation plus rationnelle, impose cette rationalité au corps social tout entier. Cette conception avait l’inconvénient de rappeler l’historicisme allemand et son culte idéaliste de l’État. Elle a conduit toutefois à l’idée plus séduisante d’une autotransformation du corps social par une modernisation des mentalités, par une rationalité qui prendrait corps dans la culture non réflexive, dans les habitudes, pour coloniser les institutions. La Civilisation des mœurs a séduit les historiens français parce que le livre proposait un modèle de modernisation par la transformation des catégories mentales et des usages, assez proche du changement décrit par Philippe Ariès dans L’Enfant et la famille et par Michel Foucault dans l’Histoire de la folie à l’âge classique. Télescopage étrange pour la réception d’une œuvre dans laquelle on se plaisait à retrouver l’écho de deux livres écrits un bon quart de siècle plus tard. S’il y avait une filiation, c’est bien sûr d’Elias qu’elle procédait.
8Mais y avait-il véritablement filiation ? Pour Foucault, la parenté, si elle existe, est lointaine. Elle remonte aux sources nietzschéennes de la sociologie critique allemande à laquelle se rattache Elias. Pour Ariès, la proximité est plus troublante. Il utilise les mêmes sources qu’Elias, les traités de civilité puérile, et a même préfacé quelques années après la traduction française d’Über den Prozess der Zivilisation, une réédition du Traité de civilité puérile d’Érasme (Ariès, 1977), sans faire la moindre référence à l’œuvre d’Elias. Certains passages de L’Enfant et la famille semblent démarquer le texte d’Elias, par exemple quand Ariès analyse les changements dans la manière d’évoquer la sexualité en présence des enfants. Mais rien n’autorise à penser qu’Ariès connaissait l’œuvre d’Elias. Il faut ajouter que les historiens ont découvert Elias par son œuvre la plus historienne, c’est-à-dire par la première partie d’Über den Prozess der Zivilisation qui s’appuie sur une étude quasi sérielle d’un corpus de textes (les éditions successives des traités de civilité) et de documents iconographiques.
9L’avantage du modèle d’interprétation d’Elias sur les approches de Foucault et d’Ariès était de concilier la deuxième version de l’historiographie du changement (la modernisation par l’État) et la troisième supposant une automodernisation des mentalités, par le lien qu’il établit entre ce qu’il appelle la sociogenèse de l’État et la psychogenèse de l’individu. Ce modèle permet de penser le changement comme une autoproduction de la société par laquelle elle s’arrache à un passé immémorial pour s’installer dans un présent activé, en perpétuel renouvellement. Cette conception héritait des grands modèles évolutionnistes comme celui du passage des sociétés agraires à la société industrielle ou encore celui de la transition démographique comme passage irréversible d’un régime démographique sans contrôle de la natalité au régime moderne commandé par la régulation des naissances. Mais on pourrait évoquer des modèles de changement plus flous comme celui de l’ethnographie qui suppose une longue immobilité des traditions encore survivantes au moment où l’ethnographe arrive, juste avant que la modernité ne chasse le monde ancien comme on chasse un rêve.
10La forme la plus récente de représentation vectorisée du changement que l’on trouve chez les historiens comme substitut au concept de modernisation utilise la métaphore de l’invention. On ne parle plus des origines d’une institution ou d’une formation sociale mais de son invention. C’est l’invention de la ville, du couple, du chômage, etc. Cet abus de langage vise à réinscrire dans une temporalité précise et quasi événementielle, (l’invention n’est pas située à une date précise mais à une époque déterminée) des réalités considérées jusque-là comme intemporelles ou appartenant à la très longue durée. En présentant la genèse de la modernité comme un surgissement autonome, l’historien retient de l’idée d’évolution ce qui sert à expliquer le présent, c’est-à-dire le caractère irréversible et instituant de la transformation sans avoir à s’encombrer d’une représentation du cours de l’histoire comme d’un déroulement linéaire et progressif qui rappellerait fâcheusement le culte du progrès du xixe siècle.
11C’est le besoin de me démarquer de l’évolutionnisme latent que le raisonnement historique contractait au contact de la pensée d’Elias qui m’a conduit à prêter attention aux objections faites par Hans-Peter (Dürr, 1998) au concept de processus de civilisation. Son livre ne représente pour moi ni un démenti ni un substitut à l’œuvre d’Elias. Son naturalisme fixiste teinté de sociobiologisme ne conduit pas très loin. Mais je le suis quand il oppose à l’idée européocentrique d’une transformation civilisatrice par acquisition de l’autocontrainte et du sens de la pudeur, celle de la présence dans toutes les sociétés, y compris les plus archaïques et les plus exotiques, de codes de civilité très contraignants, voire autocontraignants. À vrai dire, mes réserves concernent moins la pensée d’Elias que la façon trop systématique dont les historiens français (je me compte parmi eux) l’ont utilisée, au risque de la banaliser. Mais ces systématisations abusives trouvent sans doute leur source dans un évolutionnisme fin de siècle qui colore la pensée du maître. Soumettre au débat la pensée de Norbert Elias, comme l’autorise toute œuvre riche et influente, me paraît une bonne manière d’honorer sa mémoire. Rien ne serait pire pour le destin de cette pensée que de vouloir la momifier, aprés l’avoir ignorée pendant si longtemps, en la protégeant comme un dogme intouchable.
12Deux aspects de la pensée d’Elias à propos de la transformation civilisatrice ont pu prêter à des généralisations déformantes : l’idée d’un basculement qualitatif qui oppose le nouvel état de civilisation à tout ce qui l’a précédé et une conception pessimiste du processus de civilisation présenté comme nécessairement répressif.
13À propos du premier point, j’ai évoqué ailleurs (Burguière, 1998, p. ix-xxxi) faisant écho aux critiques de Dürr, son substrat évolutionniste qui tend à opposer l’état de civilisation postérieur à la Renaissance aux États antiques ou médiévaux et aux civilisations non européennes en termes d’acquisition de l’autocontrainte. L’objection s’évanouit si l’on considère l’ensemble de l’œuvre d’Elias au lieu de s’en tenir, comme le font la plupart du temps les historiens, à ses deux livres les plus historiques, La Civilisation des mœurs et La Société de cour. Il apparaît que ce que l’on était tenté de prendre pour un évolutionnisme européocentrique dans lequel tous les chemins de l’histoire de l’humanité convergeraient vers le modèle de civilisation de l’Europe moderne n’était que l’analyse d’un cas, d’une configuration, celle qui résulte de ce qu’il appelle lui-même la dynamique de l’Occident... Il évoque dans d’autres études des processus de décivilisation qui interdisent de rattacher sa pensée à un archétype évolutionniste.
14Mais son analyse du processus de civilisation, en revanche, souligne à l’excès le caractère inédit sinon irréversible du changement, incitant ses émules à recourir à la métaphore de l’invention. Or, ces transformations qui affectent les normes et les structures culturelles profondes prennent souvent l’allure de remakes. Prenons l’exemple de l’histoire de la famille. Les historiens ont cru asssister à la naissance de la famille nucléaire un peu à toutes les époques : au xixe siècle, à la Renaissance, au xiiie siècle, au xie siècle au moment du réveil de l’Europe agricole ou même sous l’Empire romain. Les indices retenus sont incertains et dissemblables : certains sont d’ordre morphologique et concernent la structure des ménages ; d’autres sont psychologiques ou normatifs et concernent la place du couple. Ces surgissements répétés ne sont pas forcément illusoires. Ils ne correspondent pas à la naissance d’une institution mais à des changements de configuration qui, selon le poids respectif de la société proche et de l’État, recentrent l’espace familial sur la cellule conjugale ou le dissolvent dans la communauté locale. P. Veyne a décrit naguère (Veyne, 1978, p. 35-63), en s’inspirant du concept wébérien de pouvoir bureaucratique, une transformation des attitudes à l’égard du lien conjugal et de la sexualité dans la Rome impériale, durant ce qu’on a appelé la crise morale des iie-iiie siècles. Or, l’historien analyse ces mutations antiques dans des termes analogues à la promotion du couple et à la normalisation de la sexualité dans la France et l’Europe occidentale des xvie et xviie siècles (Burguière,1989, p. 63-82 ; 1993, p. 101-108). La pensée d’Elias eût été pour Veyne un guide au moins aussi efficace que celle de Weber, car elle permet de mettre en rapport les changements dans la structure du pouvoir et dans la psychologie de l’individu.
15Il y a similitude avec le rôle que N. Elias attribue à la centralisation de l’État monarchique à l’époque moderne dans La Dynamique de l’Occident, même s’il faudrait complexifier le modèle et y ajouter, pour expliquer la normalisation de la sexualité dans l’Europe des xvie et xviie siècles, le rôle spécifique de ce que L. Althusser appelait les appareils idéologiques d’État, les Églises en l’occurrence. Nous ne sommes pas pour autant en présence d’un retour cyclique ou d’un éternel retour nietzschéen, mais d’une reformulation des rapports de sexe à partir d’un héritage anthropologique stable.
16Le second point ne concerne pas le cœur même de l’argumentation développée par Elias, mais a sans doute beaucoup compté pour lui attirer les faveurs (tardives) des historiens français. Car il semblait faire écho, par cette tonalité, à la pensée de Michel Foucault et de Philippe Ariès. C’est ce que j’appellerais la tonalité fin de siècle du processus de civilisation ; une conception teintée de pessimisme qui associe obligatoirement tout mouvement de modernisation, tout accroissement de la rationalité dans la société à une répression renforcée des pulsions et de l’affectivité. Ce pessimisme traverse la pensée allemande au tournant du xxe siècle de Nietzsche, Weber, en passant par Freud et Simmel. Il imprègne le concept d’autocontrainte. Mais il a peut-être conduit Elias à se tromper sur la nature des évolutions.
17Un seul exemple suffit pour souligner le renforcement de l’autocontrainte à l’époque moderne, la multiplication des traités de civilité ou manuels de savoir-vivre qui répètent avec une précision accrue les mises en garde contre les gestes et les postures indécentes. Or, la mise par écrit des règles de convenance et des interdits ne signifie pas nécessairement – et la multiplication de ces traités encore moins – une accentuation de la pression normative, comme semble le penser Elias, mais peut-être au contraire sa mise à distance ou plutôt son instrumentalisation. La mise par écrit remplit une double fonction. Elle permet une diffusion plus large des règles de conduite. Dans le cas de la civilité de cour, les manuels de civilité puérile et chrétienne utilisés comme livres de lecture dans les petites écoles de lassalliens et les traités qui se vendaient dans la littérature de colportage, ont contribué à diffuser les usages de cour et leur culte de l’apparence jusque dans les milieux populaires. L’écrit permet en second lieu de manipuler ces règles en les adaptant aux situations et donc de les relativiser. L’utilisateur, désormais capable d’une application stratégique et réflexive de ces règles, construit sa manière de se présenter aux autres en sachant qu’il n’expose qu’une partie de sa personnalité et préserve son moi profond.
AUTOCONTRAINTE ET DÉCOUVERTE DE SOI
18Pour accepter l’idée que l’explicitation des normes permet à l’individu de prendre du recul par rapport aux convenances et de mieux contrôler son comportement, il faut admettre qu’il y avait avant cette mise par écrit des règles non écrites. Ces règles exerçaient une certaine contrainte et peut-être aussi installaient-elles déjà dans l’individu une certaine capacité d’autocontrainte. Je rejoins sur ce point les objections de Dürr qui s’oppose aux hypothèses d’Elias sur l’absence de sens de la pudeur en matière de nudité et de sexualité avant la rupture de la Renaissance et dans les sociétés traditionnelles extra-européennes. Il semble exister, de fait, dans toute société humaine, des codes de conduite plus ou moins précis pour contenir les pulsions sexuelles et dissimuler en public les organes sexuels comme les manifestations de la vie organique.
19Dans cette distanciation civilisatrice, ce n’est pas le passage à l’écrit qui compte, car la plupart des règles de savoir-vivre diffusées par l’écrit ont été transmises aux enfants par la parole (et les commentaires) du maître d’école ou des parents. C’est l’explicitation des règles qui permet de contrôler leur usage au lieu d’être contrôlé par elles. L’hétéronomie du contrôle de la gestion du corps dans les relations sociales qui prévaut au sein des sociétés traditionnelles ne tient pas au fait que ce contrôle est assuré par le pouvoir contraignant des autorités locales, mais qu’il repose sur des règles tacites transmises par l’exemple et par les formes élémentaires de la socialisation. Le caractère non réflexif, fondateur de ces règles leur donne une force impérative qui interdit les nuances et les compromis. De là, un manque de subtilité et de souplesse dans les comportements qu’elles commandent qui peut donner l’impression à une sensibilité moderne d’être en présence d’un monde sans civilité.
20Ces codes jamais explicités requièrent pour être respectés la collaboration de tous. Cette responsabilité collective fait que chacun se sent en permanence sous le regard des autres. Non seulement l’acteur social n’a aucune possibilité de retrait et confond sa personnalité avec ce qu’il en laisse paraître, mais le moindre manquement, en risquant de lui faire perdre la face, prendrait pour lui la forme d’un véritable anéantissement dans la mesure où il ruinerait la survie d’un édifice éthique qui repose sur la coopération de tous. La contrainte est donc largement prise en charge par l’individu et intériorisée. C’est pourquoi elle prend peut-être déjà la forme d’une autocontrainte superficielle, machinale, étroitement articulée aux réactions des autres et donc exposée au moindre faux pas. Son efficacité ressemble à celle des savoirs-faire qui reposent sur un enchaînement complexe de gestes synchronisés, comme la conduite automobile ou à vélo. Le moindre défaut d’attention ou de synchronisation provoque la chute du cycliste ou l’accident de voiture.
21On peut accepter aisément l’idée d’une anxiété latente qui accompagnerait dans l’équilibre psychologique de l’homme moderne la maîtrise vigilante qu’il exerce sur son univers pulsionnel et un équilibre fragile qui révélerait, par les névroses et les troubles divers qui le lézardent, l’importance du refoulement sur lequel s’est construit l’habitus de l’individu civilisé. Mais seule une complaisance excessive pour le pessimisme philosophique de la fin du xixe siècle dans lequel nos sciences sociales de la fin du xxe siècle ont cherché à se retremper, peut nous empêcher d’apercevoir la puissance créatrice, émancipatrice de l’autocontrainte. La maîtrise acquise sur ses affects renforce l’autonomie du sujet par la possibilité de se penser à distance de l’image de lui-même qu’il présente aux autres, par l’aptitude à construire stratégiquement son comportement, par la faculté de dissimuler éventuellement ses intentions et ses émotions et à prévoir celles des autres.
22Cette nouvelle conscience d’un moi caché qui existe au-delà de ce qu’on laisse voir de soi-même a nourri le développement, dès le xviie siècle, d’une pensée psychologique, celle des moralistes, fondée sur la logique de l’amour-propre et d’une pensée sociologique, comme celle de Pascal, qui souligne l’artificialité des institutions et des formes d’autorité en les rapportant aux pouvoirs de l’imagination. Elle a fait naître aussi un besoin d’authenticité, c’est-à-dire de se construire au-delà de son apparence par une ascèse de transparence à soi-même. C’est ce devoir de sincérité que revendique Alceste face à Célimène, même si la contradiction dans laquelle il se débat entre ses aspirations personnelles et ses obligations sociales le condamne parfois au ridicule. Cette contradiction habite les élites du Grand Siècle fortement marquées par la Réforme catholique et condamnées à d’incessants allers et retours des plaisirs mondains au refus du monde. La conscience de pouvoir contrôler sa vie émotionnelle, de pouvoir l’adapter et l’analyser donne corps également à une nouvelle économie des plaisirs et à un désir d’épanouissement dans cette conscience de soi qui expliquent la montée de l’idéologie du bonheur au xviiie siècle (Mauzi, 1994).
CIVILISER LA VIE CONJUGALE
23Ces remarques ont voulu dégager la pensée d’Elias des usages déformants qu’en ont fait parfois les historiens, en particulier à propos du phénomène curial, ramené à un monde de marionnettes actionnées par la toute-puissance du souverain. J’aimerais montrer pour conclure, à propos de la genèse d’une nouvelle civilisation du couple dans la France des xviie-xviiie siècles, ce que pourrait être, selon moi, un bon usage des hypothèses de la société de cour. J’aimerais montrer surtout en quoi la pensée d’Elias, loin de condamner l’historien à un sociologisme schématique, peut l’aider à reconstituer le processus du changement, sans rien lui ôter de sa complexité anthropologique.
24Nous sommes ainsi conduit à critiquer le curialo-centrisme des interprétations que les historiens ont emprunté à la pensée d’Elias par une confusion trop hâtive de La Civilisation de mœurs et de La Société de cour. Le système de concurrence généralisée que la vie de cour organisait autour du souverain peut expliquer la genèse d’une nouvelle psychologie de l’individu, plus stratégique et autocontrôlée ; mais il ne peut mettre ainsi en évidence le nouveau climat des relations entre sexes qui s’est formé en dehors et en partie contre la cour royale, au sein des salons précieux. Nous retiendrons, sur ce point, les analyses de Daniel Gordon à propos de la formation, dans les salons, d’une sociabilité intellectuelle fondée sur le rapport d’égalité et le libre débat, instauré par l’art de la conversation (Gordon, 1994). Cette sociabilité s’oppose au principe de l’étiquette et à l’idéal hiérarchique de la cour. C’est pourquoi les salons précieux qui ont cultivé l’utopie de la République des Lettres et ont eu des sympathies pour la Fronde sont accusés par certains témoins de l’époque d’encourager la « confusion des rangs ». Et le féminisme contestataire (en particulier contre le mariage) des Précieuses redouble le principe d’égalité dans l’échange intellectuel d’un idéal d’égalité dans les rapports entre sexes (Lougee, 1976).
25Cet idéal qui s’oppose au modèle domestique bourgeois de domination masculine et s’efforce de civiliser les relations entre hommes et femmes impose un code de raffinement langagier et gestuel qui exclut l’indécence et l’agressivité. Il renoue avec la civilité courtoise de la chevalerie médiévale par les égards dont il gratifie les femmes. Si cet idéal, à l’origine antimatrimonial, a fini par coloniser et civiliser les relations conjugales, c’est parce qu’il a été pris en charge par la civilité de cour. Foyers de contestation intellectuelle et même politique au départ, les salons précieux ont donc joué le rôle de laboratoires de la culture de cour. Dans la civilisation des rapports entre les sexes, cette part primordiale du processus de civilisation concernant l’intériorisation du sens de la pudeur et de la maîtrise des émotions, la cour elle-même a été plus une instance de diffusion et d’amplification qu’un lieu d’invention. Sa centralité dans une société où toute la province regarde vers Paris et où toutes les ambitions se tournent vers le roi, permet à son code de civilité d’atteindre, par différents relais de vulgarisation, l’ensemble du corps social. Il atteint assez vite le milieu populaire urbain par le relais scolaire des petites écoles qui transforment les traités de civilité en manuels de civilité puérile et chrétienne, c’est-à-dire en manuels de lecture. Il atteint plus tard le monde paysan avec les recueils de chansons vendus par le colportage qui diffuse dans les veillées paysannes du xviiie siècle le langage galant et le mode d’expression des sentiments de La Guirlande de Julie (Fillon, 1989).
26L’objection de Gordon aurait donc du sens si Elias avait effectivement ignoré cet aspect. Mais ce n’est pas le cas. Il a consacré un passage lumineux de La Civilisation des mœurs au rôle civilisateur des femmes dans les salons précieux en soulignant l’esprit d’égalité qu’elles ont cherché à imprimer aux relations entre hommes et femmes (Elias, 1973, p. 267-271). Or, ce climat d’égalité non pas formelle mais affective et conversationnelle, rehaussé par les égards de la galanterie, en colonisant la sphère conjugale, en civilisant l’espace de secret et d’intimité dans lequel les réformes religieuses avaient enfermé les relations conjugales, a été le principal artisan de la conversion au contrôle des naissances. Les témoignages de l’époque les plus avertis l’indiquent clairement. Les études contemporaines le confirment. Fort de son expérience de confesseur, le père Féline déplore dans son Catéchisme des gens mariés (1782) l’essor des pratiques contraceptives ; il les attribue à la « trop grande complaisance des maris pour leurs femmes trop sensibles aux plaintes qu’elles leur adressent. Ils ménagent leur excessive délicatesse ». Il ajoute que les maris « ne peuvent se persuader que le confesseur ait droit d’entrée dans la discussion de ces sortes de matières ». Un demi-siècle plus tard, Mgr Bouvier, évêque du Mans, est le premier prélat à constater le caractère massif du phénomène et à s’en inquiéter. Dans une lettre à la Sacrée Pénitencerie à Rome, en 1849, il écrit à propos des couples interpellés en confession sur ces pratiques qui « murmurent contre leurs confesseurs et abandonnent les sacrements de pénitence et d’eucharistie. » (Bergues, 1960, p. 229-231). Contrairement à nos historiens qui s’obstinent à voir dans le recours à la contraception un effet de la déchristianisation ou du moins de la sécularisation des consciences, il estime que c’est l’adoption du malthusianisme qui favorise la déchristianisation. Des études sur des populations contemporaines ont comparé la plus ou moins grande résistance de certains pays du « tiers monde » à l’adoption du planning familial. Elles ont montré que l’interdit religieux n’y jouait aucun rôle (Balakrishnan, 1967 ; Hill, Stycos et Back, 1959). L’adoption a été très rapide à Porto Rico de culture chrétienne, plus difficle en Inde de culture hindouiste où aucune prescription religieuse ne s’y oppose. Pour ces sociologues, c’est la structure du couple et son climat psychologique qui jouent un rôle déterminant.
27Le rôle qu’Elias attribue à la structure de l’État dans la psychogenèse de l’individu ne disparaît pas pour autant dans l’approche pluridimensionnelle du processus de civilisation. À la fin du xixe siècle, l’analyste le plus subtil du malthusianisme français, Arsène Dumont, ne l’expliquait pas comme un trait de décadence, d’immoralité ou d’égoïsme, à la différence de la plupart des populationnistes de son temps, héritiers du moralisme des arithméticiens politiques du xviiie siècle, mais comme un trait de civilisation (Dumont, 1890). Le sens qu’il donnait au concept de civilisation préfigurait largement celui qu’il prend dans la pensée d’Elias. Il s’agit d’une élévation du niveau d’instruction et de moralité qui développe l’autodiscipline, l’esprit d’épargne et d’entreprise. Il observe, par exemple, que les paysans micro-propriétaires de l’île de Ré, qui limitent très fortement leur natalité, sont des citoyens disciplinés, de bons lecteurs de journaux et des usagers assidus de la bibliothèque municipale. Or, cet essor de la civilisation qui est d’abord effort sur soi, aptitude à hiérarchiser ses objectifs, a été porté selon lui par un puissant désir de promotion sociale qui s’est répandu dans l’ensemble du corps social mais avec une force inégale selon les régions et les milieux. Ce désir de promotion, qu’il a théorisé comme principe de capillarité sociale, tire sa force particulière en France et ses effets spectaculaires sur la natalité, de la tradition centralisatrice de l’État que la monarchie d’Ancien Régime a léguée à la République. Le système des concours, par exemple, est pour lui représentatif de cet héritage. Dans cet alignement général des ambitions, toute la province regarde vers Paris et tous les milieux regardent vers le sommet de la société. L’unification des modèles de mobilité a donné une tension particulière aux stratégies d’ascension sociale, incitant à des sacrifices importants et à un renforcement de l’autocontrainte.
28L’accueil enthousiaste et par la suite plus critique que certains historiens ont fait à la pensée d’Elias pourrait bien avoir souffert d’un double malentendu. Ceux qui critiquent l’insuffisance de sa documentation sur la cour de Louis XIV et l’inexactitude du rôle qu’il prête au système curial dans la société française confondent la démarche de l’historien et celle du sociologue. Ils attendent d’Elias qu’il s’attache aux traits de singularité et de complexité du cas français alors qu’il s’est efforcé d’en dégager une épure en ne retenant dans les témoignages qu’il utilise que ce qui lui permet de construire un type de société, au sens wébérien de l’idéal-type. Ceux qui attribuent la transformation modernisatrice de nos sociétés et l’individualisme moderne à la logique d’assujettissement de l’absolutisme, comme si la conquête de soi ne pouvait être que le produit d’une répression et d’un refoulement renforcés, confondent dans la pensée d’Elias le processus de civilisation et le processus de curialisation. Une lecture superficielle de l’œuvre d’Elias peut conduire à un évolutionnisme à la fois pessimiste et européocentrique qui identifie le caractère répressif du processus de civilisation au développement de l’Occident. Ce pessimisme plaît parce qu’il semble donner des gages à la philosophie de la mort du sujet que le xxe siècle a traînée derrière lui comme un boulet. La téléologie incertaine de l’histoire qu’il propose n’est que la forme sécularisée d’une théologie angoissée du salut. Mais une telle lecture néglige deux notions fondamentales dans la pensée d’Elias qui nous replacent directement sur le chemin de l’histoire et de l’anthropologie : la notion de processus de décivilisation et la notion de configuration sociale. La première suggère une conception discontinue, non linéaire et d’une certaine façon aléatoire du développement historique qui peut progresser et régresser, construire et détruire. La seconde, qui emprunte son modèle au paradigme des sciences biologiques, conçoit chaque système social, tel qu’il apparait dans sa logique d’ensemble et dans sa singularité, non comme une étape dans la marche de l’humanité ou une création ex nihilo, une invention, mais comme le réagencement d’un héritage culturel. Ainsi, chaque société est à la fois le produit d’un parcours historique original et la reprise d’un schéma d’évolution déjà advenu.
29En abordant l’histoire des sociétés comme une succession de configurations différentes, la pensée d’Elias peut nous aider à penser la pluralité des cultures et à dépasser l’idée d’une nature humaine invariable à laquelle nous assignent la théologie et aussi, en partie, la philosophie. L’idée d’une instabilité dans le temps des formes culturelles qui permettent de définir l’expérience humaine est au fondement de l’anthropologie historique comme l’idée de leur variabilité dans l’espace l’est pour l’anthropologie. Mais cette instabilité ne condamne pas l’humanité à se réinventer indéfiniment. L’effort de déchiffrement que nous devons fournir pour comprendre une culture autre prouve que les formes par lesquelles s’accomplit l’humanité ne vont pas de soi et peuvent varier. Mais le fait que nous puissions la déchiffrer montre que les cultures disposent pour communiquer entre elles d’une grammaire commune. Le temps ajoute une autre dimension. Il construit une intelligibilité d’ensemble qui tient au parcours lui-même, non à son seul aboutissement. C’est pourquoi le refus de l’évolutionnisme ou d’une téléologie de l’histoire ne doit pas nous conduire à renoncer à toute idée d’évolution, c’est-à-dire à l’idée d’une solidarité entre les configurations successives de l’expérience humaine qui donne sens au présent.
Auteur
André BURGUIÈRE, historien, est directeur d’études à l’EHESS et membre du comité de direction des Annales, Histoire, sciences sociales.
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