Le journalisme scientifique face aux nouveaux environnements de diffusion de l’information
Entretien avec Valérie Schafer le 25 mars 2013
p. 139-151
Texte intégral
1V. S. Nous avons placé au cœur de cet ouvrage les reconfigurations de l’information et de la communication scientifiques à l’ère du numérique. Si le travail des chercheurs, leurs stratégies de diffusion de la science, de leurs résultats et publications s’en trouvent modifiés, c’est plus globalement toute la chaîne de l’information scientifique qui connaît des transformations sous l’effet du développement des réseaux numériques. Les journalistes scientifiques de la presse d’information qui sont un maillon important et historique de cet écosystème sont certainement également touchés par ces évolutions.
2V. T. En effet, c’est aussi un enjeu auquel est sensible l’Association des journalistes scientifiques de la presse d’information, l’AJSPI, dont j’ai intégré le bureau il y a six ans. Je suis journaliste scientifique depuis dix ans et j’ai donc rencontré d’emblée l’environnement Web. J’ai travaillé avec plusieurs rédactions dont La Recherche, VSD, Le Figaro Magazine, Science actualités (la rédaction multimédia embarquée de la Cité des sciences), Le Monde ou encore National Geographic. Et partout la question se pose avec acuité.
3Certains voient avec scepticisme l’avenir du papier face au numérique, et parfois même celui des journalistes, considérant que demain chacun pourrait diffuser de l’information et que l’on pourrait se passer de journalistes… Quelle est la spécificité de votre métier ?
4La manipulation d’un savoir complexe qui n’est, au départ, pas forcément maîtrisé par le journaliste lui-même. Afin d’écrire notre papier, nous devons vérifier et acquérir une somme de savoirs. L’objectif est de contextualiser l’information, de la rendre compréhensible, mais surtout de la vérifier en amont. C’est là que se trouve la valeur ajoutée d’un journaliste. Nous sommes aujourd’hui environ 300 journalistes scientifiques en France. L’AJSPI en réunit une grande partie et s’est formée sur une base professionnelle qui s’est voulue distincte de celle des professionnels de la communication scientifique. Cette distinction est importante pour nous, même si le grand public ne la fait pas toujours.
5Vous mettez en doute l’information qui vous est transmise. Pour quelle raison ? Ce peut être plus difficile à concevoir dans le domaine scientifique que politique par exemple.
6Tous les gens qui communiquent y ont un intérêt. Ce qui ne signifie pas forcément que l’information soit inexacte. Mais un chercheur qui a besoin d’être financé peut par exemple « survendre » l’information, la mettre en scène. Dans la littérature des chercheurs, on trouve des formules récurrentes, des mots-clés comme « pour la première fois », « le premier phénomène », etc. Il y a souvent une insistance sur ce caractère inédit mais, si l’on creuse, on se rend compte que c’est certes la première fois qu’un phénomène se produit, mais à telle température, dans tel cas ou contexte précis… Il faut donc vérifier les informations transmises, chercher des experts capables d’éclairer l’information, identifier les bons interlocuteurs. Le journaliste scientifique est avant tout un journaliste, il fait les mêmes choses que ses collègues, en particulier croiser, vérifier les informations, mais la partie scientifique implique en outre de manier un savoir compliqué.
7Les journalistes scientifiques ont-ils en général une formation scientifique ?
8Beaucoup de mes collègues ont reçu une formation scientifique, ce sont souvent des thésards qui se reconvertissent. Bien sûr il y a aussi des journalistes qui entrent dans ce domaine par contingence, parce que c’est là qu’ils trouvent une place. Les jeunes générations ont souvent une double formation, scientifique et journalistique.
9Donc globalement il y a un intérêt pour la science et des compétences. Toutefois, comprendre et vérifier tout ce savoir demande du temps…
10C’est tout le problème. La question du rythme des médias et de la production journalistique est effectivement importante et très variable selon le type de journal dans lequel on travaille. Certains journalistes ont parfois une seule heure pour écrire sur un sujet, là où d’autres, par exemple pour un magazine spécialisé, peuvent mener un mois d’enquête. Internet va très vite alors que la vérification prend du temps. Les rédactions web sont davantage soumises à l’impératif de la réactivité : elles doivent « produire de la dépêche ». Les rédactions web et les rédactions print ou télé sont souvent séparées. Elles ne se rencontrent pas ou peu. Généralement les rédactions qui travaillent sur Internet sont davantage des relais d’information, elles ont moins le temps de l’investigation. Elles sont souvent constituées de très jeunes journalistes qui « bâtonnent des dépêches ». Ils sont soumis à une exigence de productivité plus forte et parfois relaient des informations sans avoir pu les vérifier. C’est par exemple ce qui a mené à cette actualité sur le « bug Facebook » en septembre 2012, selon laquelle des messages privés d’avant 2009 apparaissaient sur les profils publics. C’était une rumeur qui courait sur les réseaux sociaux, une information non vérifiée avant d’être relayée. Dans les rédactions des chaînes télévisées, actuellement, on voit aussi se développer l’achat de sujets tout montés. Cela se fait de plus en plus. Ils sont diffusés sans vérification, et on en a vu les limites récemment, avec un raté : une information fausse, diffusée sur plusieurs chaînes, dont une de nos grandes chaînes nationales qui avait racheté le sujet clé en main à une autre.
11Et la place de la science au sein des rédactions, est-elle reconnue, valorisée ?
12Cette place est faible. Si vous supprimiez du jour au lendemain la rubrique « sport » d’un quotidien, vous auriez beaucoup plus de réactions que concernant la disparition de la rubrique scientifique. Il faut voir également que les personnes qui deviennent journalistes, puis rédacteurs en chef, sont en général davantage des littéraires et ont eu parfois un passé difficile avec la science.
13D’où le fait que certains cherchent à s’exprimer via les blogs ?
14Il faut dire que les formations de type master 2 encouragent ces initiatives et proposent aux jeunes de créer des blogs. C’est certes un moyen pour les jeunes de commencer à écrire, mais cela pose le problème de la relecture, de l’apprentissage des vérifications. De plus, je défends l’idée que le journalisme est un travail et qu’à ce titre, il doit être rétribué. De fait, commencer à écrire gratuitement n’est sûrement pas la voie idéale. On note une grande précarisation de la profession, surtout chez les jeunes qui mettent en moyenne deux ans pour vivre correctement de leur métier.
15Quel effet a eu le développement du Web sur le journalisme scientifique ?
16Au début, le Web a favorisé le travail des journalistes, il a permis un accès plus facile aux publications, mais également aux contacts avec les chercheurs (en tout cas pour certains organismes tels le CNRS ou l’Inserm). Il suffit en effet de quelques mots clés sur un moteur de recherche pour identifier un interlocuteur, trouver ses coordonnées et le contacter. Dans les universités ou les centres de recherche publiques, le chercheur accepte volontiers de donner son point de vue. Dans les entreprises, les centres de recherche privés ou semi-privés, les choses sont plus complexes, car la plupart du temps il est nécessaire de passer par le service de communication. Les réseaux sociaux sont aussi intéressants pour le passage de l’information entre le journaliste et le chercheur, qui peut signaler des résultats, des événements importants ou faire part de son ressenti par rapport à des réformes, etc.
17Avec les plateformes comme Wikipédia, le public s’est par contre mis à croire qu’il pouvait vérifier lui-même l’information et se passer des journalistes. En conséquence, la presse aurait pu augmenter le niveau, faire des enquêtes plus pointues. Mais c’est exactement l’inverse qui est arrivé avec le règne de l’instantanéité. Toute une partie des journalistes, notamment de ceux travaillant sur le Web, a cessé de vérifier l’information, se transformant en « super-secrétaires » dont la seule fonction est de réécrire les informations qu’ils reçoivent. Les plus anciens parlent de ces jeunes comme des « OS presse », des ouvriers spécialisés de la presse qui doivent produire à un rythme effréné, sortent lessivés et n’ont rien appris. Certains jeunes journalistes font moins bien la distinction entre information et communication. Ils sont en général plus enclins à faire de la communication. C’est le problème à la fois de la précarisation de la profession et de l’absence de transmission du savoir-faire journalistique. Avant, les journalistes de tous âges se côtoyaient dans les rédactions. Il n’y avait pas d’ordinateurs portables, les échanges de savoirs passaient dans des lieux communs. Aujourd’hui, il y a moins cet esprit de rédaction, surtout si on commence comme pigiste. Un des buts de l’AJSPI est de faire se rencontrer les jeunes générations et les anciennes.
18J’aimerais revenir à la question des sources d’informations, d’où viennent-elles ?
19Il y a Science, Nature, les conférences ou les services de presse. Avec le Web, l’accès aux experts a été facilité, certains sont devenus plus facilement visibles, identifiables, joignables et il y a eu du coup plus de choix. Le retour de bâton, c’est qu’actuellement, de plus en plus d’interlocuteurs refusent de s’exprimer sans l’aval de leur institution. Par cette approche et le développement des supports de communication institutionnelle comme des magazines ou des vidéos sur le Web, les organismes espèrent mieux maîtriser leur image. Mais au fond, il s’agit d’une illusion car cette forme de communication, froide, orientée et peu contextualisée, ne touche pas le public.
20On aborde ici une question qui me semble importante : tous les organismes de recherche ont maintenant leurs publications internes et externes (papier, Web, etc.). Qu’est-ce qui fait d’eux des supports de communication davantage que d’information ?
21Ils peuvent employer des journalistes, des pigistes, mais ceux-ci répondent à un commanditaire. On ne leur demande pas de vérifier, de critiquer l’information, de regarder la situation sous tous ses angles, mais plutôt d’habiller l’information qu’on leur fournit et qu’on leur demande de valoriser. C’est la question essentielle de la posture critique qui se pose dès lors. Le Web semble donner à voir et mettre à disposition de multiples informations scientifiques. Mais une information sur un site institutionnel ne vient souvent que d’une seule source. Elle n’a que l’apparat d’un article fouillé. Il faut donc distinguer un espace d’information d’une source d’information. On trouvera une source d’information sur un site institutionnel, mais celui-ci n’est pas un espace d’information : l’article est produit avec une intention, qui peut biaiser l’information. Les sites donnent l’illusion aux organismes de recherche de pouvoir dialoguer directement avec le grand public et à l’internaute celle de comprendre, mais la communication ne passe pas toujours très bien et il manque un acteur au milieu.
22C’est un vrai problème, qui n’est pas spécifique au journalisme scientifique. En journalisme politique par exemple, on voit certains signes d’affaiblissement des relations privilégiées entre hommes politiques et journalistes. Ainsi, pendant la dernière campagne présidentielle aux États-Unis, les journalistes étaient informés via les réseaux sociaux en même temps que tout le monde, ce qui rendait l’exercice de leur métier difficile. L’usage des réseaux socionumériques par les partis et militants a été important et donnait l’illusion de l’information, sauf que cette dernière était partielle et partiale.
23Est-ce à dire que l’information est distordue ?
24En tout cas, elle est instrumentalisée, parfois par les scientifiques eux-mêmes. Ainsi, on observe que de plus en plus de scientifiques n’hésitent plus à communiquer avant une publication précise ou une annonce officielle. Par exemple, avant l’annonce de la découverte du boson de Higgs*, cela faisait des mois que le CERN* communiquait régulièrement dessus. Les informations que nous recevons sont parfois liées aux demandes de renouvellement des financements. Il y a deux ans, des chercheurs américains ont annoncé dans une grande conférence de presse à New York la découverte du « chaînon manquant », chose qui a été relayée partout mais qui était absente de leur papier scientifique. Ils avaient volontairement menti pour obtenir notoriété et financements.
25Les sources d’information se sont-elles élargies avec le Web 2.0 ? Voit-on apparaître davantage de sources issues de la société civile, des ONG, d’associations ?
26Les scientifiques restent notre source d’information principale. Les ONG sont des sources plus partiales, militantes. Mais l’information scientifique ne me semble pas avoir subi une révolution de ses sources. Elle n’est pas fondamentalement plus « distribuée » ou participative. La chaîne de l’information reste plutôt verticale. On continue à travailler à partir de sources comme Nature et Science, en prenant connaissance des articles sous embargo, c’est-à-dire que nous les recevons une semaine avant leur publication, période au cours de laquelle nous n’avons pas le droit d’en parler publiquement mais qui laisse le temps de creuser, de vérifier, d’appeler les spécialistes.
27Et dans les sciences humaines ? Quelles sont les sources ? Il n’y a pas l’équivalent de Science et Nature… Effectivement, repérer les thématiques en sciences humaines est plus difficile. L’actualité scientifique se crée par ses sources, à défaut, on peut parfois passer à côté.
28Est-ce que les réseaux numériques amplifient ou même créent davantage de controverses scientifiques et sociotechniques ?
29On pourrait le penser, mais je n’ai pas ce sentiment. Il y a certes une profusion de communiqués, mais un aplanissement de la controverse ; les gens ont perdu l’habitude de chercher des sources contradictoires. Il y a à la fois cet aplanissement et paradoxalement la crainte du complot, ou au moins un sentiment de doute. On assiste à une montée des craintes, mais pas forcément à des réponses raisonnées, qui consisteraient par exemple à se reposer sur des sources fiables.
30Le numérique a-t-il créé de nouveaux métiers dans votre profession ?
31Oui. À l’instar de la télévision qui a créé les JRI, ces journalistes reporters d’images qu’on envoie sur le terrain seuls et qui accomplissent à la fois le travail d’un journaliste, d’un caméraman et d’un monteur, on assiste à l’arrivée de cohortes de jeunes journalistes qui font tout : programmation, photo, vidéo, son, écrit, etc. Je suis de cette génération. Sur le papier, ça a l’air très bien, sauf qu’en réalité les journalistes se retrouvent à tout faire seuls. Parce qu’ils gèrent beaucoup de techniques, ils sont moins concentrés sur le fond. On voit également l’émergence du journalisme de données, du data journalism, qui peut s’avérer intéressant, comme l’a montré notamment le travail mené sur le site Owni, lors de la campagne présidentielle française, de vérification des données diffusées par les candidats. On trouve aussi des webdocs inventifs, ces mini-documentaires interactifs produits par des journalistes qui sont capables de donner des formes très attrayantes à leurs reportages, en intégrant graphisme, programmation. Mais la forme ne doit pas prendre le pas sur le fond. Une mise en forme inventive d’une information copiée-collée, est-ce ce que l’on recherche ?
Auteur
Viviane Thivent, après un DEA de biologie et une école de journalisme généraliste, a travaillé au sein du magazine La Recherche et de Science actualités, la rédaction multimédia de la Cité des sciences et de l’industrie. Aujourd’hui indépendante, elle travaille pour Le Monde, National Geographic ou encore La Recherche.
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