La communication scientifique directe : un nouveau champ éditorial
p. 103-115
Note de l’éditeur
Revue Hermès no 57, Sciences.com Libre accès et science ouverte, 20101.
Texte intégral
1La communication scientifique directe existe depuis que les chercheurs échangent informellement entre eux. Elle a pris, selon les époques, les formes des procédés techniques et organisationnels à sa disposition : les migrations étudiantes au Moyen Âge, les échanges entre les cours d’Europe aux xviie et xviiie siècles, les rencontres et les démonstrations organisées par les sociétés savantes et les académies depuis le xviie siècle, etc. Avec les moyens du numérique, l’échange informel et la communication directe entre chercheurs se sont systématisés. La communication scientifique directe se définit par l’absence apparente d’intermédiaire intervenant sur le traitement et la diffusion des documents à rendre publics. Pour tout responsable de telles plateformes, les enjeux technologiques, scientifiques et financiers se posent de façon concrète. L’apparence de désintermédiation* est un leurre. Les résultats de la recherche déposés et diffusés dans ces infrastructures, qui, pour certaines, deviennent de véritables institutions, requièrent des dispositions et des moyens techniques considérables, déployés par des équipes expérimentées.
2Les chercheurs ont recours à des moyens de communication directs en parallèle aux vecteurs de communication relevant de champs éditoriaux institutionnels et commerciaux. Les formes de la communication directe sont multiples. Selon les communautés de chercheurs, il peut s’agir de dépôts disciplinaires, de systèmes de données ou, selon une perspective institutionnelle, de dépôts rattachés aux universités ou aux organismes de recherche.
Les données comme forme de publication : infrastructures et pratiques scientifiques d’un nouveau genre
3Dans certains domaines tels que la biodiversité, la génomique* ou les grands projets de collectes d’informations astronomiques, la contribution du chercheur correspond à une tout autre activité que la rédaction et la publication d’un article : le chercheur est tantôt auteur par la textualité*, tantôt contributeur par le dépôt de ses données. Dans ce dernier cas, les données rendent compte à elles seules du travail de recherche effectué, qu’il y ait ou non publication d’un texte par la suite.
4Les besoins de dépôt et de mise en commun de ces données nécessitent la création d’infrastructures pour répondre à des pratiques scientifiques d’un nouveau genre. Les bases de données hébergées dans ces infrastructures constituent une fin en elles-mêmes (Borgman, 2007). Les données rendues ainsi « publiques » deviennent les produits des recherches, supplantant le rôle traditionnel du système de communication scientifique basé sur la publication (Borgman, 2008). Certains proposent d’ailleurs de donner aux dépôts de données la même valeur qu’une publication pour l’évaluation des dossiers des chercheurs (Bourne, 2005). Pour permettre la publication et la citation de données scientifiques, le groupe allemand Codata a initié un projet d’infrastructure, appelé « Publication and citation of primary scientific data » (STD-DOI), financé par la fondation allemande pour la science (DFG), qui est en lien avec plusieurs organisations dont le World Data Center for Climate de l’Institut Max-Planck de météorologie. Cette organisation veille à la mise en place de processus aptes à assurer le contrôle de la qualité des données déposées, tout en garantissant leur préservation à long terme (Klump et al., 2006).
5La Protein Data Bank (PDB) est un autre exemple d’infrastructure dont une communauté de chercheurs se dote pour la publication de ses données de recherche. Il s’agit d’un dépôt de structures 3D de molécules biologiques, incluant les protéines et les acides nucléiques. L’accès à cette ressource est totalement gratuit, ce qui permet une large accessibilité aux étudiants, aux enseignants et au public en général. Dès la fin des années 1990, la majorité des revues de ces domaines exigent un identifiant provenant de la PDB pour la publication d’un article sur une de ces molécules. Les agences de financement exigent que les chercheurs dont elles subventionnent les travaux y déposent toutes les structures identifiées (Berman et al., 2002).
6On peut supposer que les données sont sujettes à devenir un produit de la recherche au même titre qu’un article de revue. Une intégration plus étroite entre les articles de revue et les données, tous deux déposés dans des systèmes différents mais interreliés, permet déjà des usages que l’univers de l’imprimé ne pouvait soupçonner.
Nouveaux modèles de production et de diffusion
7Comme une déclinaison du concept de Web 2.0 (Anderson, 2007), l’expression science 2.0 a surgi pour désigner une nouvelle proposition d’interaction et de travail en collaboration des chercheurs. Christine Borgman a fait la recension des différentes expressions utilisées pour caractériser ce nouveau courant : e-Science, e-Research, i-Science, cyberinfrastructure, cyberwissenschaften, cyberscience, etc. (Borgman, 2007).
8WikiGenes en offre un exemple parmi la multitude de ces projets ; il s’agit d’une plateforme de travail en collaboration pour le développement des connaissances dans les sciences de la vie. Basés sur le système général du wiki*, des développements technologiques ont permis d’ajouter des outils scientifiques rigoureux. L’objectif de WikiGenes est de collecter, de communiquer et d’évaluer l’information concernant les gènes, les aspects portant sur la chimie, les pathologies et autres concepts biomédicaux selon des processus accessibles à tous les chercheurs travaillant sur ces questions. C’est la première application du système wiki qui combine le travail collaboratif et la reconnaissance de la fonction d’auteur. Chaque auteur d’un texte ou d’une modification est immédiatement identifié, par le simple passage de la souris sur les sections du texte. Par ailleurs, les différents auteurs reçoivent une appréciation de leur contribution par l’attribution d’étoiles. Plus le nombre d’étoiles qu’un nom d’auteur porte est élevé, plus cet auteur est reconnu. WikiGenes a ainsi parié sur la très grande souplesse et les possibilités de travail en collaboration du système wiki, en y ajoutant des fonctionnalités de reconnaissance des auteurs et d’évaluation des contributions (Hoffmann, 2008).
9La raison d’être de ces projets est d’améliorer la dimension collaborative du travail du chercheur. Bien entendu, pratiquer ce qu’on désigne comme l’open science comporte des risques de plagiat et d’appropriation inopportune des résultats et des travaux (Waldrop, 2008). Malgré ce que les tenants de cette approche prétendent, selon toute vraisemblance, ces risques sont bien réels tant que ces nouveaux outils ne seront pas reconnus par la communauté des chercheurs et les institutions comme des lieux d’homologation des découvertes et des résultats de recherche. La reconnaissance du statut et de la fonction de l’auteur, comme c’est le cas dans WikiGenes, constitue une étape déterminante.
La fonction d’évaluation en mutation
10Dans ce nouvel environnement numérique de l’édition et de la communication scientifiques, la fonction d’évaluation comporte des enjeux stratégiques de taille concernant l’économie de la recherche et l’intégrité des pratiques disciplinaires. Depuis quelques années, l’utilisation soutenue de l’approche quantitativiste pour évaluer les publications scientifiques s’impose. Par le simple fait de publier, le chercheur contribue à alimenter tout un système de relations entre une multitude de données bibliométriques sur la production des résultats de recherche. Ces informations peuvent être très pertinentes pour l’analyse des comportements des communautés de chercheurs et d’autres questions permettant de mieux comprendre les champs éditoriaux scientifiques. Toutefois, l’évaluation du système de recherche gagne à introduire des pratiques complémentaires basées sur des valeurs qualitatives et sur une démarche laissant place à l’appréciation.
11Les modalités d’évaluation différenciées pour la communication scientifique directe, d’une part, et pour les champs éditoriaux scientifiques d’autre part, confirment la distinction et la séparation des deux modèles de diffusion des résultats de la recherche. Alors que la culture éditoriale s’appuie sur l’évaluation des textes à publier, la communication scientifique intègre des pratiques d’évaluation portant sur le statut du chercheur. C’est par son affiliation et en sa qualité reconnue de scientifique que le chercheur a accès aux infrastructures et aux outils de la communication scientifique directe pour diffuser ses documents et ses données.
12Le système de reconnaissance et d’évaluation des publications et des chercheurs, notamment l’évaluation par les pairs, a été l’objet de nombreuses études et commentaires critiques (Hillman et Rynes, 2007). Malgré la reconnaissance des difficultés que pose l’évaluation par les pairs, la majorité des chercheurs, tous domaines confondus, convient qu’il s’agit encore du moins mauvais système (Rowlands et Nicolas, 2006).
13Par ailleurs, les nouvelles infrastructures de production et de diffusion des résultats et des données de recherche peuvent intégrer des fonctions d’évaluation. Alors que la rédaction de comptes-rendus critiques était, jusqu’à récemment, un des seuls moyens d’évaluation post-publication, d’autres modalités sont maintenant employées. Il peut s’agir de commentaires ou d’annotations rédigés en ligne par le lecteur, ou d’une cote qu’il accorde à la publication pour donner son appréciation. Ces informations peuvent être compilées et affichées dans la version en ligne. Le nombre de téléchargements d’un texte peut en particulier être indiqué, comme le nombre de liens que d’autres auteurs ont fait vers la publication (Borgman, 2007, p. 60). Les chercheurs de plusieurs disciplines sont encouragés à déposer leurs documents de travail dans des collections de working papers telles qu’on en retrouve dans la plateforme Social Science Research Network (SSRN) pour obtenir des commentaires et faire lire les textes avant publication.
14Quelques universités utilisent même le nombre d’accès ou de citations des working papers de leurs professeurs pour leurs dossiers de promotion. L’utilisation d’informations concernant le nombre de citations par article que donne Google Scholar ou le rang des auteurs dans le système SSRN n’est pas exceptionnelle (Hillman et Rynes, 2007). Toutefois, aucune de ces méthodes d’évaluation ne recueille une adhésion aussi large que l’évaluation prépublication. Au total, on peut penser que l’évaluation par les pairs reste incontournable pour dépasser la simple compilation métrique d’indicateurs. Les outils permettant l’interaction entre les lecteurs, les évaluateurs et les auteurs sont simplement autant de moyens pour faciliter la circulation et les discussions entre les chercheurs.
15Pour éviter des dérives et la mise en place de processus d’évaluation biaisés ou inopérants, les agences de financement de la recherche ainsi que les universités, en collaboration avec les chercheurs, pourraient développer des indicateurs et des processus d’évaluation qui gagneraient l’adhésion du plus grand nombre de chercheurs. Sans une telle démarche, les risques sont grands de voir utiliser n’importe quel chiffre pour procéder à l’évaluation de la recherche.
Les acteurs de la révolution : un tableau fragmenté
16À la différence de l’édition savante, la communication scientifique directe suit un modèle de diffusion en accès libre et s’est considérablement développée depuis l’introduction du Web au début des années 1990. De nouvelles infrastructures sont en opération, que ce soit les dépôts institutionnels ou thématiques, les systèmes d’information complexes pour le dépôt et la publication de données, les blogs de scientifiques utilisés comme des carnets de laboratoire ouverts à tous ou encore les multiples systèmes de communication et de collaboration (modèle wiki ou autres). Ces outils agissent sur les comportements des chercheurs et suscitent de nouvelles pratiques.
17Les principaux acteurs du développement de la communication scientifique directe sont les chercheurs eux-mêmes. Selon le niveau de pénétration des technologies numériques dans leurs communautés, les chercheurs créent des systèmes pour répondre à leurs besoins. Ils peuvent être liés à un seul chercheur (par exemple un carnet de laboratoire sous forme de blog) ou à une communauté de chercheurs (un serveur de prépublications). Leurs comportements sont proactifs et innovants. Par leur implication et la création de ces nouveaux systèmes d’information scientifique, les chercheurs procèdent à une transformation de leur rôle par sédimentation dans la communication scientifique. Deux raisons en sont la cause. D’abord, ils ajoutent à leurs responsabilités la conception, la création et la gestion de ces nouveaux systèmes. Ensuite, tout au moins jusqu’à maintenant, ils maintiennent en parallèle les processus d’édition professionnelle des publications scientifiques dans les canaux traditionnels et l’utilisation des outils et de systèmes de la communication directe. L’adoption des nouvelles pratiques varie certes considérablement d’une discipline à l’autre. Aucune règle générale ne peut être exprimée pour définir les pratiques de l’ensemble des domaines, tant du côté des sciences naturelles que de celui des sciences humaines et sociales.
18On voit également les grands éditeurs commerciaux entrer dans cet espace de la communication scientifique directe. L’acquisition de BioMed Central, un dépôt thématique très fréquenté, par l’éditeur Springer n’est qu’un exemple. Plusieurs autres éditeurs ont constitué leurs propres dépôts de documents. Ce positionnement relève de l’occupation du terrain et d’une volonté de se dédouaner face aux critiques qui leur sont souvent adressées sur les prix exorbitants de leurs publications. En mettant à la disposition des communautés de chercheurs des systèmes d’information en accès libre, les éditeurs commerciaux à pratiques oligopolistiques adoptent une stratégie visant à accroître leur capital de sympathie auprès des militants du mouvement de l’accès libre et des chercheurs en général. Cette transformation de leur rôle démontre bien leur capacité à s’adapter et à contrôler rapidement les technologies du numérique.
19Un nouveau champ éditorial est en train de se formaliser par la création de systèmes de données dans les disciplines où les contributions qui y sont déposées sont en voie d’être considérées au même titre que des publications dans l’évaluation de la recherche. On peut penser que ce nouveau champ pourra être institutionnellement reconnu dans la mesure où le statut et l’évaluation des chercheurs qui y contribuent pourront être démontrés.
Bibliographie
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Références bibliographiques
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10.1093/nar/28.1.235 :Berman, Helen M. et al., « The Protein Data Bank », Acta Crystallographica Section D, volume 58, no 6-1, juin 2002, p. 899-907.
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10.1087/095315106775122493 :Rowlands, Ian et Nicolas, Dave, « The Changing Scholarly Communication Landscape : an International Survey of Senior Researchers », Learned Publishing, volume 19, no 1, janvier 2006, p. 31-55.
Waldrop, Mitchell M., « Science 2.0 – Is Open Access Science the Future ? », Scientific American, 21 avril 2008.
Notes de bas de page
1 Extrait de l’article paru p. 51-57.
Auteur
Directrice de la bibliothèque Webster de l’université Concordia. Elle a été directrice du Centre d’édition numérique de l’université de Montréal, directrice générale d’Érudit (www.erudit.org), plateforme d’édition de publications en sciences humaines et sociales, présidente de la Corporation des bibliothécaires professionnels du Québec de 2008 à 2010 et fondatrice du Congrès des milieux documentaires du Québec. Elle est auteure notamment de La communication scientifique et le numérique (Hermès/Lavoisier, 2011), et de Profession bibliothécaire (Les presses de l’université de Montréal, 2012).
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