Définir ou ne pas définir la BD : telle n’est pas la question !
p. 189-199
Note de l’éditeur
Inédit
Texte intégral
Définir la bande dessinée comme étant un lien social* qui libère peut surprendre le lecteur, puisqu’elle a souvent été assimilée à une distraction enfantine sans grande valeur culturelle. Bien sûr, cette image évolue, puisque, d’une part, la BD est entrée dans toutes les institutions culturelles : au musée, au ministère de la Culture, dans la rubrique « culture » des hebdomadaires et même à l’école (à travers les ouvrages scolaires) etc. ; et que, d’autre part, les études sociologiques démontrent que le lecteur type de BD est plutôt un jeune adulte, bien éduqué et jouissant d’une bonne situation professionnelle. Il n’empêche que cette image de média enfantin colle à la peau du neuvième art. D’autant qu’au fond, il n’existe pas de définition de la BD qui fasse l’unanimité, pas de représentation professionnelle et/ou scientifique stable et consensuelle qui puisse s’opposer avec efficacité à cette conception enfantine. Cette absence de consensus peut être perçue comme le signe que cet art n’est pas arrivé à maturité, personne ne s’interrogeant sur l’aspect enfantin ou non de la peinture, du cinéma ou de la sculpture. Mais au contraire, on peut y voir le signe de la vitalité et de la richesse de ce média qui échappe à nos concepts habituels. Dans cette perspective et afin d’illustrer cette hétérogénéité, nous avons choisi de montrer trois oppositions qui structurent les définitions de la bande dessinée.
Savant/profane
Un premier pôle structurant de tensions apparaît entre des définitions voulant refléter une synthèse des connaissances théoriques et celles s’efforçant de rassembler des connaissances pratiques. Dans le premier cas, on retrouve, par exemple, la définition de la philosophe Marie-José Mondzain, « un art du récit rendu lisible et visible dans le même mouvement » ou celle, encore plus concise, du sociologue Luc Boltanski, « un art moyen ». Dans le second cas, on retrouve celles – a priori plus faciles d’accès et pourtant posant elles aussi de redoutables questions théoriques1 – des dessinateurs Caran d’Ache (« un roman dessiné ») et Robert Crumb (« des traits sur du papier). »
Étroit/large
Face à l’extrême diversité de la bande dessinée (du strip* de trois cases diffusé dans un journal, au roman graphique* de 2 000 pages vendu en librairie, en passant par les albums cartonnés de 48 pages couleurs ou les mangas* se lisant dans le sens contraire de lecture occidentale), il existe deux tentations opposées. La première est celle de trouver le plus petit dénominateur commun à toutes les BD parues, de coller à une réalité minimum que l’on entend décrire avec précision, position représentée par Will Eisner, l’auteur du Spirit (« un art littéraire et graphique qui traite de l’agencement d’images et de mots pour raconter une histoire ou adapter une idée »), ou de la journaliste Mira Falardeau (« des histoires en images sur plusieurs cases où les héros et les héroïnes parlent avec des bulles et évoluent à l’aide de lignes de mouvement et d’idéogrammes – idéogrammes entendus ici comme des images représentant conventionnellement un son, une parole, ou une pensée »).
Mais comme ces définitions rencontrent inévitablement des exemples empiriques les contredisant (des BD sans mots, par exemple), il est tentant de proposer des définitions très englobantes qui, certes s’appliquent à toutes les BD, mais aussi à de nombreux autres arts ou médias. C’est le cas lorsque la sémiologue Eleni Mouratidou parle de la BD comme d’un « art de la représentation » (ce qui lui permet de montrer les liens avec le théâtre) ou lorsque Thierry Groensteen, ancien directeur du musée de la BD d’Angoulême, rappelle qu’elle « est un média qui se prête particulièrement bien à accueillir toutes sortes de citations, elle est le véhicule idéal d’une esthétique du collage et de l’emprunt », définition qui colle aussi au roman-photo et à Internet…
Art/média
Pour certains, elle est indubitablement un art : littéraire pour Harry Morgan (la BD est « une littérature dessinée »), audiovisuel pour le cinéaste René Clair (« un cinéma inanimé »), pictural pour Enki Bilal qui ne cesse, dans ses interviews, de déplorer la barrière absurde qui fait qu’en France un auteur de BD qui expose dans une galerie n’est pas considéré comme un peintre2 ; pour d’autres, au contraire, la BD est indiscutablement un média. Ce média est « caractérisé par l’hétérochromie* » pour Philippe Marion, tandis que pour Thierry Smolderen, la BD est un « médium audiovisuel ». Pour autant, beaucoup de praticiens qui s’efforcent de théoriser leurs pratiques emploient indifféremment ces deux termes. C’est le cas de Scott McCloud qui définit la BD comme « un art invisible » (titre de son livre) mais précise, en s’appuyant sur les écrits de Marshall McLuhan, qu’elle est « un média qui peut transmettre tout un monde de sensation qui ne repose que sur un seul des cinq sens ».
De bonnes raisons de ne pas vouloir définir la BD
Dans ces oppositions définitionnelles, nous avons omis de citer celles à toute entreprise de définition de la BD. Ces oppositions sont posées comme pétition de principes – « La BD est une chose simple, elle n’a pas besoin de glose, ni de glossateurs » (éditorial de Delfeil de Ton dans le premier numéro de Charlie mensuel) – ou comme principes méthodologiques : « Comme le cartoon, la bande dessinée renvoie à des formes culturelles qui échappent à une définition formelle fondée sur la bande. La bande dessinée constitue ainsi un genre hybride aux limites indéfinies d’un point de vue graphique et éditorial […] » défend Julia Bonaccorsi (2011) dans son étude sur l’adaptation de la BD au smartphone. Cette position est reprise par Éric Maigret, l’un des meilleurs spécialistes français, pour qui la question de la définition de la BD ne peut qu’apporter de mauvaises réponses, en tout cas tant qu’on y cherche une essence, une identité stable, atemporelle qui la différencierait de tous les autres médias. Dans le troisième chapitre de l’ouvrage qu’il a codirigé (Maigret et Stefanelli, 2012), il donne plusieurs explications à cette position radicale.
Premièrement, nous venons de le voir (opposition étroit/large), soit les définitions existantes ne rendent pas compte de toute la diversité empirique de la BD, soit elles s’appliquent à plusieurs médias.
Deuxièmement, les définitions savantes qui sont les plus citées, celles cherchant à cerner la spécificité du langage artistique de la BD (Fresnault-Deruelle, 1977 ; Peeters, 2002 ; Groensteen, 1999) ou celles la définissant comme un récit séquentiel (McCloud, 1999 ; Eisner, 1997) sont, comme toutes les constructions théoriques, incomplètes et susceptibles de critiques par d’autres théories paraissant, aujourd’hui, plus pertinentes.
Troisièmement, la BD n’est pas une forme stable – « Ce n’est pas un invariant historique » précise Éric Maigret (Maigret et Stefanelli, 2012, p. 65) – mais une « constellation culturelle » en perpétuelle évolution. Dans ces conditions, vouloir rendre compte de ce mouvement permanent dans une définition qui forcément fige la réalité à un moment donné est donc, au mieux, une tâche aussi épuisante que celle de Sisyphe, au pire une aberration intellectuelle.
Quatrièmement, la BD, comme tout média, s’explique moins par ses caractéristiques propres (techniques ou sémiologiques) que par ses usages. Comprendre le pôle de la production c’est bien, mais il faut aussi, et même surtout, s’intéresser aux pôles de la réception (pratiques de lectures, échanges, participation à des sites de fans d’une même série, etc.) ce que permet la notion de dispositif (Jacquinot-Delaunay et Monnoyer, 1999). Notion qui n’est pas propre à un média singulier mais qui rend compte de tous les médias, puisque ces derniers sont tous marqués par des interactions qui les modifient sans cesse (les évolutions de la télévision impactent celles de la presse et du cinéma, comme les évolutions d’Internet influencent également la radio, la télévision et le cinéma).
On le voit, il y donc de très bonnes raisons de ne pas définir la BD. Mais peut-on pour autant y échapper ?
D’excellentes raisons pour tenter, malgré tout, de la définir
Le quatrième argument présenté par Éric Maigret ne repose-t-il pas, lui aussi, sur une définition implicite (définir la BD comme un art, c’est essentialiser cette pratique culturelle) et une définition explicite (la BD est un média, ce qui lui permet de parler d’usages) : deux définitions recevables mais elles aussi critiquables ? Est-il vraiment possible de parler de quelque chose sans le définir ? Le refus argumenté de donner une définition n’est-il pas, déjà, un pas vers une définition ? De manière plus concrète, on peut donner trois raisons au moins poussant le chercheur à donner une définition – même si elle est toujours partielle et partiale – de l’objet dont il parle.
La première est de faire acte de science. C’est justement en cernant ce dont il parle et ce dont il ne parle pas que le chercheur se soumet pleinement à la critique. Plus il précise les contours de son objet, plus le lecteur attentif pourra critiquer son approche et en comprendre les forces et les faiblesses. La seconde est de favoriser la réflexivité du lecteur. Dans la perspective d’une science sociale réflexive et publique (Burawoy, 2013), le chercheur doit faire réfléchir sur les limites mêmes des théories qu’il avance. Ainsi, affronter la fragilité de la définition que l’on énonce est alors moins un aveu de faiblesse conceptuelle du chercheur, qu’un pari sur la capacité critique du lecteur qui, en confrontant les différentes définitions des différents chercheurs, pourra adopter (ou se forger) la définition qui lui convient le mieux. La troisième est heuristique* : justement parce qu’elle est incomplète et ne met en lumière que certains aspects en en rejetant d’autres dans l’ombre, une définition peut attirer l’attention sur une dimension peu perçue ou négligée par le lecteur. Par exemple, définir la BD comme un média populaire invite à construire des passerelles avec un autre média populaire comme la télévision, ce qui ne vient pas forcément à l’esprit quand on la définit comme un art pictural ; tandis qu’à l’inverse, poser la BD comme art pictural conduit à établir des liens avec la peinture ou la photo, liens qui ne sont pas forcément mis en évidence avec la notion d’art séquentiel.
Pour ces trois raisons, nous nous sommes efforcés de définir, dans la présentation générale, ce que nous entendons par BD, même si cette définition ne prétendait ni à l’exhaustivité, ni à l’universalité, ni à l’intemporalité. Plus modestement, elle cherchait à saisir le plus d’aspects possibles d’un objet insaisissable afin d’aider le lecteur à se construire sa propre représentation de cet art de la représentation. Cette recherche est-elle couronnée de succès ? Maintenant que cet Essentiel s’achève, vous connaissez la réponse…
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Références bibliographiques
10.3406/arss.1975.2448 :Boltanski, Luc, « La constitution du champ de la bande dessinée », Actes de la recherche en sciences sociales, no 1, 1975, p. 37-59.
Bonaccorsi, Julia, « La bande dessinée aux prises avec la “machinerie éditoriale” du smarphone », Communication et langages, no 167, 2011, p. 87-105.
10.3917/eres.lavil.2013.01 :Burawoy, Michael, « La sociologie publique face au marché », in Hillekamp, Isabelle et Laville, Jean-Louis (dir.), Socioéconomie et démocratie. L’actualité de Karl Polanyi, Toulouse, Erès, 2013, p. 89-104.
Eisner, Will, La bande dessinée, art séquentiel, Paris, Vertige graphic, 1997.
Falardeau, Mira, Histoire de la bande dessinée au Québec, Montréal, VLB éditeur, 2008.
Fresnault-Deruelle, Pierre, La chambre à bulles. Essai sur l’image du quotidien dans la bande dessinée, Paris, Union générale d’éditions, 1977.
Groensteen, Thierry, Système de la bande dessinée, Paris, Presses universitaires de France, 1999.
Jacquinot-Delaunay, Geneviève et Monnoyer, Laurence (dir.), Hermès, no 25, Le dispositif. Entre usage et concept, 1999.
Maigret, Éric et Stefanelli, Matteo (dir.), La bande dessinée : une médiaculture, Paris, Armand Colin, 2012.
McCloud, Scott, L’art invisible, Paris, Vertige graphic, 1999.
Mouratidou, Eleni, « D’une scène à l’autre. Matérialités et théâtralités de la bande dessinée », Communication et langages, no 167, 2011, p. 41-52.
Peeters, Benoît, Lire la bande dessinée, Paris, Flammarion, 2002.
Smolderen, Thierry, « Roman graphique et nouvelles formes d’énonciation littéraire », art press, spécial no 26, Bandes d’auteurs, octobre 2005.
Notes de bas de page
1 Par exemple, la définition de Caran d’Ache exclut la BD de reportage (qui n’est pas un roman) et pose la question de la frontière avec le roman illustré, tandis que celle de Crumb interroge la différence entre écrit et dessin, puisque les lettres sont aussi un « ensemble de traits ».
2 « Ce n’est qu’en France, dans des esprits parisiens étriqués, que je ressens cette étiquette d’auteur de bande dessinée. C’est régressif, absurde, mou du genou et du cerveau […]. Faisons en sorte que l’on arrête de construire des barrières absurdes entre les différents arts ! », Enki Bilal, interview accordée à L’Immanquable, no 23, 2012, p. 13.
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Bande dessinée et lien social
Ce livre est cité par
- Robert, Pascal. (2016) Bande dessinée et numérique. DOI: 10.4000/books.editionscnrs.20595
- (2016) Bande dessinée et numérique. DOI: 10.4000/books.editionscnrs.20649
- Robert, Pascal. (2018) La bande dessinée, une intelligence subversive. DOI: 10.4000/books.pressesenssib.9836
- Agbessi, Erics. Dacheux, Éric. (2023) La fabrique de la bande dessinée. DOI: 10.3917/herm.rober.2023.01.0083
- Higelin, Audrey. (2020) La prison comme topique dans la bande dessinée au XXIe siècle : questions d’intertextualité et de réflexivité. Recherches sémiotiques, 38. DOI: 10.7202/1070824ar
- Higelin, Audrey. (2020) La prison comme topique dans la bande dessinée au XXIe siècle : questions d’intertextualité et de réflexivité. Recherches sémiotiques, 38. DOI: 10.7202/1070824ar
Bande dessinée et lien social
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