La bande dessinée, entre paradoxes et subversion sémiotique
p. 167-187
Note de l’éditeur
Inédit
Texte intégral
1On a cru trop longtemps que la bande dessinée était un type de livre plus simple, un type de « texte » (au sens large) moins complexe que le livre de mots. On a cru que la dimension subversive de la BD, indéniable avec les années 1970, n’était liée qu’à une conjoncture politique, qu’à sa politisation, comme quelque chose qui lui serait, en quelque sorte, extérieur. Or, nous voudrions montrer ici, d’une part que la BD est un objet complexe, qui répond à des problèmes difficiles parce qu’ils relèvent de logiques paradoxales, avec des solutions originales et inventives. D’autre part, nous voudrions souligner que la BD possède une dimension intrinsèquement subversive, parce que son dispositif relève d’une véritable subversion sémiotique liée à sa matérialité.
La logique des paradoxes
2La bande dessinée a d’emblée été perçue comme un « objet » quelque peu étrange par son créateur historique lui-même : Rodolphe Töpffer, en effet, n’écrivait-il pas que « ce petit livre est de nature mixte. […] Les dessins, sans ce texte, n’auraient qu’une signification obscure ; le texte, sans les dessins, ne signifierait rien. Le tout ensemble forme une sorte de roman d’autant plus original, qu’il ne ressemble pas mieux à un roman qu’à autre chose » (Groensteen et Peeters, 1994, p. 161). Aujourd’hui l’un de ses meilleurs théoriciens, Thierry Groensteen, ne parle-t-il pas « d’ovni culturel » (2006) ? Bref, la bande dessinée, lorsque l’on passe sous son apparence première de facilité, d’évidence, juste bonne pour les enfants, est, de fait, un objet complexe. Nous voudrions, ici, lui restituer une partie de sa complexité. Nous faisons l’hypothèse que la bande dessinée est une « réponse » ou une « solution » à une série de problèmes qui se présentent sous la forme de paradoxes :
- paradoxe du rendu du mouvement par des images fixes ;
- paradoxe du rendu du son par un support qui en est privé ;
- paradoxe que de raconter des histoires avec des images plus encore que des mots ou plutôt les deux à la fois ;
- paradoxe d’un espace 2D qui permet d’inscrire, d’ouvrir et d’explorer-construire un espace 3D.
3Qui dit paradoxe dit jeu sur le rapport entre l’énoncé (É) et les conditions d’énonciation (CÉ) : lorsqu’ils sont alignés il n’y a pas paradoxe, s’il y a un écart, alors il y a paradoxe1. Ces paradoxes offrent une série de contraintes qui force la BD à l’invention et à l’imagination. En cela, avec ses paradoxes et solutions sémiotiquement innovantes, elle est déjà subversive.
Le mouvement et le fixe
4Le cinéma restitue le mouvement par le mouvement, puisqu’il est moteur (caméra et projecteur), ce qui est cohérent (Virilio, 1984). La peinture vise moins le mouvement qu’une composition de gestes et d’attitudes convergentes, elle synthétise un ensemble de mouvements potentiels (et qui le restent) dans une image plutôt statique, ce qui est également cohérent2. La bande dessinée, quant à elle, met en scène le mouvement à travers des images fixes. Cinéma et peinture reposent sur un alignement entre l’énoncé (mouvement ou mouvement potentiel) et ses conditions d’énonciation (machine/moteur en mouvement ou cadre fixe et lourd le plus souvent). La BD doit, de manière intrinsèque, affronter un décalage – qui ne peut d’ailleurs pas être résorbé en tant que tel – entre l’énoncé (donner à voir le mouvement) et les conditions d’énonciation (un dessin, a priori « statique », qui n’est pas lui-même mis en mouvement) : ce clivage entre É et CÉ ouvre un paradoxe. Ce qui n’est guère confortable a priori, mais stimule l’imagination. La bande dessinée doit donc trouver des solutions qui lui permettent de gérer ce paradoxe.
5Car c’est bien de mouvement qu’il s’agit, comme au cinéma, mais montré à travers une image qui, elle, ne bouge pas, comme dans la peinture. Ou, pour dire les choses autrement, elle vise bien à rendre le mouvement – à la différence de la peinture qui, toujours, le potentialise – mais sans utiliser le moyen du mouvement lui-même, à la différence du cinéma. Alors que la photo surprend un mouvement indépendant d’elle-même, et le fixe dans cette surprise d’un moment, la bande dessinée assume pleinement un mouvement qui n’existe pas en dehors d’elle-même. Car elle n’est pas une représentation, mais, par le dessin qui est un outil de mise en visibilité, la création d’une situation et d’une action qui ne possèdent aucune existence par ailleurs. Ce qui signifie que la bande dessinée est une solution originale au problème de la représentation du mouvement : elle n’élude pas le mouvement, mais l’assume pleinement, sans pour autant le simuler (c’est-à-dire le restituer en tant que mouvement), autrement dit, elle l’assume à travers des solutions sémiotiques singulières. Que ce soit les traits qui accompagnent les personnages ou strient le fond de l’image comme dans le manga* pour donner une impression de vitesse, ou l’élégante petite boucle qui suit les personnages d’Hergé lorsqu’ils courent ; que ce soit la plasticité graphique des héros de Franquin, qui semblent porter le mouvement dans leur trait lui-même ; que ce soit dans ces effets de champ-contrechamp (artificiels en bande dessinée puisqu’il n’y a pas d’extériorité au dessin lui-même) qui font glisser ou sauter un véhicule d’une case l’autre etc., la bande dessinée a dû faire preuve d’une rare invention sémiotique pour répondre au défi qui lui est posé.
Le son et le mutisme
6Nul ne sait faire parler le papier. Certes, par métaphore, on peut dire que le texte le fait parler, mais l’on sent bien, à la lecture d’une pièce qu’elle reste en retrait d’elle-même, parce qu’elle ne se donne jamais aussi bien que lorsqu’elle est jouée au théâtre, lorsqu’elle s’est affranchie du papier. Certes, on lisait autrefois à haute voix, mais la pratique a disparu, à quelques lectures religieuses ou artistiques près. Lire une bande dessinée à haute voix, à la différence d’un roman, ne rime à rien ; car il faut la voir. Son théâtre, la BD le donne dans son dessin-même : il ne lui est pas extérieur, il est dans le livre. C’est donc dans le livre que les choses se jouent. Et elles se jouent en effet, comme au théâtre, avec de la voix, des bruits, de la musique, bref du son. Mais là encore, il en va d’une question de cohérence. Car le texte parle à et en notre for intérieur parce qu’il est texte, parce qu’il est mots. Car le théâtre crie, hurle, chuchote, chante, fait entendre le tonnerre ou le son du canon parce qu’il est spectacle vivant, avec des hommes qui portent ces cris et des objets qui produisent ces effets sonores.
7Dans les deux cas, il y a alignement entre É et CÉ. Or, en bande dessinée on perd cet alignement, puisque le papier et le dessin, a priori muets, doivent rendre le son (et ce dans un accompagnement, une synchronie avec le mouvement). Là encore, la BD doit gérer un paradoxe. Elle trouve matière à stimuler son imagination sémiotique : car elle a multiplié les inventions qui lui permettent de restituer toute sa place au son. Avec ces lettres dont le format/la taille, le type, la couleur donnent littéralement à voir une émotion comme la colère ou la joie ; avec ces petites fleurs qui indiquent sur quel mode se tient la conversation ; avec ces notes et textes de chansons qui envahissent l’espace physique comme ils envahissent l’espace sonore (comme au début de l’album des aventures de Spirou intitulé QRN sur Bretzelburg), avec ces effets destructifs qui font s’effondrer un plafond (Gaston), etc. Et bien évidemment avec ces bulles qui rendent l’effet du dialogue. Les bulles constituent un objet lui-même bien étrange : car si elles s’inscrivent, en effet, sur la feuille, elles s’en détachent également pour donner véritablement lieu à cet espace abstrait de la parole. L’espace blanc de la bulle n’est pas celui du papier, n’est plus celui du papier, qu’il transcende. Il n’est pas plus une sous-partie de la case, puisqu’il s’en autonomise, il est en quelque sorte flottant, spécifique, singulier : espace non tangible de la parole, espace de ce qui n’a pas d’espace.
Le récit en ses images
8Le roman raconte une histoire avec des mots, comme on sait le faire dans une culture de l’oralité. Homère ne fait que fixer ce que l’on a(urait) pu raconter de vive voix. Le cinéma raconte une histoire avec des images – et dans un premier temps seulement avec des images – puis avec des dialogues, des paroles échangées entre protagonistes. Le cinéma montre de véritables hommes et femmes dans une mise en scène qui simule la vie – même dans le cadre de l’expressionnisme allemand si théâtral, tellement sur-joué à nos yeux, Siegfried reste vraisemblable en tant qu’homme à défaut d’être « vrai ». Bref, on sait raconter des histoires avec des mots depuis longtemps, on sait raconter des histoires avec des acteurs depuis longtemps également. Et malgré une pratique ancienne là aussi, on sait moins bien raconter des histoires avec les images, fixes et entièrement dessinées (c’est-à-dire qui ne doivent rien au réel).
9Là aussi cinéma et roman relèvent d’une cohérence entre É (images d’acteurs en mouvement ; le texte) et CÉ (montrer ou évoquer ce qui se passe et ce qui se dit ; les mots), alors qu’il en va toujours d’un clivage entre les deux avec la BD : parce que l’image fixe (É) doit porter ce qui se dit avec des mots habituellement ou se met en scène avec des acteurs (CÉ). Or, la bande dessinée n’accueille le plus souvent que peu de mots et ne peut faire intervenir des acteurs en chair et en os, mais seulement des avatars stéréotypés*. Autrement dit, il va lui falloir innover pour parvenir à néanmoins porter le récit : innover dans le dessin des protagonistes de façon à rendre rapidement et clairement des émotions, des attitudes, des réflexions, etc. ; innover dans la mise en scène des personnages, dans des mises en images qui ressemblent à du cinéma mais qui ne sont pas du cinéma : car ce dernier est un flux continu, alors que la bande dessinée est un quasi-flux, discontinu, qui nécessite des choix dans ce qui, à un moment, est montré et dit le mouvement sans être en mouvement ; innover dans le découpage en cases et la composition, car les cases ne sont pas et ne doivent pas être des tableaux (malgré la tentation) puisqu’elles n’existent que liées les unes aux autres (cf. Peeters, 2005), afin de donner un ou des rythme(s) au récit etc.
Un espace 3D
10La question de la représentation de l’espace habite tous les dispositifs de sa mise en scène : la perspective en peinture n’est rien d’autre qu’une solution pour donner à voir l’espace de manière non symbolique3, ou pour donner un lieu non symbolique à une instance symbolique (la représentation de Jésus par exemple) ; le cinéma ne peut que par trucage, par un fait exprès, ne pas rendre compte de l’espace 3D de la « réalité » qu’il filme. La bande dessinée, quant à elle, utilise la perspective, j’y reviendrai, pour construire et explorer tout à la fois un espace qu’elle perce, qu’elle fore dans la page elle-même. Il faut voir la BD comme un dispositif de creusement de la page, voire comme un dispositif qui permet de passer à travers la page elle-même, pour véritablement donner lieu (au sens plein), au-delà de la page elle-même, à un espace qui n’est pas visible en dehors de la mise en visibilité que lui offre le jeu des cases (car, ne l’oublions pas, tout est dessiné).
11Autrement dit, la page est le lieu de son propre dépassement ; elle est le support d’une opération qui la transcende ; elle n’est, en quelque sorte, qu’un moyen, avec le véhicule de la case, pour instaurer un espace 3D dans lequel va se dérouler l’histoire et que l’histoire va dérouler, déployer. Il s’agit à nouveau d’un paradoxe, car la page 2D (CÉ) n’est pas alignée avec l’espace 3D (É), puisque celui-ci ne peut apparaître qu’en « clignotement » à travers le jeu et le travail des cases, mais en ouvrant au-delà de la page et des cases. Entrer véritablement dans une bande dessinée, c’est entrer dans cet espace-là. Or, cet espace est un espace paradoxal, car il n’existe pas en dehors de la BD, de la page et des cases qui lui prêtent vie, alors même qu’il n’existe véritablement qu’au-delà de l’un comme des autres, dans un espace propre, qui est l’espace physique (puisque nous ne sommes pas dans un univers de mots) même du récit.
La subversion sémiotique
12Un dispositif qui gère des paradoxes est en soi un outil étrange, subversif, quelque part. Subversive, la bande dessinée l’est encore plus en tant que pratique sémiotique :
- parce qu’elle remet en question la page traditionnelle, qu’elle complexifie considérablement ;
- parce qu’elle utilise à sa manière la perspective en la multipliant ;
- parce qu’elle interroge la théorie de la sémiotique narrative et discursive à travers le jeu de la matérialité de ses images.
Complexité de la page
13La page d’un livre de mots reste, somme toute, plutôt simple de nos jours4. Sa structuration traditionnelle désormais, s’articule autour d’un espace central, porteur du texte principal, d’un en-tête avec un titre courant, d’un pied de page doté parfois de notes de bas de page et d’un numéro de page, plus les marges latérales, soit cinq ou six espaces au maximum. Il est bien évidemment possible de complexifier ce schéma, mais c’est alors un geste volontaire qui vise, justement, à sortir des sentiers battus. Une page de BD, même dans le très classique format de 48 pages, est beaucoup plus complexe5 : par exemple, la page 27 de la série Ralph Azham de Lewis Trondheim, tome I, comporte douze cases, huit espaces intericoniques verticaux, trois horizontaux, deux entête et pied de page et deux marges latérales, soit, au total 27 espaces (2011) ; même des formats plus petits comme ceux des romans graphiques* restent néanmoins plus complexes que ceux du roman ou du livre à vocation scientifique : le livre de Spiegelman, Maus, présente huit cases, quatre espaces intericoniques verticaux et trois horizontaux, deux entête et pied de page et deux marges latérales, soit 19 espaces (1998, p. 133).
14Des ouvrages comme ceux de Philippe Druillet construisent leur complexité autrement : non pas seulement en multipliant les sous-espaces de ce que certains appellent le multicadre, mais aussi en réalisant des doubles planches dont le grouillement des personnages n’est pas sans rappeler celui que met en scène Altdorfer dans La bataille d’Alexandre le Grand (1529). La complexité vient justement de la capacité de l’image à dire l’immensité, l’incommensurable à vrai dire, par cette prolifération que les mots ne peuvent mettre en scène telle quelle sans devenir pour le moins fastidieux : l’image pleine subjugue, sidère. La liste des innombrables noms de peuples et de capitaines chez Homère, par exemple, devient rapidement ennuyeuse, comme les listes encyclopédiques de Jules Verne incitent à sauter la page, sauf curiosité passagère pour l’étrange poésie de leur sècheresse même. Bref, la page de bande dessinée n’est en rien quelque chose de simple, c’est bien un objet complexe à la construction, la composition par le jeu des cadres et des cases, lui-même complexe.
15Cette page complexe, qui plus est, n’est pas neutre. C’est-à-dire qu’elle ne constitue pas une sorte de simple vecteur de ce qu’elle donne à voir. Un roman repose, dans le cadre du livre classique sur papier, sur un support, la page papier justement, dont il s’autonomise partiellement en ceci que, le lisant à haute voix, on ne le perd pas. Ce qui signifie que, même s’il reste imprimé – au sens d’une empreinte – sur la page, il possède également une dimension orale qu’il est toujours possible de faire vivre par la lecture ou la récitation. Tel n’est pas le cas de la page de BD. Car celle-ci n’est donnée à voir qu’à travers son support. Ou, pour dire les choses autrement, le récit n’existe tout simplement pas en dehors de ce qui est donné à voir. Lire une bande dessinée à haute voix reste un exercice étrange où l’on perd l’essentiel.
16L’essentiel, c’est justement ce qui est dessiné et rendu visible par la page. Le rôle de la page, en ce cas, est beaucoup plus considérable que dans le cas du roman. La page devient le lieu même où les choses se rendent visibles ; c’est, avec le dessin, une instance de mise en visibilité. Elle n’est en rien un outil qui pourrait prétendre à une sorte de neutralité. Elle est un vecteur qui travaille de manière subtile dans un mouvement qui lui permet, tout à la fois, de rendre visible ce qu’elle donne à voir tout en s’effaçant dans ce geste même comme instance de visibilité : car nous ne voyons plus ce qui rend visible, alors que sans elle, rien ne l’est. Il s’agit là d’une subversion considérable de la page de livre, qui, justement, d’instance quelque peu passive, devient, mais sans le montrer, singulièrement active. C’est dire que la matérialité, à travers son support-page, est une dimension essentielle de la bande dessinée.
La multiplication des perspectives
17La peinture européenne a inventé son (ou « ses » si l’on distingue au moins deux manières, l’une italienne et l’autre flamande) dispositif perspectif comme un lieu virtuel unique, singulier, où le regard du peintre et celui du spectateur doivent coïncider pour que son effet d’installation d’une scène 3D puisse avoir pleinement lieu. Cette perspective s’ordonne à un point de vue et à un point de fuite. Elle est le plus souvent unique et faite pour être vue dans son unicité, même si, parfois, elle doit accepter la présence d’autres tableaux qui en rejouent le jeu (comme dans certains décors italiens de la Renaissance, à l’exemple du Palais du Te par Giulio Romano ; cf. Arasse, 2009). C’est dans son cadre, la fenêtre qu’elle découpe comme l’on dit depuis Alberti, que se déroule l’Istoria, qui est d’ailleurs moins une histoire, un récit en tant que tel, qu’un point haut symbolique d’une histoire qui est moins déployée que synthétisée : une Piétà ne nous dit rien, en tant que telle, de ce qui s’est passé avant ni de ce qui va se passer après, elle marque un moment qui est censé compresser toute l’histoire, pour qui la connaît, et le fixe.
18La bande dessinée ne récuse pas la perspective. Elle l’utilise. Elle la met au service du récit. Ce qui signifie que la perspective n’est plus le lieu où se montre quelque chose, sur lequel on peut s’arrêter et que l’on peut, en quelque sorte, visiter, voire explorer en détail. Elle devient un outil mobilisé par le récit, dans le cadre souvent étroit de la case, pour se mettre en scène et avancer. Cette perspective est en quelque sorte contrainte, par la case et le scénario. Elle n’est pas cette scène qui semble ne s’effacer, pour donner à voir quelque chose, que pour mieux se réaffirmer dans l’ordre même qu’elle instaure, et qu’elle impose à ce qu’elle montre. Elle devient un instrument manipulé pour donner à voir au mieux ce que le récit déroule.
19La perspective en peinture est, comme le tableau lui-même le plus souvent, unique. Tout au plus la fait-on dialoguer avec celle qui organise un autre tableau jumeau, comme l’affectionne le Lorrain. Beaucoup plus rarement s’agit-il d’une suite, mais là encore, chaque tableau existe d’abord en lui-même et pour lui-même et secondairement dans le cadre de cette série. La BD n’hésite pas, quant à elle, à multiplier les perspectives : ce pluriel n’est en rien anodin, il signe une différence fondamentale. Car ici la perspective n’est jamais solitaire, pas plus que les cases. Et les deux sont bien évidemment liées. La perspective mobilisée par et dans une case n’est qu’un moment, bref, dans une structure multicadre qui avance, qui progresse et sur laquelle le lecteur ne s’éternise pas. Il n’en va pas d’une contemplation, mais bien plutôt d’une « consommation », voire d’une boulimie. Autrement dit, la bande dessinée instaure un nouveau régime perspectif : celle-ci n’est plus reine, mais outil, elle n’est plus solitaire, mais multiple. Mais elle tient toujours une fonction essentielle : ouvrir cet espace 3D dont nous parlions plus haut et qui est l’espace propre que la bande dessinée construit et explore tout à la fois.
20Lorsqu’une page de bande dessinée multiplie les perspectives (alors qu’en peinture il n’y en a qu’une) et joue avec, alors elle introduit à ce que l’on peut appeler le stade démocratique de la perspective. C’est-à-dire à une subversion sémiotique, et à proprement parler politique, de la perspective. Car toute révolution du regard est politique. Or, ici, il subit une double révolution : hier, installé par la peinture dans la perspective, il s’en libère avec la BD en l’instrumentalisant (elle n’est plus une fin en soi) ; autrefois fixé par la perspective, il devient mobile et participe à l’instauration de cet espace 3D qui accomplit véritablement le projet de la perspective comme « passage à travers » en la transformant en un simple mode d’accès à un espace qu’elle ne circonscrit pas, mais qui la dépasse.
La théorie narrative interrogée
21Par la page et la matérialité qu’elle réhabilite comme instances même du récit ; par cette présence, ineffaçable, du dessin, sauf à tout perdre, qui, dans son mariage étroit avec la page, rend les choses visibles ; par cette multiplication des perspectives qui produisent cet espace singulier que la bande dessinée construit et explore, elle subvertit le schéma de la sémiotique narrative et discursive (SND). Celle-ci a été mise au point en travaillant sur des corpus de textes. Le schéma, dit schéma actantiel, qu’elle a mis en évidence concerne les grandes fonctions (appelées actants) qui sous-tendent tout récit : car il en va toujours de la quête d’un objet (même abstraite, comme celle de la connaissance), toujours d’un héros (sujet), d’un destinateur (une instance qui fait fonction de « destin » ou à tout le moins de figure du commandeur susceptible de dire dans quelle direction aller et au nom de quoi agir), d’adjuvant (alliés) et d’opposants (ennemis).
22On les retrouve à l’œuvre également dans la bande dessinée et l’on a pu – l’auteur de ces lignes compris – mener d’intéressantes analyses par le truchement de cet outil. Mais voilà, la bande dessinée résiste. Parce qu’elle montre les limites de cette approche théorique. Car ce schéma abstrait, justement, ne prend pas en compte la matérialité du texte, il ne prend pas en compte la matérialité de la page et du dessin… or, avec la bande dessinée, c’est oublier plus que la moitié des choses. C’est pourquoi il n’est pas abusif de considérer que la bande dessinée est, enfin, un instrument de subversion de la SND. Subversion qui n’est pas une disqualification ou un rejet, mais seulement – et c’est déjà beaucoup – un complément qui, justement, réhabilite la matérialité de la BD, de son dessin et de sa mise en page.
23On a cru la bande dessinée subversive par son contenu, par ses images (que l’on pense à la censure aux USA et en France), mais elle l’est de fait d’une tout autre façon : elle l’est d’abord par son dispositif sémiotique. C’est en tant que véhicule profondément paradoxal et subversif que la bande dessinée en vient à porter de manière privilégiée une subversion socio-économico-politique, alors même qu’elle apparaît neutre (enfantine ou de pur divertissement). En ce sens, la BD n’est pas seulement subversive lorsqu’elle le revendique comme geste politique (de Fluide Glacial ou L’Écho des savanes dès les années 1970 aux travaux publiés par l’Association plus récemment), mais déjà avec un Gaston Lagaffe par exemple, intrinsèquement subversif par le trait rond et instable de Franquin, vecteur d’une incertitude (car avec ce Lagaffe « caoutchouteux » tout est possible) qui parasite aussi bien la relation économique (avec ces contrats que De Mesmaeker ne signe jamais) que la relation d’autorité (avec cette infatigable guérilla urbaine contre Longtarin).
Bibliographie
Références bibliographiques
Arasse, Daniel, Décors italiens de la Renaissance, Paris, Hazan, 2009.
Groensteen, Thierry et Peeters, Benoît (dir.), Töpffer. L’invention de la bande dessinée, Paris, Hermann, 1994.
Groensteen, Thierry, La bande dessinée. Un objet culturel non identifié, Angoulême, Éditions de l’An2, 2006.
Panofsky, Erwin, La perspective comme forme symbolique, Paris, Minuit, 1975.
Peeters, Benoît, Lire la bande dessinée, Paris, Flammarion, 2005.
Robert, Pascal, « De la “subversion sémiotique” comme mode d’existence matériel de la bande dessinée », Communication et langages, no 167, mars 2011, p. 53-71.
Robert, Pascal, Penser la bande dessinée, à paraître en 2014.
Spiegelman, Art, Maus. Un survivant raconte, L’intégrale, Paris, Flammarion, 1998.
Trondheim, Lewis, Ralph Azham. 1, Est-ce qu’on ment aux gens qu’on aime ?, Paris, Dupuis, 2011.
Virilio, Paul, Guerre et cinéma I. Logistique de la perception, Paris, Éditions de l’Étoile, 1984.
Notes de bas de page
1 Pour plus de détails voir Robert (à paraître en 2014).
2 Il en va d’une difficulté de la peinture à rendre le mouvement : même Les footballeurs de Nicolas de Staël restent statiques et les chevaux de Degas avancent moins que le moindre cheval de Lucky Luke ; lorsqu’un enfant s’agite dans le caravagisme, cela renvoie plus à de la photo – comme s’il avait été surpris, à l’instar d’un enfant de Doisneau – qu’à de la peinture.
3 Comprenons : la perspective est bien une forme symbolique au sens d’Erwin Panofsky (1975) mais elle se donne à voir de manière non symbolique si par symbolique on entend le non-figuratif.
4 Ce qui n’a pas toujours été le cas, car le Moyen Âge articule volontiers texte et glose.
5 Pour plus de détails, voir Robert, 2011, p. 53-71.
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Bande dessinée et lien social
Ce livre est cité par
- Robert, Pascal. (2016) Bande dessinée et numérique. DOI: 10.4000/books.editionscnrs.20595
- (2016) Bande dessinée et numérique. DOI: 10.4000/books.editionscnrs.20649
- Robert, Pascal. (2018) La bande dessinée, une intelligence subversive. DOI: 10.4000/books.pressesenssib.9836
- Agbessi, Erics. Dacheux, Éric. (2023) La fabrique de la bande dessinée. DOI: 10.3917/herm.rober.2023.01.0083
- Higelin, Audrey. (2020) La prison comme topique dans la bande dessinée au XXIe siècle : questions d’intertextualité et de réflexivité. Recherches sémiotiques, 38. DOI: 10.7202/1070824ar
- Higelin, Audrey. (2020) La prison comme topique dans la bande dessinée au XXIe siècle : questions d’intertextualité et de réflexivité. Recherches sémiotiques, 38. DOI: 10.7202/1070824ar
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