Achille Talon et l’archipel de Sanzunron : la monnaie au service de la société ?
p. 43-66
Note de l’éditeur
Inédit
Texte intégral
1L’album de Greg, L’archipel de Sanzunron, trente-septième album de la série Achille Talon, est un précis d’économie en bulles de premier ordre. Au-delà des gags hilarants, ce dernier a pour trame de fond une dispute entre Lefuneste et Talon sur les vices et vertus de la monnaie et du système bancaire. Faut-il s’étonner du choix d’un tel scénario, bien rébarbatif, pour un album de bande dessinée ? Il s’agit en fait ici d’une commande du Crédit Lyonnais qui, en 1985, en pleine période de désintermédiation* financière et donc d’interrogations sur le métier bancaire, ajoute la BD, à raison de quatre pages par mois, à la revue interne destinée au personnel. La BD reflète la commande en valorisant la banque, mais, dans le même temps, constitue une critique en creux du pouvoir de domination exercé par cette dernière.
Décryptage de la BD : un précis d’économie en bulle !
2« Je donnerais une fortune pour qu’on ne me parlât plus d’argent ! » Le ton est donné dès la première bulle qui s’échappe d’une maison enserrée dans un quartier encombré d’enseignes bancaires. Il s’agit de la maison d’Achille Talon. Ce dernier rédige un chèque en écoutant distraitement les paroles de son voisin Lefuneste, en proie avec le matérialisme ambiant. Il en a « assez de faire des comptes » et souhaite une vie débarrassée de l’usage de la monnaie. À ce dessein, il veut se rendre sur l’île Trokhatouva, située dans l’archipel des Sanzunron, île qui ignore totalement l’usage de l’argent. L’agence de voyage Jarnaque-Sanbruy propose cette destination sans prix pour le séjour puisque, sur cette île, il n’est jamais question d’argent. Talon est dubitatif, et cela d’autant plus que les frais d’agence ne seront fixés qu’au retour. Lefuneste affirme quant à lui qu’il suffit de ne pas revenir pour ne pas avoir à s’acquitter des frais. Talon, prudent, file se renseigner auprès de son banquier. Ce dernier, expert parmi les experts, connaît l’île de Trokhatouva, il se dit même intéressé par cette expérience économique nouvelle qui peut, à l’avenir, se révéler prometteuse. À ce titre, il se tient parfaitement informé de la « gestion de ce petit univers qui refuse l’argent ». Talon est désireux de tenter l’expérience du monde sans banque et sans argent pour savoir si « oui ou non il suffit de décider que l’argent n’existe plus pour trouver le bonheur ». Au service du client, le banquier se propose de gérer ses affaires pendant son absence et de rester à sa disposition en cas de problème sur l’île d’utopie.
Un rêve prémonitoire : absence de monnaie ne signifie pas absence de domination économique
3La veille de son départ, flairant l’arnaque, Talon fait un rêve prémonitoire. Dans ce rêve, il est ramené à l’ère préhistorique où il fait la connaissance de la tribu des Chekh-Han-Bwa. S’apercevant qu’il se trouve dans une société primitive dont l’économie est fondée sur le troc, il décide de mener une étude méthodique lui permettant d’expérimenter, avant son départ à Trokhatouva, le non-usage de la monnaie. Dans cette tribu qui n’a pas encore inventé les « contributions financières », le chef lui dit qu’il doit faire sa part de boulot pour être nourri. Talon décide d’être artiste local pour la tribu qui en est dépourvue. Il se met à peindre la grotte en retraçant les exploits de chasse des membres de la tribu. Tout le monde souhaite bénéficier des talents de Talon et, pour ce faire, décide de le rémunérer en morceaux de viande. Comme la tribu est une tribu de chasseurs, la viande est le seul bien qu’il soit possible de troquer. Talon s’aperçoit que cette denrée permet de mesurer la valeur de son activité et que cette dernière est fonction de la satisfaction du client. La rémunération de l’artiste sera proportionnelle à sa capacité à répondre aux attentes de sa clientèle. Si l’artiste est « gourmand », il « créera en fonction du troc, c’est-à-dire de la valeur marchande ou commerciale de son œuvre ». Appliquant ces préceptes (tout le monde souhaitant voir son ego flatté par une représentation avantageuse), Talon amasse la viande et fait fortune.
4Les inconvénients du système ne tardent néanmoins pas à se faire jour : le troc, qui ne s’exerce que dans une seule discipline, conduit à sa propre asphyxie (la viande se gâte sans donner lieu à de nouveaux échanges). De plus, les chasseurs donnant tout le résultat de leur chasse à Talon contre une représentation de leurs exploits se trouvent sans moyens de subsistance. Ces derniers viennent donc demander à Talon de leur vendre quelques morceaux de viande à « une valeur bien supérieure à celle qui leur était fixée ». Heureux de découvrir que l’homme a découvert le principe de spéculation dès qu’il a vécu en société, Talon s’inquiète tout de même de sa rémunération, vu que l’homme de Cro-Magnon ne peut le rémunérer avec une viande qu’il n’a pas. Ce dernier lui propose de lui offrir ses deux épouses. Devant les avances de ces deux dernières, Talon n’a d’autre choix que de se sauver. Durant sa course, il croise son sauveur, son banquier qui le sort de ce mauvais pas en le réveillant. Sorti du rêve, Talon tire les leçons de son immersion en pays de troc : le non-usage de la monnaie ne signifie pas pour autant – bien au contraire – gratuité, liberté économique et suppression des rapports de domination. Fort de ces enseignements, il se sent armé pour vivre l’utopie du non-monétaire, mais, précautionneux, téléphone tout de même à son banquier pour lui demander de surveiller et sécuriser son expérimentation.
Trokhatouva : troc, banque et mafia
5Vers l’île de Trokhatouva, la traversée se fait à crédit mais contre un engagement de services à rendre sur l’île. Lefuneste, rageant de devoir s’acquitter d’une rémunération, s’engage cependant à faire une lessive annuelle de chaussettes sans précision aucune. Talon, quant à lui, se propose de faire une cueillette de fruits mais en spécifiant la quantité d’un panier par mille marin parcouru. La traversée s’avère très courte, Talon n’aura que trois paniers à récolter, ce qui s’avère dans ses prix. Arrivés sur l’île, la location de tente pour la nuit n’est pas gratuite, elle implique une contrepartie réelle, à savoir « cinq mètres de défrichage de la nouvelle route, plus le désherbage des bas-côtés pour la taxe ». Lefuneste fulmine, mais est obligé de s’acquitter de cette tâche harassante alors que Talon, fort des principes économiques de l’économie capitaliste, va s’en tirer beaucoup mieux. Il troque du chocolat contre des lapins. Les lapins vont désherber et s’acquitter de son travail. En achetant un outil de production, en investissant, Talon bénéficie d’un véritable « détour de production » à la Böhm-Bawerk1 (1929, p. 20-24) qui lui fait économiser de l’effort et du temps. Ayant bien mangé, les lapins copulent, ce qui est tout de suite perçu par l’Homo œconomicus Talon comme une promesse d’accumulation du capital et d’enrichissement. Quant à Lefuneste, les choses se gâtent encore un peu plus pour lui, puisqu’on le retrouve devant un monceau de chaussettes à laver, preuve que « l’avantage à l’échange » ne va pas de soi.
6Sur la plage, Talon assiste à une dispute entre deux personnes ayant troqué des marchandises : un tailleur a fait un pantalon pour un pêcheur contre le produit de sa pêche. Les poissons se sont gâtés alors que le pantalon a conservé toute sa valeur. Le tailleur se juge lésé et le pêcheur rétorque que son poisson avait toute sa valeur le jour de l’échange.
7Talon leur fait la suggestion de signer un bon à terme, donnant droit à la pêche au jour fixé sur le contrat. Ravis, les échangistes s’exécutent, le pêcheur propose même de rajouter un poisson en prime pour rémunérer le crédit alors que le tailleur va mettre le papier dans un coffre. Mais sur l’île il n’y a pas de coffre, puisque pas de monnaie. Devant le désarroi des parties prenantes, Talon propose de prendre le bon en dépôt et de garantir son exécution à échéance. Les choses sont lancées, Talon tient les comptes des habitants de l’île et sécurise leurs transactions.
8Les promesses de services affluent (coiffure, lavage de chaussettes…), les demandes se font jour et Talon parvient même à se rémunérer en inscrivant des transactions à son profit : « Oscar Naval, ci-devant plombier, installera des douches à noix de coco perforées à tout [individu] qui consacrera quelques jours à l’entretien de son potager… moyennant une douche et un sac de primeurs, monsieur Talon contrôlera l’opération ». Notre héros, en faisant figure de commissaire-priseur, permet l’échange et, ce faisant, rend la liberté économique aux agents qui peuvent alors accéder à l’outil de production, et subvenir par eux-mêmes à leurs attentes.
9Cependant, cette émancipation économique va à l’encontre des intérêts d’une pègre locale qui exploitait jusqu’alors les habitants de l’île en leur fournissant gîte et couvert contre des obligations exorbitantes. Talon s’attendait à la visite musclée des représentants du pouvoir en place et leur rétorque que « partout dans le monde où il n’existe pas d’organismes sérieux pour conseiller et préserver le fruit des efforts des gens, on voit apparaître des bienfaiteurs comme vous : profitant de l’inexpérience des autres et veillant à leur échec, ils se rendent indispensables à la ruine générale qui fait leur fortune ». Lui, le philanthrope, il donne des idées aux gens pour qu’ils tirent le meilleur parti de leurs compétences et à ce propos, il utilise les services d’un ancien boxeur, monsieur Mégatonne, pour assurer la sécurité des habitants de l’île et par là même celle de la bourse d’échange. Mise en déroute par Mégatonne, la pègre s’efface en proférant des menaces.
10Dans un éclair de lucidité, Lefuneste dit à Talon qu’il prend beaucoup de risques en s’engageant pour le compte des échangistes. Ce dernier lui rétorque que le risque est calculé puisque la proportion de ceux qui ne respectent pas leur promesse est faible et que, pour garantir ce risque d’insolvabilité, il demande une petite contribution à chaque client. S’en suit un repas au restaurant, métaphore du banquet, où l’on voit que grâce au système Talon, le pays de disette s’est transformé en pays de Cocagne*. Ainsi, le restaurateur se félicite de voir affluer la clientèle et accepte même d’être réglé à la fin du mois du moment que les clients sont détenteurs d’une carte spéciale, délivrée par l’institution Talon, certifiant qu’ils sont bon payeurs.
11Tout semble aller pour le mieux dans le meilleur des mondes, mais c’est sans compter le pouvoir de nuisance de la mafia. Celle-ci sabote l’économie de l’île en détruisant les outils de productions (charrette, bateau de pêche…), les marchandises et les récoltes. Ruiné, tout le monde se tourne alors vers Talon qui, loin d’être surpris, regrette seulement de ne pas avoir eu le temps de mettre en place un système d’assurance. Il promet une solution mais ses possibilités d’indemnisation sont trop limitées – « chacun recevra en avance un œuf et une sardine » –, ce qui conduit à la révolte des échangistes. La pègre locale reprend alors la main et propose de remettre les gens joyeusement au travail en leur prêtant des outils en échange de la cession de tous droits et libertés individuels. Conspués et traqués par la mafia, Talon et Lefuneste n’ont d’autre alternative que la fuite. Ils sont miraculeusement secourus par le banquier de Talon qui, conformément à ses engagements, a suivi de loin l’expérience et conçu un plan de sauvetage.
12L’histoire pourrait s’arrêter là, sauf que tout le monde revient sur l’île, transformée en camp de travail forcé. C’est sous la bannière du camp (« votre travail fait notre joie »), que le banquier, Talon et Lefuneste, vont à la rencontre du chef de la pègre. Cernée par les hommes en armes, on a le sentiment, comme l’assène le chef mafieux, que cette conversation « va très mal se finir » pour l’équipe Talon ! Tel est pris qui croyait prendre, car le banquier informe le bandit sur l’état de ses placements. Ce dernier, qui fait du commerce avec les produits de l’île, a placé son argent en pesecrudollos dans un paradis fiscal, la république de Krachoruina. Or les dernières informations montrent que le pesecrudollo a subi une dévaluation sévère puisque de 17 dollars, il est tombé à 0,0007 cent, et « ce n’est qu’un premier pas ». Les masques tombent : ruiné, le chef des bandits est conspué par ses lieutenants ; l’expérience d’une société sans monnaie n’était qu’un piège à gogo ; Talon se surprend à se qualifier de financier pour évoquer son activité passée de « conseiller-gérant » des échanges dans l’île ; le banquier se transforme en fervent défenseur de l’expérience utopique de l’île.
13Ainsi, l’île est reconnue par l’ONU et l’Union banquière internationale. Les habitants élevés au rang de citoyens mondialement reconnus, en deviennent copropriétaires. La banque pourvoit au redressement de l’île en implantant de formidables machines qui distribuent à tout détenteur d’une carte de membre fondateur de l’île des moyens de subsistance. En effet, la machine fait le relevé de la commande et la banque fait crédit, le règlement s’opérera sur les résultats futurs. Tout le monde adhère dans l’allégresse au plan de redressement, sauf Lefuneste qui pense que cet appareil diabolique conduit à échanger « notre droit à la paresse contre un plat de lentilles ». L’utopie libertaire de Lefuneste trouve peu d’écho auprès des habitants qui désirent avant tout échanger pour se nourrir. Talon affirme que cette attente est vieille comme le monde. En faisant référence à son rêve préhistorique et néanmoins prémonitoire, il montre que de tout temps les gens n’ont eu de cesse de vouloir se prémunir contre les exploiteurs qui tentent de profiter de leur détresse passagère. Pour ce faire, ils ont inventé la banque chargée de pratiquer l’échange à crédit et de le sécuriser.
14« La banque ! » s’offusque Lefuneste. « La banque ! » rétorque Talon qui lui explique que toutes les pratiques (les bons à terme, l’organisation des échanges, le crédit, la sécurisation des opérations, le conseil dans les investissements, etc.) mises en place par ses soins et à la demande des habitants, sont en fait des outils ou des pratiques bancaires. Mais « c’est la découverte du siècle ! » s’écrie Lefuneste qui, ni une ni deux, se l’approprie pour déclamer à une population en liesse : « c’est par la banque que nous réussirons. […] Sans mon analyse lucide nous aurions commis des erreurs dont la réparation nous aurait pris des années ! » « Ça c’est bien vrai, car un contrat est un contrat, même stupide » lui rétorque une voix anonyme, ce qui a l’air de le méduser. La dernière case de la BD nous montre un Lefuneste en train de lessiver à côté d’une montagne de chaussettes, et derrière lui un homme en arme : on reconnaît le marin qui lui a fait faire la traversée pour Sanzunron et qui exige l’exécution du contrat pour le lavage d’une année de chaussettes, ce contrat s’élevant exactement à 3 742 827 chaussettes.
Les fonctions de la monnaie revue et corrigée par Greg
15Cette BD est un formidable exercice pédagogique montrant l’importance de la monnaie dans l’économie. Elle permet notamment d’illustrer l’analyse fonctionnelle de la monnaie : monnaie unité de compte, monnaie instrument de paiement et facilitateur des échanges, monnaie spéculative. Ces fonctions sont abordées à plusieurs reprises, mais c’est certainement lors du rêve d’Achille Talon que la référence est la plus nette.
Les fonctions mises en avant par Marx et Keynes
16En effet, et à l’encontre de ce que pense Greg, Achille Talon dans son rêve n’est pas placé dans une société de troc, mais au contraire, dans une économie qui utilise la viande comme instrument monétaire. La viande est une monnaie marchandise permettant bien sûr l’échange (un jambon de tricératops contre un portrait flatteur réalisé sur une pierre séparée pour l’offrir), mais aussi et surtout la mesure de la production artistique opérée par Talon. La pièce de viande, son poids, est l’unité de mesure utilisée pour quantifier l’activité économique. « Dans un premier temps, on peut accorder une valeur concrète (exemple : gigot d’auroch ou cuisse de ptérodactyle rôtie) à une prestation d’un tout autre genre (œuvre d’art). » Dans l’exemple de Greg, il s’agit d’un troc parce qu’il n’y a que deux types de biens, mais en imaginant d’autres productions, l’unité gigot d’auroch deviendrait une unité de mesure, permettant de quantifier économiquement l’ensemble des biens de l’économie. Il s’agit bien ici de la valeur économique des biens, ou valeur d’échange, et non pas de la valeur d’usage, et là, Greg ne s’y trompe pas. Ce faisant, il introduit (malgré lui ?) dans son œuvre, apparemment très conservatrice, une critique marxiste2 de la société marchande. « S’il [l’artiste] est gourmand, il créera donc en fonction du troc, c’est-à-dire de la valeur marchande ou commerciale de son œuvre. » Ce qui compte en économie, ce n’est pas l’usage qui est fait des objets ou des services, mais avant tout leur valeur marchande, c’est-à-dire leur capacité à valoriser le capital (Harribey, 2013).
17Encore plus fort dans l’hétérodoxie économique, Greg reconnaît un usage spéculatif de la monnaie, mettant en pièce (de viande) la théorie de la monnaie voile3 des classiques et faisant comprendre la si difficile fonction spéculative de la monnaie de John Maynard Keynes (1968). Privé de viande, et donc de monnaie, le chasseur qui voulait se faire valoir auprès de sa belle, se tourne vers Talon pour qu’il lui prête de la viande « à une valeur bien supérieure à celle qui était fixée ». C’est bien ce que font tous les jours les institutions monétaires chargées de financer l’économie. Elles prêtent, avancent de la monnaie aux entreprises (création monétaire) pour qu’elles puissent engager la production, créent de la valeur économique, à laquelle suivra après distribution de la production (vente) un remboursement avec intérêts à la banque (reflux monétaire, destruction monétaire). On voit ici le rôle prépondérant des banques (d’ailleurs très peu mis en avant par Greg), qui, en créant la monnaie, sont un maillon indispensable à la production de valeur en économie. Achille Talon s’inquiète du remboursement. S’il prête de la viande, comment se fera le remboursement ? L’homme de Cro-Magnon lui apporte ses femmes. Le gag est bon mais ici Greg manque de logique, en économie capitaliste, la solution tombe d’elle-même : contre plus de viande.
Les fonctions mises en avant par Smith
18Bien évidemment, on insiste beaucoup dans la BD sur le caractère périssable de la monnaie (la viande, les poissons, etc.) qui freine l’accumulation. Ce problème a été abordé à maintes reprises par les économistes et notamment par Adam Smith, père de l’économie libérale, qui dans le chapitre IV de la Richesse des nations affirme la supériorité des métaux comme monnaie. « Les métaux non seulement ont l’avantage de pouvoir se garder avec aussi peu de déchet que quelque denrée que ce soit, aucune n’étant moins périssable qu’eux, mais encore ils peuvent se diviser sans perte en autant de parties qu’on veut, et ces parties, à l’aide de la fusion, peuvent être de nouveau réunies en masse ; qualité que ne possède aucune autre denrée aussi durable qu’eux, et qui, plus que toute autre qualité, en fait les instruments les plus propres au commerce et à la circulation » (Smith, 1991, p. 92). Talon, lui, va bien au-delà de la monnaie métallique puisqu’il invente le bon à terme, c’est-à-dire une monnaie qui prend une forme fiduciaire (monnaie papier), mais dont la valeur ne repose pas sur la valeur d’une quelconque quantité de métaux précieux, mais sur la capacité du débiteur à honorer sa dette en créant de la valeur. Il s’agit de la conception moderne de la monnaie que l’on se plaît à nommer « monnaie crédit », car elle est créée à l’occasion de l’octroi de crédit par la banque qui certifie l’exécution du contrat de dette.
19Talon, sur l’île de Trokhatouva, ne tient pas une simple bourse d’échange organisant le troc entre individus, il est bien au contraire à la tête d’une véritable banque qui détient des reconnaissances de dette, certifie leur exactitude et garantit leur exécution. Greg aurait pu aller plus loin, Talon pouvant lui-même émettre pour le compte de ses clients une monnaie en échange de créances (reconnaissance de dette), et il aurait utilisé, ce faisant, de la monnaie scripturale* et réinventé le fonctionnement des banques secondaires actuelles. Les clients se seraient alors payés à l’aide de la reconnaissance de dette de la banque Talon. Bien évidemment, on aurait de la sorte trahi l’utopie de l’île de Trokhatouva qui, rappelons-le, est une île sans monnaie.
Une critique de notre système économique
20C’est en creux que Greg aborde la question, en plaçant l’individu dans une société sans monnaie. Ainsi, le professeur Talon n’a de cesse de nous expliquer que sans monnaie, ou plus exactement sans banque, les hommes sont exposés à l’incertitude, incapables de s’en prémunir et donc exposés à la domination de tous les « malveillants » censés leur venir en aide. Ainsi encore, le malveillant c’est Talon lui-même qui, après avoir capté toute la viande de la tribu en répondant par son art et, grâce aux préceptes marketing de base – « le gigot sera plus gros si l’artiste introduit une notion promotionnelle et flatteusement publicitaire dans son œuvre » –, aux instincts les plus vils des hommes (sexe, gloire et beauté !), est amené, moyennant intérêt, à prêter de la viande au chasseur affamé. Ce dernier, estomac faisant loi, est amené à rémunérer son exploiteur/bienfaiteur avec ses femmes. Le malveillant, c’est aussi le marin qui exploite Lefuneste en le contraignant à laver des chaussettes pour aller sur l’île.
21On retrouve à travers ces deux premiers personnages la figure emblématique de l’Homo œconomicus. Celui-ci, mu par son instinct de valorisation matérielle, est amené, en l’absence d’entraves institutionnelles, à exploiter le plus faible, celui qui n’a pas de capital. Le malveillant enfin, c’est le chef de la pègre de l’île de Trokhatouva qui exploite des gogos en rupture avec la société matérialiste, en les contraignant à travailler pour lui, faute de quoi il leur est impossible de subvenir à leurs besoins par manque de liberté économique. Ce malveillant-là, on le connaît bien, puisqu’il sert d’épouvantail à la société capitaliste, contre toutes les volontés émancipatrices. Il nous rappelle le rêve socialiste et l’économie planifiée soviétiques qui, en interdisant la propriété privée du capital, ont assujetti la population aux bons vouloirs d’une classe d’apparatchiks4.
Critique du marché autorégulateur
22Greg nous amène à nous méfier d’une économie laissée aux mains d’une minorité bien-pensante tout comme d’une économie autorégulée par le marché qui, dans les faits, est soumise aux lois de l’accumulation du capital. Entre État et marché, il y a, selon Greg, les institutions qui par leurs actions de conseil, de garantie et de mise à disposition des moyens, valorisent la liberté des individus. Au premier rang de ces institutions, la banque est présentée comme une alliée protégeant les libertés individuelles, favorisant l’activité économique et évitant l’exploitation et les déviances. Cette naturalisation de l’activité bancaire est à mettre en parallèle avec la genèse des banques coopératives et mutualistes.
23Ces banques, instituées au xixe siècle par les ouvriers ou les paysans pour accéder à la monnaie, et par là même au financement de leur outil de production, avaient bien pour finalité première la valorisation de la lutte contre l’exploitation des malveillants. Plus près de nous, on peut voir dans les systèmes d’échanges locaux, les bourses d’échange et les monnaies complémentaires des tentatives citoyennes pour retrouver une marge de manœuvre économique entre marché et État. Ces institutions issues de la société civile, nées de l’auto-organisation des citoyens et ayant pour mission d’assujettir la monnaie aux usages voulus par ces derniers – et non pas à ceux de la valorisation du capital ou d’un État omnipotent – sont aujourd’hui classées dans le champ de l’économie sociale et solidaire (Dacheux et Goujon, 2011). Ainsi, dans une première vision optimiste et idéaliste de l’œuvre de Greg, et pour répondre directement au titre de cet article, oui, la monnaie est au service de la société. Encore faut-il que l’institution chargée de sa gestion échappe aux lois du capital et aux autoritarismes en tous genres.
Critique du système bancaire
24Bien des organismes relevant de l’économie sociale, et non des moindres – les grandes banques coopératives ou mutualistes –, ont perdu en cours de route leur mission première pour s’en remettre aux lois des marchés financiers. La gestion participative est trop souvent un simple faire-valoir, qui masque très mal la domination opérée par la banque à son profit. De nouveau, Greg nous dit que c’est possible, il n’est donc pas candide quant au rôle joué par les institutions bancaires. En effet, le bon professeur Talon certes centralise et sécurise les échanges économiques, mais aussi capte à son profit une partie non marginale de la production collective. Cela n’est pas sans nous rappeler le système monétaire actuel où la monnaie, bien que publique (au service de l’intérêt général et de la défense de la souveraineté nationale) n’en est pas moins émise quasi intégralement par des institutions financières privatisées.
25Ce fait, en place depuis les années 1980, qualifié par Bruno Thèret (2011) de « répression monétaire », explique notamment l’ultra-dépendance des États vis-à-vis des marchés financiers et derrière eux, des institutions financières. Ces dernières ne captent pas des douches à noix de coco, mais dictent la politique d’austérité aux États qui se voient contraints de « doucher les contribuables ». « C’est ainsi que derrière le terme générique et trompeur de monnaie nationale se trouvent des agents hétérogènes par lesquels un bien public (la monnaie) est essentiellement géré par des agents privés orientés vers leur intérêt particulier (les banques commerciales). La répression monétaire que subit la logique de contrôle et de redistribution à l’œuvre dans la monnaie publique signe la domination de la monnaie marchande bancaire sur les systèmes monétaires et financiers contemporains » (Blanc, 2013). Ainsi, dans une lecture beaucoup moins optimiste de L’archipel du Sanzunron, et toujours pour répondre directement au titre de l’article, la monnaie est un instrument de domination qui peut tomber aux mains de malveillants et donc mener à une privation de liberté. Le meilleur exemple en la matière est sans aucun doute les crédits dits subprimes censés répondre aux attentes des populations défavorisées, et qui dans les faits ont conduit à une spoliation planétaire au profit des institutions financières. Pour évoquer la politique de déréglementation bancaire à l’origine du développement des produits financiers dits toxiques, comment ne pas reprendre la phrase de Talon s’adressant aux mafieux de l’île de Trokhatouva : « Partout dans le monde où il n’existe pas d’organismes sérieux pour conseiller et préserver le fruit des efforts des gens on voit apparaître des bienfaiteurs comme vous : profitant de l’inexpérience des autres et veillant à leur échec, ils se rendent indispensables à la ruine générale qui fait leur fortune. »
Conclusion
26Contrairement à ce que pensait Lefuneste, il est possible de s’émanciper de la domination financière, non pas en supprimant l’usage de la monnaie, mais au contraire en le diffusant (monnaies complémentaires et sociales) et en démocratisant son usage (la monnaie est un bien public qui ne doit pas échapper au jugement du citoyen). Néanmoins, conformément à ce que veut faire passer Greg dans sa BD, cette réappropriation par les citoyens de l’outil monétaire (et des institutions bancaires), aussi souhaitable soit-elle, est bien peu réaliste, car elle s’oppose aux pouvoirs en place. Pour changer l’économie, il faut démocratiser la monnaie, mais pour ce faire, il faut que, dans la société, la démocratie prime sur les intérêts des lobbys financiers.
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Références bibliographiques
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Böhm-Bawerk (von), Eugen, Théorie positive du capital. Première partie, Paris, Marcel Giard, 1929.
Dacheux, Éric et Goujon, Daniel, Principes d’économie solidaire, Paris, Ellipses, 2011.
Greg, Achille Talon et l’archipel de Sanzunron, Paris, Dargaud, 1985.
Harribey, Jean-Marie, La richesse, la valeur et l’inestimable. Fondements d’une critique socio-écologique de l’économie capitaliste, Paris, Éditions Les liens qui libèrent, 2013.
Keynes, John Maynard, Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, Paris, Payot, 1968.
Marx, Karl, Œuvres. I, Économie, Paris, Gallimard, 1965.
10.1522/cla.sif.sma.rec1 :Smith, Adam, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, tome I, Paris, Flammarion, 1991.
Théret, Bruno, « Du keynésianisme au libertarianisme. La place de la monnaie dans les transformations du savoir économique autorisé », Revue de la régulation, no 10, automne 2011.
Notes de bas de page
1 Eugen von Böhm-Bawerk (1851-1914) est un économiste autrichien ; pour lui, un entrepreneur doit parfois savoir perdre du temps, se détourner de la production un moment, pour réaliser une innovation lui permettant un gain de temps bien supérieur au temps qu’il a dû consacrer à son « détour ». Par exemple, un maçon qui doit construire dix maisons et qui transporte du sable à la pelle, a tout intérêt à s’arrêter pour construire un seau ou une brouette.
2 Cf. Marx, 1965.
3 Pour les classiques, la monnaie n’a aucune autre fonction que celle de faciliter les échanges. Elle ne joue aucun rôle dans l’économie, c’est une marchandise comme une autre, elle est neutre.
4 Cadre supérieur du gouvernement ou du parti communiste.
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Bande dessinée et lien social
Ce livre est cité par
- Robert, Pascal. (2016) Bande dessinée et numérique. DOI: 10.4000/books.editionscnrs.20595
- (2016) Bande dessinée et numérique. DOI: 10.4000/books.editionscnrs.20649
- Robert, Pascal. (2018) La bande dessinée, une intelligence subversive. DOI: 10.4000/books.pressesenssib.9836
- Agbessi, Erics. Dacheux, Éric. (2023) La fabrique de la bande dessinée. DOI: 10.3917/herm.rober.2023.01.0083
- Higelin, Audrey. (2020) La prison comme topique dans la bande dessinée au XXIe siècle : questions d’intertextualité et de réflexivité. Recherches sémiotiques, 38. DOI: 10.7202/1070824ar
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