« Si la BD n’existait pas, il faudrait l’inventer »
Entretien avec Éric Dacheux
p. 33-41
Note de l’éditeur
Revue Hermès no 54, La bande dessinée : art reconnu, média méconnu, 20091
Texte intégral
1Éric Dacheux : Comment définiriez-vous la BD ?
2Dominique Wolton : Pour moi, la BD est un objet insolite qui est le seul à réunir cinq caractéristiques : une absence de légitimité, un succès massif, un art, une communication, une révolte. La BD est un art singulier où le dessin d’un individu s’adresse à un consommateur individuel tout en s’inscrivant dans un cadre collectif. C’est cette étrangeté qui en fait tout l’intérêt. Elle est liée au papier et au dessin, et elle s’inscrit aussi dans une tradition séculaire. La BD sur le Net c’est autre chose, qui créera une forme expressive spécifique.
3É. D. : La BD est-elle un média ?
4D. W. : Pour commencer, il faut définir ce qu’est un média. Selon moi, ce sont trois conditions simultanées. Un système technique qui peut toucher un vaste public. Une offre organisée généraliste. Une représentation du public et des publics à qui on s’adresse. Il faut une offre collective, une programmation, une vision des publics. Internet dans cet ordre est plutôt un système d’information interactif. Il est média dans sa dimension thématique et communautaire, mais il n’est jamais généraliste. Dans cette perspective, la BD n’est pas un média, puisqu’elle ne répond pas aux trois conditions. La BD est un art, une activité individuelle, un artisanat, l’auteur ne vise pas un public particulier, il rencontre des publics. C’est ce qui distingue la BD des médias de masse*.
5En même temps, et c’est là où les choses sont subtiles, complexes et mouvantes, la BD s’est développée au même moment et parallèlement aux médias de masse. Comme eux, elle touche un large public et, comme eux, elle se voit contestée, délégitimée. Mais, elle se développe aussi, d’une certaine manière, contre eux. Puisque c’est une autre fenêtre ouverte sur le monde, plus sensible, moins prisonnière des normes professionnelles qui encadrent les mass media et, du même coup, elle constitue souvent une critique implicite du monde médiatique qui ne lui laisse qu’une place marginale. Au départ elle est souvent une révolte, ou l’expression d’une différence, même si elle est simultanément ce qui est normal, une industrie culturelle*. C’est ce mélange entre un artisanat, l’inscription dans une très ancienne tradition du dessin et du papier, et cette capacité à exprimer un décalage ou une révolte, qui est original.
6É. D. : Dans Éloge du grand public (1990), vous définissiez la télé et la radio comme étant deux éléments distincts du lien social* des sociétés individualistes de masse. Pouvez-vous rappeler cette distinction et nous dire si la BD est le chaînon manquant entre les deux ?
7D. W. : La télévision constitue une forme de lien social parce qu’elle valorise la liberté individuelle tout en recherchant la cohésion sociale. Regarder la télé, c’est choisir, seul, un programme et regarder avec les autres, se sentir membre d’un public. C’est le lien dans la « société individualiste de masse », où chacun de nous poursuit ces deux idéaux contradictoires : liberté et égalité. La radio articule aussi ces deux dimensions mais de manière différente. Elle est encore beaucoup plus familière, banale, quotidienne que la télévision, mais par ailleurs elle est dépourvue d’image. La représentation de la société qu’elle assure est donc différente. La BD est-elle le chaînon manquant entre les deux ?…
8C’est une très bonne hypothèse ! Beaucoup plus, en tout cas, que celle consistant à dire que c’est Internet ce chaînon manquant. Internet et la BD sont tous les deux synchroniques et critiques. Mais Internet possède une dimension technique qui assure sa légitimité, et l’échelle même de « sa diffusion » crée une autre relation. On est moins dans l’individualisme que dans le « nous communautaire ». Moins dans la rupture que dans la recherche de nouveaux liens. Avec le risque du conformisme. À l’inverse, la BD ne possède pas cette dimension technique puisque c’est, essentiellement, un individu qui parvient à toucher d’autres individus par l’intermédiaire de son art ; du coup la BD est « illégitime » et conserve donc souvent son potentiel critique.
9É. D. : Si l’on en croit les thuriféraires de la BD, elle serait un outil de communication universel aux possibilités infinies ? Qu’en pensez-vous ?
10D. W. : Universel oui et non. Non, parce que l’image, quoi qu’on en dise, n’est jamais universelle. Elle est toujours marquée par une culture. Oui pourtant, parce que ce qui est universel, c’est la combinaison du texte et de l’image. Cette architecture-là est universelle. Offre-t-elle des possibilités infinies ? Le mot est sans doute trop fort. En tout cas, les possibilités de la BD sont loin d’être épuisées. En échappant à la rationalité du langage et à la rationalité technique, la BD échappe à la centralité du regard des élites et, du coup, se trouve plus libre. Non pas ignorée, puisqu’elle est reconnue par les institutions culturelles et s’adosse à une industrie puissante, mais disons minorée, considérée comme un genre mineur en marge de l’ordre social.
11Une fois encore, c’est l’opposé d’Internet très « légitime », censé tout bouleverser et qui sera inévitablement contrôlé, par l’autorégulation, la corégulation et la loi. Les bouleversements sociaux ne sont pas forcément ceux qu’on voit le plus, et rien ne dit que la BD ne soit pas un instrument de remise en cause plus subversif qu’Internet par exemple. C’est ce triangle individualisme / artisanat technique / liberté qui est intéressant Mais la BD peut tout autant devenir quelque chose de banal et conformiste. Si l’humour et la révolte sont éternels, les modes d’expression changent en fonction des contextes culturels et critiques. Le plus simple est de laisser en parallèle les multiples formes d’expression. BD, Internet, livres, cinéma, musique, télévision, théâtre, danse, poésie, jeux, graffitis…
12É. D. : À propos d’ordre social bouleversé, il existe dans les Outre-mer une BD francophone de qualité qui reste confinée à la marginalité. Pourquoi ?
13D. W. : Oui parce que, de manière générale, l’outre-mer n’est guère valorisée en métropole. Hélas, on en parle uniquement en cas de crise. Sans doute aussi parce qu’il y a une grande prétention de l’Hexagone à dire et à faire la culture. On condescend à reconnaître le génie d’un Césaire et de quelques autres, une à trois fois par siècle. On pourrait d’ailleurs généraliser le raisonnement à toute la francophonie. En réalité on sous-estime la création culturelle qui vient d’ailleurs, au moment où l’on parle de mondialisation et de reconnaissance de la diversité culturelle. À l’inverse, il y a parfois dans les milieux culturels des Outre-mer, un certain suivisme. Ces deux processus conduisent à une « coupure culturelle ». Phénomène qui n’est pas cantonné à la BD mais concerne l’ensemble de la production culturelle des Outre-mer. La France qui s’est battue pour la reconnaissance de la diversité culturelle à l’Unesco est loin de la pratiquer en son sein, avec pourtant dix collectivités sur trois océans, sans oublier la richesse sociale, culturelle et humaine des immigrations et de la francophonie depuis les années 1950.
14É. D. : Pour terminer, une question qui peut résumer toutes les autres : pourquoi est-il important que la revue Hermès consacre un numéro à la BD. Quel est l’intérêt scientifique ?
15D. W. : Le rôle d’Hermès est d’aller là où les autres ne vont pas toujours, d’explorer des territoires scientifiques encore inconnus ou peu connus. Or, le déficit de recherche sur la BD est abyssal. Ce qui ne veut pas dire que rien n’existe, bien entendu, mais si l’on mettait côte à côte le nombre de travaux consacrés à Internet et celui des recherches dédiées à la BD (ou à la radio, à la télévision, aux spectacles vivants) on aurait l’impression de voir une fourmi à côté d’une pyramide ! Deuxièmement, la BD est un objet reconnu mais illégitime. En effet, la méfiance vis-à-vis de l’image qui s’exerce à l’encontre de la télévision se développe encore plus contre la BD puisqu’il s’agit de dessins, non pas de dessins restant sagement dans le cadre académique, mais de dessins libres, liés à des textes « incontrôlés », vendus à qui veut bien les acheter. L’intéressant, en réalité, dans cette question de la légitimité, ce n’est pas de légitimer seulement la BD qui n’a pas besoin de cela pour se porter de mieux en mieux, mais d’attirer l’attention sur des pans entiers de la création, de la liberté, de l’originalité, de processus « à côté » des chemins officiels et qui illustrent beaucoup plus la créativité d’une société que des domaines académiques. Quelque chose à voir avec ce qui se passe aussi avec les tags et les graffitis.
16Enfin et peut-être surtout, un tel numéro offre la possibilité de s’interroger sur ce paradoxe d’une critique qui est d’autant plus libre donc qu’elle passe inaperçue. Alors même qu’elle appartient à une tradition ancienne. Si la BD n’existait pas, il faudrait l’inventer. Sans en faire pour autant un Panthéon !
Bibliographie
Référence bibliographique
Wolton, Dominique, Éloge du grand public. Une théorie critique de la télévision, Paris, Flammarion, 1990.
Notes de bas de page
1 Entretien paru p. 23-25.
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Bande dessinée et lien social
Ce livre est cité par
- Robert, Pascal. (2016) Bande dessinée et numérique. DOI: 10.4000/books.editionscnrs.20595
- (2016) Bande dessinée et numérique. DOI: 10.4000/books.editionscnrs.20649
- Robert, Pascal. (2018) La bande dessinée, une intelligence subversive. DOI: 10.4000/books.pressesenssib.9836
- Agbessi, Erics. Dacheux, Éric. (2023) La fabrique de la bande dessinée. DOI: 10.3917/herm.rober.2023.01.0083
- Higelin, Audrey. (2020) La prison comme topique dans la bande dessinée au XXIe siècle : questions d’intertextualité et de réflexivité. Recherches sémiotiques, 38. DOI: 10.7202/1070824ar
- Higelin, Audrey. (2020) La prison comme topique dans la bande dessinée au XXIe siècle : questions d’intertextualité et de réflexivité. Recherches sémiotiques, 38. DOI: 10.7202/1070824ar
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