Présentation générale. La bande dessinée, une représentation critique de notre monde de représentation
p. 9-32
Texte intégral
1La bande dessinée reflète la société dans laquelle elle s’inscrit et prend des formes différentes suivant les continents, les plus connues étant la BD francophone en Europe, les comics* aux États-Unis et les mangas* au Japon. Mais elle a aussi su se développer et trouver des formes originales, en Afrique (Mbiye Lumbala, 2009) et en Amérique du Sud, qui serait même, selon certains, le berceau de sa version moderne (Chesnais, 2008). La BD témoigne donc du monde. C’est une manière singulière de rendre compte de la chair du social. En ce sens, elle peut donc être définie comme un média. Comme les séries télévisées, les séries de BD ou de mangas ont leurs fans réguliers, leurs collectionneurs et leurs sites internet.
2Mais ce média est singulier car il est aussi un art. Celui de la recréation du temps et du mouvement par le lecteur. Pour le dire autrement, si la BD offre une représentation du social, cette représentation, y compris sous la forme de reportage, ne prétend nullement à l’objectivité. C’est, au contraire, à partir d’une subjectivité assumée des artistes que la BD provoque l’intérêt et, parfois, l’empathie des lecteurs. Contrairement à un média de masse* comme la télévision qui impose un rythme de compréhension du message, nous allons voir dans cette présentation que la BD est un média artistique qui, en laissant un espace à construire entre chaque dessin, permet au lecteur de co-construire du sens. Ce faisant, la BD lui donne le temps de mettre à distance ce qu’il lit. En invitant à la critique, elle tisse alors un lien social* qui libère.
Un média artistique qui favorise l’esprit critique
3Nous définissons la BD comme étant tout à la fois un art reconnu, un média méconnu et un plaisir critique. Examinons en détail ces trois éléments séparés pour l’analyse mais étroitement intriqués, dans des proportions variables, dans la réalité. La BD est un art reconnu. Reconnu, d’abord, par les acteurs de la culture : des revues artistiques (art press et Beaux Arts magazine) lui ont consacré des numéros spéciaux alors que les planches de Bilal ou d’Hergé s’arrachent à prix d’or dans les galeries d’art. Reconnu, ensuite, par les institutions de la République, puisqu’elle bénéficie des avances du Centre national du livre, que le ministère des Affaires étrangères promeut la BD francophone, etc. Reconnu, enfin, par les médias, puisque le prestigieux prix Pulitzer a été attribué à une BD (Maus d’Art Spiegelman en 1992) et que les cinquante ans d’Astérix (en 2009) et les soixante-quinze ans de Spirou et de Superman (2013) ont fait la une de tous les médias. Mais si la BD est un art reconnu, c’est aussi un art sous contrôle, puisqu’il arrive encore à la Commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à l’enfance et à l’adolescence de développer des velléités de censure1. C’est sans doute une des raisons qui a valu à cet art, né en même temps que le cinéma, une reconnaissance culturelle beaucoup plus longue à se dessiner que celle entourant le septième art.
Un média méconnu
4La BD est aussi un média méconnu. C’est, en effet, « Un des rares médias qui n’ait pas conscience de lui-même » (Mouchart, 2003, p. 24). Thèse qui recoupe celle de Scott McCloud, pour qui elle est « […] un média fidèle que l’on peut contrôler et qui donne la possibilité de s’exprimer partout haut et clair et sans compromission » (1999, p. 212). Cette définition est moins surprenante qu’il n’y paraît si l’on prend la peine de définir le mot média. Dans une première acception, la plus courante, un média est un outil de communication inventé pour « compenser l’incapacité de communiquer directement de pensée à pensée » (ibid., p. 195). Plus précisément, il s’agit d’un instrument technique se décomposant en un support d’inscription (feuille, disque, etc.) enregistrant un type spécifique de données (son, images, etc.). À noter que ce support d’inscription se décompose, à son tour, entre un support matériel (l’écran d’ordinateur, par exemple) et un support formel (la page d’accueil d’un site). La BD correspond à cette première définition, puisque c’est, en général, un livre (support matériel) offrant, dans des pages multicadres (support formel), des dessins et des mots (données spécifiques). Dans une seconde acception, plus savante, le média est un dispositif, c’est-à-dire la combinaison d’un support technique, d’un code sémiotique spécifique et d’une relation sociale singulière. Or, la BD est bien un dispositif communicationnel dans le sens où cet instrument technique de communication obéit à un code sémiotique marqué par le paradoxe (rendre compte du mouvement par des images fixes, produire du son avec des lettres muettes, etc.) et possède une triple dimension sociale :
- une médiation spécifique entre un public et le monde (une mise en images et en textes d’un récit proposant une narration segmentée) ;
- une pratique culturelle qui varie suivant les pays, les catégories sociales ou le sexe des individus ;
- un lien social mettant en relation les générations, les fans, etc.
5La BD est donc bien un média, que l’on prenne la définition courante ou la définition savante de ce mot. C’est là tout le mérite de la revue Hermès de l’avoir ainsi entendu dans son numéro 54 (2009). Mais quelle est la nature de ce média ? Peut-on qualifier la BD de média de masse ? Oui, en tout cas, si on s’en tient au tirage des plus grandes séries (plus de 250 millions d’exemplaires environ pour Astérix, Dragon Ball ou Superman) : c’est une industrie culturelle* qui n’a rien à envier à la presse ou au cinéma. Comme toute industrie culturelle, sa production2 est organisée autour d’une tension entre standardisation (pour faire des économies d’échelle) et création (pour tenter de précéder l’évolution des goûts du public) et possède une économie singulière (éclatement de la production, existence de circuits de distribution indépendants, etc.). De plus, comme tous les médias de masse, les BD sont utilisées aussi bien pour distraire que pour transmettre de l’information (BD de reportage), diffusées aussi bien pour des causes lucratives (promouvoir un nouveau médicament) que pour des causes publiques (lutte contre les discriminations).
6En tant que « médium audiovisuel » (Smolderen, 2005, p. 76), la BD possède bien des points communs avec le média de masse le plus emblématique : la télévision. Comme les feuilletons télévisés, les séries de BD ou de mangas débouchent sur des pratiques participatives (commentaires sur des sites, cosplay*, etc.). De plus, BD et télévision sont des industries culturelles dont la production est présente dans la plupart des foyers. Cette popularité est, dans les deux cas, source de critiques qui nient l’intelligence des récepteurs. De même, le nombre de chaînes et celui d’albums publiés explosent, tandis que le nombre des entreprises les éditant se réduit. Enfin, les deux médias voient, avec Internet, surgir de nouveaux dispositifs de production et de réception qui concurrencent les dispositifs traditionnels. Certes, comparaison n’est pas raison. La télévision est une technique familière qui, en amenant le monde chez nous, nous transmet en même temps « l’image d’un monde de plus en plus distant avec lequel nous n’entretenons plus de relations personnelles » (Katz, 2009, p. 62), tandis que la BD est une représentation graphique mettant le monde à distance, une « œuvre d’auteurs qui regardent le monde autour d’eux et le donnent à comprendre aux lecteurs » (Dupuy et Berbérian, 2009, p. 7). De même, la notion de programmation, centrale dans les médias de masse (prévoir une grille de programme), est peu présente dans la BD3. Reste que BD et télévision sont comme le reflet inversé l’une de l’autre. La première est un art reconnu mais un média méconnu, la seconde est un média reconnu à qui l’on dénie toute dimension esthétique. Dans les deux cas pourtant, le public se nourrit d’éléments critiques permettant d’alimenter les conversations sociales, tandis que la société se réfléchit, se donne en représentation.
7Cependant, si la BD possède certaines caractéristiques des médias de masse, elle se développe aussi, d’une certaine manière, contre eux : « C’est une autre fenêtre ouverte sur le monde, plus sensible, moins prisonnière des normes professionnelles qui encadrent les mass medias et, du même coup, elle constitue souvent une critique implicite du monde médiatique qui ne lui laisse qu’une place marginale » (Wolton, 2009, p. 23). En effet, si elle délivre des informations sur le monde, ces informations obéissent moins à une logique de normalisation professionnelle (celle des journalistes) qu’à une logique artistique d’expression de soi.
8Comme le cinéma, la BD est un média artistique. C’est justement cette présence forte du langage artistique dans son dispositif communicationnel qui fait qu’elle n’est pas perçue par le grand public comme un média de masse. À l’inverse, parce qu’elle ne nécessite ni musée ni salle spécialement équipée, la BD n’est pas vécue comme l’espace de sacralisation de l’artiste, mais comme le terrain de jeu du lecteur qui, en se confrontant à un univers singulier, se construit sa propre perception du monde. Bien sûr, cet équilibre entre dispositif de communication (planche multicadre laissant le montage définitif au lecteur) et langage expressif (le monde interne de l’auteur) est très instable. Il varie d’une œuvre à l’autre : prédominance du dispositif dans le cas d’une série reprise par un auteur qui doit se couler dans le moule préexistant, ou prédominance du langage artistique de l’auteur dans le cas des romans graphiques*. Mais, c’est justement cette instabilité, ce jeu entre familiarité du dispositif et singularité de l’artiste, qui fait de la BD un plaisir si particulier.
Un plaisir né du jeu entre la représentation de l’auteur et la représentation du lecteur
9En effet, dernier élément de définition important à nos yeux, la BD est un plaisir. Plaisir lié à sa double nature artistique et médiatique. Comme tout art, elle produit une « jouissance esthétique » due à l’appropriation individuelle d’une œuvre sensible (Jauss, 1979). Mais elle est aussi, comme les travaux critiques et empiriques l’ont montré à propos des autres médias de masse, un divertissement, une mise à distance d’une réalité sociale souvent peu amène. Par ailleurs, elle est, sans doute plus que d’autres processus de communication, un « agir créatif » (Joas, 1999), dans la mesure où elle est une cocréation du récit qui se développe entre les cases. Par son dispositif singulier, elle est un jeu entre la représentation visuelle (textes et images) proposée par l’auteur et la représentation animée et sonore du lecteur4 qui donne vie au récit (mouvement, durée, etc.). Il n’y a donc ni rejet de l’image, ni sidération par l’image, ni dégoût du texte, ni « textolaterie », mais un jeu texte/image qui, de la BD muette au roman graphique, conduit toujours le lecteur à une activité critique de déconstruction/reconstruction de sens.
10Enfin, parce que la découverte de ce média artistique se produit dans l’enfance et reste, à l’âge adulte, largement associée à la distraction (Evans et Gaudet, 2012), la BD, malgré ou plutôt à cause de sa complexité, reste attachée à l’ordre ludique et hédoniste du plaisir individuel.
Un lien social qui libère
11Cependant, plaisir individuel ne veut pas forcément dire repli sur soi. Bien au contraire, comme l’explique Dominique Wolton à propos de la télévision, cet hédonisme est aussi source de lien social : « Sa force comme lien social vient justement de son caractère à la fois faiblement contraignant, ludique, libre et spéculaire. C’est en cela aussi qu’elle est adéquate à une société individualiste de masse » (1990, p. 126).
Un média qui reflète la société actuelle
12Il existe donc un isomorphisme* entre le média BD et le type de lien social prévalant dans nos sociétés contemporaines. En effet, ces dernières sont des « sociétés individualistes de masse », c’est-à-dire des sociétés où la recherche de l’épanouissement individuel devient la valeur centrale qui touche tous les âges (de l’enfance à la vieillesse) et toutes les activités (du loisir au travail en passant par la vie de couple). Ce processus d’individualisation se développe dans des États comportant souvent plusieurs millions de personnes, dans un univers économique contraint par la globalisation financière et dans un environnement symbolique marqué par l’omniprésence de productions culturelles standardisées (films, disques, jeux vidéo, etc.).
13Si le terme « lien social » désigne bien « un état des rapports sociaux propre à telle ou telle société humaine » (Bouvier, 2005), la BD, dans sa structure médiatique, reflète parfaitement cette dynamique sociale propre à nos sociétés modernes. D’une part, le média BD favorise une lecture individuelle créative et épanouissante. D’autre part, ce plaisir individuel n’est pas de nature autistique, puisqu’il se déploie à partir d’un objet produit en masse5 et renvoie alors le lecteur à une communauté invisible, celle des autres lecteurs qui, dans d’autres temps et d’autres lieux, ont lu les mêmes aventures. La masse des lecteurs invisibles et la standardisation du produit ne s’opposent donc pas au plaisir individuel, mais, en sont au contraire les conditions d’appropriation (la production en masse abaisse le coût d’achat) et l’un des fondements essentiels (le plaisir de partager les mêmes émotions).
14Cependant, la BD ne fait pas que reproduire la structure du lien social contemporain dans sa structure médiatique. C’est un média artistique qui peut, un temps, libérer l’individu des contraintes sociales. Si avec Braudel (1985), en effet, on fait de notre société, une civilisation dominée par le capitalisme – c’est-à-dire, régie par un rapport au temps et à l’espace spécifique – on peut appréhender la BD comme un média construisant un rapport au temps et à l’espace se heurtant frontalement à l’idéologie dominante.
Un média qui propose une émancipation des contraintes spatiales et temporelles
15Dans La dynamique du capitalisme, Braudel insiste sur le fait que le capitalisme découpe l’espace entre un centre, qui attire les richesses, et une périphérie qui est exploitée, vidée de ses ressources. L’espace n’est pas ouvert, il est contraint : toutes les routes conduisent à Rome, c’est-à-dire à la capitale économique du monde. Et si l’histoire de la mondialisation est celle des changements de centres (Venise, Amsterdam, Londres, New York), celle du capitalisme est celle de la domination du centre sur la périphérie. Cette structuration intangible de l’espace semble, au premier abord, être présente dans la BD puisque le lecteur doit suivre, case après case, le découpage voulu par l’auteur pour parvenir au bout de l’histoire. En réalité, si les conventions de lecture (en Europe, de gauche à droite et de haut en bas), orientent le lecteur dans un sens déterminé, la planche de BD, du fait même qu’elle peut être saisie dans sa globalité en un coup d’œil, invite à remettre en cause la notion de centre. Le lecteur n’est pas contraint par l’espace iconique proposé par l’auteur, il peut lire la double page en commençant par n’importe quelle case.
16Mais, nous dit Braudel, le capitalisme, ce n’est pas seulement un découpage de l’espace bien particulier, c’est aussi une vision singulière du temps. Le temps du capitalisme est le temps court, celui où « time is money ». La globalisation financière et la possibilité de déplacer, d’une place boursière à une autre, plusieurs milliards en quelques secondes, n’ont fait que renforcer cette immédiateté. Mais ce temps court n’est pas celui de la marche en avant à pas forcés mais du surplace, de la stabilité. Il s’agit de naturaliser ce qui est, de faire comme s’il existait des lois économiques immuables, comme si la chute du mur avait entraîné la fin de l’histoire (Fukuyama, 1989). Ce surplace frénétique propre au capitalisme semble, dans une vision sémiologique purement structurale, l’apanage de la BD populaire.
17C’est, en tout cas, ce qu’établit Umberto Eco dans son célèbre article consacré à Superman. Pour lui, le héros ne vieillit jamais. La trame narrative de la BD est ainsi construite pour supprimer ce qui est la condition de la liberté, c’est-à-dire la distinction entre le passé, le présent et le futur : « Ces histoires se développent dans une sorte de climat onirique – totalement inaperçu du lecteur – dans lequel il est difficile de distinguer ce qui est arrivé avant et ce qui est arrivé après – le conteur reprenant continuellement le fil de l’histoire, comme s’il avait oublié de dire quelque chose et voulait ajouter des détails à ce qu’il venait de dire » (Eco, 1976, p. 31). D’ailleurs, « la seule condition de crédibilité du conte est que la notion de temps soit confuse » (ibid., p. 33). De plus, poursuit le sémiologue italien, le héros ne change pas le monde – il ne met pas fin à la faim dans le monde malgré ses immenses pouvoirs, – il ne fait que rétablir l’ordre, défendre la propriété privée. Il s’oppose ainsi à tout changement, préserve la naturalité supposée du monde tel qu’il est.
18Cette analyse structurale est aujourd’hui dépassée. D’une part, parce que de nombreux héros de BD ne sont plus intemporels, ils vieillissent (à l’image de Blueberry par exemple), ils ont une jeunesse que les auteurs s’amusent à conter (la jeunesse de Lucky Luke), ils font des enfants (Lanfeust) et finissent même, un jour, par mourir (Buddy Longway) ; d’autre part, parce que la BD ne se réduit pas aux aventures de super-héros. Nombreuses sont celles, à l’exemple des albums parus dans la collection « Jour J » (Delcourt), qui s’amusent à jouer avec le temps, à montrer que ce qui est aurait pu ne jamais advenir : et si les Russes avaient fait les premiers pas sur la Lune ? (Les Russes sur la Lune), et si l’attentat d’Hitler avait été un succès (Block 109) ?
19Les grands rendez-vous de l’histoire sont, en effet, les thèmes de départ de nombreux albums à succès. Cette invitation à jouer avec le temps, à prendre une distance critique avec ce qui est et qui aurait pu ne jamais être, est une critique implicite du temps linéaire capitaliste. Du coup, si la BD, comme le cinéma ou la télévision, peut produire des mythes, « des mensonges vrais » (Fresnault-Deruelle, 2007) qui figent le temps et naturalisent l’idéologie de la classe dominante, cette capacité n’est, en réalité, présente que dans quelques séries à succès (Tintin, Batman, Naruto, etc.). La vraie puissance de ce média est ailleurs, dans la production d’images inertes qui donnent envie de donner la vie, de mettre son âme (son anima) dans les personnages (ibid.). Le lecteur est tout puissant, c’est lui et lui seul qui crée le mouvement dans la case6 et qui, surtout, complète l’action entre deux cases7. Il est libre, il est Dieu. La BD est un média qui révèle à chacun son pouvoir d’agir et la jouissance que procure le fait d’être l’unique gestionnaire de son temps. C’est en tout cas une hypothèse de travail qui mérite des recherches complémentaires. Mais bien sûr, il existe beaucoup d’autres manières d’appréhender les relations entre BD et lien social. L’objet de cet Essentiel est, justement, de proposer un panel diversifié des recherches actuelles qui explorent ces relations.
Architecture de ce numéro
20Concevoir la BD comme un média producteur de lien social (Dacheux et Le Pontois, 2011) ne signifie pas qu’il n’existe pas d’autres manières d’appréhender la BD, d’autres dimensions à prendre en compte dans l’analyse. Mais cette appréhension médiatique a le mérite de déplacer le regard. Tout d’abord, elle invite à concevoir la BD non pas comme un art éthéré, mais comme une production s’inscrivant dans le cadre d’industries culturelles qui, dans la société de connaissances qui vient, jouent un rôle social de plus en plus important. Elle conduit ainsi, symétriquement, à penser la réception comme une pratique culturelle en interaction concurrentielle avec d’autres pratiques culturelles (comme le jeu vidéo, par exemple). Ensuite, cette conception de la BD comme média pousse à s’intéresser à ses usages en tant que tels, ce qui ouvre son étude à la sociologie et aux sciences de la communication, et évite ainsi un repliement stérile sur la seule sémiologie. Enfin, conduire des recherches sur un média plébiscité aussi bien par le grand public que par les élites culturelles, permet de s’interroger sur le vivre ensemble des sociétés démocratiques contemporaines.
21Pour la plupart inédits, les textes présentés dans cet Essentiel n’explorent pas toutes ces potentialités, mais sont une invitation à une telle exploration. Il s’agit de montrer comment la BD nous donne à comprendre le monde. Dans cette perspective, les articles réunis ici abordent les deux dimensions du lien social (Dacheux, 2010). La dimension pragmatique, concrète : la BD nous donne à voir les interactions humaines quotidiennes, nous offre la compréhension des mécanismes politiques et économiques qui régissent le vivre ensemble. C’est ainsi que ce numéro s’ouvre par une interview de Dominique Wolton qui met en lumière la singularité de la BD quand elle rend compte de l’ordre social. Cet ouvrage se poursuit par une étude de l’économiste Daniel Goujon qui montre comment Greg, à travers Achille Talon, offre une vision contrastée du rôle de la monnaie et des banquiers dans les rapports sociaux. Le troisième texte est l’œuvre d’un scénariste et par ailleurs ancien journaliste, Christophe Dabitch, qui s’intéresse à la singularité de la BD de reportage.
22Les quatrième et cinquième articles permettent une transition entre cette dimension concrète du lien social et sa dimension symbolique. En effet, Éric Agbessi, spécialiste de civilisation américaine, procède à une analyse en réception d’une planche reproduisant une dispute entre Martin Luther King et sa femme. Il s’agit de voir si, aux yeux des lecteurs, le rappel d’une réalité domestique (dimension pragmatique du lien social) est capable ou non de remettre en cause le mythe (dimension symbolique) du défenseur de l’égalité des droits. Tandis que de son côté, Hilaire Mbiye Lumbala, auteur d’une thèse sur cette BD africaine francophone si injustement méconnue dans l’Hexagone, montre comment la BD tisse du lien social en Afrique, de manière tangible, via les associations d’auteurs et de manière symbolique, via les médias.
23Les trois contributions suivantes s’intéressent, d’une autre façon, à cette dimension symbolique du lien social : Jérôme Dutel explore les liens entre science-fiction et bande dessinée, Pauline Escande-Gauquié s’interroge sur les rapports entre BD et dessin animé à propos de Persepolis, et Magali Boudissa tente de cerner les spécificités de l’adaptation du livre à l’écran. Dans les trois cas, il s’agit, à première vue, de s’interroger sur la particularité esthétique du langage artistique de la BD. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est aussi que ces trois articles mettent en lumière le rôle de l’industrie culturelle de la BD dans la constitution de nos imaginaires. Cet ouvrage collectif pluridisciplinaire s’achèvera par un texte de Pascal Robert, qui montre en quoi la BD propose une lecture subversive du monde, et par un encadré qui revient sur le choix de cet Essentiel d’en proposer une définition forcément partielle et partiale. Un grand merci à Stéphane Heuet, l’auteur qui a osé transposer Proust en BD, d’avoir éclairé chaque texte de son talent à travers ce que l’on nomme dans le jargon un « cul-de-lampe », une respiration graphique venant commenter avec humour les propos tenus par les auteurs de ce livre.
Conclusion
24À l’heure des réseaux socionumériques et de l’interactivité, comment expliquer le succès des albums de bande dessinée, succès qui s’affranchit des classes sociales8 ? La réponse est selon nous dans le rapport au monde singulier qu’offre ce média artistique. Source d’uchronies* et d’utopies9, la BD, comme tous les arts, invite à la distance critique avec le monde tel qu’il est. C’est un média qui nécessite la « coopération tacite du lecteur » (Eisner, 2009) pour inventer le rythme, produire le mouvement, compléter le décor, mesurer le temps, créer les sons, engendrer la vie. La BD offre à chacun, un temps, l’opportunité de ne plus être « hétérodirigé10 ».
25« Divertissement léger et accessible11 », la BD est un plaisir libérateur, un jeu émancipateur où le lecteur déforme et reforme l’univers que portait l’auteur. Art, média et plaisir, elle est populaire parce qu’elle n’est pas uniquement réductible à ce que l’analyste peut en dire. Plus précisément, sa force, c’est justement de ne rien imposer. Comme le cinéma, elle peut être cette succession d’images qui guident le lecteur dans la direction voulue par l’auteur, ou au contraire, comme pour un livre, elle peut se développer principalement dans l’univers mental du lecteur. Elle laisse l’individu libre d’exploiter ou non les potentialités libératoires du média, de succomber ou non à l’idéologie de certaines séries mythifiantes. C’est parce qu’elle peut être, à la fois, le reflet idéologique du lien social contemporain et la source émancipatrice d’un lien social utopique, qu’elle rencontre un succès qui traverse toutes les couches de la population, de l’intellectuel critique à la « ménagère de moins de cinquante ans » en passant par l’adolescent en mal d’évasion. C’est parce que personne ne peut vraiment la définir que la bande dessinée appartient à tous.
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Références bibliographiques
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Notes de bas de page
1 En 2004, par exemple, elle vote pour l’interdiction de l’œuvre autobiographique (qu’elle n’avait pas perçue comme telle) de Riad Sattouf, Ma circoncision.
2 Plus de 5 000 BD publiées en 2012 par plus de 300 éditeurs pour un chiffre d’affaires tournant autour de 420 millions d’euros.
3 Même si, aujourd’hui, de nombreuses séries sont, comme un feuilleton, programmées dans le temps (par exemple, la série Uchronie[s] chez Glénat ou la série Secrets parue chez Dupuis).
4 En réalité, le jeu est plus complexe puisqu’une BD est souvent, du côté de la production, le fruit d’un jeu d’interprétation entre les mots d’un scénariste, les croquis d’un dessinateur, l’intention d’un encreur et la compréhension du coloriste, tandis que, du côté de la réception, l’interprétation du lecteur peut être influencée par les critiques spécialisées, les lectures d’amis, l’image publique de l’auteur, le lieu de lecture, etc.
5 Le point d’équilibre d’une BD grand public se situe généralement autour de 10 000 exemplaires vendus, mais certains albums sont tirés à 450 000 exemplaires (Largo Winch, Lucky Luke, etc.). On a même connu des tirages à plus d’un million d’exemplaires (Titeuf, Astérix, etc.).
6 « Au cœur de ce déploiement d’images destinées à introduire la durée, qui est une manipulation des éléments du temps pour obtenir l’émotion ou le message voulu, les cases deviennent un élément fondamental » (Eisner, 2009).
7 Entre deux cases, « L’ellipse volontaire que pratique le lecteur est le moyen fondamental par lequel la bande dessinée peut restituer le temps et le mouvement » (McCloud, 1999).
8 L’enquête « Pratiques culturelles des Français », réalisée en 2008 sous l’égide du ministère de la Culture, montre que le pourcentage de personnes ayant lu au moins un album de bande dessinée est le même pour les foyers dont le chef de ménage est ouvrier que pour les foyers dont le chef de ménage est artisan, commerçant ou chef d’entreprise (26 %).
9 Voir Letonturier, 2013.
10 Terme utilisé par Umberto Eco (1976).
11 Selon les mots de Bill Waterson, l’auteur de Calvin et Hobbes, strip* qui en 1995 – lorsque l’auteur décida de l’arrêter pour se consacrer à la peinture – était publié dans plus de 2 400 journaux à travers le monde.
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Bande dessinée et lien social
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- Robert, Pascal. (2016) Bande dessinée et numérique. DOI: 10.4000/books.editionscnrs.20595
- (2016) Bande dessinée et numérique. DOI: 10.4000/books.editionscnrs.20649
- Robert, Pascal. (2018) La bande dessinée, une intelligence subversive. DOI: 10.4000/books.pressesenssib.9836
- Agbessi, Erics. Dacheux, Éric. (2023) La fabrique de la bande dessinée. DOI: 10.3917/herm.rober.2023.01.0083
- Higelin, Audrey. (2020) La prison comme topique dans la bande dessinée au XXIe siècle : questions d’intertextualité et de réflexivité. Recherches sémiotiques, 38. DOI: 10.7202/1070824ar
- Higelin, Audrey. (2020) La prison comme topique dans la bande dessinée au XXIe siècle : questions d’intertextualité et de réflexivité. Recherches sémiotiques, 38. DOI: 10.7202/1070824ar
Bande dessinée et lien social
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