De l’humain réparé à l’humain augmenté : naissance de l’anthropotechnie
p. 85-106
Note de l’éditeur
Inédit
Texte intégral
1Lorsqu’on parle d’humanité augmentée, la réflexion se tourne souvent vers le transhumanisme*. Toutefois, cette orientation masque l’étendue des augmentations humaines. Une autre voie sera choisie ici, moins focalisée sur la controverse et davantage attentive à des mouvements de fond aux enjeux plus importants. Nous voudrions ainsi interroger ce qui est appelé human enhancement en anglais et anthropotechnie en français, qu’il s’agisse d’usages concrets ou de réflexions académiques. Par anthropotechnie, on désigne l’activité visant à modifier l’être humain en intervenant sur son corps, et ceci sans but médical. D’un sens proche mais non identique, le human enhancement, indique ce qui relève de l’augmentation humaine. L’ensemble fait l’objet de discussions tant en Europe qu’outre-Atlantique. À titre d’indication, voici quelques mots tirés d’un rapport de la National Science Foundation (USA) :
Un ensemble impressionnant de technologies montre l’urgence de ce débat, qu’il s’agisse de médicaments usuels (par exemple les stéroïdes, le modafinil, le méthylphénidate) ou de visions fantastiques sur un futur cybernétique. Personne ne sait quelles visions – utopiques, dystopiques*, prosaïques – se réaliseront au final. Mais puisqu’il y a de bonnes raisons de penser que certaines de ces visions sont plausibles, il paraît prudent d’entamer au moins une discussion sur les questions éthiques et sociales liées à l’augmentation humaine, tout particulièrement parce que l’éthique semble historiquement avoir un (grand) temps de retard vis-à-vis de la technologie […]. En s’y prenant à l’avance, nous pouvons être mieux préparés à agir sur la législation et la réglementation (Allhoff et al., 2009, p. 38).
2Dans cette perspective, ce texte se fixe trois buts : donner une idée du contexte d’émergence de la question de la modification et/ou de l’augmentation de l’humain ; clarifier ce dont il est question lorsqu’on parle de human enhancement ou d’anthropotechnie – travail conceptuel qui sera le cœur de notre propos – et lancer quelques réflexions déontologiques et éthiques. Plus concrètement, il s’agit de rendre intelligible le mouvement qui anime l’éclosion d’une foule d’usages différents : dopage physique, psychostimulation professionnelle, chirurgie esthétique non réparatrice, modulation non thérapeutique de l’humeur, choix reproductif, contraception, etc. Leur polymorphie cache une proximité, même s’ils ne posent plus aucune question quant à leur légitimité tandis que d’autres sont controversés, voire condamnés.
Un contexte de forte émergence et de questionnements de fond
3Entre 2000 et 2010, la réflexion sur l’homme augmenté est passée du confidentiel à une forte visibilité. On peut rappeler, le rapport préparatoire à la révision des lois de bioéthique (Mission d’information sur la révision des lois de bioéthique, 2010, p. 458-472) et ses deux recommandations (no 79 et no 80) sur l’amélioration des performances humaines et sur l’anthropotechnie. Il indiquait quatre grandes problématiques : égalité, liberté, intérêt individuel/général, et questions d’identité et de dignité (ibid., p. 465-472).
4Une année plus tôt, le Parlement européen avait produit un rapport d’étude digne d’intérêt (Coenen et al., 2009). Tout d’abord, pour éviter le flou de l’expression human enhancement, il précisait ne s’intéresser qu’au human enhancement non thérapeutique, qu’il définissait comme « toute modification ayant pour but d’améliorer la performance humaine individuelle, par une intervention de base scientifique ou technologique sur le corps humain » (ibid., p. 6). Réfléchissant à ces interventions, l’étude se demandait si nous allions vers une société de l’amélioration. Elle poursuivait avec la question de la gouvernance, avant de parler des options politiques de l’Union européenne. Elle recommandait l’élaboration d’un cadre normatif européen et la mise en place d’un comité de travail.
5Ce sont surtout deux rapports américains de 2002 et 2003 qui ont fait émerger le faisceau de questionnements. Commanditaires associés, la National Science Foundation et le Department of Commerce rendirent public un rapport d’orientation des politiques de recherche sur l’amélioration des performances humaines (2003). Ce rapport soulignait l’importance des enjeux et la nécessité pour les États-Unis d’adopter une politique prioritaire ; ce type de saut technologique pouvait, en effet, avoir un fort impact économique en terme de productivité des individus, mais aussi d’efficacité des apprentissages, de créativité, de sécurité nationale, etc. (ibid., p. ix-xiii). La même année, l’équivalent américain de notre Comité consultatif national d’éthique publiait une volumineuse étude, « Beyond Therapy. Biotechnology and the Pursuit of Happiness1 » (President’s Council on Bioethics, 2003). L’ouvrage prenait le parti de regrouper médecine et enhancement en un tout qui devait être régi par la finalité du bonheur humain. Il prenait aussi le parti de ne plus raisonner par pathologies comme en médecine, mais par grands rêves (dreams) de l’humanité : santé, beauté, force, intelligence, etc. Par ailleurs, le monde industriel s’est aussi mobilisé, percevant l’émergence de nouveaux marchés. La première Augmented Human International Conference (Megève, 2010) affichait ainsi sur son site internet : « Un marché estimé à 877 millions de dollars d’ici 2020 ». Devant ces enjeux, il s’agissait d’accélérer la dynamique mondiale de l’augmentation de l’humain.
6En fait, si nous ajoutons à cela les multiples études sociologiques, anthropologiques ou historiques existantes, telles que celles de Christine Thoër sur la consommation de psychostimulants chez les jeunes adultes (Thoër et Robitaille, 2011 ; Thoër et Aumond, 2011 ; Lévy et Thoër, 2008), les nombreux essais interrogeant la chirurgie esthétique, comme ceux de Noëlle Châtelet (1993), de Sander L. Gilman (1999), d’Elizabeth Haiken (1997) ou Kathy Davis (1995), ou les interrogations de Kevin Warwick2 ou de Bernard Andrieu sur l’hybridité (2011), ou encore le questionnement de Patrick Laure sur les « conduites dopantes » (2000), etc., tout un ensemble de pratiques nous sautent au visage. Certaines sont déjà banales, d’autres restent pionnières ou théoriques, montrant un phénomène diffus, multiforme, effervescent.
L’anthropotechnie : enquête épistémologique sur des pratiques atypiques
7Ce sentiment de confusion et d’effervescence nous conduisit à publier en 2006 un travail épistémologique, Naissance de l’anthropotechnie, dont nous voudrions rappeler ici les traits saillants. Ne voulant pas préjuger du résultat, nous avons élaboré une méthode d’investigation, qui comprenait trois étapes : d’abord expliciter la définition commune de la médecine, telle qu’elle est présente à la conscience du plus grand nombre ou dans les dictionnaires ; ensuite repérer les pratiques atypiques, c’est-à-dire identifier, dans les pratiques faites par les médecins, celles qui ne correspondent pas à cette définition et peuvent indiquer une motivation différente ; enfin, regarder, dans ces pratiques atypiques, s’il n’existait pas, pour certaines d’entre elles, une unité d’objet, de finalité et de règle, qui indiquerait une orientation spécifique, un tropisme disciplinaire émergent.
8L’enquête méthodologique a abouti à trois résultats :
- L’hypothèse qu’un grand rassemblement disciplinaire serait à l’œuvre, sous l’étiquette « biomédecine », est apparue intenable, car incohérente (objet mal spécifié, finalités contradictoires, règles divergentes).
- À l’inverse, un premier groupe de pratiques semblait rebattre les cartes et dessiner un champ disciplinaire de recherches biomédicales où l’aspect « recherches » est l’élément crucial en termes de finalités et de normes propres.
- Enfin, résultat principal, les pratiques les plus problématiques pouvaient être regroupées autour d’un tropisme de modifications humaines à des fins non médicales, ancrées autour d’une finalité spécifique ; nous avons appelé ce domaine « anthropotechnie », en écho à des travaux de Gilbert Hottois3 (2002) et Peter Sloterdijk4 (2000).
9Un nouveau domaine, l’anthropotechnie, était donc caractérisé, avec pour définition : « Art ou technique de transformation extramédicale de l’être humain par intervention sur son corps » (Goffette, 2006, p. 69). Une telle définition, qui souligne la divergence de finalité vis-à-vis de la médecine, et qui préfère le concept de « transformation » – plus neutre – à celui d’« amélioration », nous a paru pouvoir rendre compte des pratiques en question, qu’elles fassent parler d’elles, qu’elles se développent discrètement ou qu’elles restent virtuelles. Les pratiques atypiques en cause sont apparues plus nombreuses que nous ne l’attendions. Regroupées par finalités plus précises, nous en donnons une présentation schématique dans le tableau qui figure sur la page suivante5.
Anthropotechnie et concepts : l’ordinaire et le modifié
10En termes épistémologiques, nous nous sommes aussi efforcés d’expliciter les concepts fondamentaux de l’anthropotechnie. En médecine, le normal et le pathologique ont un rôle pivot, même s’il existe différentes écoles de pensée6. Est-il possible de trouver un couple de concepts similaires et spécifiques pour l’anthropotechnie ? Dans un premier temps, puisqu’il est question d’améliorations de performances (dopages physiques ou intellectuels, etc.), une première hypothèse consisterait à poser l’existence d’une ligne de tension, allant du pathologique au normal pour la médecine, et du normal à l’amélioré pour l’anthropotechnie. Toutefois, la discussion de ces premiers concepts a montré des incohérences.
Usages actuels ou proches | Horizons plus lointains | |
Force | Dopage médicamenteux ; autogreffes. | Modifications génétiques et organiques ; prothèses, greffes. |
Intelligence | Dopage de la mémoire, de l’attention, du dynamisme, etc. | Modifications structurelles, implants organiques ou informatiques. |
Procréation | Anticonceptionnels, IVG, FIV, IAD, DPI, clonage, etc. (horsindications médicales). | Ectogenèse, grossesse masculine, modificationsde l’embryogenèse, choix de caractères génétiques. |
Sexualité | Aphrodisiaques et antilibido ; modifications de sexuation. | Changement de sexe, hermaphrodisme, a-sexe (absence d’organes génitaux), sursexuation, troisième sexe. |
Esthétique | Modifications chirurgicales de la silhouette, du visage, de la couleur de peau, etc. | Possibilité d’obtenir toute forme humaine ; esthétiques métahumaines. |
Étatémotionnel | Usage non médical de psychotropes. | Psychotropes plus puissants, variés et ciblés ; « orgue d’humeur ». |
Anti-âge | Pratiques antivieillissement ; espérance de vie accrue. | Substances anti-âge, modifications génétiques. |
Création | Prothèses motrices ou sensorielles s’adjoignant au corps. | Cyborg ; synthèse d’embryon ; chimères humain-animal ; création de métahumains. |
- Pour le normal : d’une part, il n’est pas nécessaire d’être dans un état normal pour faire appel à une pratique anthropotechnique7 et, d’autre part, en anthropotechnie, le risque de confusion entre les normalités médicale et sociale est important alors qu’il s’agit de deux sens distincts (être laid n’est pas « médicalement anormal », même si cela peut être « socialement anormal », par exemple, ou encore la contraception qui induit une anomalie physiologique en termes médicaux, tout en étant socialement normale).
- Pour l’amélioré, trois problèmes apparaissent : primo, certaines pratiques anthropotechniques sont des « améliorations » ambiguës à l’exemple du dopage sportif, très discuté et parfois pathogène, ou du stérilet, qui n’améliore aucune performance ou aucun organe ; secundo, la médecine utilise souvent le terme d’« amélioration » (de l’état de santé, des symptômes, etc.) ce qui mine la spécificité du concept ; tertio, le mot « amélioration » contient un jugement de valeur, puisqu’il signifie « rendre meilleur », induisant un jugement sur une pratique avant même d’en prendre connaissance.
- Plus généralement, l’existence même d’un axe unique médecine-anthropotechnie est contestable : les pratiques anthropotechniques comportent souvent des risques (minimes ou importants), sans bénéfice de santé. Médicalement, elles sont à considérer comme des atteintes potentielles à la santé plutôt que comme une « sur-santé ». Les « plus » apportés ne sont pas des « plus » de santé, mais des « plus » pour d’autres finalités8.
11Cet ensemble d’arguments nous a conduit à distinguer radicalement médecine et anthropotechnie et à forger un couple de concepts bien différent, celui de l’ordinaire et du modifié. Pour le dire de façon schématique, en anthropotechnie, la situation de départ est un état ordinaire – l’état habituel de la personne – qui peut être transformé pour aboutir à un état modifié. Ce dernier peut être une amélioration de performance (dopage), une possibilité d’épanouissement (contraception), un changement dans le rapport à soi et aux autres (chirurgie esthétique), etc.
12Ces deux termes, l’ordinaire et le modifié, peuvent paraître plats, mais ils permettent de souligner quelques implications épistémologiques majeures. Ainsi, il n’y a plus de relation médecin-patient mais une relation praticien-client. Il n’y a plus d’impératif, d’obligation d’assistance, comme en médecine où la maladie induit un devoir de soigner, mais une relation de prestation de service. Il n’y a plus une maladie à diagnostiquer, mais un client qui exprime une demande. Il n’y a plus un traitement à prescrire, mais une palette de propositions à exprimer, comprenant la possibilité de ne rien faire. Il n’y a plus une décision dont l’acteur pivot reste souvent, même aujourd’hui, le médecin9 (même si le patient, ensuite, est libre de consentir), mais une décision qui, en anthropotechnie, relève presque exclusivement du client, que ce soit dans sa formulation ou son choix final. Corrélativement, il se peut que le praticien reçoive parfois une demande qu’il juge déraisonnable, auquel cas il devrait lui être possible d’arguer d’une clause de conscience pour refuser une action contraire à son éthique ou aux bonnes pratiques de son métier en termes de rapport bénéfice-risque. Le problème, comme nous l’avons montré, est que l’anthropotechnie ne pouvant fonder ses normes sur un rapport bénéfice-risque pour la santé, elle requiert une construction déontologique spécifique, avec un rapport bénéfice-risque prenant en compte plusieurs valeurs : santé, bonheur, accomplissement de soi, capacitation, etc. – groupe de valeurs qui restent à discuter aujourd’hui.
13Ce cheminement nous conduit à un positionnement de ferme démarcation entre anthropotechnie et médecine. Il convient, à cet égard, de souligner que cette démarcation n’est pas exactement la même que celle qui est discutée entre human enhancement et therapy.
Anthropotechnie ou human enhancement ?
14L’expression la plus utilisée, au niveau international, est sans conteste celle de human enhancement (généralement traduite par augmentation humaine). Introduite dès 1988 (Druckman et Swets) et devenue centrale depuis le travail d’Erik Parens (1998), la notion fait l’objet d’une attention croissante. Toutefois, elle se heurte de façon récurrente à la double question de sa cohérence interne et de sa démarcation avec la thérapeutique. Par exemple, puisque human enhancement signifie augmentation/amélioration humaine, il n’est pas rare de voir son champ s’étendre à tout ce qui augmente/améliore nos vies, qu’il s’agisse de psychostimulants, de choix d’embryon, de téléphone portable, de techniques d’apprentissage, etc. À l’inverse, les frontières de l’anthropotechnie sont clairement identifiables, puisque sa définition précise : « Par intervention sur son corps ». Elle recouvre, de plus, des champs comme le dopage sportif, la chirurgie esthétique ou la contraception qui sont rarement mentionnés sous l’étiquette human enhancement alors que les problématiques sont voisines.
15Autre problème, tout aussi épineux, l’expression human enhancement peut également, dans son sens lexical, s’appliquer à nombre d’actions médicales, puisque ces dernières ont pour but d’améliorer autant que possible l’état du patient, d’augmenter ses chances de survie. On retrouve ici le problème qui nous avait conduit à écarter le concept d’« amélioré », qui s’applique aussi bien en anthropotechnie (améliorer une performance intellectuelle) qu’en médecine (les soignants parlent d’amélioration de l’état général, ou d’améliorer le pronostic). On comprend dès lors les tiraillements incessants entre plusieurs représentations du human enhancement, certaines tendant à le différencier clairement de la médecine, d’autres mettant en avant la difficulté à établir une démarcation entre les deux. Cela a conduit certains acteurs majeurs à intégrer la médecine dans le human enhancement10. D’autres ont nié toute véritable démarcation11. D’autres encore ont souhaité réaffirmer avec force la primauté et la spécificité de la médecine qui, contrairement à l’enhancement, a affaire directement à la mort et à la souffrance (Daniels, 2008). D’autres enfin, comme le fait le rapport pour le Parlement européen12 (Coenen et al., 2009), ont distingué deux types de human enhancement, ceux à destination thérapeutique, restant dans le cadre médical, et ceux à destination non thérapeutique, sur lesquels l’attention politique doit porter. On peut saisir ici toute la difficulté de cette étiquette, qui a certes l’avantage d’appartenir au langage courant de tout anglophone, mais qui a l’inconvénient de ne pas signifier un concept clair.
16À l’inverse, l’utilisation du néologisme anthropotechnie – ou anthropotechnics en anglais –, a l’inconvénient de ne pas appartenir au vocabulaire courant, mais l’avantage de pouvoir reposer sur une définition et des concepts. Même s’ils ne sont pas parfaits et prêtent autant à discussion que ceux du normal et du pathologique en médecine, ils permettent néanmoins d’articuler une structuration interne et d’indiquer une démarcation. Par ailleurs, le fait que trois philosophes aient réinventé en même temps le même terme (Sloterdijk, Hottois et moi-même) tend à indiquer que ce néologisme n’est pas si étrange qu’il n’y paraît et qu’il répond à une réelle nécessité13.
Quelques questions éthiques et métaphysiques pour l’anthropotechnie
17En guise de conclusion, nous voudrions mentionner nos positions éthiques et métaphysiques.
18La première des positions défendues par cet article, à mi-chemin entre l’épistémologie descriptive et l’éthique prescriptive, est celle de la démarcation pratique entre médecine et anthropotechnie, par exemple en ce qui concerne le schéma de consultation. En médecine, il est classiquement le suivant : interrogation, antécédents, examen clinique, diagnostic, traitement, pronostic. En anthropotechnie, puisqu’il n’y a nulle maladie à diagnostiquer, le schéma de consultation devrait être construit différemment : expression de la demande, caractérisation de la situation de santé (antécédents, examens), propositions d’action, discussion entre le client et le praticien, réflexion puis décision du client, consentement (ou non) du praticien, réalisation de l’acte, prévision et suivi des effets. Les deux schémas sont donc bien différents.
19Second point, les finalités n’étant pas les mêmes, chacun des domaines requiert une déontologie propre. On le sait, la médecine repose sur les deux piliers que sont le secret médical (non-divulgation de la vie privée) et la recherche du meilleur rapport bénéfice-risque pour la santé dans le respect de l’autonomie du patient. En anthropotechnie, le premier pilier demeure fondamental, inchangé, tandis que le second doit intégrer des valeurs autres que la santé, comme, par exemple, le bonheur, la réussite sociale, l’épanouissement, etc., autant de valeurs dont il faut discuter la place et la pondération réciproque. Plus généralement, le respect de l’autonomie prend ici une résonance différente, puisqu’il ne s’agit plus seulement d’éviter la mort, d’épargner des souffrances, de rechercher le consentement au traitement, mais aussi de s’interroger sur la valeur de la modification vis-à-vis de l’autonomie personnelle. Par exemple, telle pratique de dopage aux anabolisants, sous la pression sportive, n’est-elle pas à la fois une contribution à la réussite sociale (la gloire, les honneurs, la richesse, disait-on dans la philosophie classique) mais aussi une voie d’aliénation de soi où l’individu devient un dispositif de performance, un produit marketing, une image à vendre, parfois au risque de sa santé et de son identité ? Autre exemple, l’utilisation de psychostimulants n’est-elle pas à la fois une façon de faire face à une situation scolaire ou professionnelle en améliorant ses performances, mais aussi une dépendance à un produit, une source de soucis quotidiens et d’addiction potentielle, un biais de concurrence imposé aux autres, voire une façon de transformer la personnalité de son esprit et sa façon d’être au monde ? Si la contraception est clairement une modification anthropotechnique qui favorise l’autonomie, on voit que d’autres pratiques méritent une évaluation fine de leurs effets potentiels tant sur l’individu que sur son entourage, familial ou professionnel.
20Troisième point, si nous envisageons les horizons anthropotechniques à moyen et long termes, ce ne sont pas seulement des interrogations éthiques et politiques qui sont au premier rang, mais aussi et surtout un questionnement métaphysique. Il est utile de prendre comme indices prospectifs ce qu’on voit en matière de prototypes techniques (ectogenèse, prothèses de bras supplémentaires à commandes corticales, etc.), de pratiques nouvelles (consommation de psychostimulants, banalisation de la chirurgie esthétique, etc.) pour imaginer des horizons d’avenir. En se projetant ainsi au-delà de l’horizon, on ne peut qu’être frappé de la plasticité de la substance humaine, qu’il s’agisse du physique ou du psychique. Il ne s’agit pas de suivre la futurologie parfois naïve du transhumanisme ou du posthumanisme*, dont les partis pris faussent le regard, mais de conduire une prospective métaphysique panoptique, c’est-à-dire de dégager les voies de transformations de l’« humanitude » souhaitables et les mécanismes d’action qui y conduiraient (politiques, sociaux, éducatifs). Il s’agit aussi de faire attention aux voies à écarter et aux chemins délétères qui y mènent. Rien ne serait plus terrible que d’entrer progressivement dans un univers de personnes-produits consommées, alors que certains usages de l’anthropotechnie auraient pu, au contraire, contribuer à l’épanouissement de personnes-sujets.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Références bibliographiques
10.2202/1941-6008.1110 :Allhoff, Fritz et al., « Ethics of Human Enhancement. 25 Questions & Answers », rapport pour la National Science Foundation, 2009.
Andrieu, Bernard, Devenir hybride, Nancy, Presses universitaires de Nancy, coll. « Épistémologie du corps », 2008.
Andrieu, Bernard, Les avatars du corps. Une hybridation somatechnique, Montréal, Liber, 2011.
10.3917/puf.cangu.2013.01 :Canguilhem, Georges, Le normal et le pathologique, Paris, PUF, coll. « Galien », 1966.
Châtelet, Noëlle, Trompe-l’œil. Voyage au pays de la chirurgie esthétique, Paris, Belfond, 1993.
Coenen, Christopher et al., « Human Enhancement. Study », Parlement européen, Science and Technology Options Assessment (STOA), 2009. En ligne sur : http://www.itas.fzk.de/deu/lit/2009/coua09a.pdf
10.1017/CBO9780511809514 :Daniels, Norman, Just Health. Meeting Health Needs Fairly, Cambridge, Cambridge University Press, 2008.
10.4324/9780203700129 :Davis, Kathy, Reshaping the Female Body. The Dilemma of Cosmetic Surgery, New York, Routledge, 1995.
Druckman, Daniel D. et Swets, John A. (dir.), Enhancing Human Performance. Issues, Theories, and Techniques, Washington, National Academy Press, 1988.
10.1891/1062-8061.11.1.191 :Gilman, Sander L., Making the Body Beautiful. A Cultural History of Aesthetic Surgery, Princeton, Princeton University Press, 1999.
10.3917/puf.girou.2010.01 :Giroux, Élodie, Après Canguilhem. Définir la santé et la maladie, Paris, PUF, 2010.
Goffette, Jérôme, Naissance de l’anthropotechnie. De la biomédecine au modelage de l’humain, Paris, Vrin, coll. « Pour demain », 2006.
Goffette, Jérôme, « Anthropotechnie : cheminement d’un terme, concepts différents », Alliage, no 67, Perfection & perfectionnement du corps humain, octobre 2010, p. 104-116.
Goffette, Jérôme et Malzac, Perrine, « Le consentement du patient et les modèles de la relation médecin-patient », in Collège des enseignants de SHS en médecine et santé, Médecine, santé et sciences humaines. Manuel, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Médecine et sciences humaines », 2011, p. 302-311.
10.56021/9780801857638 :Haiken, Elizabeth, Venus Envy. History of Cosmetic Surgery, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1997.
Hottois, Gilbert, Species Technica. [Suivi d’un] Dialogue philosophique autour de Species Technica vingt ans plus tard, Paris, Vrin, coll. « Pour demain », 2002.
10.3406/insep.2001.1594 :Laure, Patrick (dir.), Dopage et société, Paris, Ellipses, 2000.
10.7202/019622ar :Lévy, Joseph Josy et Thoër, Christine, « Usages des médicaments à des fins non médicales chez les adolescents et les jeunes adultes : perspectives empiriques », Drogues, santé et société, juin 2008, volume 7, no 1, p. 153-189.
Mission d’information sur la révision des lois de bio éthique, « Rapport d’information no 2235 », Assemblée nationale, 20 janvier 2010. En ligne sur : http://www.assemblee-nationale.fr
Parens, Erik (dir.), Enhancing Human Traits. Ethical and Social Implications, Washington, Georgetown University Press, 1998.
President’s Council on Bioethics, Beyond Therapy. Biotechnology and the Pursuit of Happiness, New York, Dana Press, 2003. En ligne sur: http://bioethics.georgetown.edu
Roco, Mihail C. et Bainbridge, William Sims, Converging Technologies for Improving Human Performance. Nanotechnology, Biotechnology, Information Technology and Cognitive Science, rapport commandé par la National Science Foundation et le Department of Commerce, Dordrecht, Kluwer Academic Publishers, 2003.
Rothman, Sheila M. et Rothman, David J., The Pursuit of Perfection. The Promise and Perils of Medical Enhancement, New York, Pantheon Books, 2003.
Sloterdijk, Peter, Règles pour le parc humain. Une lettre en réponse à la lettre sur l’humanisme de Heidegger, Paris, Mille et une nuits, coll. « La petite collection », 2000.
Souccar, Thierry, Le guide des nouveaux stimulants, Paris, Albin Michel, 2007.
10.7202/1006371ar :Thoër, Christine et Aumond, Stéphanie, « Construction des savoirs et du risque relatifs aux médicaments détournés », Anthropologie et Sociétés, 2011, volume 35, no 1-2, p. 111-128.
10.7202/1013481ar :Thoër, Christine et Robitaille, Michèle, « Utiliser des médicaments stimulants pour améliorer sa performance : usages et discours de jeunes adultes québécois », Drogues, santé et société, volume 10, no 2, décembre 2011, p. 143-183.
Notes de bas de page
1 « Au-delà du thérapeutique. Les biotechnologies et la recherche du bonheur ».
2 Cf. http://www.kevinwarwick.com
3 La première partie de l’ouvrage, une fiction écrite par Hottois en 1982, met en scène une multinationale appelée « General Anthropotechnics ».
4 Sloterdijk parle de l’irruption contemporaine des « anthropotechniques ».
5 Cf. pour un tableau plus détaillé : Goffette, 2006, chap. ix.
6 Outre l’approche de Canguilhem (1966), le lecteur pourra se reporter à Giroux (2010). Cet ouvrage présente ainsi la théorie analytique et biostatistique de Christopher Boorse et celle, fondée sur la notion de capacité à agir, de Lennart Nordenfelt.
7 Par exemple, on peut être malade et bénéficier d’une contraception (cette dernière étant une pratique anthropotechnique courante, la stérilité temporaire n’ayant pas pour but de soigner ou d’éviter une maladie mais de permettre un épanouissement personnel et d’éviter une grossesse non désirée).
8 À propos de « plus », un dictionnaire pratique de psychostimulants est sous-titré ainsi : « Plus d’efficacité, plus d’intelligence, plus d’énergie, plus d’optimisme, etc. » (Souccar, 2007).
9 Cf. Goffette et Malzac, 2011, p. 302-311.
10 Par exemple : President’s Council on Bioethics, 2003. Dans cet ouvrage clef, médecine et human enhancement sont regroupés parce qu’ils répondraient tous deux à la grande finalité du bonheur.
11 Par exemple : Rothman S. M. et Rothman D. J., 2003. Le sous-titre lui-même (The Promise and Perils of Medical Enhancement) est en écho avec le refus des auteurs de toute démarcation entre medical enhancement et human enhancement, dont ils s’expliquent dès l’introduction, p. ix-xxi.
12 L’étude commence par poser la distinction entre non-enhancing interventions, therapeutic enhancements et non-therapeutic enhancements (p. 6).
13 Sur l’histoire du terme anthropotechnie, cf. Goffette, 2010, p. 104-116.
Auteur
Maître de conférences en philosophie de la médecine à l’université Claude Bernard Lyon 1. Il a notamment publié Naissance de l’anthropotechnie (Vrin, 2006) et dirigé L’imaginaire médical dans le fantastique et la science-fiction avec Lauric Guillaud (Bragelonne, 2011).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.