Du corps au cadavre pendant la Grande Peste de Marseille (1720-1722). Des données ostéo-archéologiques et historiques aux représentations sociales d’une épidémie
p. 63-82
Texte intégral
1Les corps objets de notre étude sont des corps vieux de trois siècles, victimes d’une maladie foudroyante qui les a très rapidement fait passer à un statut de cadavre, il y a près de trois siècles, au cours de la Grande Peste que connut la ville de Marseille entre 1720 et 1722. Aujourd’hui un certain nombre de lieux de mémoire, qu’ils soient témoins architecturaux ou muséographiques nous rappellent cette épidémie. La fouille, en 1994, d’un charnier datant de cette épidémie a permis d’aborder d’autres représentations sociales relatives à l’apparence de la mort et à celle de la maladie, notamment à la notion de contagiosité de la peste. Nous aborderons successivement ces trois aspects dans le cadre de cette étude.
LES LIEUX DE MEMOIRE DE L’EPIDEMIE DE 1720
2Le souvenir de l’épidémie de peste de 1720-1722, qui fut à la fois la dernière que connut Marseille et l’une des plus sévères, est de nos jours encore très présent dans la cité phocéenne. Cette image vivace dans la mémoire collective de nombreux Marseillais, qu’ils soient de souche ou d’adoption, est celle d’un événement dramatique d’une ampleur exceptionnelle. Cet épisode d’histoire locale semble constituer un phénomène identitaire, ciment culturel unissant ceux qui partagent la réminiscence de ce fléau.
3Ce souvenir, ainsi qu’on peut le constater, a effacé celui d’autres épidémies, plus anciennes ou plus récentes, et domine d’autres catastrophes ou fléaux qui ont pu frapper la cité (mise à sac de la ville par les Aragonais au xve siècle, épidémies de peste du xvie et du xviie siècle, épidémies de choléra du xixe siècle...).
4Cette mémoire est entretenue par plusieurs types de représentations (statues, monuments commémoratifs, toiles, gravures et noms de rue), dont les plus évidentes sont les œuvres extérieures.
5Le plus célèbre de ces lieux de mémoire est sans aucun doute la statue de Mgr de Belsunce, évêque de Marseille entre 1709 et 1755, figure emblématique de cette épidémie. Réalisé en 1852, par le sculpteur Ramus et le fondeur Maurel (Pluyette, 1920), ce monument, qui se trouvait à l’origine sur le Cours Belsunce, fut déplacé à plusieurs reprises. Actuellement placée devant la cathédrale, cette statue est située sous le regard obligé de tous les automobilistes qui traversent la ville, en direction de l’autoroute du littoral, à proximité d’un des plus grands charniers de la ville, celui des fortins de la Tourette, où furent inhumées en septembre 1720 plusieurs centaines de victimes de la peste (Pichatty de Croissainte, 1721).
6Les autres œuvres « extérieures » sont au nombre de huit (Pluyette, 1920; 1921) :
- La colonne de la Peste, anciennement pièce centrale de la fontaine de la Peste, située rue Paradis, inaugurée en l’an X de la République en l’honneur des citoyens qui se dévouèrent en 1720 auprès des pestiférés1, puis transportée place Saint-Ferréol en 1839 et aujourd’hui localisée sous forme d’une simple colonne dans le jardin de la Bibliothèque municipale. Cette colonne est surmontée par une sulpture de Chardigny : Le génie de l’Immortalité.
- Le buste de Nicolas Roze, érigé en 1885 à la suite d’une souscription publique, à l’origine sur l’esplanade de la Tourette et aujourd’hui place Fontaine Rouvière.
- La statue de Nicolas Roze sur la façade est de la préfecture des Bouches-du-Rhône.
- La statue de Mgr de Belsunce sur la façade est de la Préfecture des Bouches-du-Rhône.
- La statue de Cardin-Lebret, Intendant de Provence durant l’épidémie, sur la façade principale de la Préfecture des Bouches-du-Rhône.
- Le portrait du Docteur Peyssonnel, dans une vitrine de la station de métro Timone.
- Le buste de Jacques Daviel, dans la cour principale de l’Hôtel-Dieu.
- Le portrait du Chirurgien Daviel dans une vitrine de la station de métro Timone.
7Le souvenir de l’épidémie est évoqué de façon moins évidente à travers la toponymie de divers lieux, portant le nom de personnages s’étant illustrés durant l’épidémie : cours Belsunce ; rues Dieudé, Estelle, Moustier, chevalier-Rome ; place Daviel ; complexe sportif chevalier-Rome...
8Le souvenir de la peste de 1720-1722 est également attaché à divers bâtiments publics qui furent utilisés comme établissements hospitaliers durant l’épidémie : l’Hôtel-Dieu, la Charité et les Convalescents. Il faut également citer le bâtiment de la Consigne sanitaire, œuvre dont la construction débuta dès 1719, mais qui n’était pas achevée lors de l’épidémie (la Consigne se trouvant alors sur un bureau flottant2).
9Plus vivante est la célébration annuelle du « Vœu de la peste » prononcé le 28 mai 1722 par les échevins de la ville, après la consécration de celle-ci par Mgr de Belsunce au Sacré-Cœur de Jésus. Cette promesse d’assister à perpétuité à la célébration de la messe du Sacré-Cœur est, de nos jours, toujours respectée par le maire de Marseille et les représentants des collectivités territoriales. Tous les 28 mai une messe pour la protection de la ville contre la peste est célébrée en cette même église du Sacré-Cœur du Prado, un cierge est annuellement offert par la Chambre de commerce. La promesse faite par les échevins de Marseille est représentée sur deux vitraux de cette église, réalisés par H. Pinta.
10Il est également intéressant de noter que, au palmarès des représentations iconographiques des événements majeurs de l’histoire marseillaise (antérieurs à ceux du xxe siècle), l’épidémie de 1720-1722 arrive très largement en tête (Pluyette, 1921). Aucun événement de l’histoire de la cité phocéenne n’a été plus représenté par les artistes. Au sein de ce corpus iconographique sur la Grande Peste, la représentation emblématique d’un événement et d’un personnage se détache par le nombre des œuvres qui la constituent : celle de l’inhumation des cadavres pestiférés de l’esplanade de la Tourette par le chevalier Roze, figurant l’exemplarité de l’intervention du pouvoir temporel, élément nouveau et décisif en 1720 (Hildesheimer, 1993). L’inhumation des cadavres de pestiférés dans le charnier des fortins de la Tourette est l’objet de nombreuses représentations :
- M. Serre : Scène de la peste de 1720 à la Tourette, musée Atger, Montpellier.
- J.-F. De Troy : Le Chevalier Roze devant la Tourette, 1725, musée des Beaux-Arts, Marseille.
- Thomassin : La Peste dans la ville de Marseille en 1720, épisode de la Tourette, gravé d’après De Troy, 1727, musée de la Marine, Marseille (d’autres gravures, notamment celles de Sotaine, de Flameng et de Yon reprendront cette œuvre au xixe siècle).
- Œuvre anonyme (peut-être attribuable à Dandré-Bardon ?) : Le Chevalier Roze devant la Tourette, esquisse du musée des Beaux-Arts, Rouen.
- Paulin Guérin : Le Chevalier Roze faisant inhumer les pestiférés, 1826, musée des Beaux-Arts, Marseille.
- J.-B. Duffaud : Le Chevalier Roze à la montée des Accoules, 1911, musée du Vieux Marseille, Marseille.
11Enfin, il nous faut citer la place de cet événement tragique dans la littérature du xxe siècle. Sans faire un inventaire exhaustif des œuvres ayant pour toile de fond, sinon pour personnage principal, cette épidémie, citons les romans de J.-J. Antier : Autant en apporte la mer (1993) ; R. Jean : L’Or et la soie (1983).
DONNÉES OSTÉO-ARCHÉOLOGIQUES
12Il est surprenant de constater qu’un événement à l’origine de représentations artistiques aussi nombreuses et spectaculaires, et si persistant dans la mémoire collective des Marseillais, ne soit pas plus présent au travers des documents archéologiques, notamment de fouilles anthropologiques de charniers de pestiférés. Nous savons, par les sources historiques, que de nombreuses fosses furent ouvertes à travers toute la ville pour inhumer les milliers de victimes de l’épidémie3 (Carrière et al., 1968). Les travaux d’agrandissement et d’aménagement de la ville entrepris depuis la seconde moitié du xixe siècle ont régulièrement mis au jour des charniers de l’épidémie de 1720-1722. Ceux-ci n’ont pourtant jamais été jugés dignes d’intérêt archéologique ou anthropologique et les restes humains ont été, selon les cas, ré-inhumés ou mis à la décharge publique.
13Pourtant, ces documents archéologiques permettent eux aussi d’appréhender des représentations et des comportements sociaux du xviiie siècle. Les archives biologiques que sont les squelettes constituent une source de données essentielle dans le domaine de l’anthropologie historique et permettent, comme nous l’avons montré, de compléter des sources historiques lacunaires (Dutour et al., 1994 ; Signoli et al., 1996 ; Leonetti et al., 1997 ; Signoli et al., 1997).
14Afin de lutter contre cette destruction régulière d’archives, nous avons fait, en 1994, la proposition au Service régional de l’archéologie d’assurer l’étude anthropologique de terrain et de laboratoire d’un charnier de la Grande Peste. Ce charnier se trouvait dans les anciens jardins du couvent de l’Observance, situés en contrebas de la Vieille-Charité, à l’angle formé par la rue J.-F. Leca et la rue de l’Observance. Ce couvent, appartenant aux frères mineurs de « l’Etroite Observance » ou « observantins », fut utilisé comme entrepôt et hôpital de quarantaine lors de l’épidémie de 1720-1722, et fut ensuite vendu comme « bien national » durant la Révolution (Bouyala d’Arnaud, 1959).
15L’imagerie archéologique que nous avons pu collecter lors des différentes étapes de la fouille est caractéristique des charniers de peste. Elle montre une accumulation d’un grand nombre de victimes inhumées, tête-bêche, par petits groupes correspondant vraisemblablement au chargement de tombereaux et dont les corps furent systématiquement recouverts par de la chaux. Ces documents archéologiques nous ont permis d’accéder, pour deux exemples précis, aux représentations de la mort épidémique et de ses apparences comme aux représentations de la maladie et de ses causes dans la société du xviiie siècle.
LES REPRÉSENTATIONS DE LA MORT ET DE SES APPARENCES
16Dans les documents iconographiques du xviiie siècle relatifs à la peste, on perçoit nettement la ténuité de la frontière existant entre le mort et le vivant, entre le corps et le cadavre. Différentes teintes en dégradé font une transition entre le rose de la carnation du corps vivant et le vert plus ou moins foncé du défunt, couleur conventionnelle du cadavre dans les représentations du xviiie siècle. L’ambiguïté des états intermédiaires entre la vie et la mort est traduite par une palette colorée du rosé de la vie, au vert foncé du cadavre déjà en décomposition. Cette traduction artistique est particulièrement visible dans la toile de J.-B. Duffaud (Le Chevalier Roze à la montée des Accoules, daté de 1911, musée du Vieux-Marseille). Les différentes étapes entre le corps sain (nourrisson au teint rose, allongé sur sa mère) et le cadavre en décomposition (mère morte, presque informe) sont présentes comme l’image de la vie affirmée et de la mort assurée (une femme foudroyée, à l’agonie dont la carnation claire traduit encore l’appartenance aux vivants ; un enfant dont le traitement pictural verdâtre atteste la mort, mais dont, dans le même temps, la limpidité du regard, le « voile glaireux » de Winslow n’étant pas encore présent, reflète une mort toute récente). Cette œuvre, comme celles plus contemporaines de l’événement, traduit bien l’insoutenable incertitude de la mort en temps de peste. Certains corps de pestiférés ne sont peut-être morts qu’en apparence ?
17Par l’anthropologie de terrain, nous avons eu accès à cette difficulté rencontrée par les médecins de peste pour diagnostiquer avec certitude la réalité de la mort. En effet, deux inhumations voisines (S 155 et S 158) du charnier de l’Observance présentaient au niveau des phalanges du pied (premier rayon) des épingles à tête en bronze, découvertes en place lors de la fouille planimétrique de la partie centrale de ce charnier (Dutour et al., 1994 ; Signoli et al., 1996 ; Léonetti et al., 1997).
18Le S 155 est le squelette d’un sujet féminin, adulte jeune, inhumé en décubitus dorsal. Le membre supérieur gauche était fléchi à 90°, reposant sur le rachis lombaire, alors que le membre supérieur droit se trouvait en abduction, à 45°. Les membres inférieurs étaient en extension et les tibio-tarsiennes en hyperextension. Un effet de contrainte au niveau du membre supérieur droit avec verticalisation de la clavicule témoigne d’une buttée de la main droite de cet individu contre l’épaule gauche du S 158. Cette position a été acquise en dehors de la phase de rigidité cadavérique : c’est-à-dire soit très rapidement après le décès (dans les premières heures), soit tardivement (après 48 heures). Notons toutefois que la fiabilité de la séquence d’apparition de la rigidité cadavérique peut-être remise en question en cas de décès par septicémie, la rigidité pouvant être totalement absente (Dérobert, 1974). La décomposition du corps de cet individu s’est faite en espace colmaté comme l’attestent plusieurs critères : patellae en place, coxal fermé, faible degré de mise à plat du gril thoracique (Duday et al., 1990).
19L’épingle à tête, en bronze, d’une longueur de 25 mm était plantée avec un angle d’environ 30° par rapport à l’axe de la première phalange, située dans le plan horizontal. La pointe très aiguë était en contact avec l’extrémité distale de la première phalange, dans la partie antérieure et interne de la zone articulaire. La phalange distale du premier rayon et les autres phalanges proximales, intermédiaires et distales du pied gauche, sont absentes : la disparition de ces petits os peut être liée à l’activité d’invertébrés (de nombreuses coquilles de gastéropodes ont été retrouvées à proximité des corps). Le reste du squelette du pied étant parfaitement en place, de même que la mortaise tibio-fibulaire. Le maintien en connexion des autres articulations labiles, notamment celles de la main droite, indique l’absence d’autres remaniements post mortem.
20La topographie de cette épingle se rapporte nécessairement à l’implantation de l’épingle sur le cadavre : il ne s’agit en effet pas d’une attache de linceul, déplacée ou in situ, ni d’une localisation fortuite. Deux gestes différents peuvent être envisagés après reconstitution sur pièces anatomiques :
- soit l’épingle a été introduite obliquement dans l’interligne inter-phalangien du premier rayon, mais cette explication se heurte, du fait de l’obliquité de l’épingle, à un très faible trajet de pénétration et une rapide buttée contre la surface articulaire de la tête de la première phalange ;
- soit l’introduction de l’épingle s’est faite tangentiellement à la phalange distale et le trajet de pénétration de l’épingle correspond alors à la presque totalité de sa longueur. Cette seconde explication paraît plus satisfaisante et implique donc une introduction de l’épingle sous l’ongle du gros orteil gauche ; celle-ci aurait été introduite légèrement en biais à partir de l’angle interne de l’ongle. L’inclinaison de 30° de l’épingle par rapport à l’axe de la première phalange, et au plan horizontal, correspond ainsi à l’hyperextension de la phalange distale du gros orteil.
21Le S 158 est le squelette d’un adulte féminin d’âge mature, inhumé en décubitus dorsal, qui présentait une flexion des membres inférieurs latéralisés à droite, une surélévation du coxal droit, ainsi qu’une légère rotation vers la droite de l’ensemble du rachis. Les membres supérieurs étaient étendus le long du corps, le droit en pronation, le gauche en supination et abduction de 30°, les scapulae à plat. Un bloc de béton antique, d’environ 40 à 50 kilogrammes, provenant de la destruction d’un sol d’habitat romain lors du creusement de la fosse pendant l’épidémie, reposait sur les parties distales des membres inférieurs. Ce bloc, du fait de son poids, a dû être déposé par deux fouilleurs. Lors de cette dépose, nous avons noté trois éléments remarquables :
- absence de sédiment intercalé entre le bloc de béton antique et les os jambiers que celui-ci recouvrait (soir la moitié distale des membres inférieurs), indiquant la pose directe du bloc sur le cadavre,
- absence totale de facturation des os du squelette jambier recouvert par le bloc, indiquant que celui-ci a été posé avec soin et non jeté sur les parties distales des membres inférieurs de cet individu,
- présence d’une épingle en bronze au niveau du premier rayon du pied droit.
22Le squelette du pied gauche était en place en position de supination, la face plantaire reposant sur le sol. Cette supination du pied était due à la pression du bloc. Le pied droit reposait sous le tiers inférieur du tibia gauche, sur son bord externe. Le squelette de cet individu était parfaitement en place (le maintien des articulations labiles indique une décomposition en espace colmaté), à l’exception du premier rayon, légèrement déplacé, témoin d’une décomposition dans un petit espace vide délimité au-dessus par la face inférieure du bloc de béton antique, le squelette jambier gauche et, au-dessous, par le sédiment sur lequel reposait le côté externe du pied droit. La première phalange et la phalange distale du gros orteil ont subi un déplacement minime (chute et rotation). Ces observations viennent s’ajouter au constat d’une absence de sédiment intercalé entre le squelette distal et la face inférieure du bloc qui indique un dépôt direct et intentionnel du bloc sur le corps et non une localisation fortuite due au remblaiement.
23L’épingle était solidaire de la première phalange, courbée sur le côté interne de sa base dont elle épousait le contour, sa pointe étant au contact de la face plantaire. Les mécanismes expliquant la topographie et la torsion de cette épingle ont pu être reconstitués, sur pièce anatomique, avec une aiguille de diamètre et de longueur comparables. L’introduction de l’épingle a dû se faire en dehors du tendon de l’extenseur du gros orteil droit, à proximité de la phalange. Cette épingle, une fois introduite sur la moitié de son trajet, a été courbée sur le dos de la phalange.
24La présence d’aiguilles en bronze plantées au niveau des gros orteils de deux squelettes de femme adulte, situés côte à côte (S 155 et S 158), est troublante. Il ne peut s’agir, comme nous venons de le voir, que d’un acte volontaire pratiqué sur le cadavre. L’étude de ces deux inhumations nous autorise donc à penser que nous sommes en présence d’un geste de vérification de la mort.
25Les données historiques apportent une confirmation de l’interprétation ostéoarchéologique liée à la découverte des deux épingles en bronze. À partir des années 1670-1680, la peur d’être victime d’une inhumation précipitée émerge lentement en Europe et le thème baroque du « mort vivant » dans l’imaginaire est omniprésent, sous la forme de la mort apparente (Vecchi, 1990). En France, entre le milieu du xviie et le milieu du xviiie siècle, nous percevons, au travers des œuvres littéraires et des différentes sources d’archives, une inquiétude d’abord ténue puis presque obsédante, d’être enterré vivant. Cette hantise culmine, dans la société parisienne, autour des années 1750-1760 (Chaunu, 1976 ; 1978).
26L’imaginaire collectif se trouve renforcé par les récits de cas de mort apparente, dont le plus célèbre fut celui de la dissection prématurée d’une femme par le célèbre anatomiste André Vésale. Cependant, ce n’est que dans la seconde moitié du xviie et au xviiie siècle que l’on rencontre dans les écrits testamentaires un grand nombre de requêtes pour une exposition publique et prolongée des cadavres afin de vérifier la réalité du décès, en 1662 : « Que mon corps soit ensevely 36 heures après mon décès mais pas plus tôt », en 1768 : « Qu’après mon décès, mon corps soit gardé pendant trois jours avant d’être inhumé » (Ariès, 1977). L’anatomiste Dionis, dans son Cours d’opérations de chirurgie (1708), met en garde les étudiants en chirurgie contre le risque de dissections prématurées :
« Le temps de faire une ouverture est ordinairement des vingt-quatre heures après la mort : les Ordonnances le portent ainsi, & on ne doit point entreprendre de la faire que les vingt-quatre heures ne soient accomplies, quoiqu’on eût des signes certains qu’il serait veritablement mort, & cela pour éviter les reproches du Public qui accuserait le Chirurgien de trop de précipitation, & pour contenter ceux à qui ont entend dire qu’ils chargeront leurs successeurs ou héritiers de ne les point ensevelir avant les vingt-quatre heures finies, de crainte qu’on ne les enterre encore vivans, persuadez que cela est arrivé souvent, par les contes qu’on leur a faits. »
27À l’hôpital de l’Hôtel-Dieu de Marseille, à la fin du xviiie siècle, les corps des personnes mortes subitement ne pouvaient être soumis à l’autopsie ou à la dissection que vingt-quatre heures après le décès, à moins qu’il en fut autrement ordonné par la justice (registre des délibérations du bureau de l’Hôtel-Dieu de Marseille, 1770-1780).
28En 1790, madame Cocker rédigea un traité afin de réglementer les inhumations et de codifier le temps qui doit séparer le décès de la mise en terre :
« Il leur sera [les hôpitaux] expressément défendu de coudre les morts dans des sacs, quoique la mort apparente soit manifestée, & ils exposeront leurs morts, sans aucune ligature ; dans des salles disposées pour cela. Les personnes mortes de la petite vérole ou de maladies contagieuses, seront portées à la sépulture dans des cercueils fermés, mais non cloués... Les corps morts qui seront livrés aux chirurgiens pour les progrès de l’anatomie, ne seront ouverts, même sur la demande des parents, qu’après vingt-quatre heures, & avec les précautions nécessaires pour prévenir le danger des premières blessures, & après avoir tenté les moyens de les rappeler à la vie. »
29Si la conscience du danger d’un état de mort apparente était donc profondément enracinée chez les Français du xviiie siècle, il semble toutefois que cette crainte ait été plus parisienne que provinciale, plus urbaine que rurale et peut-être plus féminine que masculine (Vovelle, 1973 ; 1974).
30Vers le milieu du xviiie siècle, les médecins s’emparèrent de la question pour dénoncer des cas de fausse mort parfois suivis d’inhumations ou de dissections prématurées (fig. 1). Ces risques étaient très redoutés durant les temps d’épidémies, et plus particulièrement durant les périodes de peste (Zacchias, 1651 ; Lancisi, 1707 ; Bruhier d’Ablaincourt, 1745).
31Les inhumations précoces, pour lutter contre la contagion, étaient effectivement recommandées lorsque la peste sévissait et certaines règles ordonnaient un enterrement dans les trois à six heures suivant le décès (Biraben, 1975).
32Toutefois, afin d’éviter des mises en terre par trop prématurées, les règlements sanitaires, mis en place durant les épidémies, précisaient que les « corbeaux » ne devaient prendre en charge un cadavre qu’après qu’il leur fut remis par le responsable de l’hôpital : « Les corbeaux n’enlèveront non plus aucun mort sans la permission du commissaire » (Papon, 1800). Pourtant, si l’on en croit Lancisi (1707), ce type « d’abus » devenait la règle pendant les épidémies, où la nécessité d’isoler au plus vite le cadavre contagieux provoquait une altération du respect des règles sociales : « Quis ignorat pestis tempore omnem rem nonnisi tumultuariè peragi ; ac perinde leve dumtaxat studium ad secernendos veros a pseudo mortuis adhiberi4 » Guillaume Paradin évoque dans son journal qu’à Beaujeu (département du Rhône, près de Villefranche-sur-Saône), durant l’épidémie de peste de 1573 : « [...] l’on mettait en terre des personnes qui n’étaient pas encore entièrement mortes tant il en mourrait, et on les mettait quatre, cinq ou six dans la même fosse » (cité dans Canard, s. d.). L’abbé Papon (1786) rapporte que, durant l’épidémie de 1629 à Digne : « des personnes qu’on avait portées à la fosse, où l’on entassait les morts, donnèrent, après plusieurs jours, des signes de vie : il y en eut qui reprirent leurs sens dans la bière ou dans le char sur lequel on les portait. La commotion tira de la léthargie, une fille de 20 ans, quand on la jeta sur un tas de cadavres ».
33L’inhumation précipitée affectait surtout les hôpitaux et les faubourgs des villes, là où les effets sociaux de l’épidémie trouvaient un terrain déjà préparé par une situation de négligence à l’égard du cadavre (Milanesi, 1991). Cette indifférence vis-à-vis du malade, du mourant ou du cadavre atteint par la « contagion », Prévinaire (1788) la note : « Tous les liens de l’amitié et du sang sont rompus en temps de peste : un homme paraît-il mort, on l’enterre, parce qu’on n’ose le secourir, pas même le toucher, de peur d’être enterré soi-même. » Bruhier d’Ablaincourt (1749) cite le témoignage d’un médecin célèbre (sans toutefois en donner l’identité) présent à Marseille durant la Grande Peste de 1720-1722, qui avait entendu dire par les corbeaux à qui l’on faisait reproche de charger dans leur tombereau un homme encore vivant : « es proun mouert », c’est-à-dire : « il est assez mort ». Cette assimilation entre le corps et le cadavre est également évoquée par Louis Armand, économe de l’aumônerie générale en Avignon, lors de l’épidémie :
« Je ne parle pas pour avoir entendu dire, mais pour avoir vu et encore des choses bien plus surprenantes. Une femme de la rue des Infirmières qu’on prit malade dans sa maison, la croyant morte. On la mit dans le tombereau avec les morts. On la jetté dans les fosses pèle mèle avec les morts. Elle resta ainsi toute la nuit, le fossé n’étant pas assez plein de cadavres pour être rempli de terre. Elle se dégagea sur le matin de cet amas de pourriture et se trainant sur les restes humains elle parvint à sortir de la fosse et, faute de secours, expira sur le bord, où on la trouva au moment ou un nouveau convoi de cadavres allait complèter le contingent de l’ouverture et permettre de la couvrir de terre. »
34Les médecins du xviiie siècle admettaient que, hormis la putréfaction du corps, aucun signe de la mort ne pouvait être tenu pour certain. Afin d’éviter les inhumations prématurées, de nombreuses épreuves de vérification étaient décrites et pratiquées sur les cadavres pour s’assurer que la mort était, selon l’expression encore en vigueur de nos jours sur les formulaires de décès, « réelle et constante » : « Au surplus le commun des hommes, ne doit pas se mocquer de l’habileté des Médecins qui feraient des expériences sur ceux que l’on croirait morts, ou qui le seraient véritablement, pour tâcher de découvrir si la vie subsiste encore, ou si elle est entièrement éteinte » (Zacchias, 1651). Avant d’abandonner le corps, il fallait donc y chercher par tous les moyens une étincelle de vie susceptible d’en remettre le mécanisme en marche (Milanesi, 1991).
35Parmi ces moyens de vérification de la mort existaient notamment les épreuves « chirurgicales », c’est-à-dire des blessures se faisant à l’aide d’instruments tranchants, piquants ou brûlants sur la face interne des mains, des bras, des omoplates, sous la plante des pieds ou les ongles des orteils (Zacchias, 1651 ; Lancisi, 1707 ; Winslow, 1740 ; Buffon, 1749), Winslow : « Punctiones in volis manuum, pedumque plantis, scarificationes scapularum, humerorum, brachiorum, etc. efficacia quandoque reperta funt circa dubiam mortem experimenta. Felici licet temerario ausu quidam proelongam aciculam sub ungue digiti pedis muliercula apoplecticae mullum vitae signum praebentis adigens, momento citius illamexcitavit5. »
36Toutefois, une réaction négative du défunt à l’ensemble de ces pratiques n’était pas considérée comme une preuve absolue de la réalité du décès : « Ergò mortis incertae non minùs incerta à Chirurgicis, quam ab aliis experimentis6 » (Winslow, 1740). L’ensemble du corps médical s’accordait à penser que la seule certitude d’une mort réelle ne pouvait être apportée que par les premiers signes de la putréfaction du corps : «... ait, hominem verè mortuum non nisi incipiente putredine cadaveris certo cognosci posse7 » (Zacchias, 1651).
37La découverte, sur ces deux inhumations voisines, d’une implantation d’épingle au niveau des phalanges du premier rayon est donc la première identification anthropologique d’un geste de vérification de la mort. Toutefois, un doute quant à la véracité du décès devait persister pour les « corbeaux » descendus au fond de la fosse de l’Observance, afin d’inhumer le corps de l’une des deux femmes (S 158) puisque, au geste de vérification de la réalité de la mort, par l’implantation d’une aiguille, s’est ajouté un autre geste qui a consisté en la pose précautionneuse d’un gros bloc de pierre (du poids de 40 à 50 kg) sur les membres inférieurs de ce cadavre ; geste dont la rationalité nous échappe, mais traduisant probablement une crainte populaire de la part des fossoyeurs.
REPRÉSENTATIONS DE LA MALADIE ET DE SES CAUSES
38Une deuxième image de représentation sociale, celle des causes de la maladie, a pu être également appréhendée lors de cette même fouille, avec la découverte du squelette d’un adolescent de sexe masculin (S 55), âgé d’une quinzaine d’années environ, qui atteste d’une perception médicale et anatomique du corps malade et mort de la peste (Signoli, 1998).
39Le squelette S 55 se trouvait dans la partie sud de la zone centrale de la fosse de l’Observance. Lors de la fouille, la calotte crânienne faisait défaut, une section horizontale pouvait être observée a posteriori au niveau pariéto-occipital (fig. 2), malgré la fragmentation de la partie inférieure de la boîte crânienne, liée au passage des engins de terrassement sur cette partie de la fouille.
40Afin de mieux définir la morphologie générale du crâne, nous l’avons reconstitué en laboratoire à partir du plan occlusal, en utilisant de la colle et de la cire. L’âge de ce squelette a été déterminé par l’analyse du stade d’éruption dentaire et par des dimensions diaphysaires des os longs conservés (Ubelaker, 1978 ; White et al., 1991). Le sexe, bien qu’il s’agisse d’un sujet immature, a pu être précisé en utilisant notamment les paramètres morphologiques réunis par Bruzek (1992).
41Après remontage des différents fragments, il apparaît que la calotte crânienne est totalement absente et que la partie inférieure de la boîte crânienne, seule restante, présente une section horizontale très nette. Le trait de section circonférentiel s’étend de la région sus-orbitaire à la région lambdatique ; en passant au niveau des pariétaux, juste au-dessus des écailles temporales (fig. 3). L’examen macroscopique en vue latérale gauche révèle la présence de deux plans de coupe :
- l’un, antérieur incliné de haut en bas et d’avant en arrière, forme un angle d’environ 5° avec le plan de Francfort ;
- l’autre, postérieur, est sensiblement parallèle à ce dernier plan.
42Nous avons également pu noter au niveau du sommet de l’angle formé par les deux plans de coupe, dans la région pariétale gauche, la présence d’un trait marquant la continuation du plan de coupe antérieur. Ces éléments indiquent que la découpe de la calotte crânienne a probablement été réalisée avec une scie droite de type chirurgical. On note, par ailleurs, l’existence de deux types de striassions :
- d’une part des stries fines, situées au milieu du frontal et sur la partie postérieure du pariétal gauche, qui sont attribuables à l’utilisation d’un scalpel lors de l’incision du cuir chevelu afin de recliner le scalp ;
- d’autre part, des stries plus larges, visibles sur les parties latérales du frontal en regard de l’insertion antérieure des muscles temporaux correspondant à l’abord du crâne par les dents de la scie.
43L’orientation des traces des dents de la scie sur la tranche de section crânienne permet de mettre en évidence deux orientations de coupe :
- une, antérieure, sectionnant successivement l’os frontal puis les deux os pariétaux au dessus de la partie postérieure des écailles temporales et qui se termine à gauche par un trait de scie visible,
- l’autre, postérieure, allant de l’arrière vers l’avant avec une parfaite jonction des deux traits de scie à droite et un petit décalage à gauche.
44Cette orientation des stries et l’angulation du plan de coupe antérieur dans la partie gauche, ainsi que la prolongation du trait de section de ce même plan indiquent que la section a débuté dans la région frontale puis temporale et a été suivie d’une section de l’écaille occipitale. Les striassions les plus fines sont à mettre en relation avec l’incision du cuir chevelu et de l’aponévrose épicrânienne. Le reste de l’examen du squelette ne révèle aucune trace d’ouverture thoracique, d’après l’observation macroscopique des côtes, mais leur état de fragmentation ne permet pas d’écarter totalement l’hypothèse d’une thoracotomie.
45Les traces laissées sur ce crâne sont à l’évidence celles d’une nécropsie, ce qui permet d’authentifier ce geste comme étant celui de l’ouverture de la boîte crânienne pour examen (et éventuellement prélèvement) de l’encéphale. On ne saurait envisager, ici, l’éventualité d’un traitement post mortem dans un but d’embaumement et de conservation du cadavre. La régularité du trait de découpe sur tout le pourtour indique une parfaite maîtrise technique du geste et une bonne expérience de ce type d’autopsie. L’avis des anatomistes consultés, ayant eu à réaliser ce même travail à la scie « à métaux » avant l’apparition des scies électriques, est unanime pour reconnaître la bonne réalisation technique de cette craniotomie.
46L’observation que nous avons pu faire sur le S 55 est la première mise en évidence archéologique d’une autopsie en contexte épidémique. Elle atteste de la présence de chirurgiens anatomistes expérimentés à Marseille pendant l’épidémie de peste. La réalisation, dans ce contexte d’épidémie, d’autopsies à des fins diagnostiques rejoint de nombreuses données historiques. En août 1720, sur ordre du Régent et de son médecin, le professeur F. Chicoyneau, le docteur J. Verny et le chirurgien J. Soulier viennent de Montpellier pour établir un diagnostic sur la maladie qui ravage Marseille : ils examinent les malades et pratiquent des autopsies.
47Ainsi, au début du xviiie siècle, l’autopsie est un geste médical bien connu et de tradition ancienne. Sa pratique est mentionnée dès l’Antiquité : pendant l’épidémie de peste de Constantinople en 542, Procope (Bellum Persicum, II, 22) relate la mort subite de praticiens quelques heures après qu’ils eurent autopsié des victimes de l’épidémie. Les sources historiques attestent également ces pratiques de nécropsie en temps d’épidémie durant la période médiévale, en 1348, des autopsies furent ordonnées par le pape Clément VI en Avignon (Biraben, 1975). Les dissections furent pratiquées selon des règles très précises durant les xvie, xviie et xviiie siècles, comme en témoignent de très nombreux Traités d’anatomie (Dionis, 1708 ; Deidier, 1742). Selon ces protocoles, les trois cavités étaient presque systématiquement ouvertes : l’abdomen, la cage thoracique et la boîte crânienne (Sénac, 1744). L’ouverture des trois cavités du corps devait se faire selon un ordre bien défini :
« Le corps découvert, l’Opérateur commencera par la tête, continuera par la poitrine & finira par le ventre ; cet ordre est moins embarrassant que de commencer par le ventre, car étant obligé de retourner le corps pour voir le cerveau, le ventre étant ouvert toutes les parties qu’il contient sortiraient & incommoderaient beaucoup ; c’est supposé qu’on veuille examiner ces trois parties, car s’il y avait une playe au ventre ou à la poitrine qui fût le sujet de l’ouverture, il faudrait ouvrir cet endroit pour connaître la playe & en faire son rapport sans être obligé pour lors de travailler sur la tête » (Dionis, 1708).
48L’ouverture de la boîte crânienne nécessitait un outillage spécifique, notamment une scie de chirurgien. Celle-ci faisait parfois défaut : « Je l’ouvris le matin (le cadavre d’une femme morte de la peste, dans la nuit), vers les huit heures, & je me contentai d’examiner la poitrine & le bas ventre, parce qu’alors, je manquais d’instruments pour scier le crâne, & que nous n’avions remarqué aucune lésion à la tête » (Chicoyneau et al., 1720).
49L’ouverture du crâne s’effectuait selon un protocole très précis. A l’aide d’un scalpel, le chirurgien effectuait une incision longitudinale, de la glabelle à l’inion, puis une autre incision était pratiquée, transversale à la première, d’une oreille à l’autre. Les quatre parties du cuir chevelu étaient séparées du crâne et laissées pendantes comme le montrent la « coupe de la tête » de A. Vésale et la « Leçon d’anatomie du professeur Jean Deyman » de Rembrandt (1656). Ce n’est qu’après cette préparation que le sciage du crâne pouvait débuter (fig. 4) :
« Alors la scie C, qu’il posera sur l’os frontal assez près des sourcils, il commencera à le scier, en faisant tenir la tête par un serviteur pour l’empêcher de vaciller. L’os frontal étant scié, il conduira peu à peu la scie sur l’un des temporaux, & ensuite sur l’autre, lesquels étant sciés, on retourne le corps pour en faire autant à l’os occipital. Toute la circonference du crane étant sciée, on prend cet élevatoire D, dont on fourre un des bouts dans la voye de la scie pour faire éclater quelques éminences qui excèdent au dedans l’épaisseur du crane & que la scie n’aura point entierement coupées. Si on ne peut pas y réussir avec l’élevatoire, cet instrument E, fait en forme de foret en viendra à bout, parce qu’il y a plus de force ; aussi est-il fait à ce dessein ; car en mettant la partie qui est plate dans l’ouverture de la scie, & en donnant un tour de main à droite & à gauche, on fait éclater ce qui tenait, ce qu’on reconnaît bientôt au bruit qu’il fait qu’on entend lorsqu’il se casse. On glisse ensuite cet instrument F, fait en forme de grande spatule emmanchée, entre le crane & la dure-mere, pour en séparer tous les filamens qui l’attachent aux endroits des sutures » (Dionis, 1708).
50Les traces relevées sur le squelette du S 55 sont, en tous points, compatibles avec cette description technique.
51L’étude pluridisciplinaire menée sur le S 55 décrit la première mise en évidence anthropologique d’une ouverture volontaire de la boîte crânienne à des fins d’autopsie, dans un contexte d’épidémie de peste. Les sources historiques et les documents d’archives attestent la pratique par les chirurgiens, sur ordre des médecins, de nombreuses ouvertures de cadavres durant cette épidémie marseillaise de 1720-1722. Cette autopsie s’intègre dans le cadre des recherches conduites par les médecins du xviiie siècle sur l’étiologie et les lésions anatomopathologiques de la peste ; celles-ci encouragées, malgré le contexte hautement infectieux, par les plus hautes autorités médicales de l’époque, qui ont développé une approche, non contagionniste de la maladie.
52Ces gestes anatomiques d’ouverture de cadavres pestiférés renvoient aux représentations de la diffusion de la maladie. Suivant l’avis du médecin du Régent, un bon nombre de chirurgiens soutenaient le caractère non contagieux de celle-ci et l’on comprend « l’intérêt » de cette position officielle, lorsque l’on mesure a posteriori l’importance du risque encouru lors de la réalisation d’autopsies, à mains nues, de cadavres de pestiférés. À Marseille, durant le seul mois d’août 1720, vingt-cinq chirurgiens succombèrent à la peste (Signoli et Dutour, 1997).
53La Grande Peste de Marseille fut le théâtre d’une querelle médicale à propos d’une notion fondamentale : la contagiosité de la peste. En effet, cette notion conditionnant les mesures préventives et thérapeutiques de l’époque (utilisation des infirmeries, utilisation des costumes de médecin de peste, déclaration et transport des malades dans les hôpitaux, isolement des membres de la famille du pestiféré, mise en quarantaine des localités touchées par la contagion, etc.), il était indispensable de la confirmer ou de l’infirmer.
54Cette querelle a donné naissance à une véritable littérature de la peste, où les hypothèses sitôt émises par l’un des membres de l’une des deux tendances se trouvaient immédiatement réfutées par les défenseurs de la thèse opposée.
La théorie contagionniste
55Cette idée du contagium vivum, développée, au xvie siècle et au xviie siècle, par G. Fracastor (1546) et A. Kircher (1659) fut sans doute empruntée à Thérence Réatin (dit Varron) qui la mentionna dans son De re rustica dès la première moitié du ier siècle av. J.-C
56Durant l’épidémie de 1720-1722, les Docteurs J.-B. Bertrand et J.-B. Goiffon furent les défenseurs les plus acharnés de la haute contagiosité de la peste :
« Rien ne nous a tant surpris dans cette maladie, que la violence & la rapidité de sa contagion. Soit pour le bien commun, soit pour notre intérêt particulier, nous avons redoublé notre attention sur cet article. Prévenus dès l’école, par de célèbres Professeurs, que les maladies ne sont point contagieuses par elles-mêmes, nous avons cru que c’était ici l’occasion de vérifier un point aussi important pour le bien public ; nous n’avons pas été longtemps à nous détromper de notre erreur ; & les preuves que nous avons de la contagion sont si évidentes, & portent sur des faits si constants, qu’elles ne laissent aucun doute là-dessus » (Bertrand, 1721).
57Comme le montre déjà l’attitude du docteur J.-B. Goiffon, en poste à Lyon, le « camp » des contagionnistes n’était pas uniquement composé de médecins marseillais. Inversement, les médecins montpelliérains n’étaient pas tous des anti-contagionnistes. Ainsi, Jean-Baptiste Astruc (chirurgien de peste de la ville de Montpellier de 1710 à 1762), partisan de l’extrême contagiosité de la peste, s’opposa à ses confrères languedociens et écrivit qu’il n’y avait d’autres moyens de se préserver de la peste que de prendre la fuite (Astruc, 1724).
La théorie « positiviste »
58Pierre Chirac (professeur à la faculté de médecine de Montpellier, puis de Paris, médecin du Régent, surintendant du Jardin des Plantes) était le maître de la médecine française en 1720. Il nia rapidement le diagnostic de peste, ainsi que la notion de contagiosité de la maladie qui frappait Marseille : « Ce n’est qu’une fièvre maligne causée par la mauvaise nourriture du petit peuple. Il n’en faut pas davantage pour causer une maladie aussi considérable, & la preuve de cela c’est qu’il n’y a eu jusqu’à présent que le bas peuple qui en ait souffert » (Chirac, 1750). Pour le médecin du Régent, l’origine de cette maladie, issue de la colère de Dieu, ne pouvait qu’échapper à la compréhension des hommes. Il reste dans une perspective irrationnelle et causale à la fois. Dans le sillage de Pierre Chirac, une grande partie de l’école montpelliéraine confirma l’inutilité de chercher des traitements médicaux à une maladie d’origine divine : « Il est inutile de chercher des remèdes pour combattre une cause primitive dont aucun mortel n’a encore pu découvrir et ne découvrira jamais la nature » (Chicoyneau, 1721). Ainsi le chancelier François Chicoyneau défendit une théorie anti-contagionniste et aériste, considérant que la propagation de la maladie venait de l’air qui pouvait se trouver infecté par des « exhalations et vapeurs pernicieuses qu’il reçoit de la terre ou des eaux & les rend aux animaux » (Chicoyneau, 1721). Niant la contagion, les médecins montpelliérains procédèrent à une démarche auprès des malades tout à fait différente de celle des médecins marseillais, ne craignant pas d’approcher les pestiférés, s’asseyant sur les lits, touchant les bubons et faisant les autopsies de nombreux cadavres sans protection particulière. Le 12 août 1720, le chirurgien Soulier (membre de l’équipe montpelliéraine) pratiqua l’ouverture de trois cadavres de pestiférés dans une salle de l’hôpital des Convalescents. Un extrait de son rapport d’autopsie montre l’importance que ce praticien accordait à la peur de la contagion dans la diffusion de la peste : « Je n’ouvris pas la tête & ne fouillai point dans leurs entrailles tant à raison de la grande infection du lieu où je travaillais, & où quantité d’autres cadavres étaient entassés par monceaux, que du défaut & des commodités & des instruments nécessaires en pareil cas ; soit encore, que dans ces commencements l’imagination d’un novice en fait de peste, fût frappée un peu trop vivement par les funestes idées de la prétendue contagion » (Chicoyneau et al., 1720).
59Cette attitude des médecins montpelliérains ne manquera pas d’impressionner la population marseillaise. Mais les résultats de leurs traitements ne s’avérèrent pas plus efficaces que ceux indiqués par leurs collègues marseillais comme l’atteste ce courrier des échevins à l’intendant de Provence Cardin-Lebret, en date du 27 septembre 1720 : « Avec cela, ils n’ont de bon jusqu’à présent qu’à donner de l’occupation à nos tombereaux. Ils ne savent que saigner et il n’est pas une saignée que n’ait été mortelle. Monsieur de Langeron fut contraint hier, de les prier de changer de batteries. Dieu veuille qu’ils le fassent ou qu’ils ne fassent rien. »
Les travaux d’Antoine Deidier
60Membre de la mission médicale montpelliéraine envoyée par Pierre Chirac, le professeur Antoine Deidier vint à Marseille à la mi-septembre 1720. Il fut tout d’abord un partisan de la non-contagiosité de la peste : « Cette maladie n’a pas été importée du Levant et n’est pas disséminée par la contagion » et s’attacha à démontrer, pendant les premières semaines de son séjour à Marseille, que la peste sévissait dans la ville avant l’arrivée du Grand saint Antoine (Masson-Bessière, 1991). Cependant, assez rapidement, Deidier se rangea du côté des contagionnistes, et se désolidarisa de ses collègues languedociens en refusant de signer avec eux les écrits médicaux et les rapports d’autopsies : « Je resserre en peu de mots toute la force de ma preuve. Toute maladie qui a un moyen immanquable de se communiquer est certainement contagieuse : or telle est la peste ; donc elle est certainement contagieuse » (Discours de A. Deidier lors de l’ouverture solennelle de l’École de médecine de Montpellier, le 22 octobre 1725, in Sénac, 1744).
61Deidier entreprit un certain nombre d’expériences, à l’hôpital du Mail et dans l’apothicairerie des Révérends Pères réformés de Marseille (entre février et mai 1721, avec l’aide des docteurs Robert et Rimbeaud), qui firent de lui un véritable précurseur en matière de transmission des maladies contagieuses et qui l’amenèrent à conclure : « La peste de Marseille n’est autre chose qu’une éruption critique, épidémique & contagieuse de bubons, de parotides, de pustules, de charbons & d’exanthèmes, toujours capables de donner la mort & qui fait principalement parmi la populace, des ravages étonnants » (Deydier, Discours académique du 22 octobre 1725).
62Les travaux du professeur Deidier, menés tant sur les vivants que sur les cadavres, l’amenèrent à constater que la peste pouvait être contractée par inoculation grâce aux bistouris des chirurgiens souillés de pus de bubons et le démontra expérimentalement sur les animaux. Il porta également une attention particulière à la bile des cadavres de pestiférés qu’il considérait comme un des réservoirs de la maladie. Après prélèvement de cette bile, il provoqua la maladie sur des animaux :
« Je disseque plusieurs cadavres, je fouille dans leurs entrailles avec la plus exacte attention, j’observe qu’il n’en est pas un où je ne trouve la vésicule du fiel extraordinairement gonflée d’une bile noire tirant sur le verd : cela me fait soupçonner que le venin de ce mal pourrait peut-être constituer dans cette bile, comme celui de la rage consiste dans la bave de l’animal enragé. On va voir que je ne me trompais point dans ma conjecture. Je saisis sur le champ un chien vigoureux & gai, qui faisait caresse à quiconque entrait dans l’Infirmerie, & qui dévorait fort avidement les bubons & les plumaceaux qu’on jettait à terre dans les pansemens. Je lui ouvre la veine crurale, où je fis injecter environ une dragme de cette bile délayée avec de l’eau de fontaine ; & tout-à-coup voilà mon chien de gai devenu triste ; de vorace, entierement dégoûté ; d’éveillé, stupide ; & peu après atteint d’un bubon & de deux charbons qui l’emportent dans quatre jours. Je réitérai plusieurs fois, dans l’espace de quatre mois de pareilles expériences, & toujours avec le même succès » (Discours de A. Deidier lors de l’ouverture solennelle de l’École de médecine de Montpellier, le 22 octobre 1725).
63Ne se contentant pas uniquement d’inoculer la maladie d’un cadavre humain à un chien, Antoine Deidier expérimenta également la transmission de la maladie entre deux animaux, d’un sujet malade à un sujet sain : « Pour vous exposer mon sentiment sur la contagion de la peste, je commence par vous avouer qu’on ne sçaurait douter que cette maladie ne se puisse communiquer, depuis que j’ai trouvé la maniere de la transplanter d’un sujet à un autre, non-seulement d’un cadavre humain à un chien, mais d’un chien à un autre chien... » (Lettre de monsieur Deidier à monsieur Montresse, du 6 juillet 1721).
64L’ensemble de ces expériences permit à Deidier de tirer les conclusions suivantes (Masson-Bessière, 1991) :
- des injections intraveineuses de bile de pestiférés faites sur des chiens entraînent chez ces derniers des symptômes évoquant ceux de la peste ;
- des injections intraveineuses de bile de personnes mortes d’autres « fièvres malignes » que la peste faites sur des chiens n’entraînent chez eux aucun symptôme pouvant évoquer ceux de la peste ;
- des injections intraveineuses de bile de chiens morts de la peste faites sur des chiens sains entraînent chez ces derniers des symptômes évoquant ceux de la peste.
65De ces expériences faites à partir d’éléments prélevés sur des cadavres humains et leurs inoculations à des chiens vivants, il ne restait qu’un pas à franchir au professeur Deidier pour expérimenter la contagiosité interhumaine de la peste en tentant d’inoculer les germes pestilentiels d’un cadavre de pestiféré à un homme vivant et en apparence en parfaite santé. Ce projet, Antoine Deidier l’eut comme l’atteste les deux documents qui suivent, mais il ne fut pas exécuté : « ... que s’il était permis de tenter ces expériences sur des hommes condamnés à mort, la peste se transmettrait d’homme à homme, à peu près par la même raison qu’on transplante la petite vérole ; avec cette différence que je ne crois pas que le pus des pestiférés donnât la peste, comme celui des vérolés donne la petite vérole » (Lettre écrite par monsieur Deidier, du Grau de Palavas, le 6 juillet 1721, à Monsieur Montresse), et encore : « D’où je conclu que si la peste se communique ainsi d’une chair hétérogene à l’autre, cela se ferait encore plus vîte à l’égard d’une chair homogène, en faisant de son consentement, & de l’autorité des Juges, avec promesse de lui donner la vie s’il en réchappait, la même injection dans la veine d’un criminel condamné à mort » (Discours de A. Deidier lors de l’ouverture solennelle de l’École de médecine de Montpellier, le 22 octobre 1725).
66Si le professeur Deidier défendit la thèse de la contagiosité de la peste, il évoqua également l’influence aggravante de facteurs socio-économiques sur la propagation de la maladie : « Cependant je crois que la disette, la cherté des vivres, les mauvais aliments, l’horreur, le désordre & la crainte, ont pour le moins autant concouru à la production de cette maladie, que le susdit Vaisseau » (Lettre à monsieur Montresse, docteur en médecine, agrégé en l’université de Valence, le 23 novembre 1720).
67Les approches croisées, anthropologiques, archéologiques et historiques ont permis de confronter des documents ostéo-archéologiques issus de l’anthropologie de terrain à des représentations picturales de la maladie et des corps atteints. La spécificité de ce type d’étude anthropologique est de conjuguer des regards très différents sur le même objet : le corps épidémique. Les méthodes d’appréhension du réel spécifiques à chaque discipline (l’anthropologie biologique qui étudie le traitement des cadavres de pestiférés, d’une part, et, d’autre part, l’anthropologie des représentations qui analyse la mise en image des corps malades de la peste par une société donnée) pourraient laisser penser qu’il s’agit d’objets d’étude bien distincts. Il n’en est rien. Paradoxalement, mais certainement, la pluralité des approches conduit à une reconstruction et à une connaissance du réel épidémique, celui de la peste au xviiie siècle, à la fois plus pertinentes et plus performantes.
Notes de bas de page
1 « À l’éternelle mémoire des hommes courageux dont les noms suivent : Langeron. commandant de Marseille ; De Pilles, gouverneur viguier ; de Belsunce, évêque ; Estelle, premier échevin ; Moustier. Audimar, Dieudé, échevins ; Roze, commissaire général pour le quartier de Rive-Neuve ; Milley, jésuite, commissaire de la rue de l’Escale, principal foyer de la contagion ; Serres, peintre célèbre, élève de Puget ; Roze l’aîné et Rolland, intendants de santé ; Chicoyneau, Verny, Peyssonnel. Montagnier, Bertrand. Michel et Deidier. médecins ils se dévouèrent pour le salut des Marseillais dans l’horrible peste de 1720. »
2 Le Saint-Roch qui se trouve sur le fronton de la Consigne est une œuvre de Chardigny (1804).
3 Le nombre de 50 000 victimes semble pouvoir être retenu (40 000 dans la ville, 10 000 pour le terroir).
4 « Qui ignore qu’en temps de peste tout se fait en désordre, et que l’on ne donne pas l’attention nécessaire pour distinguer ceux qui sont réellement morts, de ceux qui ne le sont qu’en apparence. »
5 « C’est pour cette raison que les piqûres dans les mains ou à la plante des pieds, les scarifications sur les épaules et les bras, etc. ont servi quelque fois à découvrir que les apparences de la mort étaient trompeuses : c’est aussi pour cette raison qu’une femme a été tirée d’une attaque d’apopléxie en lui faisant entrer profondément une longue aiguille sous l’ongle d’un des doigt du pied... ».
6 « Donc, les épreuves chirurgiques ne donnent pas de signes plus certains d’une mort douteuse que les autres épreuves. »
7 « [...] un commencement de putréfaction, est le seul signe certain de la mort ».
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