La propriété littéraire et artistique
p. 55-78
Texte intégral
1La propriété littéraire et artistique se compose du droit d’auteur et de différents droits voisins au bénéfice des autres acteurs de la création, dont l’importance grandit au fur et à mesure de la diversification des modes de production et de diffusion des œuvres. L’évolution du droit d’auteur, avec l’apparition de nouveaux droits et catégories de titulaires de droits, coïncide avec le développement de nouveaux procédés techniques de reproduction ou de distribution1. Elle coïncide également avec une orientation économique et politique de plus en plus patrimoniale du droit d’auteur, manifeste dans l’évolution des lois sur la propriété littéraire depuis le xviiie siècle. L’apparition de nouveaux acteurs et de nouvelles techniques menace en permanence les modèles économiques en place et incite les titulaires de droits installés à qualifier de contrefaçon, de « piratage » ou de parasitisme les pratiques émergentes. Nous avons déjà connu cela avec le phonogramme (qui menaçait les vendeurs de partitions), avec la radio (et notamment les radios dites « pirates » devenues radios « libres »), avec le magnétoscope, et le même cycle recommence aujourd’hui avec le numérique.
2Le droit d’auteur régule à la fois un marché et l’accès à la culture et la connaissance. Ce double statut en fait un sujet typiquement politique et communicationnel. Il procède à une adaptation du droit à la technique et aux pratiques sociales : les différentes vagues législatives suivent toujours celles de la diffusion des innovations techniques dans la société, de l’imprimé à l’internet. L’évolution du droit d’auteur illustre la dialectique entre intérêt privé et intérêt public, entre les différentes conceptions de la culture dont la propriété et l’usage se partagent entre le créateur, l’investisseur et l’humanité. Les utilisateurs peuvent s’appuyer sur les exceptions et limitations aux droits. Celles-ci créent des prérogatives en faveur du public pour certaines pratiques ou certaines catégories d’usagers, par exemple les écoles ou les bibliothèques, leur permettant d’accéder à des ressources sous régime de droits exclusifs et les utiliser sans devoir demander d’autorisation. Les transformations des modes de reproduction introduites par les technologies sont historiquement passées du statut de contrefaçon à celui d’exception légale. En dehors du domaine public et des zones d’usage toléré, les modalités traditionnelles d’exercice des droits requièrent des auteurs de négocier des contrats avec les exploitants économiques, ou de passer par l’intermédiaire de sociétés de perception et de répartition des droits, dites sociétés de gestion collective, telles que la Sacem pour la musique en France.
Historique
3Aux xviie et xviiie siècles, les imprimeurs-libraires-éditeurs disposaient de privilèges, dont l’abolition a conduit à la naissance des premières lois sur le droit d’auteur, en 1710 en Angleterre et en 1791 et 1793 en France2. Le droit d’auteur apparaît comme un droit individuel privé, comportant deux parties : le droit de reproduction pour les auteurs d’écrits et le droit de représentation pour les auteurs dramatiques. Les lois avaient pour objectifs de protéger les auteurs et d’encourager les activités intellectuelles, d’empêcher les éditions ou représentations théâtrales non autorisées, tout en favorisant la diffusion des connaissances allant vers l’affirmation d’une propriété publique. Il s’agit d’inciter les personnes éclairées à produire les œuvres utiles à la société (Statut d’Anne, Angleterre, 1710) ou de reconnaître l’importance du travail des auteurs.
4Différentes représentations s’opposent au cours du xixe siècle, entre droit naturel, droit personnel et droit de propriété, qui se traduisent par l’extension en 1866 de la durée du droit d’auteur de cinq à cinquante ans après sa mort. Ceci marque ainsi la patrimonialisation de ce droit qui devient transmissible aux héritiers. L’internationalisation du droit d’auteur en 1886 avec la Convention de Berne, permet aux auteurs étrangers de bénéficier des mêmes droits que les auteurs nationaux en vue de contrôler la contrefaçon qui s’opérait dans les villes étrangères. Cette convention définit également la source de la propriété dans le seul acte de création, sans dépôt préalable. Les États-Unis, qui ont vécu jusqu’en 1976 sur le modèle du dépôt et de l’enregistrement des œuvres qui revendiquaient une propriété, n’ont finalement signé cette convention internationale qu’en 1989. L’apparition de la photographie, du cinéma, de la radio, puis de la télévision, vont successivement remettre en question les modes de distribution, jusqu’à devenir eux-mêmes des médias dominants, qui, à l’image des corporations d’imprimeurs au xviiie siècle, vont demander et obtenir de nouveaux droits exclusifs tout au long du xxe siècle ; des droits qu’ils opposent actuellement à la technologie de l’internet, ses entreprises et ses utilisateurs.
5Avec l’industrialisation de la production culturelle, la fiction de l’auteur romantique, titulaire de droits personnels mérités à la « sueur de son front », qui serait l’unique créateur d’une œuvre, marque ses limites. La reconnaissance des industries culturelles, notamment des industries de la musique, du cinéma, de l’audiovisuel puis du logiciel, l’élaboration de régimes au bénéfice des autres acteurs participant à la création (artistes-interprètes, producteurs, organismes de radiodiffusion, etc.) et le financement de la production collective – notamment le cinéma – vont conduire à élargir et redéfinir les « droits voisins ». Ceux-ci ont été définis dans la Convention de Rome de 1961 qui, fait intéressant, s’est tenue sous la triple égide de l’OIT (Organisation internationale du travail), de l’Unesco et de l’OMPI, marquant ainsi l’irruption d’un régime pour les « travailleurs du savoir et de la culture ».
6En France, la loi de 1985 prend acte de la place des « industries culturelles ». Elle introduit la reconnaissance d’un statut pour les œuvres audiovisuelles et définit les sociétés de financement du cinéma. Elle inscrit dans la loi, aux côtés du droit d’auteur, des droits voisins au bénéfice des artistes interprètes, des producteurs de phonogrammes et de vidéogrammes (enregistrements disques et vidéos) et des entreprises de communication audiovisuelles (les sociétés de radio et de télédiffusion). Elle consacre les sociétés de gestion collective et intègre les évolutions techniques en appliquant le droit d’auteur aux logiciels et aux supports d’enregistrement vierges destinés à la copie privée d’œuvres protégées.
7D’autres lois vont suivre, qui marquent plus encore l’irruption de l’industrialisation dans le droit de la propriété intellectuelle. La loi de 1998 reconnaîtra ainsi un droit sui generis* pour les producteurs de bases de données. Cette prise en compte des intérêts des industries culturelles et informationnelles transforme l’esprit de la loi. On passe d’un droit personnel, qui peut être cédé par l’auteur à un exploitant économique, à la reconnaissance immédiate d’une dimension économique qui protège l’investissement du producteur.
Droits moraux, droits patrimoniaux et exceptions aux droits exclusifs
8En France, et plus généralement dans l’Europe continentale, le droit d’auteur a toujours eu deux composantes : des droits patrimoniaux* pour contrôler les reproductions et les communications au public, et des droits moraux* attachés à la personnalité de l’auteur et dont ne peuvent par conséquent se prévaloir les entreprises. Selon la thèse classique, seule une œuvre considérée comme originale est protégée par la loi. Cette originalité de la forme reflète l’empreinte de la personnalité de l’auteur, fondement du monopole d’exploitation qui reconnaît le lien entre la personne de l’auteur et l’œuvre qui en est le prolongement. Le droit moral est perpétuel, inaliénable et incessible, tandis que les droits patrimoniaux ont une durée limitée, pour un équilibre entre l’incitation à la création et les prérogatives du public. Les attributs du droit moral comprennent :
- le droit d’attribution qui implique de citer le nom de l’auteur à chaque reproduction et représentation de l’œuvre ;
- le droit au respect de l’intégrité de l’œuvre et à l’honneur et à la réputation de l’auteur ;
- le droit de divulgation qui permet à l’auteur de contrôler le moment de la première mise à disposition du public de son œuvre ;
- le droit de retrait et de repentir qui lui permet de retirer son œuvre de la circulation ou de la corriger, sous réserve de compenser les éventuels cessionnaires d’un droit d’exploitation.
9Les droits patrimoniaux, devenus transmissibles aux descendants et autres ayants droit de manière de plus en plus accentuée à chaque loi, relèvent pour leur part des contrats, qui relient un auteur et un éditeur (contrat d’édition), ou un artiste-interprète à un producteur (contrat d’enregistrement). Ils concernent également les diverses formes de reversements liés à des règles collectives (licence légale des radios au titre des exploitations audiovisuelles), achats par les bibliothèques ou à des usages publics (musique dans les lieux accueillant du public) ou privés (redevance pour copie privée).
10Des exceptions aux droits exclusifs qu’accorde le droit d’auteur permettent au public d’utiliser les œuvres avant qu’elles ne rejoignent le domaine public sans devoir demander d’autorisation ni verser de rémunération : représentation privée, courte citation, parodie ou caricature… D’autre part, des limitations aux droits exclusifs permettent d’exercer certains actes sans autorisation préalable, mais requièrent le versement d’une rémunération : copie privée, licence légale pour la radiodiffusion d’œuvres et d’enregistrements sonores et audiovisuels ; rémunération équitable pour la diffusion de musique dans les lieux publics ; reprographie ; représentation et copie privée dont la rémunération est obtenue sur l’achat de supports vierges, droit de prêt en bibliothèque, etc. Cet ensemble d’exceptions et de limitations trouve ses fondements sur :
- des droits fondamentaux (la liberté d’expression, le respect de la vie privée, le droit à l’information) : la courte citation, la parodie ou la caricature ;
- l’intérêt du public ou de certaines catégories d’usagers (enseignement, bibliothèques, musées, personnes handicapées) ;
- une carence du marché, une inaptitude à évaluer et à contrôler certains actes comme la copie privée.
11En parallèle, le système américain du copyright, étymologiquement « droit de copie », octroie des droits exclusifs depuis la constitution de 1787 pour « promouvoir le progrès de la science et des arts ». En découle une série de quatre principes de l’usage équitable ou fair use* (usage légitime, l’équivalent des exceptions). Ces critères orientent le juge afin d’interpréter si une utilisation peut ou non être légitime :
- le but et le caractère de l’usage, par exemple sa destination à des fins éducatives ou non lucratives ;
- la nature de l’œuvre ;
- l’importance de la partie utilisée par rapport à l’ensemble de l’œuvre ;
- l’incidence sur le marché potentiel ou le préjudice économique.
12Le contrôle de l’usage de l’œuvre, associant des droits patrimoniaux et moraux avec un système d’exceptions au fonctionnement complexe, diffère des transferts de propriété ordinaires. Il limite les possibilités d’utiliser les œuvres, notamment de les modifier, et en cela entre en conflit avec les nouvelles pratiques expressives et créatives en ligne (remix, mashup, traduction et sous-titrage, etc.). Il concentre le pouvoir dans les mains des titulaires originaux et des intermédiaires de droits. Les décisions de justice appliquant le droit au respect de l’œuvre sont plutôt rares, mais les procès engagés par des titulaires de droits refusant de voir leurs travaux utilisés sous l’enseigne du fair use, se multiplient, par exemple à l’encontre de bibliothèques aux États-Unis, créant une forte incertitude juridique pour le public.
13La possibilité des États de mettre en place des limitations et exceptions dans leur droit est encadrée par la Convention de Berne qui définit le « test en trois étapes ». Pour être recevable, une exception doit concerner des cas spéciaux, qui ne portent pas atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre, ni ne causent préjudice injustifié aux intérêts légitimes du titulaire du droit. Ce test a pour objectif de réconcilier les traditions du copyright et du droit d’auteur. Mais sa formulation vague fait peser sur les États la menace d’une sanction commerciale, dès lors qu’une exception mise en place par une loi nationale serait considérée comme ne remplissant pas les trois critères. Ce test en trois étapes a été repris dans de nombreux traités, notamment dans les ADPIC à l’OMC, qui significativement ont remplacé la notion de « titulaire du droit » par « détenteur du droit », mettant en avant l’exploitant des œuvres. Ce test peut également être utilisé par un juge pour déterminer la légalité de l’usage d’une exception et limitation, rendant difficile l’appréciation et la portée de celles-ci. Malgré l’insécurité juridique qu’il met en place, ce test en trois étapes est actuellement transposé dans le droit français par les lois DADVSI* (Droits d’auteurs et droits voisins dans la société de l’information) et Hadopi*.
Copyright, droit d’auteur, folklore et connaissances traditionnelles
14Le cadre juridique international de la propriété littéraire et artistique reste dominé par deux logiques occidentales reflétant des différences de conception culturelle du domaine.
15D’une part nous avons un « droit de l’œuvre », pour lequel le détenteur des droits d’usage économique est le seul négociateur et récupère ainsi les bénéfices de la reproduction ou de la représentation. C’est la logique du copyright, implanté dans les pays anglo-saxons et devenu majoritaire dans le monde. D’autre part, nous avons des pays, principalement en Europe continentale, qui considèrent que le travail de création est une extension de la personnalité de son créateur, et à ce titre relève des droits de la personne. On parle alors de « droit d’auteur », ce terme étant d’ailleurs utilisé dans le monde pour désigner les règles qu’en France nous appelons le « droit moral » et qui donnent à l’auteur un pouvoir inaliénable notamment sur les modifications de ses œuvres. Une chose que les cinéastes de Hollywood, qui devaient subir le final cut décidé par les commerciaux des studios, auraient bien aimé connaître. Cette distinction est trop souvent mise en avant en France comme une forme de supériorité du droit continental. C’est aller vite en besogne. Si les nombreux exemples de mésusage des œuvres au nom de la titularité des droits de copyright abondent, les limitations et exceptions apportées par la notion de fair use permettent des usages collectifs et valorisent l’intérêt général. Or, ce sont ces opportunités offertes par ces règles d’usage légitime qui sont aujourd’hui remises en cause au sein même des États-Unis, notamment dans les négociations régionales, comme l’actuel traité en cours de négociation dit TPP (Trans-Pacific Partnership).
16En sens inverse, de nombreux artistes dans le monde souhaitent voir s’étendre chez eux les protections offertes à l’intégrité de leurs œuvres par le droit moral. Ils se mobilisent en ce sens, notamment pour recevoir de justes citations de leur travail quand il est réutilisé, ou garder la possibilité de refuser un usage de leurs créations qu’ils estimeraient illégitime (par exemple, un usage publicitaire). Le devoir de citation du créateur, ou du moins de la source primaire d’une création, est ainsi obligatoire dans les licences Creative Commons* alors que l’attribution ne l’est pas dans le droit américain qui a pourtant inspiré ces licences.
17En dehors de ces deux figures centrales et individuelles, il existe également d’autres systèmes juridiques et extrajuridiques qui mettent en avant des gestions communautaires. Ce sont par exemple, les pratiques issues du folklore et des connaissances traditionnelles. Les traditions orales, comme celle du conte, n’empêchent nullement le respect et la reconnaissance des contributeurs qui ont précédé le conteur dans l’usage de récits ou de formules. De même que des formes codifiées de musique servent de supports à de nombreuses variations et improvisations, à l’image du blues qui appartient collectivement à tous les bluesmen, même si les interprétations particulières de ce fonds communs méritent protection individuelle. Ce sont alors les normes sociales des communautés concernées qui organisent les formes du respect mutuel tout en permettant le partage des savoirs3. La question devient plus aiguë quand ces normes sociales sont confrontées, dans le cadre de la mondialisation, à des modèles écrits et basés sur la propriété individuelle, qui plus est émanant des pays dominants. Cela conduit souvent à l’utilisation de ressources folkloriques en dehors de leur cadre collectif au profit d’un système marchand qui ne retient pas les présupposés spirituels qui les accompagnent, ni les normes collectives qui organisent les formes de leur diffusion et leurs limites. Les pratiques issues du folklore et des connaissances traditionnelles produites notamment dans les pays en développement sont l’objet d’appropriation par des industries culturelles ou pharmaceutiques des pays du Nord. Ce phénomène d’accaparement des ressources est renforcé par les enjeux géopolitiques lors des négociations internationales pour plaquer sur des modèles fonctionnant sur une propriété collective par les communautés locales, la logique juridique individuelle des modèles dominants du copyright à l’anglo-saxonne et du droit d’auteur influencé par le droit romain et germanique.
L’extension de la propriété littéraire et artistique
18Si les fondements, les objectifs et le système des exceptions diffèrent entre le droit d’auteur et le copyright, les deux conceptions de la propriété littéraire et artistique évoluent de manière similaire et aboutissent à renforcer la protection des intérêts économiques des titulaires de droits. Le droit d’auteur et le copyright ont bénéficié d’une extension à la fois dans la durée et dans leur champ d’application. Repousser les frontières de la propriété intellectuelle permet aux titulaires de droits et à leurs héritiers ainsi qu’aux structures de production qui ont négocié des contrats d’édition, de bénéficier de plus de contrôle.
19Le droit d’auteur ne fonctionne pas selon un mécanisme déclaratif. Tout auteur bénéficie d’une protection automatique, sans qu’il soit requis d’accomplir une quelconque démarche. Le droit d’auteur est applicable pleinement par défaut, ce qui rend difficile l’identification du domaine public et des titulaires de droits. Le cas des œuvres orphelines, dénommées ainsi car on ne peut pas retrouver leurs titulaires de droits et qui ne peuvent donc pas être exploitées, est révélateur des dysfonctionnements du système, à l’heure où la création et la diffusion ne sont plus réservées aux seuls professionnels et où l’accès ne passe plus seulement par l’achat de supports physiques ou l’emprunt en bibliothèque.
20Cependant, d’autres types de créations lient les conditions d’entrée dans le domaine public à la date de la publication de l’œuvre et non pas au décès de l’auteur. Le domaine public des enregistrements musicaux auxquels s’appliquent, en plus du droit d’auteur, les droits voisins des artistes interprètes et des producteurs de disques est ouvert cinquante ans après la date de publication de cet enregistrement. Toutefois, une directive européenne de 2011, qui n’est pas encore transposée en France, prolonge la durée des droits voisins de cinquante à soixante-dix ans, réduisant ainsi le domaine public. Les interprétations des débuts du rock européen devenant susceptibles d’accéder au domaine public, les intérêts économiques afférents aux Beatles, aux Rolling Stones, à Johnny Hallyday et autres célébrités, ont largement fait pencher la balance pour retarder l’entrée dans le domaine public. Le domaine public de l’interprétation permet de reproduire les enregistrements et les diffuser sans demander d’autorisation, mais ne dispense pas du reversement des droits aux auteurs et compositeurs, qui eux, perdurent soixante-dix ans après le décès du dernier survivant. Toutefois, ces droits sont forfaitaires (ils ne peuvent être refusés à une personne demandant la réédition d’une interprétation du domaine public, et ne sont donc pas soumis à négociation) et versés directement aux sociétés de perception et répartition des droits du pays de la réédition.
21Pour certaines entreprises du divertissement, de la musique, des médias ou de l’édition, les enjeux financiers sont considérables et justifient la pression exercée par les titulaires sur les gouvernements nationaux et étrangers et les organisations de régulation du droit d’auteur, afin de prolonger la durée de la rente. La dernière extension de la durée des droits aux États-Unis a été surnommée la loi Mickey, la proposition étant intervenue au moment où les œuvres de Walt Disney se rapprochaient du domaine public. Or, à côté de ces grandes industries concentrées et verticalisées, le domaine culturel est le domaine de prédilection de l’activité multiforme de petites entreprises, souvent composées de passionnés. Avec l’internet, ce domaine devient également celui d’une action directe des auteurs indépendants et des lecteurs qui s’approprient en les rediffusant, les détournant ou les intégrant dans de nouvelles œuvres, les documents qui circulent sur le réseau. Cette dichotomie des situations, accentuée par la technologie d’une part, mais également par la circulation et le métissage mondial des cultures de l’autre, est difficilement entendue quand il s’agit de renforcer les droits de propriété, et surtout de renforcer les formes et les méthodes destinées à les appliquer.
22Chaque innovation technique perturbe les modèles économiques des industries culturelles et créatives générant des tensions entre les porteurs d’intérêts privés et publics, avant de donner lieu à un compromis et à une nouvelle source de rémunération, souvent organisée par la création d’une limitation aux droits exclusifs assortie d’une rémunération équitable comme cela a été le cas pour la radio, la photocopie, le câble ou la copie privée.
23Les conflits qui interviennent à l’occasion de l’adaptation du droit d’auteur aux possibilités ouvertes par le numérique ne sont pas encore résolus et illustrent à nouveau la lutte entre l’émergence de biens communs et le renforcement du contrôle demandé par les industries culturelles. Prenant en compte les technologies naissantes de l’internet et l’extension de la numérisation, l’OMPI a élaboré en 1996 le traité sur le droit d’auteur WCT (WIPO Copyright Treaty) et le WPPT (WIPO Performances and Phonograms Treaty) sur l’interprétation et l’exécution des phonogrammes. Celui-ci définit comme une infraction le contournement des mesures techniques de protection (cryptage ou DRM*4) que les éditeurs pensaient à cette époque appliquer aux fichiers musicaux. La loi DADVSI en France avait le même objectif, et a donné lieu à d’intenses débats à l’Assemblée nationale. Il est intéressant à ce titre de remarquer que pour la première fois depuis des années, alors qu’il s’agissait principalement de la ratification d’une directive européenne, les questions de propriété intellectuelle devenaient l’enjeu de réels débats politiques, par ailleurs transverses aux grandes familles politiques. Publiée au Journal officiel le 2 août 2006, cette loi DADVSI portée par l’industrie phonographique a précédé de quelques mois seulement la décision prise par ces mêmes industries de retirer les DRM de leurs fichiers numériques5, considérant que les contraintes sur les usagers se révélaient supérieures aux avantages qu’elles pouvaient en retirer. Ce qui n’a pas empêché la France de ratifier le traité WPPT fin 2009, montrant bien le décalage persistant entre la conception idéologique des droits et les pratiques concrètes, tant des usagers que des entreprises. C’est ce que nous appelons l’approche « moralisatrice » du droit d’auteur.
24Celle-ci sera encore plus marquée avec la loi qui en France crée la Hadopi et la logique voulue « pédagogique » des trois étapes de la menace au procès. Une logique suivie par la Corée, et maintenant en discussion dans de nombreux pays, alors même que son échec en France est patent, les usagers ayant déporté leurs pratiques vers d’autres usages (le streaming et les échanges privés), et les procès ayant réellement eu lieu se terminant souvent au bénéfice des justiciables.
Négociation des revenus de la propriété intellectuelle et rôle des intermédiaires
25La notion de « monopole de l’auteur sur son œuvre », qui est au cœur de l’exclusivité économique octroyée par les droits de propriété intellectuelle, est synonyme de capacité de négociation. Ceci s’inscrit dans une situation où l’auteur est confronté à un appareil industriel assurant la diffusion de son travail, à l’image de l’édition ou des médias. Le contrat d’édition devient alors le document de référence pour cette négociation économique.
26Cependant, avec les changements techniques, nous voyons apparaître des œuvres qui incorporent le travail de très nombreux participants. Les génériques des films en témoignent aisément. La négociation devient alors beaucoup plus complexe. C’est pour répondre à la place devenue centrale des « industries culturelles » que des mécanismes collectifs de perception des droits ont été mis en place, et c’est bien du côté du financement des industries culturelles et de leur place spécifique de fournisseur de contenu pour de nombreuses autres activités, depuis les médias jusqu’aux acteurs de l’internet, qu’il nous faut chercher pour comprendre l’évolution de la propriété intellectuelle. Une situation par ailleurs totalement légitime : ce sont bien des industries, avec leur mode de répartition des tâches et d’organisation du travail, qui permettent aux travaux des auteurs d’atteindre le public. Cependant, les conditions mêmes de cette représentation et la place respective des diverses industries concourant à la fabrication et la diffusion du contenu culturel changent profondément, et c’est la nature et la qualité de ce changement qui sont centrales dans les réflexions sur la diffusion actuelle des œuvres.
27Des organismes collectifs, les sociétés de perception et de répartition des droits, représentent les auteurs et les éditeurs tant auprès des pouvoirs publics, que dans la répartition vers les auteurs, compositeurs, interprètes et autres participants à la création de sommes réunies pour des raisons diverses (taxes sur la copie privée, licence légale des radios, participation des bibliothèques au « droit de prêt », etc.). Ces organismes sont actuellement remis en cause, à la fois en raison de leurs frais de gestion importants, de leur position disproportionnée de pouvoir et d’exclusivité (par exemple, jusqu’à un accord expérimental de 2012, les statuts de la Sacem imposaient à ses adhérents d’apporter l’ensemble de leurs droits sur leurs œuvres et les empêchaient d’en proposer certaines sous des licences Creative Commons), et parce que d’autres acteurs viennent bousculer cette représentativité.
28En effet, les intermédiaires de la culture numérique (plateformes de vente en ligne, systèmes de traçage et d’enregistrement des activités, plateformes de stockage en mode cloud, serveur de streaming…) sont dorénavant en mesure de procéder eux-mêmes à la répartition fine des reversements économiques auprès des auteurs. Ces plateformes centralisées, notamment les plus grandes d’entre elles, que l’on surnomme AAGF (Apple, Amazon, Google et Facebook) visent à jouer tous les rôles des métiers de la culture. Un dirigeant d’Amazon déclarait ainsi pour les métiers du livre : « Les seules personnes nécessaires dans le processus de publication sont dorénavant l’auteur et le lecteur. Risques et opportunités sont l’horizon de tous ceux qui se tiennent entre les deux6 ».
29Si elle satisfait l’air du temps de l’économie individualisée, cette nouvelle situation d’un auteur (ou musicien, interprète, photographe…) devant gérer lui-même les négociations de l’exploitation de ses droits avec de tels pouvoirs centralisés, ne saurait offrir des garanties suffisantes pour obtenir cet équilibre recherché entre l’incitation à la création et l’intérêt général.
30On voit en ce domaine combien les jeux d’acteurs sont importants, et combien les alliances et stratégies collectives, entre industries, entre participants ou entre pays sont déterminantes dans la définition et l’évolution des droits de propriété intellectuelle. Nous sommes bien ici dans un système de communication, qui relève pleinement de la politique.
31Au terme de ce tour d’horizon des lois, traités et directives qui organisent la propriété littéraire et artistique, nous pouvons constater l’évolution progressive de ce champ juridique. L’équilibre entre les intérêts de la société, marqués par le domaine public, les exceptions et limitations, l’opportunité de réutilisation des œuvres dans des créations secondaires, et l’usage dans la transmission éducative d’une part, et les intérêts privés et le plus souvent marchands de l’autre, se déporte largement, et surtout rapidement, en direction des seconds7. La contradiction entre les opportunités offertes par les nouvelles techniques de stockage et de diffusion de la culture pour un plus grand partage – en particulier à l’échelle du monde – et les limites inscrites dans les lois sous la pression des exploitants économiques, devient plus marquée à chaque étape. Le droit d’auteur s’oriente de plus en plus vers un droit patrimonial, transmissible aux héritiers, élargissant les possibilités de contrôle sur les usages. On perd l’équilibre au profit d’une conception de la « propriété » sans limite, et l’économie de rente qui y est attachée.
Notes de bas de page
1 Vivant, M., « Propriété intellectuelle et nouvelles technologies. À la recherche d’un nouveau paradigme », conférence donnée dans le cadre de l’Université de Tous les savoirs (UTLS), CNAM, 16 septembre 2000, in Michaud, Y. (dir.), Qu’est-ce que les technologies ?, Paris, Odile Jacob, 2001, p. 201 ; De Filippi, P. et Benjamin, J., « De la culture papier à la culture numérique : l’évolution du droit face aux médias », Implications Philosophiques, juin 2012. http://www.implications-philosophiques.org/actualite/une/levolution-du-droit-face-aux-medias-1/
2 Latournerie, A., « Droits d’auteur, droits du public : une approche historique », L’Économie politique, no 22, 2004, p. 21-33.
3 Chen, S.-L., « Collaborative Authorship : from Folklore to the Wikborg (April 29, 2011) », Journal of Law, Technology and Policy, vol. 2011, 1er novembre 2011.
4 Samuelson, P., « DRM {and, or, vs.} the Law », Communications of the ACM, vol. 46, no 4, avril 2003 ; Bechtold, S., « From Copyright to Information Law : Implications of Digital Rights Management », in Sander, T. (dir.), Security and Privacy in Digital Rights Management, Berlin, Springer, 2002.
5 Le Crosnier, H., « Steve Jobs et les DRM : un point d’inflexion pour les industries de l’informatique », Ceméa, 12 février 2007. http://www.cemea.asso.fr/multimedia/enfants-medias/spip.php?article399
6 Streitfeld, D., « Amazon Signs Up Authors, Writing Publishers Out of Deal », The New York Times, 17 octobre 2011.
7 Lorrain, A.-C., « Copyright Limitations and Exceptions : the Consumers’ Contribution to Raise the Intellectual Property Debate », Revue européenne de droit de la consommation (REDC), no 4, 2007-2008, p. 526.
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