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Des nomades connectés : vivre ensemble à distance

p. 95-106

Note de l’éditeur

Reprise du no°51 de la revue Hermès, L’épreuve de la diversité culturelle, 2008


Texte intégral

1Comment les migrants composent-ils avec les outils de communication mis aujourd’hui à leur disposition dans le nouvel environnement numérique ? Nous pensons surtout à la téléphonie mobile et aux médias sociaux qui permettent à leurs utilisateurs d’être connectés en permanence et de constituer de nouveaux réseaux de contacts. Nous questionnerons d’abord la nature sociologique de ces prétendues « communautés » dans un tel type d’environnement sociotechnique. Nous décrirons ensuite le vécu des migrants connectés faisant usage de ces médias pour établir une téléprésence avec leurs proches. Enfin, nous aborderons la problématique des diasporas* de l’ère numérique à travers le rôle joué par l’usage de ces nouveaux dispositifs.

Les communautés numériques : des agrégats éphémères ?

2La notion de communauté employée ici n’a plus rien à voir avec la définition qu’en donnaient certains sociologues pour souligner le passage vers la société moderne à l’aube du xxe siècle. Alors que Ferdinand Tönnies (1887) définissait jadis la communauté (Gemeinschaft) comme une forme sociale fondée sur la tradition, sur une proximité géographique et émotionnelle, impliquant des interactions directes, concrètes, authentiques entre ses membres, la soi-disant « communauté numérique » ne coïncide bien souvent qu’avec un agrégat d’utilisateurs sans ancrage géographique commun et où, par définition, les interactions physiques en face à face entre ses membres ne sont plus nécessaires1. Il y aurait en quelque sorte un détournement sémantique de la notion. Les communautés numériques ne sont aujourd’hui le plus souvent que des agrégats éphémères d’individus, des microclubs d’utilisateurs du Web formés autour d’intérêts semblables à partir de microdimensions suscitant des adhésions partielles liées à des domaines spécifiques de la vie (consommation, profession, vie associative). Comment ces assemblages de semblables parcellisés composent-ils avec l’existence de l’Autre, avec la problématique de la Différence ? L’identité* hypermoderne des internautes serait ainsi constituée d’une constellation de sources multiples et contradictoires d’identification des subjectivités en action2.

3Les collectifs d’utilisateurs que l’on désigne aujourd’hui par l’expression « communautés numériques » sont significativement différents des premiers regroupements d’usagers que l’essayiste Howard Rheingold avait alors qualifiés de « communautés virtuelles » (1993). L’une des premières formes de regroupements d’usagers connectés a été en effet celle des « systèmes de conférences électroniques » (1985). Cela concernait un nombre restreint d’utilisateurs. À partir de 2002, l’expression « communautés numériques » a désigné davantage les réseaux socionumériques, tel Facebook, constitués d’un nombre gigantesque de profils d’utilisateurs. Le lien social engendré par ce nouveau type de dispositifs apparaît d’une nature bien différente que le lien formé dans le premier type de communautés numériques (Proulx et al., 2006).

La réalité des migrants connectés : vivre ensemble à distance

4D’intenses mouvements démographiques caractérisent les processus de globalisation* économique et de mondialisation* des cultures*. Pensons par exemple à l’ouverture européenne – vingt-six pays forment aujourd’hui l’espace Schengen – qui engendre d’importants mouvements de populations de l’Europe orientale et médiane vers les régions occidentales. Nous pourrions aussi évoquer les nombreuses crises politiques de la deuxième partie du xxe siècle qui ont amené l’exode massif de populations hors de leur pays de résidence : expulsion des Asiatiques ougandais en 1972, des Turcs de Bulgarie en 1989, des Albanais de Grèce en 1990-1994, exode des Africains de l’Ouest du Nigeria en 1983, des Palestiniens du Koweït en 1990-1992, des Yéménites d’Arabie Saoudite en 1990-1992, des Bangladais musulmans de Birmanie (Myanmar) depuis 1988, des Népalais du Bouthan en 1991-1992, des Haïtiens de République Dominicaine en 1991, des Mexicains des États-Unis en 1954 (Van Hear, 1998).

5À l’échelle interpersonnelle, ces mouvements migratoires conduisent fréquemment à une dispersion géographique des membres d’une même famille migrante (ou dont certains membres sont des migrants contraints ou volontaires). Ces conditions socialement difficiles attisent le désir du maintien d’une communication intrafamiliale et font émerger de nouveaux besoins en matière de télécommunications. Les migrants – souvent nomades dans les nouveaux territoires où ils se déplacent, attendu l’instabilité de leur situation de travail et leurs conditions de vie précaires – cherchent à renouer ou à maintenir les contacts avec les membres de leur famille restés dans le pays d’origine. Le téléphone joue ici un rôle décisif dans la facilitation des contacts à distance. Jusqu’à récemment, le coût élevé des télécommunications signifiait qu’une partie importante du budget personnel des migrants (le cinquième, voire le quart) devait être consacré aux dépenses en télécommunications. L’arrivée récente d’une quasi-gratuité des appels téléphoniques (audio et vidéo) grâce à des applications telles que Skype a modifié significativement les conditions économiques et culturelles dans lesquelles s’effectuent les communications à distance entre migrants. La quasi-gratuité d’Internet permet d’instaurer un régime permanent de « présence connectée »3 entre les membres géographiquement dispersés d’une même famille. Les téléphones portables permettant la transmission d’images vidéo, les « migrants connectés »4 peuvent ainsi s’échanger des images photo et vidéo décrivant leur environnement proche ou des personnes qu’ils fréquentent, ce qui donne un nouveau relief à leurs conversations téléphoniques.

6Nous assistons ainsi à l’émergence de nouvelles formes du vivre ensemble au sein des communautés culturelles constituées de grappes de familles immigrantes en provenance d’un même coin de pays. La multiplication des échanges à distance dans le contexte d’un régime permanent de téléprésence est susceptible de provoquer paradoxalement un renforcement des liens familiaux entre migrants. Le régime de télécommunication permanente entre membres d’une même famille vient en effet redoubler et renforcer les liens primaires existants déjà entre eux. Des analystes des réseaux sociaux ont introduit la distinction entre liens forts (qui unissent les membres de groupes primaires comme la famille ou les collègues sur les lieux rapprochés du travail) et liens faibles (qui ouvrent sur des mondes éloignés du premier cercle des liens rapprochés, tels les amis d’amis). Granovetter5 a ainsi décrit l’utilité des liens faibles en matière de recherche d’emploi. Dans le passé, des moyens de télécommunication comme les longues lettres avaient pour effet de se substituer au silence des liens forts unissant deux personnes proches mais géographiquement séparées. Aujourd’hui, les outils portables de télécommunication (en particulier les SMS) permettent « l’entretien en permanence » de la « présence connectée » entre membres d’un couple ou d’une famille. Ainsi, il n’est pas rare que près de quarante SMS soient échangés entre les membres d’une dyade pendant une même journée. L’usage du téléphone mobile redouble et renforce ainsi les liens forts plutôt que de s’y substituer. Du côté du Web, les communautés numériques qui s’y forment s’ancrent au contraire dans un renforcement de liens faibles en matière de coopération en ligne6.

Un engagement citoyen dans les diasporas de l’ère numérique

7Suite à des expulsions étatiques autoritaires ou à des mouvements d’exode vers des pays étrangers suscités par des conditions économiques ou politiques difficiles, les migrants nomades constituent des diasporas. Sans vouloir ignorer la discussion épistémologique nécessaire et pertinente concernant les limites de l’usage scientifique de la catégorie « diaspora »7, indiquons simplement que cette forme sociale suppose une dispersion de la population d’origine dans le territoire d’au moins deux pays, qu’elle implique une présence relativement persistante à l’étranger compatible avec des mouvements circulatoires en parallèle et finalement, que la diaspora implique des échanges permanents (économiques, culturels, politiques, etc.) entre ses membres (Van Hear, 1998). C’est au niveau de cette dernière caractéristique que l’usage des outils de communication joue un rôle décisif. La diaspora juive est souvent considérée comme emblématique de cette figure de la dispersion le mot est aujourd’hui utilisé pour décrire de nombreuses autres diasporas : arménienne, indienne, chinoise, grecque, slovène, bulgare, turque, polonaise, libanaise, palestinienne, etc.

8Les outils web permettent aux migrants de participer à des réseaux en ligne à l’échelle internationale ou même planétaire. Les diasporas de l’ère numérique se constituent à travers l’entretien de liens faibles entre membres de collectifs géographiquement éclatés. Les migrants nomades établissent des liens autour d’intérêts communs partagés. La dynamique de socialisation suscitée par la Toile s’appuie sur la force de ces liens faibles de coopération. Internet s’avère un dispositif efficace pour faire se rencontrer les migrants dispersés. Ainsi, à travers l’usage du courriel, des blogs, de Twitter ou des forums de discussion, les nomades échangent des textes, des hyperliens et des photos, partagent des émotions, construisent ensemble des connaissances et des représentations communes à propos de leur communauté d’appartenance. Au travers de ces faisceaux de dialogues en ligne, de ces fils de conversations éphémères, de ces discussions apparemment éclatées, les migrants nomades participent à l’entretien d’une mémoire collective de leur communauté. C’est à partir du tissu de ces conversations ordinaires que peut émerger le discours potentiellement critique de la société civile, et ainsi se constituer un espace public alternatif, différent de l’espace médiatique aujourd’hui contrôlé par les médias traditionnels.

9L’existence de ces collectifs en ligne permet aux migrants de pouvoir rompre avec la logique trop exclusivement « expressiviste » et individualiste* des réseaux socio-numériques. Ces collectifs en ligne peuvent éveiller la formation d’une conscience collective, en suscitant des prises de parole dans la diaspora autour d’enjeux concernant la communauté d’appartenance. Des ponts s’établissent entre les groupes formant la diaspora en même temps que se renforce une solidarisation intracommunautaire. Nous retrouvons ici les deux formes du capital social (Putnam, 2000) que peuvent engendrer les pratiques de réseautage : d’un côté, une ouverture vers de nouvelles perspectives à partir de connexions s’appuyant sur les liens faibles (bridging social capital) ; de l’autre, une intensification des relations de proximité ancrées dans des liens forts (bonding social capital)8.

10Les recherches empiriques concernant l’usage d’outils web – aux fins d’une construction communautaire identitaire – par les membres de minorités culturelles ou ethniques, sont encore peu nombreuses. Quelques recherches concernent par exemple le rôle de blogueurs noirs dans la blogosphère américaine9 : « [La recherche] démontre que [les blogueurs] écrivent sur une variété de sujets non nécessairement liés à leur statut de minorité, bien que les thèmes de la race et de l’ethnicité y occupent une place importante, à côté des thèmes politiques, partis, campagnes et élections. Ces blogueurs affirment que bloguer est une forme de participation politique et qu’ils convient leurs lecteurs à s’engager dans une variété d’activités politiques, tant en ligne que hors ligne. […] Les données recueillies suggèrent également que les blogueurs noirs semblent isolés des blogueurs blancs et qu’il y a bien certaines formes de discrimination, les Noirs craignant parfois les représailles des blogueurs blancs, notamment s’ils écrivent des textes liés aux questions de race10. »

11D’autres recherches montrent que le cyberespace n’est pas un univers sociologiquement lisse : les inégalités et les discriminations agissant dans l’univers social hors ligne ont tendance à se retrouver également en ligne. Ce type de pratiques numériques renouvelle chez leurs membres l’intérêt pour la vie collective, donc un engagement potentiellement citoyen dans la collectivité. La participation active à des discussions autour de prises de décision concernant la collectivité et la nécessité d’expliciter ses arguments pour convaincre et enrôler d’autres membres : voilà des éléments d’une dynamique d’usage du dispositif susceptible de raviver une politisation des thématiques et enjeux communautaires discutés en ligne. En même temps, force est de constater que des échanges orientés exclusivement vers l’expression immédiate des opinions (plutôt que vers une construction progressive d’arguments réfléchis) peuvent avoir pour effet de nier les principes démocratiques et d’ainsi favoriser des pratiques populistes*. Par ailleurs, il n’est pas certain que les pratiques discursives propres à ces médias sociaux – bien que les blogueurs puissent inviter leurs lecteurs à agir politiquement – ne se traduisent effectivement par un passage à l’acte dans l’arène politique.

Bibliographie

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Références bibliographiques

10.2307/j.ctv18pgp4w :

Proulx, S., Millette, M. et Heaton, L. (dir.), Médias sociaux. Enjeux pour la communication, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2012.

Proulx, S., Poissant, L. et Sénécal, M. (dir.), Communautés virtuelles. Penser et agir en réseau, Québec, Presses de l’Université Laval, 2006.

Putnam, R. D., Bowling Alone. The Collapse and Revival of American Community, New York, Simon & Schuster, 2000.

Rheingold, H., The Virtual Community. Homesteading on the Electronic Frontier, Reading (MA), Addison-Wesley, 1993 (nouvelle édition : 2000).

Tönnies, F., Communauté et société. Catégories fondamentales de la sociologie pure, Paris, PUF, 2010 (1887).

10.4324/9780203984482 :

Van Hear, N., New Diasporas. The Mass Exodus, Dispersal and Regrouping of Migrant Communities, Londres, UCL Press, 1998.

Notes de bas de page

1 Proulx, S., « Les communautés virtuelles : ce qui fait lien », (Proulx et al., 2006, p. 13-25).

2 Rybas, N. et Gajjala, R., « Developing Cyberethnographic Research Methods for Understanding Digitally Mediated Identities », Forum : Qualitative Social Research, vol. 8, no 3, 2007, article 35.

3 Licoppe, C., « Sociabilité et technologies de communication : deux modalités d’entretien des liens interpersonnels dans le contexte du déploiement des dispositifs de communication mobiles », Réseaux, no°112-113, 2002, p. 173-210.

4 Diminescu, D., « Le migrant connecté. Pour un manifeste épistémologique », Migrations/Société, vol. 17, no°102, 2005, p. 275-292.

5 Granovetter, M. S., « The Strength of Weak Ties », American Journal of Sociology, vol. 78, no°6, 1973, p. 1360-1380.

6 Aguiton, C. et Cardon, D., « The Strength of Weak Cooperation : an Attempt to Understand the Meaning of Web 2.0 », Communications & Strategies, no°65, 2007, p. 51-65.

7 Dufoix, S., « Chronique bibliographique : l’objet diaspora en questions », Cultures & Conflits, no°33-34, 1999, p. 147-163.

8 Yuan, Y. C. et Gay, G., « Homophily of Network Ties and Bonding and Bridging Social Capital in Computer-Mediated Distributed Teams », Journal of Computer-Mediated Communication, vol. 11, no°4, 2006.

9 Pole, A., « Black Bloggers and the Blogosphere », The Second International Conference on Technology, Knowledge & Society, Hyderabad (India), 12-15 décembre 2005.

10 Diminescu, D., « Study on Social Computing and Immigrants and Ethnic Minorities : Usage Trends and Implications », Working Paper, Paris, Fondation Maison des sciences de l’homme, 2007, p. 15.

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