Corps et réseau : l’exemple du cerveau
p. 129-139
Note de l’éditeur
Inédit
Texte intégral
1Le cerveau est présenté, de façon classique, comme le système le plus complexe qu’il nous est donné d’observer et d’essayer de comprendre. Cette complexité est d’abord due à sa taille (de l’ordre de cent milliards de neurones pour l’espèce humaine, ou encore cent mille milliards de synapses*, mille fois plus nombreuses que les étoiles de notre galaxie), mais aussi à l’étendue et à la nature de ses fonctions, allant de mécanismes physiologiques élémentaires aux fonctions exécutives les plus élaborées.
Un réseau clairsemé
2Chacun des cent milliards de neurones humains est connecté, en moyenne, à plusieurs milliers d’autres neurones. Ceci est à la fois beaucoup (1014 synapses en tout) et très peu (sur les cent milliards de cibles potentielles, chaque neurone en choisit seulement quelques milliers en moyenne) et cela reflète surtout très mal une réalité beaucoup plus variable. Localement, le niveau de connectivité* peut être très élevé mais entre structures neuronales différentes et au-delà d’une certaine distance dans une même structure, il est extrêmement faible (dans le cortex, le taux de connectivité s’effondre au-delà de 0,3 mm) voire complètement nul (certaines structures neuronales n’échangent pas d’information).
3Ces statistiques globales de connectivité sont porteuses de peu de sens, dans la mesure où elles ne permettent pas de prendre en compte le fait que, très localement, différents types de neurones s’assemblent en motifs réguliers et que, à une échelle intermédiaire, différents motifs correspondent à différents types de traitement et vont se traduire, anatomiquement, par différentes structures neuronales. Même si ces régularités à différentes échelles sont également sujettes à une très grande variabilité et si leur pertinence est régulièrement discutée, elles sont à la base d’une grille de lecture à trois niveaux, correspondant à trois échelles de description, très souvent utilisée dans tous les domaines des neurosciences.
4À l’échelle microscopique, se trouve l’étude du neurone et de la manière dont il traite et transmet l’information. À l’échelle mésoscopique, se trouve l’étude du circuit local de neurones, de son motif de connectivité et de la fonction élémentaire qu’il réalise. À l’échelle macroscopique, se trouve l’étude de l’organisation cérébrale en un réseau de structures neuronales et de la manière dont les fonctions cérébrales, telles qu’on les observe à travers le comportement de l’individu, émergent des fonctions respectives de ces structures et des flux d’information qu’elles échangent.
5Ces descriptions anatomiques révèlent la complexité du réseau de neurones que constitue le cerveau, avec ce taux de connectivité intermédiaire et ces régularités observables à différentes échelles. Soulignons de plus que tous ces éléments sont caractérisés par une très grande variabilité ; ils résultent d’estimation et non d’études systématiques, justement à cause de la dimension de ce réseau mais aussi de l’accès assez difficile à son observation. Il serait cependant très réducteur de limiter la complexité du cerveau à celle de son anatomie.
6Il faut en effet aussi prendre en compte le fait que les neurones et leurs assemblages ont des états d’activation, avec une dynamique. Ces fonctions d’activation ont un niveau intermédiaire de complexité, à savoir qu’elles n’ont pas les caractéristiques cognitives* et qu’elles n’intègrent pas la même gamme d’information que la fonction qui émerge globalement du cerveau, mais qu’elles ont tout de même un certain nombre de caractéristiques non triviales qui font toujours l’objet de recherches importantes. Il n’en reste pas moins que ces dynamiques d’activation sont essentiellement des fonctions locales et que, pour comprendre la fonction du réseau, il faut étudier ensemble le réseau anatomique et le réseau fonctionnel en se demandant quelle structure favorise quelle dynamique. Or, les mécanismes d’apprentissage et de mémorisation consistent à modifier les connexions synaptiques, c’est-à-dire la structure du réseau, en fonction de son activation. En conséquence, dans le réseau neuronal, la structure affecte la fonction qui affecte la structure, ce qui donne une cible mouvante à observer.
Polyvalence et connectivité
7S’il est intéressant de noter des similitudes structurelles et dynamiques entre différents types de réseaux, qu’ils soient de communication, de transport ou de connaissance, le fait que le réseau cérébral traite de l’information et qu’il soit à la source de notre pensée, de notre comportement et plus généralement de notre cognition*, le met clairement dans une classe à part. Il est en particulier important de garder à l’esprit que toute la gamme de notre comportement, dirigé vers le monde extérieur aussi bien que le fonctionnement du corps, est produite par notre réseau cérébral, qui peut donc être vu comme polyvalent à un degré bien supérieur à beaucoup d’autres types de réseaux. Ceci interroge fortement sur la nature de découpage des tâches et de leurs représentations structurelles dans le réseau cérébral : si on peut se douter que des fonctions cérébrales très différentes de nature (comme une tâche automatique réflexe et inconsciente, comparée à une fonction exécutive consciente dite de haut niveau) mobiliseront probablement des ressources neuronales très différentes, il peut être en revanche intéressant de regarder les ressources communes qu’elles mobilisent également, la manière dont elles coexistent à certains moments ou leurs influences mutuelles. Ce constat est à la base d’une distinction supplémentaire1 dans l’étude de la connectivité cérébrale.
8Nous avons évoqué plus haut la connectivité structurale, correspondant à son anatomie et la connectivité fonctionnelle que l’on peut par exemple obtenir en mesurant des corrélations d’activité entre régions neuronales. Ceci pourra parfois refléter l’organisation anatomique sous-jacente (par exemple trouver les régions qui, en moyenne, sont d’importants relais de communication), mais pourra aussi être beaucoup plus fluctuant dans le temps, en fonction de l’évolution de l’activité. En effet, la connectivité fonctionnelle se fonde seulement sur ces corrélations d’activité et ne présuppose pas de l’existence d’une connexion anatomique et encore moins de sa direction. La connectivité effective, pour sa part, va essayer de réconcilier ces deux aspects en établissant des statistiques dépendant de la tâche ou du temps pour extraire des effets orientés (et donc causaux) entre régions neuronales. Ces études mêlent mesures de covariance entre régions cérébrales (permettant d’estimer celles qui participent à un moment donné à une tâche donnée), mesures de réactions à des perturbations du système et analyse de séries temporelles. Ces derniers types d’analyse permettent d’appréhender les différents flux d’information et leurs interactions et d’y ajouter également la notion de causalité (les causes précédant leurs effets).
Corporéité du réseau
9Après avoir souligné la diversité des tâches réalisées par le cerveau, il convient maintenant de rappeler leur cohérence, dans la mesure où, globalement, le fonctionnement cérébral est fortement typé par notre corporéité. En effet, le cerveau fait partie d’un corps qui l’abrite et le nourrit et, en retour, qu’il est supposé animer, en particulier en assurant son intégrité, sa survie, sa reproduction et plus généralement son interaction avec ses congénères. Ceci donne un certain nombre de contraintes qu’il est bon d’avoir présentes à l’esprit quand on étudie le réseau cérébral. En particulier, si on veut se référer à son efficacité, voire à son optimalité, il faut bien comprendre que les critères les plus importants ne sont pas forcément ceux d’autres réseaux abstraits (quantité d’information stockée, combinatoire de la représentation), mais qu’il faut également y intégrer le caractère embarqué du cerveau (et plus généralement de la cognition).
10Deux types de critères sont donc à prendre en considération. D’une part, le cerveau animant le corps, il doit en priorité assurer ses fonctions vitales et pouvoir continuer à offrir un certain niveau de service, même en cas de lésion (c’est-à-dire avoir des modes de fonctionnement dégradés). Ceci va avoir des implications directes sur la robustesse du codage, sur les vitesses de traitement de certains flux d’information essentiels ou encore sur leur pouvoir inhibiteur reflétant une priorité dans les traitements, l’ensemble de ces implications ne pouvant se comprendre et s’apprécier que si elles sont ramenées à la finalité de ce réseau. D’autre part, le corps abritant le cerveau, cela va avoir des implications énergétiques et dimensionnelles. Le cerveau est un grand consommateur d’énergie (20 % de l’énergie produite chez l’adulte pour une masse de 2 %). À partir du coût élevé de production d’un potentiel action, il a été estimé2 qu’à un instant donné, seule une faible fraction (entre 1 et 3 %) des neurones peut être activée, ce qui peut expliquer la nature de certaines stratégies de codage et de déroulement temporel de l’activité cérébrale. La taille de la boîte crânienne apporte également de fortes contraintes sur la taille et le nombre des neurones, mais aussi sur leur connectivité : la matière blanche du cerveau (ses connexions) représentent de 40 à 60 % de son volume, 99 % de cette fraction correspondant aux seuls axones cortico-corticaux3 Limiter ce volume est une incitation forte pour regrouper en modules les neurones interconnectés et minimiser ainsi la longueur des connexions. La représentation mésoscopique évoquée plus haut doit aussi se voir sous cet angle.
Évolution et hasard
11Le cerveau est aussi le résultat de l’évolution et doit être vu comme l’assemblage de structures héritées de l’évolution des espèces et améliorées au cours des générations successives et non comme un tout cohérent. D’autre part, il est également trompeur d’essayer de plaquer des fonctions cognitives directement sur un réseau cérébral sans se souvenir que ces fonctions ont été élaborées depuis l’enfance, par une suite de stades de développement et de transferts successifs de fonctions entre structures cérébrales. Il peut être trompeur de regarder le cerveau avec l’œil d’un ingénieur, concevant le plan d’un réseau globalement, à partir de spécifications. Ceci donne également de fortes contraintes sur le réseau cérébral, qui doit non seulement pouvoir faire des traitements mais aussi pouvoir s’adapter et se transformer pour suivre ces étapes d’établissement progressif des fonctions cognitives. Enfin, il convient de rappeler que, dans les deux cas, les programmes de construction et de développement du cerveau sont en partie codés dans nos gènes4. Il est donc illusoire d’imaginer la transcription d’un plan de construction précis mais il faut plutôt imaginer l’association de consignes génériques et d’une certaine dose d’aléatoire, ce qui se marie relativement bien aux notions de motifs de calculs réguliers et de variabilité évoquées plus haut.
Conclusion
12Ce rapide tour d’horizon a permis d’esquisser quelques caractéristiques du réseau cérébral ; il a également souligné certaines de ses spécificités, qui plaident pour des remises en contexte profondes lorsqu’on veut tenter de l’analyser. L’ensemble du tableau évoque un réseau complexe, dont les caractéristiques et l’organisation sont difficilement compréhensibles par une analyse superficielle et dont des principes d’organisation pourraient rester cachés dans le bruit et la complexité. C’est pour cette raison que différents domaines des neurosciences et des sciences du numérique ont développé au cours des dernières années un certain nombre d’approches expérimentales et théoriques pour appréhender plus finement cette complexité.
13Outre les outils d’investigation et d’imagerie des neurosciences, des études numériques, en particulier reposant sur la théorie des graphes présentée dans le chapitre de B. Le Blanc (supra), soulignent notamment les caractéristiques d’un réseau scale-free (libre d’échelle), mêlant à différentes échelles des connexions locales réalisant des traitements spécialisés et des connexions à longue distance permettant une communication rapide entre ces régions.
14L’ensemble de ces résultats est actuellement rassemblé dans un domaine scientifique naissant et en plein développement, la connectomique5, qui a pour ambition de dresser le plan du réseau cérébral, en y intégrant l’ensemble des contraintes et des caractéristiques évoquées ici.
Notes de bas de page
1 Friston, K., « Functional and Effective Connectivity in Neuroimaging : A Synthesis », Human Brain Mapping, no 2, 1994, p. 56-78.
2 Lennie, P., « The Cost of Cortical Computation », Current Biology, vol. 13, no 6, 2003, p. 493-497.
3 Nowak, L. G., Bullier, J., « The Timing of Information Transfer in the Visual System », Cerebral Cortex, vol. 12, New York, Plenum Press, 1997, chap. 5, p. 205-241.
4 Redies, C., Puelles, L., « Modularity in Vertebrate Brain Development and Evolution », Bioessays, no 23, 2001, p. 1100– 1111.
5 http://www.scholarpedia.org/article/Connectome
Auteur
Directeur de Recherche à l’Inria. Son activité concerne l’intégration de données issues des neurosciences et des sciences cognitives dans des modèles numériques opératoires, permettant d’animer des robots autonomes, de proposer des nouveaux paradigmes de calcul bio-inspirés, mais aussi de retourner vers les sciences du vivant et la médecine des hypothèses sur le fonctionnement de notre cerveau et de ses pathologies
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