Réseau contre appareil
p. 109-119
Note de l’éditeur
Inédit
Texte intégral
1Le terme de réseau est devenu tellement courant qu’il est utilisé par beaucoup d’auteurs pour qualifier n’importe quel ensemble d’acteurs dans des organisations, des collectivités ou des agrégats électroniques, désignés comme des « réseaux sociaux », sans que soit bien établi ce qui distingue ces ensembles d’autres ensembles d’acteurs sociaux.
2Pour bien délimiter le concept de réseau social et bien le comprendre dans le sens sociologique du terme, il faut l’opposer à son contraire, le concept d’appareil, dans une approche qui montre les différences entre les deux. Cette préoccupation était celle de John A. Barnes, un sociologue britannique qui est généralement considéré comme le fondateur des recherches sur le terrain portant sur les réseaux sociaux. D’autres auteurs, (présentés dans nos deux ouvrages cités à la fin de cet article), ont contribué à raffiner par leurs recherches sur le terrain le concept de réseau social. Parmi eux, Bruce Kapferer se distingue en ce qu’il a été l’un des premiers à traiter des caractéristiques internes des réseaux. Nous allons d’abord présenter la contribution de Barnes et de Kapferer avant de proposer et d’appliquer une approche systémique du concept1.
La contribution de John A. Barnes
3Étudiant la population de l’île norvégienne de Bremmes, Barnes2 distingue trois champs sociaux. Le premier est un champ à base territoriale, comprenant des appareils dont celui de l’entité politique qu’est la paroisse, ceux des divisions administratives et ceux plus restreints des associations volontaires. Les unités sociales dans ce premier champ sont stables et les membres qui y participent ne changent que lentement. Le deuxième champ renvoie à ce que Barnes nomme « le champ industriel ». Les appareils économiques y sont nombreux et autonomes. Ils sont organisés de façon hiérarchique à l’intérieur d’eux-mêmes, mais ils ne sont pas aussi stables que dans le premier champ et les participants changent plus rapidement. Dans le troisième champ, il n’y a pas d’unités ni de frontières bien définies. Ce champ que Barnes décrit comme un réseau est plutôt fait de relations de parenté, d’amitié ou d’affinité dont héritent ceux qui sont nés dans l’île. Certaines de ces relations sont égalitaires, mais d’autres sont inégalitaires, ce qui tient aux divisions entre classes qui existent dans l’île. Ces divisions ne sont cependant pas fixes puisque de nouveaux liens se forment constamment alors que d’autres tombent en désuétude. Dans une société où aucune organisation n’est dominante, ces liens de réseau permettent aux habitants de l’île de demeurer solidaires malgré les différences qui existent entre eux.
La contribution de Bruce Kapferer
4Alors que la contribution de Barnes à l’étude des réseaux sociaux est plutôt descriptive (il produira plus tard des études plus formalisées), celle de Kapferer3 est davantage analytique et permet d’enrichir le concept de réseau, alors que le concept d’appareil est négligé par cet auteur. Sa recherche porte sur les relations entre vingt-trois Africains qui travaillent dans une section d’un complexe minier situé près de Lusaka en Zambie. Leur travail consiste à purifier le zinc extrait de la mine pour qu’il puisse être expédié sur les marchés mondiaux.
5Une division se produit dans le groupe à la suite d’une querelle sur le rythme de travail à adopter. Elle oppose Abraham, un travailleur âgé et Donald, un travailleur beaucoup plus jeune qui est choisi pour cible par Abraham parce qu’il est plus vulnérable que d’autres adversaires possibles.
6Kapferer établit le réseau personnel, ou « reticulum » de chacun des deux protagonistes et des autres acteurs du groupe. Il distingue cinq contenus qui sont les enjeux des connexions directes entre eux, soit la conversation, la plaisanterie, l’aide au travail, les services rendus et l’aide financière. Une connexion est considérée comme simple quand elle est unilatérale et ne porte que sur un enjeu, alors qu’elle est considérée comme multiple, et ce à des degrés divers, quand elle est bilatérale et porte sur plus d’un enjeu.
7Kapferer constate que le réseau personnel d’Abraham est plus étendu et a des contenus plus multiples que celui de Donald. Il comporte aussi plus de connexions que celui d’autres membres du groupe. Kapferer constate aussi que les connexions des alliés d’Abraham sont plus variées en contenu que celles des alliés de Donald, ce qui explique selon lui que le premier de ces acteurs l’ait emporté sur le second, qui finit d’ailleurs par quitter la section de purification de la mine et trouver du travail ailleurs. Les sous-réseaux qui s’étaient formés au moment de la querelle entre les deux protagonistes disparaissent à la suite du départ de Donald.
L’approche systémique de Le Moigne
8En reprenant certaines des observations de Barnes, de Kapferer et d’autres auteurs qui ont contribué à la sociologie des réseaux sociaux, nous allons présenter une approche systémique de nature très générale, tirée d’un ouvrage de Jean-Louis Le Moigne (1984). L’utilisation de cette approche permet de bien illustrer ce que sont les réseaux par rapport aux appareils.
9Pour Le Moigne, un système est quelque chose (présumé identifiable) qui dans quelque chose (un environnement), pour quelque chose (un projet, une finalité), fait quelque chose (une activité, un fonctionnement), par quelque chose (une structure, une forme stable) qui se transforme dans le temps (une évolution). Autrement dit, toujours dans les termes de Le Moigne, un système est un objet, dans un environnement, qui est doté de finalités, qui exerce une activité et voit sa structure interne évoluer au fil du temps, sans qu’il perde son identité unique.
10Nous allons revenir sur chacun de ces éléments pour montrer comment ils permettent de définir ce qu’est un réseau par opposition à un appareil.
L’environnement des réseaux
11L’environnement, qu’il soit externe ou interne, est un élément indissociable des systèmes. Il y a à cet égard une différence fondamentale entre un réseau et un appareil, le réseau se situant dans l’environnement interne du système considéré alors que l’appareil se situe dans son environnement externe spécifique.
12C’est ce que montre la recherche de Barnes. Les appareils présents dans les deux premiers champs qui retiennent son attention, le champ politique et le champ industriel, sont orientés vers leur environnement externe, composé respectivement des publics dans le champ politique et des clientèles économiques dans le champ industriel. Quant au troisième champ, celui du réseau de liens qui existent entre les habitants de l’île, il est orienté vers l’environnement interne, fait de relations plus ou moins égalitaires et plus ou moins stables entre les familles et les individus.
13De même les deux sous-réseaux personnels étudiés par Kapferer se situent dans l’environnement interne de l’organisation de travail qui rassemble les vingt-trois travailleurs de la section minière.
Les finalités des réseaux
14Les finalités des réseaux et des appareils tiennent aux environnements valorisés par chacun de ces deux types de systèmes. Comme nous venons de le dire, les réseaux valorisent avant tout l’environnement interne où ils cherchent à se maintenir et à s’étendre par la mise en commun de ressources. On peut distinguer à cet égard quatre grandes catégories de ressources qui se retrouvent assez bien dans l’étude de Kapferer et dans les travaux de différents auteurs qui ont traité des réseaux : les informations normatives ou indicatives, les liens entre les acteurs, les positions et les leviers de commande qui leur sont rattachés, et finalement les supports matériels.
15Au contraire, les appareils valorisent plutôt l’environnement externe qui leur est spécifique, qu’il soit politique comme dans le premier champ distingué par Barnes, économique comme dans le deuxième champ, ou autre. Ils valorisent plus particulièrement la régulation dans certains domaines de cet environnement spécifique.
Les activités des réseaux
16Dans le but de mettre en commun les ressources dont disposent leurs membres, les réseaux se donnent des activités de propagation dans leur environnement interne. Deux propriétés présentes dans les réseaux facilitent cette propagation. D’abord, il y a la nature non déperditive des ressources qui sont propagées : à cet égard, les normes et les informations sont plus propices à la propagation que les autres ressources parce qu’elles ne sont pas perdues par les acteurs qui les transmettent. Ensuite, il y a l’existence de liens faibles, au sens de Granovetter4, à l’intérieur du réseau. Alors que les liens forts entre des « intimes » tendent à entraîner des échanges routiniers, les liens faibles entre de simples « connaissances » ont plus de chances de propager des ressources originales, que ce soit dans l’ordre des normes, de l’information, des supports matériels ou des liens eux-mêmes.
17Les appareils, pour leur part, ont plutôt des activités d’attribution de contraintes aux fins de la régulation dans leur environnement externe spécifique. Il en est ainsi dans les deux premiers champs dont traite Barnes tout comme dans les appareils militaires, policiers ou administratifs des collectivités politiques de nature sociétale.
Les structures des réseaux
18C’est par des structures fortement connexes et décentralisées que se caractérisent les réseaux, surtout quand ils ne sont pas de grande taille. La connexité est d’autant plus forte qu’il y a des connexions directes dans les deux sens en chacune des paires d’acteurs du réseau. Elle est d’autant moins forte qu’il y a en une grande proportion de paires avec absence de connexion, ou de connexions indirectes seulement, ou encore de connexions dans un seul sens. Bien qu’il ne fasse pas le compte exact des connexions, Kapferer laisse entendre que la connexité est plus forte dans le sous-réseau d’Abraham que dans celui de Donald, ce qui expliquerait la domination du premier sous-réseau sur le second.
19Parmi les connexions directes, qu’elles soient dans un seul sens ou réciproques, celles qui sont multiples par la diversité des ressources qui sont propagées ont généralement des effets plus importants sur la grandeur de la connexité des réseaux que celles qui sont simples. Ainsi, si on reprend deux des catégories de Kapferer, une connexion comportant de la plaisanterie et des services rendus consolide davantage une structure de réseau qu’une connexion ne comportant que l’un ou l’autre de ces deux enjeux.
20Le caractère fortement connexe d’un réseau le distingue d’un appareil, qui lui n’est que faiblement connexe, les acteurs qui le dirigent étant les seuls à avoir une connexion directe ou indirecte avec chacun des autres acteurs de l’appareil et ce dans un sens seulement. La connexité d’un appareil est aussi restreinte par la présence de ce que Burt a nommé des trous structuraux, soit l’existence de paires d’acteurs qui n’ont pas de connexion entre eux tout en étant rejoints par des acteurs en position supérieure.
L’évolution des réseaux
21Parce que les réseaux évoluent dans le temps, ils se transforment non seulement dans leurs structures mais aussi dans les activités qu’ils choisissent de se donner pour propager la mise en commun des ressources dans leur environnement interne. Barnes et Kapferer font état de certaines de ces transformations dans les réseaux qu’ils étudient. Barnes note que de nouveaux liens se forment constamment dans le réseau de l’île de Bremmes alors que d’autres liens tombent en désuétude, tandis que Kapferer montre qu’une querelle entre deux membres d’un réseau résulte en la formation de deux sous-réseaux dont la connexité est différente, cette division étant effacée par le départ d’un des deux protagonistes de la querelle.
22Ces remarques de Barnes et de Kapferer semblent confirmer la justesse de l’approche de Le Moigne voulant que la transformation d’un système se manifeste surtout dans sa structure, ce qui tient selon nous à la plus grande facilité qu’il y a à modéliser et à comparer entre eux les différents types de structures de réseau que les variations dans leur environnement interne, dans leurs finalités ou dans leurs activités.
Bibliographie
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Références bibliographiques
10.2307/j.ctv18phb1z :Lemieux, V., Réseaux et appareils, Paris, Maloine, 1982.
10.3917/puf.lesmi.1999.01 :Lemieux, V., Les réseaux d’acteurs sociaux, Paris, Presses Universitaires de France, 1999.
Le Moigne, J.-L., La théorie du système général, Paris, Seuil, 1984.
Notes de bas de page
1 Pour une présentation plus complète des travaux de Barnes, Kapferer, Granovetter, Burt et autres, voir Lemieux, 1982 et 1999.
2 Barnes, J. A., « Class and Committees in a Norvegian Island Parish », Human Relations, vol. 3, no 1, 1954.
3 Kapferer, B., « Norms and the Manipulation of Relationships in a Work Context », in Mitchell, J.-C. (dir.), Social Network in Urban Situations, Manchester, University Press, 1969, p. 181-244.
4 Granovetter, M. S., « The Strength of Weak Ties », American Journal of Sociology, vol. 78, no 6, 1973, p. 1360-1380.
Auteur
Professeur émérite de l’Université Laval, à Québec. Au cours de sa carrière il a publié plusieurs ouvrages sur les réseaux et les appareils ainsi que sur les coalitions. Ses travaux ont aussi porté sur les partis politiques, le clientélisme, la décentralisation et les politiques publiques. On y retrouve constamment des préoccupations à la fois théoriques et empiriques.
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