Le réseau de communication selon Michel Serres
Extraits de Hermès ou la communication1, 1968
p. 85-90
Texte intégral
1Imaginons dessiné un espace de représentation, un diagramme en réseau. Il est formé, pour un instant donné (car nous verrons amplement qu’il représente un état quelconque d’une situation mobile), d’une pluralité de points (sommets) reliés entre eux par une pluralité de ramifications (chemins). Chaque point représente soit une thèse, soit un élément effectivement définissable d’un ensemble empirique déterminé. […] Par définition, aucun point n’est privilégié par rapport à un autre, aucun n’est univoquement subordonné à tel ou tel ; ils ont chacun leur puissance propre (éventuellement variable au cours du temps), ou leur zone de rayonnement, ou encore leur force déterminante originale. Et par conséquent, quoique certains puissent être identiques entre eux, ils sont, en général, tous différents. […] Enfin, il existe une réciprocité profonde entre les sommets et les chemins, ou, si l’on veut, une dualité. Un sommet peut être regardé comme l’intersection de deux ou plusieurs chemins (une thèse peut se constituer comme l’intersection d’une multiplicité de relations ou un élément de situation naître tout à coup de la confluence de plusieurs déterminations) ; corrélativement, un chemin peut être regardé comme une détermination constituée à partir de la mise en correspondance de deux sommets préconçus (mise en relation quelconque de deux thèses, interaction de deux situations, etc.) […]
2D’autre part, nous pensons qu’il s’agit de la représentation formelle d’une situation mobile, c’est-à-dire qui varie globalement au cours du temps ; par exemple, qu’un point ou sommet du réseau change brusquement de place (comme un pion de telle importance – roi, dame, cavalier, etc. – sur un échiquier), et l’ensemble du réseau se transforme en un nouveau réseau où la situation respective des points est différente comme la variété des chemins. Raisonnons maintenant de manière abstraite sur ce modèle, et, à chaque stade du raisonnement, comparons-le à l’argument dialectique traditionnel :
3Étant donné deux thèses, ou deux éléments de situation, c’est-à-dire deux sommets, l’argument dialectique pose qu’il existe un chemin et un seul pour aller de l’un à l’autre ; ce chemin est « logiquement » nécessaire et passe par le point unique de l’antithèse ou de la situation opposée. À cet égard, le raisonnement dialectique est unilinéaire et caractérisé par l’unicité et la simplicité de la voie, par l’univocité du flux de détermination qu’elle transporte. Au contraire, le modèle précédent est caractérisé par la pluralité et la complexité des voies de médiations : on voit à l’évidence, sur ce dernier, qu’il existe sinon autant de chemins qu’on veut pour aller d’un sommet à un autre, du moins un très grand nombre, tant qu’est fini le nombre des sommets. Il est en effet tout à fait clair que ce cheminement peut passer par autant de points que l’on veut et, en particulier, par tous. Il n’y en a donc aucun qui soit « logiquement » nécessité : le plus court, c’est-à-dire le court-circuit entre les deux points en question, peut éventuellement être plus difficile ou moins intéressant (moins praticable) qu’un tout autre plus long, mais transportant plus de détermination, mais ouvert momentanément pour des raisons telles ou telles2. Dès lors, le chemin unique (ou l’ensemble des chemins sélectionnés) que choisissent la théorie, la décision, l’histoire – ou toute évolution donnée d’une situation mobile – est élu parmi d’autres possible, déterminé parmi une distribution qui peut être aléatoire. […] Cela est un avantage notable, c’est-à-dire une approximation plus fine des situations réelles, dont la complexité tient souvent au grand nombre des médiations praticables en droit ; et cet avantage est dû à la supériorité d’un modèle tabulaire sur un modèle linéaire, ou encore au fait qu’un raisonnement à plusieurs entrées et à connexions multiples est plus riche et plus souple qu’un enchaînement en lignes de raisons. […] il y a donc pluralisation et généralisation de la séquence dialectique, par un passage, au niveau du modèle formel, de la ligne à l’espace : le modèle change de dimension ; alors que l’argument dialectique croyait avoir assoupli et généralisé tout raisonnement antérieur en faisant de la ligne droite une ligne brisée. […]
4Dès lors, ce réseau est assez aisément comparable à une sorte d’échiquier : sur ce dernier, il existe des pions à puissance équivalente en droit, mais dont la puissance actuelle est variable selon leur situation réciproque à un moment donné, compte tenu de la disposition d’ensemble des pièces et de leur distribution complexe par rapport au réseau de jeu opposé ; mais il existe aussi sur lui des pions à puissance différente (roi, dame, tour, cavalier…) qui sont sources (ou réceptions) de détermination différenciées, par définition ou nature, selon des chemins donnés (ligne, diagonale, colonnes, parcours brisés), mais dont la puissance dépend aussi (comme celle des pions équi-puissants) de leur situation et distribution temporaire. […]
5L’argument dialectique est alors ce cas pauvre et singulièrement restreint d’une lutte continuée selon une direction constante, quoique brisée, entre deux pions uniques et équi-puissants, c’est-à-dire deux éléments séparés par une distance donnée et constante selon une direction privilégiée, entrant en conflit ouvert […] ce conflit se terminant par la prise de possession d’un point privilégié […] occupé par le prédécesseur, vaincu. Le cas est si pauvre qu’on en peut imaginer de paradigme que dans la généralité de la vie biologique, que le jeu musculaire de lutte à mort entre deux adversaires, dominant et dominé, à un moment également forts et également armés, moment choisi dans l’affaiblissement du premier et la croissance du second : le Maître et l’Esclave. […]
6Il est indispensable de revenir alors sur les notions traditionnelles de cause, de condition ; d’effet, etc. […] Considérons un découpage quelconque de notre réseau : on voit tout aussitôt qu’un flux quelconque peut aller d’un sommet quelconque à un autre (ou de plusieurs à plusieurs) en un temps quelconque : cela dépend des retards qu’il éprouvera3. […] Mais la pluralité des connexions qui unissent les sommets impose à l’évidence l’idée d’une rétroaction, c’est-à-dire le retentissement immédiat de l’effet sur la cause, disons plutôt la rétroaction du sommet-réception sur le sommet-source. Le flux causal n’est plus causal, puisque la causalité n’est plus irréversible : qui veut influencer est influencé tout soudain par le résultat de son influence. […] La source et la réception sont en même temps effet et cause.
Notes de bas de page
1 Hermès ou la Communication, Paris, Éditions de Minuit, 1968, p. 11-20.
2 Cette indétermination du cheminement est la condition de la ruse.
3 Cette notion de retard dans la communication est une notion capitale qui sera développée indépendamment ailleurs.
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Ce livre est cité par
- (2014) Information et communication scientifique à l'heure du numérique. DOI: 10.4000/books.editionscnrs.20056
- Ventre, Daniel. (2017) Guerre, armées et communication. DOI: 10.4000/books.editionscnrs.21114
- Wagner, Hedwig. (2018) France-Allemagne : incommunications et convergences. DOI: 10.4000/books.editionscnrs.46337
- Claverie, Bernard. Le Blanc, Benoît. (2013) L'humain augmenté. DOI: 10.4000/books.editionscnrs.19647
- (2012) Livres reçus. Questions de communication. DOI: 10.4000/questionsdecommunication.7056
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