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Internet, et avant ? (Années 1950/1990)

p. 73-84

Note de l’éditeur

Inédit


Texte intégral

1Alors que le chercheur John Day appelle à repenser l’architecture d’un Internet grand public marqué par des problèmes de congestion* et de gestion des ressources, et prône un retour aux sources, Benjamin Bayart dénonce la Minitélisation de l’Internet, faisant référence à une tendance à la verticalisation du Web* sous l’effet de grands groupes qui concentrent les recettes, les informations, la visibilité, et peu à peu enferment les usagers dans leurs systèmes (Apple, Google, etc.). Ces recours à l’histoire sont intéressants à l’heure où le Minitel et son réseau Transpac s’éteignent (juin 2012) : certains acteurs dans les années 1990 réclamaient cette même « minitélisation » pour proposer un modèle économique tenable sur un Internet alors incapable d’assurer de la valeur aux fournisseurs de contenus, en regard du système Kiosque du Minitel. Le modèle de l’App Store n’en est au fond pas si éloigné : un terminal subventionné, des services mis à disposition du client par un opérateur en position monopolistique ou fortement dominante, un système de rétribution des fournisseurs d’information dont une part est prélevée par l’opérateur (Schafer, Thierry, 2012).

2Ce retour des écosystèmes fermés est une ironie de l’histoire soutenue par des consommateurs qui, comme les minitélistes, sont attachés à une offre simple d’accès, sans surprise du point de vue tarifaire. Cette évolution rappelle que si en moins de quarante années, l’informatique s’est diffusée dans le grand public, permettant de faire circuler des données, du son, de l’image, si cette société de l’information et de la communication est incarnée par l’Internet, d’autres réseaux ont apporté leur contribution à une histoire dont l’étude éclaire les possibles, les futurs, les modèles, positifs ou répulsifs, qui traversent des imaginaires des réseaux, qui ne commencent pas avec Internet.

Sage : un réseau étoilé, homogène et militaire

3Dans les années 1940 et 1950 les calculateurs, puis les ordinateurs, étaient des machines imposantes (275 tonnes pour le Whirlwind), coûteuses, réservées à quelques spécialistes et ne communiquant pas entre elles. Les réseaux vont permettre de partager la puissance de calcul de ces énormes machines encore rares et de transmettre des données, pour la gestion dans le monde professionnel, ou des échanges d’informations de contrôle et commandement dans le monde militaire. Dès les années 1950, les militaires sont en pointe avec le programme Sage, qui doit être replacé dans le contexte de la guerre froide qui marque aussi la naissance d’Arpanet*.

4Sage repose sur les travaux menés dès 1946-1947 au Massachusetts Institute of Technology sur le Whirlwind. C’est en 1951 le premier ordinateur numérique construit pour le contrôle en temps réel. Il apporte des innovations majeures : son système d’affichage graphique (au départ les calculateurs ne disposaient pas d’écran, le bruit guidait l’opérateur) ou la possibilité à travers un « pistolet de lumière » (light gun) de pointer des positions sur l’écran. Le Whirlwind sert de base au réseau Sage, né de la volonté de l’US Air Force d’étudier un système qui scrute et analyse l’environnement aérien grâce à des radars, puis qui organise et commande la riposte. Le dispositif est utilisé pour traiter de l’information et apporter une réponse appropriée, en temps réel, et dans un environnement changeant. Il est semi-automatique (Semi-Automatic Ground Environment) : il laisse aux opérateurs un pouvoir décisionnaire, mais franchit une étape dans le rapport homme/machine et les rôles qui leur sont respectivement délégués.

5Réseau militaire, le système Sage repose sur du matériel IBM ; c’est un réseau homogène, propriétaire, à la structure centralisée, les centres de commandement – trois aux États-Unis – étant au cœur de ce système novateur.

De Sage à Sabre : le passage du militaire au civil

6Le passage dans le civil est bref. Au début des années 1960, des compagnies d’aviation, des multinationales et des usines commencent à se doter de systèmes utilisables simultanément par plusieurs usagers. C’est par exemple le début des systèmes automatiques de réservation de billets d’avion. Une des premières applications d’importance est Sabre (Semi-Automatic Business-Related Environment), modèle réduit de Sage, développé de 1956 à 1962 par American Air Lines et IBM.

7Outre le temps réel, un autre apport majeur est l’émergence du temps partagé. Alors que le traitement par lots dominait les années 1950, ses possibilités étaient limitées : une tâche à exécuter ne démarrait que si la précédente avait été accomplie. Les ingénieurs avaient pris l’habitude de soumettre certains calculs la veille du week-end pour être assurés de trouver les résultats le lundi. Des chercheurs comme J. McCarthy, H. Teager, J. Dennis ou F. Corbató vont permettre avec le temps partagé à chaque utilisateur de se voir allouer la machine régulièrement pendant un laps de temps déterminé, ce qui rend les temps de traitement plus courts et permet l’accès direct des utilisateurs aux ordinateurs : c’est la porte ouverte à une informatique plus « interactive ».

8Temps partagé, temps réel, mise en place de réseaux dans le monde militaire puis professionnel : des concepts nouveaux émergent, bien que les réseaux soient encore centralisés et homogènes.

Arpanet : vers les réseaux distribués et hétérogènes

9Le réseau Arpanet apporte à la fin des années 1960 des ruptures majeures : hétérogénéité, réseau distribué, commutation de paquets*. Si les travaux de Paul Baran au sein de la Rand Corporation sont déterminants dans l’invention d’un réseau non plus centralisé, mais distribué (en « filet de pêche ») et dans le transport des messages selon un système de découpage en paquets (ils circulent sur le modèle de la hot potato pour reprendre l’image de P. Baran), de manière à rendre insensible le réseau à des destructions partielles, son projet ne fut pas réalisé. Le professeur Leonard Kleinrock publie indépendamment en 1961 un papier sur la théorie de la commutation de paquets. Un peu plus tard, Donald Davies en Grande-Bretagne arrive à un projet assez proche mais orienté vers l’interactivité plus que vers la sécurité. Ces idées se retrouvent dans le projet de l’Advanced Research Projects Agency (ARPA), agence militaire créée en 1958 après le choc du lancement de Spoutnik par les Soviétiques (en même temps est créée la Nasa).

10Toute une équipe se constitue pour donner naissance à l’ambitieux projet de construction d’un réseau d’ordinateurs hétérogènes reposant sur la commutation de paquets. En 1969, Arpanet dispose de quatre connexions entre universités aux États-Unis. Il doit beaucoup au complexe « militaro-scientifico-industriel » qui permet, dans le cadre d’une agence militaire et avec d’importants budgets issus de la Défense, à des universités liées à l’ARPA et aux entreprises – Bolt, Beranek and Newman en particulier – de développer un projet pionnier.

11Toutefois, l’histoire s’écrit aussi en Grande-Bretagne autour de Donald Davies ou en France, à l’Institut de recherche en informatique et Automatique, où Louis Pouzin et son équipe développent Cyclades de 1971 à 1979 : ce réseau a une architecture proche d’Arpanet, mais sait aussi s’émanciper de son prédécesseur américain pour apporter des innovations promises à la postérité, par exemple le concept de datagramme* qui sera intégré dans le protocole* TCP/IP : ce mode de circulation des paquets selon un routage adaptatif (les paquets se dispersent dans le réseau selon le chemin le plus directement disponible et sont réassemblés à destination grâce aux en-têtes dont ils sont munis) reste un fondement du protocole de l’Internet1.

12Les échanges entre Arpanet et les chercheurs britanniques ou français seront constants. Mais la science ne s’affranchit pas totalement des frontières, en une grande « République des informaticiens » : les enjeux politiques et économiques se manifestent avec virulence en Europe dans les années 1980 et 1990.

La bataille des protocoles

13S’il est difficile de résumer simplement cette bataille et ses enjeux sous-jacents, on peut schématiquement distinguer en Europe :

  • les solutions du monde des télécommunications qui soutient sa norme internationale X25 et qui dès la fin des années 1970 a commencé à élaborer des réseaux de taille européenne, en particulier Euronet pour la consultation de bases de données au sein de la CEE. Par leur maîtrise des lignes, les Administrations sont en bonne position pour occuper une place de choix dans le développement des réseaux ;
  • les réseaux propriétaires, c’est-à-dire fondés sur les matériels d’un constructeur comme l’important réseau de la recherche européen d’IBM : European Academic Research Network (EARN) ;
  • l’arrivée de solutions IP en Europe autour des utilisateurs d’Unix. Ce système d’exploitation, dont la grande firme de télécommunications américaine AT& T n’a pas pu tirer parti commercialement, en vertu des lois anti-trust, est souple et portable, donné aux universités ou répandu à faible coût, contribuant à l’entrée d’Internet dans le monde universitaire par sa rencontre avec TCP/IP en 1983 ;
  • enfin, au sein des institutions européennes, la préférence va au soutien d’une solution internationale en cours de définition, qui se veut œcuménique et capable de rivaliser avec le géant IBM : l’Open Systems Interconnection.

14Ce n’est qu’au prix de négociations, hésitations, controverses techniques complexes que la solution IP s’imposera, sans que le recours à celle-ci ne soit perçu comme une fatalité dans les années 1980 et 1990 par une partie des Européens. Le débat est alors affaire de politiques et d’ingénieurs. Toutefois, dès le milieu des années 1990 les usages grand public, après les usages professionnels stimulés notamment par les réseaux locaux et Ethernet*, se développent sous l’effet de la popularisation du World Wide Web.

Des réseaux d’information et de communication

15Les usages que nous connaissons aujourd’hui ne reposent pas sur la seule créativité de la communauté Arpanet puis Internet. Les communautés en ligne doivent aussi à d’autres réseaux, comme Usenet, né en 1979 en Caroline du Nord, et parfois qualifié d’« Arpanet du pauvre » : il permet à des universités non liées à l’ARPA de disposer d’un réseau sur lequel se développent des Newsgroups, des listes de discussion dédiées souvent à des sujets informatiques mais où l’humour et le bavardage ne sont pas absents. Il faut aussi évoquer les systèmes de BBS (Bulletin Board Systems) développés grâce à des amateurs passionnés, avant de susciter la convoitise des entreprises privées (The Source, ancêtre d’AOL ou Prodigy, en 1984).

16Autre service commercial démarré dès 1982, en France : le service Télétel, qui repose sur le Minitel et le réseau Transpac de l’Administration des Télécommunications. Son succès va être associé à l’annuaire électronique mais aussi aux messageries : souvent présentées comme exogènes à l’Administration, c’est pourtant en son sein que dès 1977, des recherches sur le courrier électronique sont menées. Dans les premières expérimentations du Minitel, notamment à Vélizy, une messagerie est implantée (M3V). Toutefois elle fonctionne en différé et doit assurer un échange entre l’utilisateur et l’Administration, un modèle très vertical. « Gretel » va apporter un tournant. Messagerie née d’une expérience menée en collaboration avec Les Dernières Nouvelles d’Alsace en 1981, sa nouveauté réside dans son utilisation « pair à pair » pour échanger des messages. Ce détournement de l’outil utilisé par les organisateurs de l’expérience pour aider un utilisateur perdu dans sa recherche est désormais bien connu et les messageries ont pu générer jusqu’à 50 % du trafic lié au Minitel, notamment celles dites « conviviales » ou « roses ». Au fond, le Minitéliste n’est-il pas avant l’heure un Internaute comme les autres ? Parmi les principaux mots recherchés sur les moteurs de recherche francophones en 2002 « invariablement le mot “sexe” revient avec insistance ; constante désolante pour les uns, normale pour les autres, qui se souviennent que le succès du Minitel, en son temps, s’était rapidement confondu avec la montée en puissance des messageries roses2 » (Schafer, Thierry, 2012).

17Avec Usenet, The Source, Prodigy ou le Minitel, c’est le passage vers la communication grand public qui est progressivement assuré. Si Al Gore, en 1993, popularise l’idée des autoroutes de l’information, déjà le phénomène dépasse les seuls échanges et la recherche d’informations que facilite le Web : messageries, pages personnelles, chats, modifient l’usage de réseaux qui n’attendent pas le Web 2.0 pour faire place à l’inventivité des usagers, mais aussi des entreprises commerciales…

18L’histoire révèle des continuités dans ce que certains voudraient promouvoir comme des ruptures majeures et les retournements de tendance ne sont pas inhabituels en matière de média : « Pour moi, la vraie question est : comment s’y prendront-ils pour verrouiller la technologie et en faire un objet de consommation ? […]

  • on rend la communication techniquement asymétrique (comme le Minitel) […] ;
  • on se retranche derrière les limitations de l’infrastructure (vous comprenez si tout le monde envoie des gigabits, le réseau va être à genoux. C’est donc dans l’intérêt général qu’on vous empêche d’émettre) ;
  • ou derrière des motifs juridiques (vous comprenez, on ne peut pas laisser n’importe qui diffuser n’importe quoi), etc.3 ».

19Bien qu’il ne s’agisse pas de faire preuve de fatalisme, ce commentaire en 1995 d’un internaute au rapport de Gérard Théry sur les « autoroutes de l’information », semble singulièrement d’actualité, alors que l’on s’émeut de la stigmatisation des « Netgoinfres », des menaces qui pèsent sur l’Internet fixe illimité ou encore des lois Hadopi*, autant de questions qui touchent à la neutralité de l’Internet (Schafer, Le Crosnier, 2011).

Bibliographie

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Références bibliographiques

Abbate, J., Inventing the Internet, Cambridge, MIT Press, 1999.

10.1051/978-2-7598-0183-1 :

Beltran, A., Griset, P., Histoire d’un pionnier de l’informatique, 40 ans de recherches à l’Inria, Les Ulis, EDP Sciences, 2007.

Ceruzzi, P. E., A History of Modern Computing, Cambridge, Massachusetts, MIT Press, 2003.

10.3917/dec.flich.2001.01 :

Flichy, P., L’imaginaire d’Internet, Paris, La Découverte, 2001.

Schafer, V., La France en réseaux, Paris, Nuvis, 2012.

Schafer, V., Le Crosnier H., La neutralité de l’Internet, un enjeu de communication, coll. « Les Essentiels d’Hermès », Paris, CNRS Éditions, 2011.

Schafer, V., Thierry B., Le Minitel, l’enfance numérique de la France, Paris, Nuvis, 2012.

Serres, A., Aux sources d’Internet : l’émergence d’Arpanet, Thèse de doctorat, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2003.

Notes de bas de page

1 Sur Transpac et Cyclades, voir Schafer, 2012.

2 Le Figaro, 30 jan. 2002, « Ces mots qui vous trahissent ».

3 Boyer, F., « Les internautes débattent du rapport Théry. Sélection et commentaires », Réseaux, vol. 13, no 71, 1995, p. 99 et p. 104-105.

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