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L’histoire des grands réseaux techniques : les cloisons tombent

p. 61-72

Note de l’éditeur

Inédit


Texte intégral

1Alors que l’histoire des réseaux contemporains avait eu tendance à se développer autour des infrastructures qui les matérialisaient, elle se recompose désormais autour des enjeux sociaux et culturels qu’ils véhiculent. Comme dans bien d’autres champs des sciences humaines et sociales, le tournant culturel et l’intérêt associé pour les usages font tomber les cloisons. Communication, mobilité, énergie, régulation, accès, démocratie : telles sont les transversales sectorielles et thématiques qui structurent de plus en plus la recherche sur l’histoire des réseaux.

Les réseaux et leurs spécificités

2Si Fernand Braudel avait bien relevé combien l’insuffisance des moyens de transport, de communication et d’approvisionnement en énergie avait freiné le développement économique durant l’Ancien Régime et si pour David Landes, les réseaux incarnaient et portaient le changement économique et social qui caractérisait les sociétés industrielles depuis la fin du xviiie siècle, au début des années 1980, les études précises sur les réseaux techniques manquaient encore, en France comme à l’étranger.

3Trente ans plus tard, le tableau est fort différent. Les réseaux, ces ensembles composés d’éléments interconnectés à la fois matériels (infrastructures) et humains (savoirs, organisations, institutions), se sont imposés dans l’historiographie de l’époque contemporaine. Suivons la trajectoire de l’historiographie française1. Au point de départ : un questionnement économique et technique, centré sur l’entreprise. Incontestablement, le travail de François Caron sur la Compagnie du chemin de fer du Nord fut initiateur (Caron, 1973).

4À partir des transports, les autres domaines organisés en réseaux ont été investis, séparément les uns des autres, avec une attention particulière pour les « grands » réseaux. Ces derniers sont spécifiques – du fait de l’échelle de leur déploiement dans les territoires, de l’intensité capitalistique sous-jacente, de leur complexité technique, de la multiplicité des acteurs impliqués, parmi lesquels en particulier les autorités publiques – et ont chacun leur spécificité. Le chemin de fer, l’électricité, le gaz, les télécommunications : ces nouveaux objets dans l’histoire des hommes, à la fois fruits et accoucheurs des sociétés modernes, sont ainsi devenus de nouveaux objets, légitimes, de l’histoire académique.

5Par une judicieuse stratégie d’accès aux sources, écrites, orales, mais aussi, dans une certaine mesure, financières, les historiens ont tissé des liens durables avec les entreprises héritières de celles dont ils faisaient l’histoire : le Comité d’histoire de la télévision (1980), l’Association pour l’histoire de l’électricité en France (EDF, 1982), l’Association pour l’histoire des chemins de fer (SNCF, RATP, 1987), le Comité pour l’histoire de La Poste (1995), l’Association pour l’histoire des télécommunications et de l’informatique (1999) pour ne citer qu’eux, ont pu stimuler la recherche sur chacun de ces objets en créant une passerelle avec les dirigeants des entreprises concernées et en soutenant des travaux de jeunes chercheurs, l’organisation de colloques et la publication d’ouvrages. Ce phénomène n’a pas été propre au secteur des réseaux, mais il y a été particulièrement dynamique, sans doute facilité par le fait que les entreprises en question étaient à la fois en situation de monopole et publiques.

6Tout ceci a donné la capacité aux historiens de contribuer au Groupe puis au Groupement de Recherche (GDR) du CNRS, mis en place dans les années 1980 pour travailler sur un mode pluridisciplinaire sur les réseaux, dans le cadre des interrogations plus larges sur les interfaces entre sciences, techniques et sociétés. Les revues Réseaux depuis 1983 et Flux. Cahiers scientifiques internationaux, Réseaux et Territoires depuis 1990 sont les principales émanations éditoriales de ce qui apparaît rétrospectivement comme une réelle « aventure intellectuelle2 ». L’apport des historiens porte sans surprise sur les dynamiques des réseaux, c’est-à-dire sur leur évolution morphologique et organisationnelle dans le temps. La dimension politique est très présente dans les analyses, qu’il s’agisse de production ou de régulation des réseaux. Du point de vue des autres disciplines, il semble que l’histoire aide d’abord à ne pas céder au présentisme : « L’histoire conduit toujours à relativisation et distanciation3. » Respectivement, les interrogations présentes, sur les services publics notamment, invitent les historiens à déplacer leurs centres d’intérêt. Au carrefour de l’histoire et de la philosophie, l’étude de la genèse et de l’évolution du concept même de réseau, de l’anatomie à son triomphe dans le paysage conceptuel voire idéologique contemporain, en passant par la description de dispositifs sociotechniques, entretient aussi leurs réflexions (voir entre autres Musso, 2003).

Recompositions récentes

7S’il existe des techniques et des entreprises aux destins liés mais séparés, il n’existe pas d’hommes ou de femmes ayant un recours absolument exclusif à telle ou telle technique ou entreprise pour se déplacer, communiquer ou accéder à l’énergie. Le tournant culturel, celui qui porte à s’interroger sur le sens culturel des faits sociaux, quelle que soit leur nature, y compris bien sûr technique, impose de faire tomber les cloisons. Les changements récents dans les secteurs concernés portent eux aussi à s’interroger : pourquoi faire l’histoire séparée du transport ferroviaire et du transport par autocar quand la SNCF devient un grand autocariste ? Pourquoi faire l’histoire séparée des médias individuels et de masse quand Internet brouille des frontières qui semblaient évidentes ? Pourquoi faire l’histoire de l’électricité séparée de l’histoire du gaz ou du pétrole quand EDF, GDF Suez et Total se concurrencent progressivement sur leurs marchés respectifs, et que les analystes réfléchissent en terme de « bouquet » ou « mix » énergétique ? Les limites entre les périmètres d’activité des entreprises doivent plus à l’économie politique qu’à la nature. Elles sont elles-mêmes le fruit d’une histoire et non techniquement déterminées.

8C’est ainsi que s’affirment progressivement des programmes de recherche en histoire des réseaux transcendant les frontières héritées. C’est peut-être autour des enjeux de la communication entre les hommes que le mouvement a débuté. Médias papier, médias électroniques, médias individuels, médias de masse : la dynamique de décloisonnement des approches historiques est engagée depuis au moins deux décennies (Griset, 1991 ; Bertho, Barbier, 1996). L’existence de la discipline « Sciences de l’information et de la communication » et l’essor de la médiologie*4 ont sans doute renforcé cette tendance, de même que les promesses contemporaines de la « société de l’information » et de la « société de la connaissance ». Quant à l’histoire de l’Internet, portée par la convergence numérique, elle est par nature à la croisée des chemins5. Resterait de notre point de vue à intégrer davantage les communications postales qui, non ou peu électroniques, sont restées assez à l’écart de cet ensemble, alors qu’elles en sont véritablement un des pivots historiques.

9Dans le secteur des transports, le mouvement est à la fois plus récent et plus ferme. Les uns ont clamé, les autres ont interrogé (Flonneau, Guigueno, 2009), la nécessité en effet de passer d’une histoire des transports, faite par mode, à une histoire de la mobilité, qui irait bien au-delà des seules questions d’intermodalité. Les modes ont chacun une histoire propre, mais interroger, à un moment donné, ce que les différents modes disent des usages et des besoins peut aussi être riche d’enseignement pour l’histoire, comme cela l’est déjà pour la sociologie. Autrement dit, on peut toujours faire l’histoire d’un mode, l’automobile à Lyon ou le bus à Paris par exemple, mais on lui donnera d’autant plus de relief qu’on le situera par rapport aux autres modes, autour de problématiques partagées comme celle de la construction et du vécu de l’espace public urbain (Passalacqua, 2011 ; Gardon, 2011). Un même déplacement peut s’opérer vers les problématiques historiques liées à la vitesse, aux paysages ou encore au tourisme.

10Autour de la question de l’énergie, là encore le paysage se recompose. Le mouvement est moins avancé en histoire, alors que des juristes, des économistes ou même des universités font volontiers de ce sujet un tout6. S’il manque encore des synthèses sur l’histoire de l’énergie en France, des jalons sont posés et montrent que la direction est toutefois prise. Les politiques publiques, qui ne peuvent être abordées strictement par formes ou sources d’énergie – électricité, gaz, pétrole, renouvelables/non renouvelables –, ont notamment fait l’objet d’une publication d’ensemble (Beltran et al., 2009). Certains historiens n’hésitent plus à passer d’une énergie à l’autre, faisant émerger au fil de leurs publications des questions transversales, telles que celles des risques, de la précarité ou des transitions énergétiques7.

11Des trois enjeux, la mobilité nous semble être celui qui s’est le plus imposé dans le paysage académique en tant que champ de travail délimité et légitime. Ici comme ailleurs, la tentation de surjouer la rupture peut exister, en oubliant les travaux précurseurs et en exagérant la portée des apports. À l’avenir, il s’agira non pas tant de renverser les approches antérieures que de les croiser et de les compléter. Sur le plan institutionnel, on observe d’ailleurs que les associations et comités créés antérieurement demeurent, sans que les nouvelles structures nées des recompositions en cours ne les remplacent8.

Transversales en chantier

12Les entreprises qui se sont construites sur deux ou plusieurs secteurs ainsi que les liens fonctionnels entre les acteurs de la mobilité, de l’énergie et des communications ont depuis longtemps été abordés par les historiens, en relation étroite avec le concept de système technique (Bouneau, 2008). Les chercheurs qui composent les différentes associations et comités précités participent du reste souvent à plusieurs d’entre eux. Dans cette optique, tous les liens n’ont toutefois pas été étudiés. L’histoire de la navigation, du radiophare au GPS9 ou l’histoire politique, économique et culturelle de la recherche d’une substitution des moyens de communication au transport restent par exemple à faire.

13Mais au-delà des liens techniques et économiques, on peut discerner des transversales qui permettent d’interroger en même temps l’ensemble des grands réseaux et qui, respectivement, permettent à l’histoire de chaque réseau de contribuer à des investigation plus larges. Pensons à la problématique du tourisme (Bertho, 1999) ou de l’environnement ; à l’approche transnationale qui est foncièrement liée à celle de réseau en ce qu’elle privilégie l’étude des circulations, flux, transferts, permettant notamment de mettre en perspective dans la longue durée l’histoire des empires, de la mondialisation, de la négociation de ce que pourrait ou devrait être l’Europe ; à l’histoire de la fabrique de la décision et de la démocratie technique ; au rapport de nos sociétés au temps et à l’espace. On en conviendra aisément, ces différentes questions sont fondamentales. Elles dépassent de loin les seuls grands réseaux techniques. Mais ces derniers y ont joué et y jouent un rôle de premier plan.

14La conclusion n’est pas simple. L’histoire des grands réseaux en France est née et s’est en partie autonomisée dans le champ de l’histoire économique et de l’histoire technique. Les communautés se sont structurées autour d’organisations, comités et associations, en lien avec les entreprises étudiées. Depuis quelques années, des recompositions sont à l’œuvre, essentiellement par rapprochement autour d’enjeux communs soulevés par le tournant culturel et par la reconfiguration contemporaine des secteurs d’activité concernés. Il n’y a pas, en France, de chaire ou de revue d’histoire des « grands réseaux techniques ». Mais cet objet n’en reste pas moins, et peut-être plus que jamais, admis par l’ensemble des historiens, pour qui les réseaux sociotechniques sont une forme parmi d’autres d’organisation et de projet des sociétés contemporaines.

Bibliographie

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Références bibliographiques

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Beltran, A., Bouneau, C, Bouvier, Y., Varaschin, D. et

Williot, J.-P. (dir.), État et énergie. xixe - xxe siècles, Paris, Édition du Comité pour l’histoire économique et financière de France, 2009.

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Bertho, C., La roue et le stylo. Comment nous sommes devenus touristes, Paris, Odile Jacob, 1999.

Bouneau, C., Entre David et Goliath. La dynamique des réseaux régionaux. Réseaux ferroviaires, réseaux électriques et régionalisation économique en France du milieu du xixe siècle au milieu du xxe siècle, Bordeaux, MSHA, 2008.

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Flonneau, M., Guigueno, V. (dir.), De l’histoire des transports à l’histoire de la mobilité ?, Rennes, PUR, 2009.

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Griset, P., Les révolutions de la communication, Paris, Hachette, 1991.

10.56021/9780801828737 :

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Passalacqua, A., L’autobus et Paris, Paris, Economica, 2011.

Notes de bas de page

1 Très liée à l’historiographie américaine, comme le montre la célébration organisée à Bordeaux en 2003 (Annales historiques de l’électricité, « L’électricité en réseaux. Networks of Power », no 2, 2003), du vingtième anniversaire de la parution du livre de Thomas Hughes, Networks of Power. Electrification in Western Society, 1880-1930, 1983.

2 Dupuy, G., Offner, J.-M., « Réseau : bilans et perspectives », Flux, no 62, avril 2005, p. 38. Pour un exemple récent de contribution sur le sujet, voir Flux, no 85-86, Histoire de la modélisation des réseaux techniques, mars-avril 2011.

3 Dupuy, G., Offner, J.-M., op. cit., 2005, p. 43.

4 Voir les revues Cahiers de médiologie, 1996-2004, et depuis 2004, Medium.

5 Voir Bourdon, J., Schafer, V. (dir.), Le Temps des Médias, no 18, « Histoire de l’Internet, Internet dans l’histoire », printemps 2012.

6 Ainsi l’Université Paris 7 Diderot a décidé de rassembler ses compétences sur l’énergie, dispersées à travers toutes les disciplines, au sein d’un pôle identifié, le Laboratoire interdisciplinaire des énergies de demain (LIED).

7 C’est le cas tout particulièrement d’Alain Beltran (2003).

8 Dans le domaine de la communication : la Société pour l’histoire des médias ; dans le domaine de la mobilité : l’association P2M (Passé Présent Mobilité) à ne pas confondre avec sa grande sœur internationale, T2M (Traffic Transport and Mobility).

9 Voir Fridenson, P., « GPS », in Azoulay, G., Pestre, D. (dir.), C’est l’espace ! 101 savoirs, histoires et curiosités, Paris, Gallimard, 2011, p. 167-169.

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