Présentation générale. Réseau : concept « indiscipliné »1
p. 9-32
Texte intégral
L’homme est lié à tout.
H. de Balzac, Louis Lambert.
1En 1948, le géographe M. Sorre déplorait dans une note : « Sur le processus de formation des réseaux, renseignements épars. Pas de traitement systématique. Les historiens fournissent des données fragmentaires2. » Près de trois quart de siècles plus tard, le constat ne vaut plus, tant les données se sont accumulées, comme l’ont illustré très récemment les numéros 53 et 59 de la revue Hermès3. Avec un risque toutefois : celui de réduire la notion à l’Internet et aux réseaux sociaux et de reléguer, dans l’ombre, les nombreuses acceptions et usages dont elle fait l’objet dans une multitude de champs scientifiques. Par ailleurs, la tendance reste encore forte, dans bien des discours, à l’employer dans un sens très élargi voire mal maîtrisé : par effet de mode, tout serait alors réseau, comme naguère tout était système ou structure. Cet usage intensif de la notion et son application à des réalités et à des objets très différents, exposent donc l’analyse à l’approximation et à la confusion, à sa dissolution dans la métaphore, voire aux dérives dans l’idéalisme et le parti pris idéologique*.
2Cette profusion de sens et les polémiques qui en résultent parfois exigent donc un travail de clarification que se propose le présent ouvrage, de manière raisonnée et pédagogique. L’approche interdisciplinaire est un choix qui s’est imposé naturellement pour une telle entreprise : la polysémie actuelle du concept renvoie, de fait, à un acte de naissance ancien et pluriel. Il est en effet apparu littéralement dans les textes et s’est implanté presque simultanément ou diffusé très vite dans plusieurs disciplines dès le xviiie siècle, principalement les sciences de la vie, l’ingénierie militaire puis civile et enfin les sciences sociales. Quels enseignements aujourd’hui tirer de cette « archéologie » des sources et traces que le réseau nous laisse en héritage4 ? À quelle conception nouvelle de la réalité, du monde, tant physique que social, répond-il au juste ? Le détour historique, ou plutôt les allers-retours dans le temps et l’espace des sciences, même rapides et limités ici, suffisent à circonscrire cette notion complexe et à dégager, par-delà les époques et les réalités considérées, ses traits caractéristiques. Six ont été ici retenus à titre de plan, montrant aussi que son émergence est liée à des conditions socio-historiques et intellectuelles préalables.
Circuler
3Aux flux, à la source héraclitéenne5 donc, s’abreuvent, en leurs origines, les réseaux. La circulation est en effet la première de ces conditions qui, suite à la « révolution de la Renaissance » décrite par A. Koyré (1962), apparaît alors comme une donnée naturelle de l’univers. Ayant pour objectif de suivre les étoiles dans leurs déplacements respectifs, le réticule qu’appose l’astronome et mathématicien N. L. de Lacaille en 1751 dans sa lunette astronomique, témoigne de cette fin de l’ancien idéal statique qu’avait dénoncé dès 1440 N. de Cues : le cosmos devient sans limites, pluricentrique, un ensemble de trajectoires entre des éléments stellaires mobiles, aux positions dépendantes les unes des autres selon des relations changeantes. De même, il faudra attendre la découverte de la circulation du sang par W. Harvey en 1628 pour que le corps apparaisse comme un réseau, « labyrinthe inextricable » (Harvey, 1628, p. 64) d’artères et de veines qui, grâce aux anastomoses*, forment un circuit complexe de recyclage animé à partir du cœur, par un mouvement à la fois plurilocal et synchrone. C’est d’ailleurs à cette reconstitution du réseau des capillaires que N. de Poiseuille se livrera au début du xixe siècle à l’aide de tubes pour montrer les variations du comportement hydraulique du sang en fonction de leur diamètre et longueur.
4La construction matérielle des réseaux de transports a été préparée, pour sa part, par la levée des obstacles à la circulation des hommes, des biens et de l’argent sur le territoire, à laquelle ont contribué activement les Physiocrates6 en s’inspirant du schéma d’Harvey : création de chemins de traverse, démultiplication et rééquilibrage des points de richesses et désengorgement monétaire des centres constituent les principales mesures de la topologie économique plus fluide que défendent désormais les Quesnay, Condillac et Turgot, à côté de l’imagerie hydraulique qui soutient leur conception de la souveraineté (Markovits, 1986). Le pouvoir résiderait-il dans un mouvoir, dans la maîtrise et la gestion des flux ? Tel est l’enjeu politique que soulèvent dès leur origine les réseaux et que cachait déjà en 1663 la thèse de médecine de G. C. Fagon, se demandant si le cœur est mis en mouvement par le sang.
5À l’opposé du pré carré de Vauban qui fortifiait les places sans les relier entre elles, le réseau de défense militaire que propose L. De Cormontaingne en 1732 témoigne d’une conception réaliste du déroulement d’une attaque. Il est entièrement pensé par rapport à cette priorité donnée à la circulation et à ses enjeux stratégiques. Les considérations spatio-temporelles président ainsi entièrement la vaste toile d’araignée défensive et offensive qu’il projette sur le territoire, en définissant les lieux et rôles des places les unes par rapport aux autres, en prévoyant des relais pour faciliter leur accès et diminuer le temps pour les rejoindre. L’eau sert là encore de modèle aux concepteurs militaires du réseau comme Michaud d’Arcon, N. Isnard, P. A. d’Allent qui s’emploient à conformer les ouvrages fortifiés à l’imbrication arborescente des données naturelles du terrain7. Leurs travaux, qui déboucheront sur le « plan du réseau permanent de fortification » consigné dans une instruction de 1821, font écho aux recherches civiles sur la mécanique des fluides, telles celles de G. Monge, de G. de Prony et de J. E. Lamblardie sur les dérivations, la pente idéale des canaux ou les problèmes liés aux coups de bélier qui conduiront, en attendant la remodélisation complète du paysage urbain qu’opérera G. E. Haussmann, à diverses réalisations comme le premier réseau parisien de distribution des eaux créé par Ch.-F. Mallet en 18258. Au rythme de l’aménagement de l’urbain, les réseaux préparent donc la vie moderne.
Interconnecter
6À l’inverse de l’architecte qui exprimait dans la pierre et par le monument l’ordre immobile et vertical de l’Ancien Régime, l’ingénieur se voit très vite doté d’un nouveau rôle : surmonter d’un seul mouvement, avec cet opérateur socio-technique que devient le réseau, obstacles naturels et humains, distances physiques et sociales, à l’instar des infrastructures de transport dont N. Ledoux équipe la ville de Chaux pour unifier et rapprocher les différents groupes et activités qui s’y déroulent (Picon, 1988).
7En sociologie, l’émergence du réseau revient en premier lieu aux socialistes utopistes qui en font aussi un levier social décisif. La circulation dont L. de Vinci vantait déjà les bienfaits en prévoyant rues, arcades et ponts, pour sa ville à deux niveaux (1487-1490), est ainsi indexée à une théorie de la transition sociale : sortie de l’âge féodal au profit du « système industriel » chez les Saint-simoniens, avènement de l’état d’Harmonie chez Ch. Fourier, fin du féodalisme au profit de l’entrée dans « l’ère des fédérations » chez P.-J. Proudhon (Dagognet, 1997). Démultiplier la circulation par l’interconnexion* des voies et des moyens (techniques, bancaires, intellectuels) chez les premiers ; inventer des « parcours », des dispositifs architecturaux fluides et modulaires la favorisant, comme la fameuse rue-galerie, chez le second ; renverser sa détention monopolistique par le pouvoir chez le troisième, tel est l’éventail de fonctions que déploient ainsi les réseaux au service de la revitalisation du corps social9. « Le bonheur d’exister est plaisir de se mouvoir » (Fourier, 1966, p. 332) que les réseaux matériels sont donc chargés spirituellement de transformer en projet de société, sur des espaces ouverts, toujours plus vastes, mondiaux bientôt. À cette « internationale » des réseaux répondra bientôt l’antienne du « village global » de M. McLuhan...
8L’ensemble génère alors des rêves, des promesses (« l’association universelle » de M. Chevalier en 1832, les communautés phalanstériennes, le mutuellisme, etc.) et s’oriente, ainsi que le montre Th. Paquot dans le présent volume, vers une utopie de la communication, de la paix, de la fraternité, de la communion même, que viennent toutefois ternir très vite les fonctions totalitaires de surveillance et d’enfermement que les réseaux remplissent, à titre prophétique parfois, dans la science fiction. Enracinée dans une idéologie du progrès et de la modernisation, dans la volonté d’une indépendance énergétique, l’hymne aux réseaux qu’orchestre l’ingénieur, se décline plus particulièrement, comme l’explique l’article de Ch. Bouneau à propos du transport de l’électricité en Europe, sur un thème majeur : celui de l’interconnexion. Celle-ci, une fois passé l’enthousiasme mystique des premières heures, dévoile, en cas de coupures, de conflits ou de guerres par exemple, des enjeux socio-économiques vitaux, des conséquences géostratégiques majeures, voire même de tels choix civilisationnels que la communication politique est devenue, sur le sujet, décisive.
9Les transformations globales qu’induisent les réseaux ont également conduit les travaux des historiens à opérer un tournant culturel. L. Laborie retrace les étapes de ce déplacement de leurs centres d’intérêt, initialement technicistes, très centrés sur les infrastructures matérielles, vers des problématiques transversales (la mobilité, l’énergie), obligeant à un redécoupage pluridisciplinaire des objets intégrés à des thématiques et des échelles plus vastes (le tourisme, l’environnement, la mondialisation) qu’appelle inévitablement la réalité actuelle des réseaux. L’analyse de la diversité des facteurs responsables de leur émergence impose aussi de se défaire des schémas généalogiques par trop linéaires pour rendre compte des logiques d’innovations complexes qu’ils mobilisent, ainsi que l’illustre V. Schafer à propos de la naissance de l’Internet : le « réseau des réseaux » est, entre offre et demande, le produit hybride d’acteurs divers (informaticiens, militaires, chefs d’entreprise, politiques) qui en transforment progressivement les finalités et même l’architecture, en attendant que les fameuses autoroutes de l’information cèdent à la créativité des communautés en ligne et aux usages communicationnels privés typiques du Web* 2.0.
Représenter
10Au creux des réseaux, résonne donc l’idée stoïcienne que « toutes les choses sont liées entre elles », que « tout conspire10 ». Idée théorisée, plus tard, par D. Diderot qui fera du réseau le concept clé pour penser le corps vivant, le corps social et, avec L’Encyclopédie le corps des sciences11. Mais selon quelle géométrie au juste ? T. Ingold (2011) explique comment la ligne, initialement trace d’un geste continu, s’est peu à peu historiquement détachée de ce mouvement cursif pour se transformer en une succession de traits et de points, en un enchaînement de connexions entre des points fixes. De ce processus de fragmentation propre selon lui à la modernité, résulte le réseau qui n’est alors qu’un graphe, soit, pour reprendre la définition du mathématicien M. A. Sainte-Laguë, « un ensemble de points, carrefours ou sommets joints par des traits qui sont les chemins ou arrêtes du réseau » (1926, p. 12).
11De fait, l’émergence du réseau témoigne de ce passage de « l’espace-substrat à l’espace-fonction » que relate E. Cassirer (1910) : il procède d’une conception graphique du réel, d’une géométrisation de l’espace analysé, quels qu’en soient son contenu et ses objets, abstraitement, en termes de points et de lignes, tel un système de coordonnées polaires sur une surface planaire. Descartes contre Leibniz en somme : la ligne droite, la chaîne, la succession, la série des causes et des effets se brise au profit des zigzags, des intersections, des allers-retours, appelant alors un raisonnement à plusieurs entrées, « tabulaire » dit M. Serres dans l’extrait d’Hermès ou la communication (1968) que nous reproduisons ici. À côté de la dimension cinétique, le réseau engage donc un aspect topologique que diverses « sciences des formes » vont révéler et étudier (Parrochia, 1993).
12La matière, que Platon imaginait déjà comme un assemblage de triangles à l’origine de l’univers, dévoile des agencements polyédriques que R. J. Haüy décrit en 1784 pour les pierres. Leur forme cristalline dépend, selon son élève G. Delafosse, d’un « réseau continu et uniforme » d’unités minérales basiques, d’un « système réticulaire complet ou à trois dimensions », avant qu’A. Bravais lui donne une acception vectorielle. Cet « en deçà formel » que le réseau atteint en offrant une compréhension relationnelle des ensembles unifiés, sera également présent dans la géométrie végétale à laquelle se livre le botaniste A. P. de Candolle, sous l’influence de l’anatomiste E. G. Saint-Hilaire, lui-même attaché à une connaissance rayonnante de l’organe, à partir des diverses connexions qu’il entretient avec les autres12.
13De son côté, le réticule de Lacaille est en fait directement issu de la nouvelle science de l’espace que mettent en place dès la fin du xviie siècle les Cassini en utilisant l’outil trigonométrique. La méthode par triangulation13 qu’ils utilisent pour mesurer l’arc du méridien permet une meilleure connaissance topographique de la terre et du royaume et donne alors lieu à une vaste entreprise cartographique au croisement des intérêts scientifiques, des enjeux politico-militaires et de la question de l’aménagement du territoire : « le réseau continu dans tous les sens14 » que produit la géodésie par calcul de ces triangles sert en effet de canevas géométrique pour mesurer l’emprise et les limites du royaume mais aussi pour construire, selon une logique d’ensemble, le tracé des différentes voies de communication et leur articulation tant locales que nationales (Lepetit, 1984).
Mesurer
14À peine né politiquement, le territoire devient donc surface, espace géométrique. Sur la base du damier parfait découpé en rectangles égaux que devient la France au fil des cartes de détail et des atlas (de Trudaine), les concepteurs militaires et civils des réseaux s’appuient également sur une mathématique du transport : ils intégreront en outre les recherches de J. Bernoulli qui, dans le sillage de G. W. Leibniz, montra en 1691 que la courbe en arc de cycloïde (dite « bratistochrone ») est supérieure en rapidité à la ligne droite. Ils utiliseront également les travaux sur le bornage de l’espace de L. Euler, lui-même pionnier de l’Analysis situ et de la théorie des graphes (Biggs, Lloyd, Wilson, 1986 ; Berge, 1985), pour avoir résolu le célèbre problème des sept ponts de Königsberg15. Plus tard, des lois seront même proposées. Fondée sur le postulat d’une organisation des villes en réseaux, la théorie des lieux centraux de W. Christaller en 1933 débouche sur une géométrie hexagonale, alvéolaire même, qu’annonçaient déjà les travaux de J. Reynaud en cherchant dès 1841 à mesurer l’incidence des réseaux de transport sur les principes du regroupement des populations et de l’équilibre spatial. Principes de regroupement que L. Lalanne exprimera en 1863 sous forme d’un théorème (la loi de l’équilatérie) lui servant ensuite à affirmer que la richesse d’un pays en réseaux ferrés « est en raison inverse de la distance moyenne qui sépare chacun des points du territoire du tronçon le plus voisin du réseau16 ».
15De toute évidence donc, « lorsque l’homme se meut, la géométrie le guide17 » selon des figures réticulaires dont l’étude n’échappe pas aux sciences sociales18. Dans le sillage des travaux de L. von Wiese qui considérait l’interhumain comme « graphiquement symbolisé par un réseau, en apparence impénétrable, de lignes émises à partir de points (les hommes) qui se tiennent aux arrêtes de l’espace » (Wiese, 1933, p. 109), G. Simmel s’attellera, pour reprendre les mots de R. Aron, à une première « géométrie du monde social » : les situations sociales se laissent formellement ramener à des « connexions à articulations multiples », se décomposent en des jeux d’oppositions et d’associations interindividuelles dont la dyade et la triade sont les expressions élémentaires (Simmel, 1908 ; Caplow, 1971).
16Tandis que N. Elias voit dans le réseau « le schéma conceptuel de l’imbrication des relations humaines19 », pour, plus tard, en tirer différents modèles simplifiés20, la sociométrie de J. Moreno, les typologies des réseaux de communication de A. Bavelas, la psychologie topologique et les représentations hodologiques (en termes de champs de forces, de lignes de tensions) de K. Lewin (Parlebas, 1992) augurent d’un nouveau programme de recherches sociologiques : la network analysis. Son objectif, de nature essentiellement méthodologique et quantitatif, est double : étudier les propriétés structurales du réseau des relations sociales à l’aide d’indicateurs (centralité, connexité, densité, etc.) fournis initialement par certains anthropologues et représenter graphiquement sa forme au moyen de différentes notions (sommet, arc, chemin, cycle, etc.) que lui offre la théorie des graphes (Degenne, Forsé, 1994). À cette convergence entre mathématiques et sociologie, il convient d’ajouter les apports décisifs qu’offre aujourd’hui l’informatique à la modélisation des réseaux sociaux, mais également techniques et biologiques : dans les pages qui suivent, B. Le Blanc décrit ainsi toutes les applications déjà réalisées ou possibles que l’on peut tirer des différents types de réseaux et de leurs propriétés formelles respectives. Dans son encadré, A. Lelu prolonge pour sa part les perspectives ouvertes en indiquant les enjeux à venir : le calcul de la dynamique de réseaux et leur capacité d’extrapolation, pour prédire, par exemple, les comportements à partir des profils de consommation des individus. À la lecture de ces deux auteurs, force est donc de voir dans le réseau – par ces échanges et convergences qui s’établissent entre les disciplines, par ce croisement d’intérêts scientifiques et pratiques – un véritable « concept pour un passage21 ».
Participer
17Force est aussi de dire que ce passage qu’assure le réseau entre les sciences s’organise également sur ce qu’ils appellent, à la suite de S. Milgram, les « petits mondes », soient la sociabilité et ses diverses manifestations (amitiés, sympathies, affinités) que l’on trouve depuis toujours, affiliées à la notion de réseau, quelle que soit la réalité décrite. De la philosophie (Plotin, D. Diderot) à la psychosociologie (G. Tarde, J. Maisonneuve), en passant par la taxonomie* (P. S. Pallas, J. Hermann), les sciences de la vie (Hippocrate, P. J. G. Cabanis) et même la littérature (A. Pope, J. W. Goethe), elles servent à caractériser les relations de proximité et modes de participation libres et spontanés existant entre les points membres du réseau. On lira, pour le volet sociologique, le texte de B. Valade qui repère les différents types et formes prises par les réseaux de sociabilité, la diversité des cadres et visées, théoriques ou empiriques*, que les analyses poursuivent en la matière.
18Aux « appareils », ces organisations collectives institutionnelles, méta-coordonnées, verticalement stratifiées et structurées selon des circuits d’échanges préétablis, V. Lemieux oppose les réseaux dont la définition se précise alors. Ils forment, sur un fond cacophonique de bruits, de désordres et de redondances, un ensemble de relations affinitaire, mobile, informel, ahiérarchique, acentrique, multiplexe*, fonctionnellement non spécialisé et transverse aux organigrammes.
19Ces caractéristiques typiques, récurrentes par-delà les époques et les disciplines, ont conduit maints auteurs à faire du cerveau le siège par excellence du réseau. De fait, son étude dévoile, comme l’explique ici F. Alexandre, une architecture neuronale fonctionnellement polyvalente, évolutive et adaptable, ouverte sur l’environnement, à forte connectivité* structurale réelle ou potentielle selon le type d’activités et opérant simultanément sur plusieurs niveaux. Sa complexité organisationnelle sert alors de modèle, par exemple pour la compréhension des types d’agencement et de fonctionnement réticulaires que prennent, selon G. Tarde, les sociétés modernes22. Mais, plus généralement, ce sont les concepts mêmes de réseau et d’organisation, historiquement concomitants, qui sont à rapprocher : en effet, bien avant que Saint-Simon ne s’inspire des réseaux du corps humain pour construire, sur leur exemple, des infrastructures matérielles (Musso, 1997) ; bien avant également que C. N. Lecat ne parle de « tissu réticulaire » (1765), le physiologiste M. Malpighi découvre et décrit, dès 1668, le fameux « réseau admirable » (rete mirabilis) selon les termes retenus pour définir une organisation : « un tout dont les parties dépendent les unes des autres [et où] l’interaction des parties donne au tout sa signification » (Jacob, 1970).
20Autrement dit, le réseau désigne un ensemble qui articule intégration au tout et intégrité des parties, qui concilie autonomie des parties et dépendance au tout, individualisation et participation sociale. Bref, « dans cette théorie d’un paquet de fils » émerge l’idée d’« un ensemble communautaire, rameux et flexible [où] cessent les rapports de domination et de contrainte » (Dagognet, 1975, p. 184), au moment même où le lien social, à l’époque où la notion apparaît, se réinvente. Le réseau devient alors, comme « moyen collectif de vivre une vie séparée » (Canguilhem, 1968), un concept clé pour penser la modernité démocratique dans les idéaux d’égalité et de liberté qui la fondent, mais aussi dans les paradoxes du vivre ensemble aujourd’hui : cette « insociable sociabilité » dont parlait E. Kant, pour désigner la volonté oscillante des hommes de vouloir à la fois s’associer et se détacher. Le texte que M. Dulong de Rosnay consacre aux réseaux collaboratifs l’illustre : les questions juridiques que certains d’entre eux soulèvent en termes de propriété intellectuelle sont directement liées à leur mode de gouvernance horizontal, à l’absence d’autorité centrale régulatrice qui autorise chacun à coopérer de façon autonome et à partager des biens communs. De même des nouvelles formes de création en ligne dont traite J.-P. Fourmentraux : la relecture historique des différents dispositifs qu’il entreprend dévoile certes un art de la participation, mais consistant avant tout en une expérience individuelle de téléprésence, en la mise en scène communicationnelle d’un soi.
Communiquer ?
21Entre collaboration et séparation, connexion et interruption, le réseau relève finalement de la figure stylistique de l’oxymoron*, comme son étymologie (rete, is) invitait déjà à le penser : d’un côté, tissu qui, chez Aristophane (Lysistrata) et Platon (Le Politique), fait tenir ensemble et d’un autre, rétiaire qui entrave et emprisonne. Tisserands et vanniers contre pécheurs et gladiateurs en somme. Contre le « rhizome » (Deleuze, Guattari, 1976), les nasses et les filets d’hier, et, aujourd’hui, sur la Toile, les traces, empreintes, autres puces et capteurs électroniques, opérant toujours, par-delà les siècles, selon une même et unique « technologie de l’esprit23 » : celle, mythologique, des dieux lieurs, Varuna et Ouranos, qui procèdent, pour capturer, non pas frontalement, par la force, mais, subrepticement, en enchaînant, immobilisant et enfermant l’adversaire avant même qu’il ne s’en aperçoive (Dumézil, 1934). Autrement dit, avec ruse, esprit de stratégie et d’anticipation, c’est-à-dire avec cette fameuse Mètis des Grecs (Detienne, Vernant, 1974) dont Hermès lui-même fera preuve, comme Homère le rapporte. Dieu de la communication, il la rend d’emblée équivoque, nous plonge dans un monde incertain en jouant, utilisant tous les ressorts, toute l’ambiguïté sémantique du mot grec peîrar, à la fois chemin et lien, liaison et chaîne, « pont et porte » aurait dit G. Simmel.
22Dès lors, le réseau, comme enchevêtrement complexe de lignes, démultiplie naturellement cette dualité première, en liant et reliant en même temps toujours plus de points (sites ou individus), en les rapprochant et les raccrochant aux autres déjà (r)attachés. Articulant local et global selon des géométries et échelles variables24, cet infini relationnel sur lequel il semble ouvrir potentiellement, à hauteur du monde aujourd’hui, et que l’on fêtera ou dénoncera selon, ne saurait faire oublier les limites du périmètre, les nouvelles fermetures qu’il crée. C’est ce que rappelle J. Perriault en recensant, du niveau géopolitique à la sphère privée, les différents types de frontières que les réseaux redessinent aujourd’hui et avec lesquelles certains se confondent même parfois. Clôture que D. Wolton, dans l’entretien qu’il nous offre, voit également dans ces réseaux socionumériques qui, en définitive, nous lient, nous (r) enferment sur nous-mêmes parce qu’ils ne relient que du même. Comment dès lors, avec de telles communautés d’intérêt et de l’entre-soi, faire société, cohabiter avec l’autre, le différent, l’étranger ? Le choc des altérités menacerait donc désormais les réseaux d’incommunication…
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Références bibliographiques
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Notes de bas de page
1 Qualificatif que nous empruntons au dernier ouvrage de Wolton, D., Indiscipliné. Trente cinq ans de recherches, Paris, Odile Jacob, 2012.
2 Sorre, 1948, tome 3, p. 420, note 20.
3 Respectivement titrés Traçabilité et réseaux (2009) et Ces réseaux numériques dits sociaux (2011). On consultera également le no 55, Société civile et internet en Chine et en Asie orientale (2009) et le no 50, Communiquer-innover. Réseaux, dispositifs, territoires (2008).
4 Voir Perriault, J., « Réseaux de communication horizontale, un aperçu à travers le temps », Le Temps des Médias, no 18, « Histoire de l’Internet, Internet dans l’histoire », printemps 2012, p. 148-158.
5 Héraclite : philosophe grec présocratique du vie siècle av. J. C. qui développa dans ses Fragments une pensée du devenir, de la mobilité et des transformations permanentes des choses : « Tu ne peux pas descendre deux fois dans les mêmes fleuves, car de nouvelles eaux coulent toujours sur toi. » (Frag. 12)
6 Mouvement de pensée économique très influent dans la seconde moitié du xviiie siècle, la physiocratie (étymologiquement « gouvernement de la nature ») repose principalement sur l’idée que la richesse du pays dépend de l’exploitation de la terre et doit profiter, non pas seulement à l’État, mais à l’ensemble de la population par un système équilibré de distribution et de circulation des biens.
7 Guillerme, A., « Genèse du concept de réseau. Territoire et génie en Europe de l’ouest (1760-1815) », Institut Français d’urbanisme, Université Paris VIII, rapport pour le compte du Ministère de l’Equipement et du Logement, Délégation à la recherche et à l’innovation, Janvier 1988.
8 Guillerme, A., « Émergence du réseau : 1820-1830 », in Dupuy, G. (dir.), Réseaux territoriaux, Caen, Paradigme, 1988, p. 33-50.
9 Letonturier, É., « Utopies du cercle, pantopies du réseau. Formes et topologies sociales de la communication », Quaderni, vol. 30, 1996, p. 23-39.
10 Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même, livre VII, article 9.
11 Voir Letonturier, É., « Le réseau mis en œuvre : le Rêve de Diderot », Flux, Cahiers scientifiques internationaux, CNRS, vol. 12, no 24, 1996, p. 5-19. Notons la vingtaine d’occurrences du mot « réseau » dans Le Rêve de d’Alembert (1769), également employé par Descartes dans son Traité de l’homme (1648) et sa Description du corps humain (1648) mais dans un sens très différent, comme un ensemble mécanique et passif de câbles, conformément à la théorie de l’homme-machine qu’il développe.
12 Dagognet, F., « V. Haüy, E. G. Saint-Hilaire, A. P. de Candolle : une conception d’ensemble mais aussi un ensemble de conceptions », Revue d’histoire des sciences, vol. 25, no 4, 1972, p. 327-336.
13 Technique trigonométrique qui consiste à trouver la position d’un point par le calcul des angles qu’il forme avec d’autres dont la position est connue, c’est-à-dire en imaginant que l’ensemble forme un triangle.
14 Bonne, R., « Des opérations géodésiques », Mémorial topographique et militaire, no 3, An XI, p. 51.
15 Problème des sept ponts de Königsberg : les habitants de Königsberg se demandaient s’il était possible, en partant d’une des rives du Pregel, de franchir les sept ponts une seule fois et de se retrouver sur la même rive. L. Euler répondit par la négative en représentant de façon topologique les différentes régions par des points et les ponts par des lignes.
16 Lalanne, L., « Essai d’une théorie des réseaux de chemin de fer, fondée sur l’observation empirique des faits et sur les lois primordiales qui président au groupement des populations », Comptes-rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des Sciences, juillet-décembre 1863, p. 12.
17 Ibid., p. 80.
18 Letonturier, É., « Sociologie des réseaux sociaux et psychologie sociale : Tarde, Simmel et Elias », Hermès, no 41, 2005, p. 41-50.
19 Elias, N., « La société des individus » (1939), in La société des individus, Paris, Fayard, 1991, p. 71.
20 Letonturier, É., « Jeu, réseau et civilisation. Métaphores et conceptualisation chez Norbert Elias », L’Année sociologique, vol. 56, no 1, 2006, p. 67-82.
21 Cauquelin, A., « Concept pour un passage », Quaderni, vol. 3, no 3, 1987, p. 31-40.
22 Letonturier, É., « Gabriel Tarde, sociologue de la communication et des réseaux », Cahiers internationaux de sociologie, vol. 108, 2000, p. 79-102.
23 Sfez, L., « Le réseau : du concept initial aux technologies de l’esprit contemporaines », Cahiers internationaux de sociologie, vol. 106, 1999, p. 5-27.
24 Dupuy, G., Offner, J.-M., « Réseau : bilans et perspectives », Flux, CNRS, vol. 4, no 62, 2005, p. 38-46.
Auteur
Sociologue, maître de conférences et directeur-adjoint du GEPECS à l’Université Paris Descartes-Sorbonne. Sa thèse, intitulée Réseau et société. Émergence et avatars socio-historiques d’une notion polysémique, croise de façon pluridisciplinaire les perspectives théoriques de la sociologie de la connaissance, de la sociologie de la communication et l’histoire des idées. Il mène parallèlement des recherches relevant de l’épistémologie de la pensée sociologique et de la sociologie de la culture et de l’institution militaire. Il a publié ses travaux dans plusieurs revues dont L’Année sociologique, Les Cahiers internationaux de sociologie et Hermès.
Coordinateur de l'ouvrage
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