Chapitre 9. Symboliques et rituels de la protection. Le sacrifice tcargîba dans la société maure
p. 239-261
Texte intégral
1L’établissement d’une relation de protection entre groupes et/ou entre individus s’accompagne parfois, dans la société maure, de l’accomplissement d’un rituel sacrificiel. Le champ conceptuel et symbolique au sein duquel s’établit la protection est riche et complexe ; la référence au vocabulaire du sacrifice et l’utilisation du rituel sacrificiel n’en sont qu’une modalité parmi d’autres. À partir de l’étude d’un rituel sacrificiel de protection, la tcargîba, j’avancerai quelques hypothèses qui permettent d’introduire un certain ordre en ce domaine d’un abord parfois déroutant.
2Si le monde maure présente à première vue une réelle unité culturelle et dialectale, on peut cependant s’interroger sur le fait de savoir s’il existe une même unité des structures sociales, en particulier des relations hiérarchisées que j’ai provisoirement regroupées sous le terme de « protection ». De fait, s’opposent d’une part ce que j’ai appelé la « société émirale », organisée en ordres hiérarchiques stables1 regroupant des tribus d’origines généalogiques distinctes inscrites dans le système politique émiral et, d’autre part, des tribus plus « segmentates2 », moins fortement hiérarchisées, que l’on trouve surtout dans la zone du Saḥel3 correspondant au nord de la Mauritanie et à l’ancien Sahara espagnol. Même si on peut aussi l’observer dans la société émirale de l’Adrar, le rituel de la tcargîba est surtout pratiqué dans les tribus du Saḥel, et c’est là qu’il est le plus clairement porteur de l’idée d’établissement d’une relation de protection.
LES RITUELS SACRIFICIELS DE PROTECTION
3La tcargîba relève au Sahara occidental de la coutume « guerrière », c’est-à-dire qu’elle n’est pas pratiquée et qu’elle est même rejetée par les zawâya ; elle présente les caractères suivants :
- la victime sacrificielle est toujours un chameau, à l’exclusion d’autres animaux ;
- elle est amenée devant la tente de celui dont on sollicite la protection, dans l’espace protégé (maḥârim) ;
- avant de l’égorger rituellement, on lui tranche les jarrets d’un coup de sabre ou de poignard, de manière à ce qu’elle s’agenouille ;
- la viande est ensuite partagée entre les présents, surtout entre personnes de bas statut (esclaves, forgerons, etc.).
4Je ne me préoccuperai pas, dans les pages qui suivent, de l’origine de ce rituel très particulier qui semble aussi attesté au Maghreb et même dans le reste du monde arabe4. Je m’intéresserai plutôt à sa place et à sa signification dans le vaste champ où s’inscrit la protection dans la société maure. La tcargîba relève en effet d’une classe de faits où sont étroitement associés rituels sacrificiels et relations sociales. Elle est d’ailleurs clairement incluse dans cette classe et parfois dénommée sous le terme générique dhbîḥa, terme général en arabe pour désigner le rituel sacrificiel5, et qui a cette même acception en ḥassâniyya6. Le terme dhbîḥa prend aussi, dans ce dialecte, un sens plus spécifique pour désigner un type de sacrifice de demande de protection ; dhbîḥa a enfin, significativement, le sens d’« alliance » ou de « pacte7 ».
5Dans son acception la plus répandue en arabe classique, le terme dhbîḥa se distingue de l’action rituelle d’égorger (dhakât) par l’intentionnalité affirmée de la consécration de la victime, dhabîḥa : il désigne plus particulièrement le sacrifice effectué à l’occasion d’un vœu (nadhr), ou le sacrifice caqîqa (lié au cycle baptême-circoncision), ou celui effectué pour la fête du dixième jour du mois de dhû l-ḥijja (répété dans l’ensemble du monde musulman à l’occasion, ce même jour, de l’cayd al-kabîr), ou encore les sacrifices effectués en réponse à des transgressions rituelles commises au cours du pèlerinage8. La destination de la victime et l’intentionnalité du sacrifice sont dans tous ces cas soulignées.
6Le sens d’« alliance » ou de « pacte » que prend le terme dhbîḥa en ḥassâniyya souligne le type particulier d’intentionnalité dont peut relever, dans la société maure, ce sacrifice. Il est destiné à produire un lien, à la fois contractuel et hiérarchique, entre celui qui le pratique (protégé) et celui auquel il est « destiné » (protecteur). Cette « destination » pose d’ailleurs en ce cas problème, puisqu’il n’est en islam de sacrifice et même d’abattage des animaux que consacrés à Dieu.
7Dans les sociétés tribales du Saḥel, le sacrifice d’un animal, généralement un mouton, devant la tente d’un individu, représentant le plus souvent un groupe, crée une relation qui assure au client (sacrificateur) la protection d’un patron, à charge pour ce client d’apporter en retour un soutien qui peut se traduire de différentes manières. Le client participe aux dettes de son patron (et de son groupe d’appartenance), en particulier aux dettes de sang (diya). Le patron peut aussi demander au client son appui en différentes occasions, mariages, guerres, etc. ; il peut enfin demander des contributions exceptionnelles en cas de besoin.
8La dhbîḥa crée donc une sorte de solidarité, assez analogue aux solidarités agnatiques, tout en conservant une dimension hiérarchique toujours susceptible de s’estomper si s’opère par ailleurs un rapprochement entre groupes patrons et clients scellé par des mariages. Elle favorise en effet, et même parfois garantit intentionnellement, l’entrée du groupe client dans le groupe patron, l’intégration à la tribu de l’individu ou du groupe étranger qui prend alors le statut de dkhîle9. Une tribu comme celle des Rgaybât s’est ainsi adjointe de nombreux groupes extérieurs qui ont grossi ses forces et renforcé sa puissance. Assimilés comme clients ils sont maintenant partie intégrante de la tribu et la hiérarchie ne ressortit plus que d’un classement inégal en termes d’honneur et de prestige qui s’inscrit dans la distance généalogique perpétuée entre « patrons » et « clients ».
9Dans la société émirale, la protection relève généralement d’autres référents que le rituel sacrificiel, et implique plus rarement l’intégration à la tribu du protecteur : les hiérarchies statutaires et politiques, quoique plus mouvantes qu’elles ne se représentent généalogiquement, restent néanmoins plus marquées et plus stables que dans le cas des Rgaybât. L’assimilation d’éléments extérieurs se pratique mais, jouant d’une équivalence des statuts originels des partenaires de l’alliance, elle ressortit plus généralement du jeu des alliances matrimoniales et se traduit à terme par une assimilation généalogique.
10Nous avons là une première piste intéressante. La dhbîḥa comme rituel d’établissement de la protection relève plutôt des structures tribales « segmentaires ». Charles de Foucault, qui en bénéficia lors de son exploration du Maroc, note son importance dans les tribus marocaines.
« La dhbîḥa est l’acte par lequel on se place sous la protection perpétuelle d’un homme ou d’une tribu… Cette protection se paie d’ordinaire d’une légère redevance annuelle ; seuls quelques grands seigneurs se font un point d’honneur de ne rien demander. Il ressort de la teneur de l’acte qu’une fois cette démarche faite, on n’a rien à craindre des citoyens de son patron, on peut circuler sans péril parmi eux ; s’attaquer à vous serait s’attaquer à lui-même : toutes lois qui le sauvegardent vous sauvegardent aussi ; on est entré sous leur protection par le fait de la dhbîḥa, elle incorpore en quelque sorte à la tribu » (1888, 130-131).
LA TCARGIBA
11Si l’on peut considérer, comme le font parfois les Sahariens, que la tcargîba s’inscrit dans la classe plus générale du sacrifice dhbîḥa, elle présente aussi des caractères particuliers qui tiennent aux intentions présidant à ce sacrifice et, bien sûr, à la forme particulière du rituel.
12L’objet premier de la tcargîba est moins d’établir une relation de protection que de réparer un tort commis à l’égard d’un puissant et d’éviter de subir sa rigueur. La protection en découle en quelque sorte puisqu’elle s’inscrit dans la hiérarchie qui s’établit à l’occasion du rituel. Dans la société maure de l’Adrar, chez les guerriers et entre guerriers, la tcargîba est effectuée devant la tente d’une personne dont on a attenté à l’honneur, par une critique, une injure, ou un acte quelconque – à l’exclusion des dommages physiques réparables exclusivement par la vengeance ou le versement du prix du sang – qui risque d’entraîner une rétorsion. Dans les sociétés tribales du Saḥel, ce sacrifice a initialement les mêmes finalités.
Chez les Rgaybât, « les incidents de peu d’importance sont généralement clos par une taargiba ou sacrifice d’un chameau fait en l’honneur de la personne victime de ce tort… La solution des questions d’une certaine gravité est toujours précédée d’une taargiba qui peut comprendre plusieurs animaux » (Ba., 1933, 346).
13Le Commandant Lesourd (1959) note que l’acceptation par le coupable de la responsabilité d’un crime, et celle par sa fraction du versement de la diya, sont d’abord marquées par l’offre d’une tcargîba, « sorte de cadeau de vassalité à l’offensé ou à sa famille avant tout pourparler ». Le sacrifice comprend un à trois chameaux adultes. On effectue de même la tcargîba pour réparer le fait d’avoir tiré un coup de feu sur quelqu’un sans l’atteindre, pour répondre à des blessures légères ou des injures. Chez les Yaqqut, une tcargîba et la moitié du prix du sang étaient offerts pour avoir visé quelqu’un avec une arme à feu, même sans le blesser (Caro Baroja, 1955).
14La tcargîba est donc initialement conçue comme un acte qui implique à la fois la reconnaissance d’un tort commis envers autrui et la réparation de ce tort. Il est possible, si l’on se réfère à la notation suivante de Chelhod, que la même symbolique se soit anciennement exercée dans la vengeance du sang.
« Il est curieux de lire dans le récit de C. Armstrong consacré à Ibn Séoud (Lord of Arabia, Leipzig, Paris, Bologne, The Albatros, 1938), la description de la vengeance exercée par ce dernier contre le meurtrier de son oncle (…) Il frappa trois fois, écrit-il, (…) le premier coup fut porté bas en direction du jarret, et, tandis que Obeïd (le meurtrier) chancelait, un deuxième coup fut porté haut, entamant profondément le cou, en vue de permettre au sang de jaillir comme d’un tuyau brisé ; le troisième, rapide et souple comme un coup de fouet, alors que l’homme, sur le point de tomber, s’affaissait désespérément, lui ouvrit la poitrine exposant aux yeux avides les dernières palpitations du cœur. C’est là le mode typique de mise à mort d’une victime dans le rituel arabe. Tout y est, les jarrets coupés, la victime égorgée, la poitrine ouverte pour en retirer ici le cœur, ailleurs le foie, comme dans le sacrifice » (1955b, 104).
15Les coïncidences sont de fait troublantes, et pourraient être rapprochées de la destination funéraire initiale de cette pratique. Ce n’est pourtant pas à cette symbolique, à ma connaissance, que se réfèrent les Sahariens, sans pour autant qu’on puisse affirmer qu’elle n’a pas contribué à la spécification du rituel.
16Au Sahara, la tcargîba se distingue par cet aspect de réparation nécessaire de la dhbîḥa, dont la dimension contractuelle est plus clairement affirmée et qui repose sur l’initiative non contrainte de celui qui cherche à obtenir la protection. En fait les recouvrements de sens s’expliquent aisément. Les deux types de rituels ont une dimension hiérarchique évidente. En reconnaissant un tort et en le réparant de cette manière on reconnaît simultanément son incapacité à assumer un éventuel conflit, on admet une hiérarchie de fait qui va se transformer, dans la forme même du rituel, en hiérarchie statutaire.
17C’est cette transformation que met en scène le rituel dont deux aspects retiennent l’attention : le fait de trancher partiellement la partie inférieure des membres antérieurs d’une part et l’agenouillement de l’animal sacrifié d’autre part. On notera aussi le fait que la tcargîba n’est offerte que sous forme d’animaux de prestige : le chameau dans le cas des Maures ; le taureau10, et même semble-t-il le cheval, en Afrique du Nord (Cahen, 1975).
18Ces deux faits – trancher les membres inférieurs et agenouillement – s’inscrivent dans un cadre symbolique dont l’étude se révèle très riche mais dont nous ne pourrons ici que suivre certaines pistes, éliminant, répétons-le, toutes considérations prématurées sur les origines, en attendant des recherches comparatives qui devraient être fructueuses : le terme carqaba éxistant en arabe classique avec le même sens de trancher les jarrets à une bête de somme ou de monture11.
19Pour nous en tenir au contexte maure, on peut en rapprocher le fait que les pattes de l’animal ont un sort particulier dans le partage des viandes. Prélevées sur l’animal juste après l’abattage, les pattes antérieures sont grillées rapidement et servies, avec quelques morceaux de foie, à l’hôte que l’on reçoit. L’importance de cette partie osseuse semble tenir pour une part à la moelle que contiennent les os et qui est consommée à cette occasion. La moelle, mukhkh12, n’est pas seulement une friandise raffinée et appréciée, elle est aussi un honneur, un privilège, qui est réservé aux chefs ou aux guerriers réputés lors de la distribution des parts de viande. Il en est de même des vertèbres, enserrant la moelle épinière, qui, en Adrar par exemple, étaient réservées, en cas de partage entre des individus appartenant à différentes tribus, aux ḥassân : les Awlâd cAmmonni recevaient les vertèbres dorsales (avec la viande attenante) et les Awlâd Qaylân les vertèbres caudales13. La consommation de ces parts de la victime animale est le fait des hommes. Dans le cas de la moelle, l’aspect hiérarchique de la consommation est renforcé par la règle qui veut que l’on ne la mange pas devant son père, un frère aîné ou les parents par alliance auxquels on doit le respect14.
20Le terme dhahr15 utilisé pour désigner la colonne vertébrale de l’animal, ou de l’homme, est, rappelons-le, le terme employé pour désigner la parenté agnatique. Il y a par ailleurs une relation attestée entre la moelle et la fonction procréatrice masculine16 qui justifie ce privilège masculin et les règles qui accompagnent sa consommation.
21L’agenouillement de la victime de la tcargîba est aussi d’une haute valeur symbolique. Une première observation nous montrera peut-être la nature du lien qui existe entre ces deux aspects du rituel. Lorsque un individu appartenant à la tribu ḥassân des Awlâd Qaylân, un qaylâni, ne se voyait pas attribuer la part de viande de l’animal à laquelle il avait coutu mièrement droit, il pouvait s’entraver le genou avec une corde à chameau et sauter à cloche-pied dans l’assemblée en disant : « que ton chameau meure ». Si l’hôte s’obstinait à refuser de lui donner son dû, il risquait de voir périr une bête de son troupeau.
22Ce thème de l’homme sur un seul pied mériterait en soi de plus longs développements (Héritier-Augé, 1992). Au delà des aspects métonymiques, il met aussi en évidence le lien entre jambe et dos, que je posais un peu plus tôt, et il souligne la cohérence de cette symbolique de la jambe et du genou qui intervient, avec d’autres référents, dans l’agenouillement. De manière générale l’agenouillement, l’accroupissement, sont un acte de déférence et de soumission. Dans le qsar de Wadân, aux ruelles étroites, la codification des rapports entre personnes se croisant était très stricte. La femme croisant un homme devait se tourner le visage contre le mur des maisons, étroitement collée à ce mur, en remontant son voile. Un homme en croisant un autre de statut supérieur devait s’arrêter et s’accroupir le temps de la rencontre.
23M. Cohen (1925), dont les analyses ont été reprises par J. Chelhod (1955a), a fait d’intéressants rapprochements entre le terme baraka, puissance mystique associée aux valeurs religieuses, issu de la racine B.R.K., « s’accroupir », « s’agenouiller », utilisée par exemple pour le chameau qui « baraque », et les représentations qui entourent le genou. Le genou est lié à la procréation masculine, à la force fécondante du père qu’il transmet à ses enfants en les prenant sur son genou, pour les légitimer et leur accorder sa protection.
24Un rapide détour en dehors du terrain saharien offre un nouvel objet de réflexion.
Chez les Arabes du Moab, note Jaussen, « avant d’être circoncis, l’enfant à cheval sur la brebis, fait sept fois le tour d’un monceau de pierres ; après quoi, le père de l’enfant coupe d’un vigoureux coup de sabre les pattes de la victime ; aussitôt après, lui tournant la tête vers le sud, il lui ouvre le cou en disant “Au nom d’Allâh”. Le sang est répandu à terre sans être jeté ni sur la tente ni sur l’enfant. C’est après le repas qu’un homme connu dans la tribu pour son habileté fait la circoncision » (1948, 351).
25Mêlant les références les plus orthodoxes et la pratique condamnée de couper les jarrets, ce rituel moabite est lié à la pratique de la circoncision, qui n’est pas seulement un rite essentiel d’achèvement de la virilité, mais aussi le symbole du pacte avec Dieu d’Ibrâhîm, circoncis en même temps que son fils Ismâcîl, après que le sacrifice de celui-ci lui ait été épargné par Dieu17. Mais ce pacte est rappelé d’une manière insistante, et peu habituelle, dans un contexte où se joue la capacité de procréation de l’enfant indispensable à la reproduction du groupe.
26Les différentes représentations et pratiques symboliques que je viens d’énumérer permettent d’avancer quelques hypothèses, encore toutes provisoires, sur les significations du rituel sacrificiel tcargîba. Le sacrifice animal est affaire masculine. Le sacrifice tcargîba souligne plus encore cette dimension en mettant en scène une série de représentations qui sont liées à la fonction procréatrice masculine et au devoir, qu’elle implique, de protection des femmes et des enfants. C’est à l’exercice de cette puissance protectrice que fait appel le rituel, comme en d’autres circonstances où la protection mobilise les mêmes référents. L’une des expressions les plus usitées, se traduisant par une pratique ritualisée, pour dire la protection et l’établir, n’est-elle pas « se placer dans le dos (dhahr)18 », se mettre dans la situation de solidarité réciproque, mais produite en ce cas à l’initiative de l’un des partenaires et de ce fait hiérarchisée, qui est celle prévalant entre parents agnatiques19.
LE RITUEL D’HOSPITALITE
27La protection n’est pas, cependant, la finalité première du rituel sacrificiel de la tcargîba qui est d’abord offert en vue de réparer un tort causé à autrui, tort dont est assumée la responsabilité, faute de pouvoir assumer la rétorsion qu’implique l’acte. Ce sont des conflits d’honneur qui sont en jeu dans ce rituel, conflits dont les enjeux et la nature apparaissent mieux si on le compare avec les rituels d’hospitalité dont il représente une forme en quelque sorte inversée.
28Les Maures distinguent dans l’ensemble du rituel d’hospitalité ce qui correspond aux obligations religieuses, macrûf, et les règles d’essence coutumière : on emploie alors plutôt le terme aḥsân qui est composé à partir de la même racine et en analogie avec le terme ḥassân. Ainsi entendue l’hospitalité comprend, entre autres règles et pratiques rituelles, l’abattage d’un animal qui au-delà de la nourriture offerte et du repas partagé20 répond à une intention sacrificielle bien marquée. Le sacrifice d’hospitalité et le sacrifice tcargîba ont des traits communs et se présentent dans une assez exacte situation de symétrie.
29Lors du sacrifice tcargîba, et plus généralement lors du sacrifice dhbîḥa, l’animal est fourni par celui qui est reçu, alors qu’il l’est par l’hôte dans la relation d’hospitalité. Ces sacrifices se déroulent cependant, cette distinction étant opérée, dans les mêmes conditions de présentation devant la tente. Les pattes de l’animal offertes à celui qui bénéficie de l’hospitalité s’opposent structurellement aux jarrets tranchés devant celui vis-à-vis duquel un tort est à réparer.
30Dans les deux cas est mis en scène l’honneur de deux hommes : l’hôte et celui qui bénéficie de l’hospitalité, le protecteur, en cette circonstance, et le protégé21. L’hospitalité est en effet conçue aussi, et peut-être même surtout, dans les termes de l’honneur significativement mis en scène autrefois, dans la société maure, devant trois pains de sucre de grande taille22 appelés respectivement et selon leur poids : la jeune fille, l’esclave et le tributaire, ceux-là mêmes qui symbolisent l’extension de la puissance protectrice de celui qui reçoit, qui définissent son ḥarîm.
31Les hiérarchies entre les partenaires de l’hospitalité restent cependant instables. Celui qui reçoit peut parfois chercher à souligner la reconnaissance d’une égalité avec son hôte, propice au développement de la relation ainsi établie en relation d’alliance : l’étranger que l’on reçoit est aussi en effet un partenaire matrimonial possible pour les femmes du ḥarîm, et d’autres traits ritualisés le soulignent.
32L’hospitalité est une compétition d’honneur entre deux hommes dont les résultats sont ouverts au jeu des statuts et des circonstances. Certes celui qui reçoit et qui offre le sacrifice se trouve à même d’affirmer son statut et éventuellement sa supériorité. Chelhod (1955b, 187) rappelle que le verbe aḍâfa, « donner l’hospitalité », signifie également « annexer », « ajouter », voire « lier », et il cite le poète qui disait : « Au besoin j’avale une motte de terre plutôt que de subir l’hospitalité d’un homme arrogant qui me croirait son débiteur parce qu’il m’aurait donné à manger. » Mais l’étranger reçu a, dans ce rituel, le plus souvent beaucoup moins à perdre que celui qui reçoit et qui doit parfois faire appel à la solidarité de tout le groupe (sehm) pour remplir ses devoirs, tenir son rang et assumer son honneur. La supériorité statutaire manifeste et reconnue de celui qui est reçu se traduit parfois par la capacité qu’il a d’apporter quelques biens en contrepartie (car) soulignant par là que la réciprocité latente et différée de l’hospitalité reste un idéal qui se heurte aux impératifs incessants de la compétition et de la hiérarchie.
« L’exemple suivant, cite Chelhod, illustre très bien cet état de chose. On raconte que le célèbre Hâtim, encore jeune, donna un jour l’hospitalité à trois poètes. Ces derniers, exaltés par sa magnanime générosité, ont composé en son honneur de magnifiques poèmes. Leur dette ainsi payée avec usure, Hâtim se sentait dans une position inférieure. Seule pouvait sauver son honneur une libéralité plus importante que la première : il leur abandonna tout son troupeau » (1955b, 188).
33On peut en rapprocher au Sahara occidental les joutes d’honneur (vaysh) qui opposent les puissants, ou les autres, et qui dans le premier cas se traduisaient par une destruction ostentatoire des biens que l’on a pu rapprocher du potlatch (Chatila, 1934).
34Le rituel sacrificiel de la tcargîba et plus généralement les rituels sacrificiels de protection s’inscrivent dans un contexte comparable, en usant des mêmes termes, pour fonder cette fois une relation clairement hiérarchisée. Le sacrifice est offert par celui qui est reçu – de son plein gré (dhbîḥa) ou pour solliciter une protection rendue nécessaire par le tort causé à l’hôte (tcargîba) – et c’est lui qui fournit la victime. Le rituel tcargîba souligne la hiérarchie et la reconnaissance de la puissance de protection de celui qui est sollicité. L’intégration au ḥarîm de l’hôte, provisoire et ambiguë dans le cas de l’hospitalité, est recherchée et stable dans le cas du sacrifice de protection : elle se traduit souvent par l’intégration au groupe sollicité, avec un statut de client.
LE SACRIFICE CAR AU MAGHREB
35J’ai introduit précédemment le terme car pour désigner le bien, matériel ou symbolique que, au Sahara, celui qui est reçu à l’occasion du rituel d’hospitalité peut donner éventuellement ensuite à son hôte. Il est intéressant de rapprocher le fait des développements que ce terme présente au Maroc, où il peut désigner un rituel sacrificiel bien particulier que Westermarck rapproche de la tcargîba : « Il y a une forme de l’car terrible entre toutes et qu’on appelle tcargîba : elle comporte comme victime un bouvillon, un chameau ou un cheval auquel on a coupé les tendons du jarret pour lui donner l’apparence du suppliant. On ne recourt à ce mode de l’car qu’en des occasions très solennelles : quand par exemple une tribu invoque l’aide d’une autre, ou encore quand un appel est lancé au Sultan, à quelque haut fonctionnaire du gouvernement, à un village entier ou à un grand saint » (1935, 92)23.
36« Le mot car signifie littéralement “honte”, mais s’emploie au Maroc pour désigner un acte impliquant le transfert d’une malédiction conditionnelle à quelqu’un que l’on veut obliger d’accorder une requête » (Rachik, 1993, 167). Le car, accompagné ou non d’un sacrifice24, est une demande, de protection en particulier, qui crée une obligation du côté du destinataire de cette demande. Le rite est oral, on place « le car sur vous », mais il s’accompagne souvent d’un contact matériel par l’intermédiaire d’un objet lancé (« jet du car ») sur la personne concernée. Dans les cas les plus simples, non sacrificiels, il s’agit du fusil, du turban ou de la jellaba lancé au pied de la personne sollicitée en prononçant une formule du type : « je suis dans la honte de Dieu et dans la tienne. » On peut aussi toucher le turban de celui auquel on s’adresse, toucher ou sucer le sein de son épouse25, entrer dans sa maison et saisir le moulin à manivelle, etc. Bruno et Bousquet (1946) évoquent le cas d’une femme en colère et voulant quitter son mari ; elle se rend chez un autre homme et saisit le piquet de sa tente, autre symbole de protection que l’on retrouve au Sahara, en disant berrheh ik ; l’homme est tenu de l’épouser ; la femme dans cette situation est appelée mberrah, terme parfois utilisé pour la prostituée26.
37Le car vise à obtenir la protection d’un homme ou d’un groupe, à imposer le mariage, à obtenir le renoncement à la vengeance. Bruno et Bousquet notent qu’un individu, plus rarement une tribu, peut demander la protection en utilisant la précédente formule utilisée par la femme (berrheh iun). Une tribu qui demande protection à une autre envoie en avant des enfants ou des filles vierges avant de jeter le car. On peut aussi attacher à cette fin un morceau de flij (bande tissée dont est composée la tente bédouine) à un cheval.
38Les rituels du meurtrier associés au car sont particulièrement riches. Chez les Igliwa du Haut-Atlas, le meurtrier revient une année après le meurtre, accompagné de ceux qui l’ont accueilli. Il se présente les mains liées et un couteau entre les dents, métaphoriquement mort. Si le crime est pardonné, un membre de la famille de la victime lui délie les mains et enlève le couteau. Il en est de même chez les Ayt Warayn du Moyen-Atlas où c’est le meurtrier qui dépose lui-même le couteau (Rachik, 1993), et chez les Iqarcyen du Rif (Jamous, 1981). Dans ce dernier cas une personne de la famille du meurtrier retire le couteau de la bouche du meurtrier et égorge un animal à sa place. Le repas sacrificiel est partagé entre les personnes présentes.
39Comme dans le cas de la tcargîba saharienne, ce sacrifice du meurtrier précède l’acceptation et le versement de la diya, du prix du sang. Pour une part, la symbolique de ces rituels est comparable : elle renvoie à la protection masculine et aux hiérarchies mouvantes entre les hommes qui s’expriment ultimement en termes d’honneur, mais qui peuvent impliquer rangs statutaires et pouvoirs27. Il existe cependant aussi des différences qui vont nous permettre de contribuer à mieux borner ce champ conjoint de la protection et du sacrifice.
40Dans le cas du car, et le rapprochement avec l’utilisation saharienne du terme, liée à l’hospitalité, est à cet égard intéressant, il a été remarqué ajuste titre que, contrairement à ce que pensait Westermarck, ce n’est pas tant l’humiliation du sacrifiant qui est recherchée que l’exercice de pressions conditionnelles sur le destinataire qui sont d’ordre social (honneur)28, comme dans le cas de l’hôte qui joue son honneur dans la réception de l’invité, mais aussi symbolique (malédiction). Contrairement au rituel d’hospitalité, les sacrifices de car et de tcargîba sont à l’initiative du demandeur. Mais alors que le sacrifice tcargîba s’établit sur les bases d’une hiérarchie reconnue, et que le caractère sacré du sacrifice légitime, le car, qu’il s’agisse du sacrifice maghrébin ou du bien en retour de l’hospitalité au Sahara, souligne que ces hiérarchies ne sont pas établies une fois pour toutes. Plusieurs aspects du sacrifice car s’éclairent sous cette perspective.
41Le car est « un moyen par lequel une personne peut en contraindre une autre de céder à ses désirs » (Westermarck, 1935, 92). Cette contrainte est celle de l’honneur de la personne ainsi mise en cause mais aussi celle de la malédiction conditionnelle que véhicule cette notion. Le sang versé, comme le fait de se noircir et de se souiller, d’utiliser des éléments de la tente, de passer par les « protégés » du destinataire (femmes, enfants), etc. concernent le sacré, sacrificiel, mais aussi féminin en de nombreuses occasions, et peuvent avoir valeur de sanction. Rachik classe à juste titre le car à côté d’autres sanctions surnaturelles comme notamment le mauvais œil, le serment, la sorcellerie (saḥr). Cette contrainte n’est pas cependant absolue. On peut refuser, note Rachik, ce sacrifice. Le rituel du meurtrier peut ne pas être accepté, en particulier, et le responsable du meurtre être mis à mort à la place de l’animal (Jamous, 1981). La dimension humiliante du rituel loin, comme le pense Rachik, de correspondre à la distance séparant le sacrifiant du destinataire, m’apparaît en fait comme un moyen de la réduire et d’imposer à nouveau la compétition : la sanction surnaturelle sera à la mesure de l’humiliation consentie et l’honneur perdu par le destinataire à la mesure de celui qu’on lui aura prêté.
42Avec la même signification, mais dans une structure inverse – l’hôte est le sacrifiant, l’invité le destinataire –, le cadeau car donné après que l’on ait été reçu peut être une humiliation pour l’hôte, s’il est excessif par exemple, et le point de départ d’une dangereuse compétition.
43Le caractère particulier du sacrifice car, par rapport à la tcargîba, apparaît aussi lorsqu’il est adressé à un saint en tant que contrainte venant à l’appui d’une requête (vœu, attente thérapeutique). Revenons à nouveau à Westermarck :
« Quant au saint trépassé, l’car qui le vise consiste de même très fréquemment dans le sacrifice d’un animal. Ce sacrifice comporte, en maint cas, la promesse de récompenser le saint s’il accorde la requête du sacrificateur, et cette récompense pourra être elle-même un sacrifice, lequel sera offert alors comme l-wacda (promesse) et non plus comme car. Ces deux formes de sacrifice sont, théoriquement, tout à fait distinctes. Le sacrifice car, dont la victime ne consiste ordinairement qu’en un simple oiseau de basse-cour, est un moyen de contraindre le saint ; si le requérant tue lui-même l’animal, il le fait sans prononcer la bismillah ; et l’animal – à la différence des victimes offertes en don dans le sacrifice l-wacda, lequel comporte la formule consacrée “au nom de Dieu” – ne doit pas être mangé sauf par les pauvres ou les scribes : encore la plupart d’entre eux ne le tiennent-ils pour mangeables qu’après avoir pris la précaution de réciter quelques mots du Coran. Il arrive néanmoins qu’en pratique ces deux formes de sacrifice ne puissent se distinguer l’une de l’autre : il en est ainsi quand le sanctuaire a un gardien et que l’animal amené comme car lui est remis et qu’il tue “au nom de Dieu”, ce qui le rend utilisable comme nourriture » (1935, 99-100).
44Le sacrifice car est moins une inversion du sacrifice musulman, comme l’avance Rachik, qu’une transgression, parfois consciemment assumée, quand l’animal par exemple n’est pas consacré à Dieu29. Cette transgression est clairement reconnue lorsque le car est « jeté » sur un saint et les chairs de l’animal sont alors illicites (ḥarâm). Dans tous les cas cependant on pourrait parler d’un détournement du sacrifice qui se traduit par une sorte d’instrumentalisation du sacré créant à la fois une proximité du destinataire du sacrifice et un pouvoir de malédiction pesant sur lui qui vient à l’appui de la requête. Il est intéressant de noter, et j’y reviendrai, que cette manipulation peut porter sur un autre élément du sacré, lié à la parenté et aux femmes.
45Bien que souvent confondu avec le car dans les travaux concernant le Maghreb, le sacrifice tcargîba, tel que je l’ai précédemment décrit dans le contexte saharien, me semble d’une nature assez différente. Certes il s’agit aussi d’un détournement du sacrifice du point de vue de l’islam, car le destinataire apparaît être l’homme et non Dieu, mais c’est ici la dimension contractuelle du sacrifice qui est instrumentalisée, comme le souligne le fait que le terme générique dhbîḥa désigne aussi l’alliance, le pacte. La proximité ainsi créée avec le destinataire du sacrifice30, conformément à la vision musulmane, transfère simplement à un homme (ou un groupe d’hommes) la protection que confère cette proximité, sans qu’il soit besoin de contrainte, la hiérarchie entre le sacrifiant et le destinataire étant posée au point de départ31. Si l’on se souvient que la situation saharienne n’offre pas de système de protection de type étatique (makhzen), ni même du type de ceux qui relèvent du culte des saints (Bonte, 1996)32, mais un système de hiérarchies statutaires conçu en termes de protection, la comparaison avec le Maghreb ouvre un champ privilégié d’analyse que je vais maintenant explorer.
SYMBOLIQUES ET PRATIQUES DE LA PROTECTION
46Le pacte scellé par le sacrifice dhbîḥa/tcargîba supplée à l’absence de cạsâbiyya (solidarité agnatique) tout en étant susceptible parfois de la constituer à terme, si l’intégration du dkhîle, de l’étranger-client, est effective, scellée alors par l’alliance matrimoniale.
47Les différences que je soulignais initialement entre l’idéologie et la pratique de la protection dans la société émirale et celles que je viens de décrire plus longuement dans les sociétés tribales du Saḥel permettent d’identifier une autre dimension du champ symbolique de la protection au Sahara qui s’organise là autour des termes de ḥurma, laḥma, znâga, etc. Disons de suite que ces différences ne sont pas aussi radicales que j’ai pu le laisser entendre jusqu’à présent : des relations du type de celles impliquées par la ḥurma existent dans les sociétés tribales du Saḥel ; la dhbîḥa et surtout la tcargîba sont pratiquées dans la société émirale de l’Adrar. Il s’agit donc plutôt de configurations, aux effets structurellement divergents, d’un même champ symbolique susceptible de traitements différenciés.
48Dans la société émirale, la relation entre ḥassân, guerriers d’origine « arabe Macqil », et znâga, tributaires d’origine « berbère », impliquant donc des tribus réputées de nasab différent33, est une relation de protection, parfois considérée comme une véritable division du travail, qui se traduit par la livraison d’une redevance fixe au patron, la ḥurma ou ghrama. Plusieurs termes sont employés pour désigner le tributaire.
49Le terme znâga souligne des différences d’origine, de nasab, dont je viens de noter que les caractères d’historicité sont douteux et, en fait, secondaires pour notre propos. Il rappelle des différences qui, au-delà de la parenté, de la généalogie, ou plutôt à travers elle, ont des effets de classement, et il souligne l’irréductibilité des rangs. Le terme est d’ailleurs considéré comme dévalorisant et n’est guère employé sinon pour rappeler intentionnellement ces différences. Le terme ṣaḥab, compagnon, ami, est le plus souvent employé en adresse, euphémisme valorisant les solidarités que les uns et les autres se plaisent à reconnaître au-delà des hiérarchies. Un troisième terme, laḥma, est parfois utilisé ; il mérite que l’on s’y arrête un peu plus.
50Ce terme est souvent interprété par les Maures eux-mêmes comme signifiant la chair, la « viande » : les tributaires sont alors métaphoriquement conçus comme la « viande », la nourriture, d’origine rituelle faut-il rappeler, dont vivent les patrons. Cette étymologie est vraisemblablement fausse mais attire notre attention sur une forme, qui remonte au moins au xviiie siècle, de relations existant au Sahara entre patrons et clients : le agdac, l’obligation de donner au patron une partie des viandes abattues rituellement34. Une telle relation existait entre les Aqzâzîr, la tribu d’exploitants de la saline d’Idjîl, originellement installée à Wadân, et les Kunta, une tribu zawâya qui est propriétaire de cette saline et qui occupe une position dominante à Wadân depuis le milieu du xviiie siècle35. Les Aqzâzîr sont restés associés à l’image du boucher-sacrificateur.
51Il s’agit là d’une forme ancienne de relation de clientèle qui emprunte au modèle sacrificiel en associant au patronage des « honneurs » [géras du sacrifice grec), c’est-à-dire des parts particulières des victimes sacrificielles. Le terme laḥma cependant n’en dérive pas et d’autres interprétations de sa signification dans ce contexte sont possibles (Hamès, 1991) qui le rapprocheraient de la racine arabe L.Ḥ.M. avec le sens de « trame » de la société maure émirale. Or cette même racine a donné luḥma, terme employé pour désigner la parenté au sens cognatique du terme. La piste est intéressante à suivre si on le rapproche du contexte sémantique dans lequel s’inscrit le terme ḥurma.
52La racine dont dérive ce terme, la racine Ḥ.R.M., est particulièrement riche. Le terme ḥurma désigne aussi en ḥassâniyya l’honneur, le respect, la probité, la vertu ; il dénote la protection, devoir sacré correspondant aux droits que l’on exerce sur des biens – d’où le ḥarîm, droits détenus par quelqu’un – ou des personnes dont on doit préserver l’intégrité. Faut-il rappeler enfin qu’il touche aux valeurs les plus sacrées, celles qui renvoient au monde féminin – ḥarâm, femmes, gynécée – et au religieux – iḥrâm, état de consécration de celui qui participe au pèlerinage. Tout ceci est relativement bien connu. Voyons plutôt comment le terme ḥurma peut être utilisé pour désigner la relation de protection/tribut proprement dite.
53Tout se passe, en fait, comme si le dépendant, le protégé, consentant au versement de la ḥurma, renonçait à son capital d’honneur correspondant aux capacités qu’il détient génériquement, en tant qu’homme, et homme de tribu, d’assumer son propre devoir de protection à l’égard des biens et des personnes dont il a la responsabilité, ceci pour le déposer aux mains du protecteur. Cette relation n’a rien de contractuel et n’est pas une forme d’alliance ou de pacte comme l’est toujours plus ou moins la relation issue du rituel sacrificiel de protection. La différence généalogique entre les deux groupes l’établit dans un ordre pérenne dont l’historicité vise surtout à souligner l’irréductibilité : défaite militaire, refus d’assumer un conflit, manquement à l’honneur, etc. Dans les représentations et dans la pratique, les alliances matrimoniales sont établies de manière hiérarchique entre les deux groupes : celui qui livre la ḥurma est aussi un « donneur de femme ». La référence éventuelle à la parenté cognatique du terme laḥma serait alors une référence à l’opposition entre parenté agnatique, source de solidarités masculines égalitaires et réciproques, et une parenté incluant les femmes, source de hiérarchie.
54Tout se passe en fait comme si le protégé était en quelque sorte « féminisé » pour justifier sa dépendance, ou pour l’établir, et comme si cette féminisation donnait à cette hiérarchie un caractère absolu, définitif et irréductible. La ḥurma correspond à cette inscription hiérarchisée du tributaire dans le cadre de l’honneur du protecteur ; il s’agit d’un droit dont celui-ci bénéficie en contrepartie d’un devoir – celui de défendre cet honneur – inaliénable en principe mais auquel le protégé pourtant a renoncé pour s’inscrire dans le ḥarîm du protecteur.
55Afin de rapprocher ces symboliques et pratiques de la protection, dont la diversité de la terminologie illustre la variété, je vais tenter de montrer qu’elles correspondent à ce que j’appellerai des formes d’« instrumentalisation » du sacré, qui soulignent la dimension religieuse du lien social dans ces sociétés musulmanes : le tableau suivant résume les relations que l’on peut mettre en évidence entre les termes et pratiques décrits au Sahara et au Maghreb.
56Deux modèles de la protection me semblent en définitive établis : l’un met en jeu l’instrumentalisation à des fins sociales du rituel sacrificiel et se réfère à la dimension religieuse stricto sensu du sacré36, l’autre que j’ai appelé « tributaire » ou « redistributif » opère sur d’autres valeurs qui relèvent de la parenté37, dont on a pu montrer qu’elles s’organisent sur la base de l’opposition de genre et par l’intermédiaire du féminin, raḥim, à une forme de sacré qu’intègre l’islam (Conte, 1994).
57Le terme ḥurma correspond à ce second modèle et son opposition, dans la société maure, au terme ghaver nous amène à une seconde lecture du précédent tableau. Alors que la ḥurma est individuelle et héritée38, le ghaver est versé collectivement et volontairement en principe par un groupe pour obtenir la protection d’un autre sur ses biens ; il n’est pas considéré comme infamant particulièrement quand il s’agit de préserver des biens ou des personnes situés hors des capacités physiques ou morales de protection que l’on est susceptible de détenir : des caravanes, des troupeaux sur des pâturages extérieurs au territoire approprié et défendu de manière habituelle. Le terme vient de la racine arabe Kh.F.R. et le terme khafara a de même en arabe classique le sens de protection obtenue contre une compensation financière.
58Le ghaver relève clairement de la forme du contrat, négocié entre individus ou tribus, exclusivement masculin, tant dans les tenants contractuels que dans les hiérarchies qui en résultent, la ḥurma implique une contrainte de « féminisation » qui pèse individuellement sur le tributaire et se manifeste collectivement dans les hiérarchies statutaires (laḥma). Quel que soit le caractère pérenne de ces hiérarchies, généalogiquement et politiquement, et leur expression idéologique (solidarité du ṣaḥab, division du travail), elles impliquent une compétition qui reste ouverte et propice au développement de formes politiques originales39 : le tributaire ne devient jamais réellement une femme, tout au plus un « donneur de femmes », ce qui est loin d’être la même chose.
59Le classement dans une même figure du tableau du car et de la ḥurma me semble se justifier tant dans la symbolique mise en œuvre, qui met souvent l’accent sur une sorte de féminisation du demandeur, que formellement : l’instrumentalisation du sacré sacrificiel (malédiction) renvoie à celle du sacré parental dans sa dimension féminine. Dans les deux cas la protection est la conséquence d’une contrainte qui laisse ouverte la nature des hiérarchies qui en résultent.
60Deux remarques pour conclure la lecture du précédent tableau. La production du lien social, en l’occurrence de protection, se situe bien totalement dans le champ du sacré, instrumentalisé sur des modes divers mais sur des bases conceptuelles qui tiennent à ses représentations arabo-musulmânes. L’opposition entre les termes dérivés des deux racines Ḥ.M.A. et Ḥ.R.M. recoupe celle entre compétition et contrat que met en évidence la lecture verticale du tableau.
61Le notion de ḥimâ, espace défendu et protégé, qui jouait un grand rôle dans les sociétés arabes au moment de l’hégire, correspond à la protection qui s’étendait sur certains espaces pâturables ou arbustifs, souvent mis sous l’égide d’une divinité tribale (Décobert, 1991). La protection et la mise en défens de ce territoire entraînent la sacralisation du lieu. Le terme khafara est souvent employé en arabe en un sens synonyme de ḥimâya (racine Ḥ.M.A.). En ḥassâniyya, ḥmâye désigne la protection, le secours, alors que ḥmiyye correspond à l’entraide, à l’union, à l’assistance, à la solidarité, à l’esprit de corps.
62Si l’on examine les termes dérivés de la racine Ḥ.R.M., c’est la sacralisation qui explique à l’inverse la protection et l’inviolabilité. L’espace du ḥarâm de La Mekke n’est pas un ḥimâ, il est le lieu, posé initialement, du sacré dans lequel on ne peut pénétrer que dans l’état de iḥrâm. Sans revenir sur la ḥurma maure, on notera que, à l’autre pôle du champ de la protection, celle-ci dérive de la participation d’un individu ou d’une chose aux caractères du sacré tels, en particulier, qu’ils ressortissent de valeurs associées au monde féminin, de la contiguïté qui s’établit avec celui-ci. La protection accordée sous la tente, propriété et lieu de séjour des femmes, en est un exemple : dans la société maure, qui touche le piquet (rkiz) de la tente bénéficie de la protection sans failles de l’homme qui en est le « maître ». Cette contiguïté s’établit aussi par rapport aux objets personnels : le ḥawlî, le boubou, au Maroc le bâton ferré (mezrag) établissent un lien qui implique la protection de celui avec lequel ses objets ont été en contact40.
63J’ai placé au centre du tableau les relations sociales qui constituent en quelque sorte la matrice de ces pratiques et symboliques de la protection parce qu’elles les contiennent d’une certaine manière. Je ne reviendrai pas sur le jeu statutaire de l’hospitalité (rituel sacrificiel) et sur les relations hiérarchiques qu’elle contient. J’ai montré par ailleurs que les relations de parenté et d’alliance étaient susceptibles de se développer de manière égalitaires, comme expression des solidarités masculines, ou d’entraîner des hiérarchies quand elles introduisent les nécessaires médiations féminines : les deux modèles « égalitaires » et « hiérarchiques » de la tribu en sont l’expression politique41. Dans la société maure, le terme jâr, significativement utilisé, comme dans le monde arabe central, pour désigner le voisin à côté du protégé, du dépendant, du client, peut exprimer la protection (jiwâr) accordée sur les bases de la proximité résidentielle. Les ponts susceptibles d’être ainsi jetés entre ces différents domaines de l’organisation sociale ne s’expriment-ils pas d’ailleurs dans la richesse des dérivés de la racine Q.R.B. dont sont tirés les termes désignant la parenté et le voisinage (qurba)… mais aussi le sacrifice (qurbân) !
LA POSITION DE L’ISLAM
64L’imbrication et l’instrumentalisation du sacré dans la société musulmane ouvrent un champ de compétition au sein de cette société. Les possibilités de détournement du pacte originel avec Dieu que contient le rituel sacrificiel de protection et l’ambiguïté de ses finalités – est-il encore adressé à Dieu ? – ne pouvaient que susciter la critique des principaux tenants et défenseurs de l’islam dans la société maure, les zawâya. Cette critique s’alimente d’une compétition de fait, pour le contrôle des clients, entre ḥassân et zawâya, qui n’est qu’un aspect de la compétition latente entre les deux groupes pour établir les hiérarchies sociales et politiques. Un exemple nous permettra de mieux saisir les enjeux de cette critique islamique du rituel sacrificiel de protection au Sahara.
65Notons immédiatement qu’une même critique est faite par les zawâya de la ḥurma, souvent considérée comme la preuve manifeste que les ḥassân et le système politique qu’ils avaient constitué et qu’ils dominaient se situaient hors de la pure orthodoxie musulmane. La towba, l’acte de « repentir » par lequel les ḥassân renonçaient à leur privilège et devaient, sous la pression d’ailleurs des compétitions internes à leur groupe statutaire, quitter leur tribu d’appartenance pour s’affilier à des tribus zawâya, impliquait au premier chef l’abandon des droits sur les dépendants tributaires (Bonte, 1988).
66Avant de devenir, à la fin du xixe siècle, le maître spirituel incontesté de l’ensemble des tribus du Saḥel et de se poser comme prétendant au trône du Maroc42, Shaykh Mâ al-cAynîn avait effectué maintes pérégrinations dans la région, affirmant son charisme parmi les tribus, nouant des alliances, se constituant une clientèle de disciples. Il lui fallut pour construire son autorité et affirmer son pouvoir religieux, puis politique, plus de trente ans d’efforts, et de multiples tentatives dont toutes ne furent pas couronnées de succès. Les miracles effectués par le walî, par le saint, ont joué un rôle capital dans cette entreprise. L’un des plus fameux miracles effectué par le Shaykh prit place en 1859 alors qu’il séjournait chez les Tajâkanat de Tindouf43. Il s’y trouvait comme un individu isolé – séparé de sa tribu44 – et dont l’autorité était encore peu reconnue, puisque des jakân de la ville lui suggérèrent, de manière insistante, de faire la dhbîḥa devant la maison de l’un de leurs chefs pour bénéficier de sa protection vis-à-vis des tribus pillardes qui parcouraient les environs de la ville.
67Le Shaykh refusa avec indignation de faire un tel sacrifice, disant qu’il ne pouvait faire de sacrifice qu’à Dieu et à lui seul. Il récita à cette occasion un poème en arabe classique qui est resté dans les mémoires :
« J’ai entendu les gens parler du sacrifice, “Considères-tu qu’est juste la coutume des hommes ?” Je leur ai répondu : “Selon le meilleur des guides Mon sacrifice, dit-il, est le vrai sacrifice Je n’ai jamais sacrifié à des êtres humains, non en vérité, Et c’est Moi qui parle ainsi, écoutez donc cette parole vraie. Au nom de Dieu, de Dieu le Tout-Puissant, quand bien même je me trouverai comme une chose prosternée en Enfer. Mais je suis un homme qui met sa confiance en son Seigneur, et qui lui confie ses affaires en recevra la récompense” ». (traduction de l’arabe par Norris, 1968).
68Ayant ainsi parlé, le Shaykh prit une chamelle, la sacrifia à Dieu et en divisa la viande entre les pauvres.
69Peu de temps après, des hommes des Idaw Bilal saisirent les chamelles du Shaykh qui pâturaient non loin de la ville et les emmenèrent comme butin. Tout en lui soulignant ses torts de ne pas avoir suivi leur suggestion initiale, les Tajâkanat lui proposèrent de poursuivre les pillards. Il les retint et leur interdit de s’occuper de cette affaire. Il maudit alors les voleurs. Ceux-ci parvenus à quelque distance virent subitement s’embraser tous leurs biens, leurs vêtements et même leurs cheveux. Ils reconnurent la puissance spirituelle du Shaykh et vinrent se repentir devant lui, devenant ses disciples.
70C’est au nom du sacrifice au seul Dieu unique qu’est portée la condamnation de Shaykh Mâ al-cAynîn, mais cette condamnation n’est ici efficace que parce qu’elle évoque un pouvoir de protection supérieur, celui d’un saint et leader soufi et celui de la malédiction (tazzuba) qu’il a la capacité d’exercer. De même dans le car on brouillera les pistes religieuses en ne consacrant pas la victime à Dieu. Autant de preuves des capacités multiples d’instrumentalisation de la pratique sacrificielle pour produire du lien social.
Notes de bas de page
1 Il s’agit des ḥassân, zawâya et znâga. Les ḥassân regroupent des tribus guerrières détenant le pouvoir politique dans le cadre des émirats. Sous le terme zawâya on entend des tribus d’origine et de statut divers qui ont en commun de se consacrer à l’étude et à l’enseignement de l’islam. Les znâga relèvent des tribus qui, dans une mesure variable, sont soumises aux ḥassân et leur versent des tributs réguliers.
2 Cette notion de segmentanté est utilisée ici par commodité moins pour rendre compte d’une dynamique de la fission et de la fusion des segments de la société telle qu’elle est classiquement évoquée – la réalité apparaît autrement plus complexe – que pour rendre compte de caractères généralement attribués à des sociétés de ce type : absence de positions de pouvoir différenciées et stables, représentations et pratiques « égalitaires », opposition structurale entre les segments constitutifs.
3 Le terme Saḥel n’est pas utilisé en son usage géographique classique désignant la frontière entre le Sahara et le Soudan, mais du point de vue des représentations géographiques des populations du nord de la Mauritanie : il correspond alors à la zone comprise entre l’Adrar et l’océan Atlantique.
4 Son attestation lexicale ancienne et son interdiction, elle aussi ancienne, par l’islam pourraient correspondre à des cultes funéraires anciens. Chelhod (1955b), citant Perion, note que lors des libations et sacrifices offerts aux morts on sacrifiait surtout des chameaux dont on coupait les jarrets sur la tombe, les laissant se débattre et souffrir jusqu’à ce qu’ils meurent là d’inanition. Il pouvait s’agir plus rarement de chevaux. L’interdiction de cette pratique par l’islam, outre qu’elle est cohérente avec l’idée que la victime sacrificielle doit être intacte avant l’abattage et ne doit pas souffrir, pourrait s’expliquer par cette dimension cultuelle funéraire.
5 De la racine arabe classique Dh.B.Ḥ.
6 D’où par extension : dhebḥa, travail de la boucherie ; dhabbaḥ, boucher.
7 Mes références lexicales ont été systématiquement confrontées, et éventuellement complétées, avec celles de C. Taine-Cheikh, Dictionnaire ḥassâniyya-français, Paris, Geuthner, 1988-1990 (fascicules 1 à 6, les autres en cours de publication).
8 Encyclopédie de l’Islam, article dhabîḥa.
9 Etranger entré dans la tribu, transfuge ; de la racine classique D.Kh.L., « entrer », « s’introduire » ; qui a donné avec le même sens le terme dakhîl utilisé chez les Bédouins Rwala par exemple.
10 Dermenghem note à ce propos : « Le jeune taureau sert beaucoup au Maroc et dans les pays qui s’y prêtent, en Kabylie par exemple. C’est la targuiba, qui a aussi un rôle politique, car elle accompagnait la soumission d’une tribu partie en dissidence. On coupe le jarret arrière, on renverse l’animal par les cornes et on l’égorge. J’ai vu de telles mares de sang devant M. Sterg, député radical de la Seine et résident général au Maroc, à l’issue de la guerre du Rif. C’est la façon de demander l’aman et de conclure la paix » (1954, 133). On soulignera la même dimension de réparation du rituel que j’ai relevé au Sahara.
11 cargueb, « trancher le jarret à un bovin en signe de soumission ou d’imploration ; procéder à la même opération sur le tombeau d’un saint pour solliciter sa protection » (Loubignac, 1952, 273, 494, 495). Le terme cargub désigne le tendon du jarret, un éperon ou toute autre hauteur allongée.
12 Elle est aussi en partie assimilée à la graisse comme le prouve l’anecdote suivante. Deux partis s’affrontaient dans le qsar de Wadân au xviiie siècle. Les jeunes de l’un d’entre eux croisèrent un vieil ḥarṭâni (esclave affranchi) particulièrement maigre. Ils firent le pari de lui casser la jambe pour savoir s’il manquait autant de graisse à l’intérieur des os que dans l’apparence extérieure de l’individu. Ce qui fut fait et déclencha une guerre sanglante. On notera, sans en tirer pour le moment de conclusions précises, que la graisse est souvent une part réservée de la victime sacrificielle chez les Sémites anciens.
13 Il est possible que cette répartition soit en soi significative. Il existe une hiérarchie de rang, au sein de l’ordre des ḥassân, entre ces deux tribus. Les Awlâd cAmmonni sont la tribu au sein de laquelle est localisée la lignée émirale, les Ahl cUthmân dont ils sont plus proches généalogiquement que les Awlâd Qaylân dans la généalogie d’ensemble des ḥassân de l’Adrar (Bonte, 1985b). Ils reçoivent la part centrale de la colonne vertébrale, les Awlâd Qaylân une part périphérique, celle proche de la queue.
14 La convivialité de la consommation est bien marquée : on se fait passer l’os brisé pour en aspirer bruyamment le contenu à peine cuit. C’est aussi avec cet os qu’est confectionnée la pipe traditionnelle des Maures. L’usage du tabac est tout aussi réglementé par les comportements parentaux de respect.
15 ẓahr en arabe.
16 Relation que l’on retrouve dans les représentations proche-orientales anciennes. En Egypte ancienne, le pénis est considéré comme le prolongement de la colonne vertébrale et il y a solution de continuité entre la moelle et le sperme (Yoyotte, 1962).
17 Dans la tradition musulmane, malgré les ambiguïtés des textes sacrés, c’est Ismâcîl qui est considéré comme le fils destiné au sacrifice demandé par Dieu et auquel fut substitué celui d’un bélier.
18 Le terme berbère amur utilisé pour désigner la protection accordée à l’hôte ou au réfugié correspond de même à la partie du corps située entre l’épaule et l’oreille (Bruno et Bousquet, 1946).
19 Ce texte étant écrit, et sans que j’ai pu enquêter sur le fait, il m’a été signalé que, dans le sud de la Mauritanie, une tcargîba était pratiquée en l’honneur d’une femme divorcée revenant dans son campement familial. Ce rituel qui paraît mal s’intégrer dans notre interprétation générale pourrait en fait correspondre à une réaffirmation des valeurs du groupe des agnats dont est originaire la femme.
20 Le terme n’est pas réellement approprié s’agissant des viandes du sacrifice qui sont, dans l’idéal, réservées à ceux que l’on accueille. Jaussen note de même que, chez les Arabes du Moab, la victime immolée « est tout entière pour l’hôte, fût-il seul ou accompagné d’une seule personne. On dépose devant lui la brebis ou la chèvre, sur un grand plat de cuivre porté par les serviteurs…, après que l’hôte a été rassasié, le plat doit être abandonné aux pauvres » (1948, 349). De fait, au Sahara, parfois les invités mangent d’abord, les restes sont ensuite répartis dans le groupe qui les accueille. Il peut être cependant aussi de bon ton que l’hôte participe au repas.
21 L’hôte est responsable de la sécurité de celui qu’il reçoit, fût-il son pire ennemi, durant une période de trois jours qui correspond au temps nécessaire à la digestion des nourritures symboliques, le lait dans la société maure, le lait, le sel ou le pain ailleurs, qu’il a reçues lors de son introduction initiale dans la tente (Bonte, 1994a).
22 Ces pains de sucre, de fabrication anglaise semble-t-il, étaient obtenus selon nos informateurs en Gambie et ils ne sont plus disponibles depuis longtemps. Ils étaient posés sur la natte lors de la cérémonie de confection du thé qui accompagne aussi le rituel d’hospitalité. Ces pains, et d’autres plus petits disponibles de nos jours, ont joué et jouent encore un rôle cérémoniel, lors des mariages par exemple où ils sont parfois exposés en quantité.
23 Bruno et Bousquet (1946) écrivent de même que le plus important de tous les sacrifices de car est la tcargîba.
24 Qui s’effectue alors devant le seuil de la maison ou devant la tente de la personne concernée.
25 Un homme peut se réfugier dans la tente sur le sein d’une femme auquel il dit « je suis ton enfant » (Bruno et Bousquet, 1946).
26 Comme une femme devenue veuve et sans protecteur.
27 P. Brown (1984) rapproche à juste titre le terme car d’une série d’autres termes qui définissent un champ sémantique incluant, famille, réputation, protection, honneur et honte, etc.
28 D’autres rituels le soulignent. Une femme qui ne trouve pas d’aide dans son propre groupe se dirige ailleurs, le visage noirci et portant sur l’épaule et sur la tête des pièces de la tente, ceux qui l’accueillent doivent la relever et l’habiller correctement, puis lui prêter assistance. Une femme ou un homme peuvent aux mêmes fins se raser totalement ou partiellement les cheveux et s’enduire de bouse de vache (Rachik, 1993).
29 De même lors des sacrifices des cultes zâr au Soudan, les sacrificateurs prennent soin de mettre une pièce dans leur bouche pour éviter que la formule de la consécration à Dieu (tasmiya) soit prononcée d’une manière formellement recevable (Boddy, 1989).
30 Le terme qurbân parfois utilisé dans la tradition coranique rend compte de cette idée de rapprochement de la divinité qui, dans le contexte de soumission par lequel se définit l’islam, est aussi le référent protecteur suprême, voire unique, pour les wahhabites par exemple qui refusent toute idée d’intercession.
31 À l’appui de mon interprétation on notera que le sacrifice tcargîba au Maghreb est offert à un pouvoir incontesté, le makhzen ou ses représentants, et qu’il est négocié sur le mode du pacte (amân) et de l’alliance.
32 Sur le culte des saints comme un système de patronage, voir Touati (1994).
33 Certains groupes ḥassân ont en fait été parfois réduits à l’état de tributaires et, surtout, l’origine « berbère », en fait le plus souvent lamtûna, est conçue, selon une tradition dont se fait déjà l’écho Ibn Khaldûn, comme une origine arabe puisque les Lamtûna revendiquent une origine yéménite. En outre le statut de ces tribus d’origine lamtûna est très varié : toutes ne sont pas znâga, certaines se rattachent aux zawâya (Tajâkanat par exemple), dans le cas des Idawcish, qui ont constitué l’émirat du Tagânit, ils sont même assimilés aux ḥassân et considérés comme des carâb, portant les armes, de haute noblesse et détenant le pouvoir politique.
34 Il s’agit d’un quart de la colonne vertébrale et de la bosse (pour le chameau), une épaule, une cuisse, un rognon et un quart du foie, ainsi que des morceaux d’intestins.
35 À la fin du xviie siècle, les Aqzâzîr ont été un temps dans la clientèle des Idawcalî du centre rival de Shingîti, plus particulièrement du célèbre poète de cette tribu, uld Razga, auquel un conflit les opposa à propos de cette redevance. Pendant un voyage au Maroc d’uld Razga, sa sœur était chargée de prélever ces parts de viande. Ils refusèrent de les lui donner et la bousculèrent même dans le sang des animaux abattus. Le conflit qui s’ensuivit entraîna leur départ (leur retour vraisemblablement) à Wadân.
36 Il existe d’autres modèles de protection fondés directement sur le sacré religieux, par exemple le modèle confrérique soufi ou du culte des saints, ou encore celui construit sur l’instrumentalisation de la fonction religieuse d’imâm, titre connotant la protection et attribué initialement à Dieu et au Prophète, puis à ceux qui dirigent la communauté musulmane à l’occasion de la prière collective en particulier (Bravmann, 1972).
37 Entendue au sens large, parenté et alliance de mariage, définissant l’affiliation tribale, statutaire et politique.
38 Chaque fils d’un tributaire livre une ḥurma équivalente à celle de son père quand il s’est constitué une tente, une famille, donc dispose de droits sur des biens et des personnes.
39 Il s’agit des émirats du Sahara occidental.
40 De même chez les Rwala, le contact des selles de chameau ou l’utilisation d’un ustensile de cuisine appartenant à autrui (Musil, 1928).
41 J’ai montré, dans le cas d’une tribu ḥassân de l’Adrar, les Awlâd Qaylân (Bonte, 1991), l’opposition qui se dessine, au-delà d’un premier modèle « égalitaire » régissant les rapports entre contribules dont est postulée l’origine commune, entre le « centre » (ṣamîm), le noyau de la tribu, correspondant aux groupes les plus puissants en termes de pouvoir et les plus valorisés en termes d’honneur, et la « périphérie », lignées collatérales des précédentes, lignées rattachées par alliance matrimoniale, clientèle, etc. Ces classements internes sont des enjeux, constamment remis en question au cours de l’histoire et induisant tout aussi constamment un travail sur les généalogies pour les faire correspondre à cette vision hiérarchisée.
42 Il mourra en fait trop tôt pour affirmer cette prétention dont se fera l’écho son fils al-Hîba, le « Sultan bleu », éphémère sultan du Maroc avant d’être chassé de Marrakech par les troupes coloniales françaises.
43 Cette tribu originaire de l’Adrar s’est dispersée aux xvie-xviie siècles, le long des routes commerciales caravanières sur lesquelles les jakân ont toujours joué un rôle important. Ils sont les (re)fondateurs de Tindouf situé en un point de passage fréquenté au nord de ces routes sahariennes.
44 La famille de Shaykh Mâ al-cAynîn est originaire du Hodh mauritanien où son père Shaykh Muḥammad Fadhîl avait fondé dans la première moitié du xixe siècle une nouvelle voie confrérique.
Auteur
Pierre Bonte, directeur de recherche au CNRS, UMR 16 « Laboratoire d’anthropologie sociale » CNRS/Collège de France/EHESS et GDR 1565 du CNRS « Cultures musulmanes et pratiques identitaires ».
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