Les contradictions du nouvel espace public médiatisé
p. 137-153
Note de l’éditeur
Inédit
Texte intégral
1Il y a trente ans, soit une génération, la mondialisation* n’avait pas atteint son niveau actuel, le communisme existait encore. La Chine, l’Inde et les États émergents étaient encore faibles. Les espaces publics nationaux encore forts ; la presse, la radio et la télévision à l’apogée de leurs rôles ; Internet était un embryon. Les hommes politiques dominaient dans une communication politique où les sondages existaient, certes, mais moins omniprésents qu’aujourd’hui. Les fractures idéologiques étaient beaucoup plus marquées. L’Occident l’emportait économiquement, culturellement et politiquement. On devine l’ampleur des ruptures sans qu’il soit encore possible de savoir lesquelles sont réellement structurelles…
2Une chose est sûre dans le domaine de la communication : si la plupart des idéologies* se sont affaissées, l’idéologie technique, elle, est envahissante. Peut-être pour compenser la crise de la pensée politique liée à cette restructuration de toutes les valeurs et échelles du monde. Le défi de demain n’est pourtant pas technique mais politique et peut se résumer de la manière suivante : « Comment apprendre à cohabiter pacifiquement quand, grâce à la performance des systèmes d’information, les différences sont beaucoup plus visibles que les ressemblances ? » Cette question anthropologique centrale est masquée par l’idéologie technique qui suppose que puisqu’il y a beaucoup plus d’informations, circulant plus vite et avec d’innombrables interactions, les hommes, les cultures et les sociétés se comprendront mieux…
3Il y a trois réalités différentes : le progrès technique, qui facilite les échanges ; les utopies politiques, qui renaissent régulièrement ; la réalité de l’incommunication entre les hommes et les sociétés expliquant que depuis des siècles, sous tous les prétextes, ils préfèrent se battre et se dominer plutôt que de coopérer. L’idéologie technique consiste très exactement à établir un lien de cause à effet entre les trois : des techniques performantes d’information et de communication permettront de réaliser les utopies politiques en faveur d’un monde meilleur. C’est cela l’idéologie technique. Faire jouer à des outils un rôle politique. Les investir d’une mission qui ne relève pas de leur logique. D’ailleurs, s’il suffisait qu’il y ait plus de techniques pour changer l’homme et la société, il y a longtemps que l’on aurait dû en voir le résultat. En effet, en trente ans, le taux d’équipement en nouvelles technologies de communication n’a cessé d’augmenter vertigineusement. Pour quel progrès humain ? La volonté de « ne pas savoir », de « ne pas se comprendre » est hélas entière. Les hommes et les sociétés sont infiniment plus complexes que les techniques et leur progrès.
4Du télégraphe (1820) au téléphone (1880), la radio (1910), la télévision (1930), l’ordinateur (1960) et à Internet (2000), toutes les techniques de communication qui se sont succédé ont été investies des mêmes utopies en faveur d’un monde meilleur.
5Au fond, penser par exemple que la « révolution Internet » va changer l’homme et la société est beaucoup plus simple que de réfléchir aux raisons pour lesquelles, depuis des siècles, des utopies politiques et culturelles échouent, ou, en tout cas, rencontrent plus de difficultés à se réaliser.
6La paix, la tolérance, la réduction des inégalités ont-elles évolué au rythme du progrès technique ? Le décalage est considérable. Les nouvelles techniques peuvent relancer, accélérer, amplifier les utopies politiques, sociales et culturelles, mais leurs performances ne peuvent pas se substituer à ce qui fait l’essence de la politique et qui est d’une autre nature. Un projet politique peut trouver de l’aide dans les techniques de communication, mais celles-ci ne font pas un projet politique.
7Dans l’espace de la politique et de la communication, qui est l’objet de ces trois Essentiels publiés à l’occasion de l’élection présidentielle française de 2012, on peut distinguer trois plans. Celui des faits à l’échelle de la mondialisation et dans les États-nations. Celui des transformations visibles aujourd’hui. Celui des questions ouvertes pour demain.
8Par ailleurs, si les questions de la place d’Internet, des médias, de l’opinion publique, du marketing, sont générales, elles ne sont analysables qu’au travers de la diversité des situations culturelles et sociales et nécessitent du comparatisme. C’est pourquoi les quinze remarques qui suivent s’inscrivent dans le cadre européen et plus spécifiquement français, même si certaines ont un caractère plus général. Enfin, ces analyses concernent les démocraties et non les sociétés dictatoriales ou autoritaires.
Les faits
La mondialisation de l’information. CNN, pionnière dans le domaine (1980), mais qui renforça finalement l’antiaméricanisme, par sa vision trop étroite du monde, a provoqué la naissance de plus de trente chaînes d’information mondiales qui toutes dramatisent l’événement et sont obsédées par une concurrence effrénée « au nom du droit de savoir du citoyen ». Droit qui sert souvent de caution à une bataille financière, médiatique et entre journalistes. Ces chaînes amplifient un des problèmes majeurs de « l’information de demain » : la différence croissante des points de vue sur l’information en fonction de la géographie et des choix idéologico-politiques. Rappelons que la révolution de l’information du xxe siècle, le message, ouvre sur l’incertitude de la communication du xxie siècle, c’est-à-dire la relation. Plus il y a de messages, plus la diversité et la capacité critique des récepteurs s’imposent et réduisent la communication. Informer ne suffit pas à communiquer. Plus il y a d’interactions, plus le récepteur s’impose. En matière d’information, comme de culture, il faudra admettre la nécessité de faire cohabiter des points de vue différents sur le monde, la politique, l’information. La diversité culturelle, longtemps tenue à l’écart de la question de l’information, la retrouve.
La concurrence entre les médias augmente compte tenu du nombre croissant de supports et de chaînes accessibles. Avec un effritement quasi mécanique de l’audience des chaînes généralistes, publiques ou privées, par rapport aux chaînes thématiques. De l’audiovisuel à Internet en passant par la VoD et la télévision interconnectée, tout va en faveur de la segmentation. « Ne regardez que ce que vous voulez. » Cette segmentation croissante, et la place prépondérante du secteur privé de l’audiovisuel, mettent en cause le rôle de lien social des médias généralistes, notamment publics. La problématique des médias de masse reviendra évidemment en force, mais la conjonction d’une concurrence accrue, alliée à l’individualisation de la demande relativise, pour le moment, la position des médias généralistes. La question pour l’avenir est de savoir la proportion qui devra s’établir entre médias généralistes liés à la logique de l’offre et à une problématique du « être ensemble », par rapport à la logique de la demande et de la segmentation. Jusqu’où l’individualisation et la segmentation sont-elles un progrès ? À partir de quand accélèrent-elles les replis individualistes et communautaires ?
La place grandissante d’Internet et des réseaux qui y sont liés renforce le sentiment faux, mais persistant, d’une hiérarchie qualitative entre « les anciens et les nouveaux médias ». La génération Internet a le sentiment de représenter l’avenir, le futur, le progrès contre le passé et le conservatisme. Chaque nouvelle étape technique dans la communication suscite le même processus, mais ici plus qu’auparavant compte tenu de l’échelle mondiale des réseaux, de la valorisation de la liberté individuelle qui les accompagne et de l’idée complémentaire d’émancipation. Le règne de la demande est perçu comme un progrès par rapport à celui de l’offre. Abondance, liberté, segmentation, interactivité, connexion, caractérisent cet univers qui donne le sentiment d’être synchrone avec le processus de la mondialisation. Même si le retour des identités culturelles, des références nationales et des cadres culturels et politiques modifiera progressivement cette impression d’un espace « commun » à l’échelle de la mondialisation. Certes, la culture mondiale de la musique est le contre exemple, mais sans doute le seul. Elle relie, c’est vrai, les peuples et les générations. Et même bien plus que le sport.
À l’intérieur des espaces nationaux, le triomphe des sondages, bien au-delà de la politique donne le sentiment d’une connaissance possible de la société et d’une certaine transparence. Les sondages accentuent le sentiment d’une « société interactive », même si le dynamisme et la complexité des processus sociaux échappent à cette technique d’expression des opinions publiques constituées. Les sondages, omniprésents et tous azimuts, complètent la logique de la culture numérique. Des instantanés sur tout, tout de suite. Connaître la réalité aussi vite et aussi facilement que l’on voit le résultat de ses photos numériques. Un monde immédiat. C’est peut-être d’ailleurs ce qui caractérise la modernité actuelle. Le sentiment que chacun peut accéder librement, à tout, instantanément. Avant que les inégalités économiques et sociales ne viennent recréer des fossés et que le retour des identités culturelles ne vienne compliquer la perception de vivre dans ce « village global ».
Ces mutations tournent autour du règne de l’individu et de sa valorisation. Il n’est plus question de pays, du Nord ou du Sud, des riches, des pauvres, des classes, des religions ou des familles. Tout part, s’adresse et revient vers un individu qui pense, peut s’exprimer et prendre des initiatives. Incontestable discours d’émancipation et de liberté qui touche tous les continents et correspond à une certaine réalité, même si, là aussi, l’expérience compliquera les schémas. Ce n’est pas seulement la consommation qui est au cœur de cette liberté individuelle, mais aussi une certaine idée de libération, même si la question de l’appartenance collective, les difficultés de la solidarité et de l’action, relativiseront le processus actuel.
Les changements dans l’espace public et la communication politique
L’élargissement de l’espace public et de la communication politique. Tout peut devenir objet de débat et d’affrontements, des mœurs à la crise financière internationale. Non que les frontières public/privé aient disparu, mais elles sont devenues plus poreuses. Le règne de l’individu se manifeste aussi dans sa capacité à débattre et prendre position plus librement sur un plus grand nombre de sujets. Ce mouvement d’élargissement de l’espace public* et, simultanément, de l’individualisation des rapports humains et sociaux, concerne presque tous les continents. Avec une conscience critique des citoyens de plus en plus grande à l’égard de leurs élites, conscience critique dont ces élites, de plus en plus enfermées dans l’univers politique, médiatique et sondagier, sous-estiment largement la force.
L’augmentation considérable du nombre de « tuyaux » d’information, des médias aux nouveaux réseaux. Chacun est multibranché, pour des textes, des sons, des images… Avec en contrepartie ce sentiment permanent de vitesse et d’urgence. Comme si se débrancher du monde pendant 24 heures risquait de nous faire perdre pied. Comme si chacun avait autant d’« urgence à savoir » qu’un chef d’État. « Le droit à l’information » du citoyen est aussi devenu l’occasion d’une guerre impitoyable de l’information, dans laquelle l’individu est souvent moins héros que victime. D’autant, et c’est la mauvaise surprise, que cet élargissement de l’information et la multiplication des tuyaux, ne provoquent pas la diversité des thèmes traités. Le champ de l’information ne s’est pas élargi à la mesure des techniques. Le conformisme règne le plus souvent. Tout le monde traite de la même chose, de la même manière et pendant la même durée. Finalement, comme cela se passait déjà il y a trente ans, quand il y avait moins de médias. Abondance d’informations et interactions croissantes font bon ménage avec le conformisme…
La peopolisation, par contre, est en expansion dans tous les pays. Elle est probablement la grande bénéficiaire de cet élargissement de l’espace public, et de l’augmentation du nombre de médias et de supports. Elle constitue un certain progrès parce qu’on parle plus naturellement de presque tout. C’est aussi une limite parce qu’elle met en scène et valorise un milieu, qui à lui tout seul ne peut résumer la complexité des sociétés et dont les opinions, attentes, expressions ne sont pas toujours à la hauteur des défis politiques, scientifiques et culturels de nos sociétés. Être vu et s’exprimer sur tout n’est pas forcément un progrès démocratique. La société et ses contradictions ne se réduisent pas à l’espace médiatique, aux confidences et révélations des réseaux, qui traversent aujourd’hui tous les milieux sociaux. Et particulièrement, comme par hasard, celui qui est aux confins de la politique, des médias, et d’une certaine « élite » médiatique.
La dévalorisation de la culture, pas seulement académique, mais de toutes les professions à compétences techniques et culturelles qui contribuent à la structuration de la société, est la contre partie évidente de la place grandissante de la peopolisation. C’est en réalité la complexité des compétences, la réalité des savoirs et des expériences, qui aujourd’hui « ennuient ». On veut de l’expression, du témoignage, de la vie, des sentiments et pas trop de choses compliquées. La culture, oui, mais sur « i-pad », avec cette idée séduisante, et fausse, qu’on lira davantage en accédant facilement à 20 000 livres. Avec les techniques, on a le sentiment de « résoudre » la question si désagréable de la « lenteur » de la culture. On veut bien de la culture à condition qu’elle ressemble au fonctionnement de toutes les autres techniques et que tout soit rapide. C’est la temporalité, la valeur et les mécanismes mêmes de la culture, au sens large, qui sont décalés par rapport aux valeurs actuelles du temps immédiat. Sans parler de l’érudition qui paraît encore plus anachronique. Si l’on peut faire si vite, et si bien, le tour du monde par avion et en faisant le tour de son ordinateur, pourquoi s’intéresser à tout ce qui va beaucoup plus lentement, de manière plus difficile et moins satisfaisante ?
Cette symbolique de la vitesse, de la facilité d’accès, de la fragmentation des contenus et de l’augmentation des interactions, est aussi un immense marché de l’audience, sous ses multiples formes. Tout se paye, ou se payera dans l’usage multifonctions de toutes ces techniques interconnectées. Non seulement la traçabilité permet de calculer des audiences, et parfois à la seconde près – pour respecter cette culture « nomade », instantanée et interactive qui s’est installée – mais elle permet de pister les internautes, leurs goûts et les contours de cette fameuse culture multimédias. Tout simplement pour en faire, demain, autant de nouveaux marchés.
9L’horizon marchand de cet univers interconnecté est évident, même si nombre de ses adeptes n’y voient encore que la trace d’une culture « anarchique » et « libre » qui se serait enfin échappée des multiples carcans des cultures officielles. Les mêmes discours sur les cultures « alternatives » ont existé avec l’apparition, il y a cinquante ans, des télévisions communautaires, puis des radios libres qui devaient, les unes et les autres, « subvertir » l’ordre officiel. On voit ce qu’il en est advenu… Tout est rentré dans l’ordre des industries de la culture et de la communication, dont la plupart opèrent à l’échelle mondiale, avec des degrés de concentration et de rationalisation qui n’ont plus grand chose à voir avec les propos libertaires d’il y a un demi-siècle. La culture, l’information, la connaissance sont devenues des industries mondiales florissantes. Seule la volonté politique peut éviter qu’elles ne deviennent en accord avec la culture du zapping actuelle, autant de marchés rentables. La liberté individuelle n’a rien d’incompatible avec une hiérarchisation et une mercantilisation de toutes ses dimensions.
Questions pour aujourd’hui et demain
Quel est l’impact de cette omniprésence de l’information, de l’image et de l’interaction sur la mondialisation ? La vitesse et la transparence permettront-elles de mieux comprendre, domestiquer, apprivoiser cette si monstrueuse complexité de la mondialisation ? Ou bien, au contraire, tout cela débouche-t-il sur encore plus de bruit ? Le village global est-il devenu une réalité autre que technique ? L’ensemble de ces dispositifs peuvent-ils empêcher la perception du retour de la tour de Babel ? Quel lien construire entre information, connaissance et culture ?
Comment gérer le décalage entre la fin des distances physiques et la visibilité de l’immensité des distances culturelles ? Que peut la vitesse de l’information et des connexions, par rapport à la lenteur des processus de connaissance et aux efforts mutuels considérables à entreprendre pour se comprendre, ou du moins se tolérer ? La multiplication des voyages et des échanges d’informations n’a jamais suffi à réduire la méfiance à l’égard d’autrui. Peut-il y avoir un autre miracle que celui de la musique, qui est devenue à la fois une des grandes industries culturelles mondiales et sans doute le passeport le plus efficace pour accéder à l’autre. Ni les jeux vidéo, ni la cuisine, ni la culture n’ont obtenu de tels résultats. Les inventions à créer pour réduire les fractures culturelles et historiques sont beaucoup plus complexes. Sera-t-il réellement possible de respecter un jour cette diversité culturelle inscrite à l’Unesco (2006) et néanmoins bafouée par tous les pays ? Pourra-t-on passer de la quasi obsession à respecter la biodiversité à la quasi indifférence à l’égard de la disparition des diversités culturelles ? Comment prendre à bras le corps cette question si complexe de la diversité culturelle, c’est-à-dire celle de la cohabitation avec l’autre.
Comment repasser de la performance et de la vitesse de l’univers technologique à la lenteur et la complexité du fonctionnement des sociétés et surtout de la politique ? La politique ne se fait pas avec des tweets, des sites ou des blogs. La logique de l’action a de moins en moins à voir avec celle de l’information, des images et de l’interconnexion technique. La performance des systèmes d’information renforce l’idée, fausse, que la réalité peut obéir aux mêmes logiques. Le Net introduit une culture de l’urgence, de la continuité et du même alors que la politique et la société illustrent la réalité des discontinuités et de la difficulté à gérer des altérités. Ceci repose notamment la question du devenir des journalistes, centraux pour l’information et intermédiaires entre le monde et les citoyens au moment où fleurit le mythe d’un citoyen libre, branché directement sur la réalité grâce à l’ordinateur et aux bornes interactives. Chacun peut devenir journaliste-citoyen et les sites dénonçant toutes les « turpitudes » du monde fleurissent. Wikileaks est-il la justification ultime et la revanche des journalistes ou leur tombeau ? Autrement dit, que faire pour revaloriser cette fonction indispensable d’intermédiaire entre le spectacle du monde et la réalité des citoyens ? Comment expliquer les limites d’une information « en direct » faite par le citoyen lui-même en fonction de ses propres compétences et centres d’intérêts ? Là aussi, comment préserver la place pour l’altérité dans l’information comme dans la culture et la connaissance ?
Comment résoudre cette contradiction : « Les citoyens sont des géants en matière d’information et des nains en matière d’action politique » ? Comment éviter le sentiment d’impuissance face à ce décalage et l’envie de se « débrancher » de la politique, trop lente, trop complexe, trop décevante ? Comment résister au désir du repli sur soi et sur ses communautés d’affection et pourquoi continuer de s’intéresser au monde avec sa complexité et ses déceptions ? Autrement dit, le citoyen multibranché et saturé d’informations n’est pas forcément mieux armé pour franchir le cap, toujours aussi difficile et décevant, du passage à l’action. D’autant que sa méfiance à l’égard du couple de plus en plus consanguin entre hommes politiques et journalistes ne cesse de croître. L’altérité de ce que représente l’action politique est encore plus visible et la défiance à l’égard des hommes politiques, envahis par l’information et la peopolisation de plus en plus perceptible. Surtout compte tenu des changements d’échelle de la politique. Ce qui repose la question redoutable du statut de l’action et de l’expérience. En quoi beaucoup plus d’informations et d’interactions facilitent-elles l’action et l’expérience ? L’expérience est une catégorie à repenser quand on voit le décalage croissant entre la performance de l’information et le tohu bohu de l’action publique et politique.
Comment gérer le décalage croissant entre la performance de l’information et l’irrationalité de la communication ? Comment admettre les discontinuités entre information et communication et la complexité de la seconde par rapport à la première ? Comment reconnaître que le message, l’information, est toujours plus simple que la communication, la relation, c’est-à-dire l’autre ? Comment accepter qu’il n’y ait plus de lien direct l’accroissement du volume d’informations et la compréhension mutuelle ? Comprendre que la grande nouveauté du xxe siècle est cette rupture entre les deux. Informer n’est plus communiquer. C’est l’abondance et la performance même de l’information qui révèlent et accentuent ce fossé, brisant le rêve de toute l’histoire de l’information depuis deux siècles. Du coup, la difficulté n’est plus seulement du côté du message, même s’il est toujours aussi difficile de produire une information libre et honnête, mais aussi du côté du récepteur. Comment celui-ci accepte-t-il, refuse-t-il, négocie-t-il ce bombardement continu d’informations ?
10Le mystère, c’est le récepteur, pour l’information, mais aussi pour les sondages, le vote et l’action politique. Les individus et les groupes – de plus en plus réticents à l’égard des idéologies – tout en étant souvent beaucoup plus critiques que les forces politiques officielles le croient – ont un comportement de plus en plus imprévisible. D’autant qu’entre l’information et la communication s’installent les interactions trop facilement identifiées à la communication. L’interaction reste raisonnable, ce qui est visible dans les interactions techniques, la communication, par contre, est beaucoup moins rationnelle et plus hasardeuse.
11Le paradoxe de cette révolution des techniques de communication est de compliquer encore plus le processus de communication humaine et politique qu’elle devait, au contraire, simplifier. Le récepteur constitue en quelque sorte la revanche des hommes, des cultures, des valeurs, et des représentations sur les dispositifs techniques. Comme si la communication s’échappait et l’incommunication s’installait, au fur et à mesure qu’il est de plus en plus aisé d’interagir. On est loin d’en avoir fini avec cette « savonnette » qu’est la communication.
Auteur
Fondateur et directeur de publication de la revue Hermès (depuis 1988, 62 numéros), ainsi que de la collection « Les Essentiels d’Hermès » (depuis 2008, 27 volumes). Directeur de l’Institut des sciences de la communication du CNRS (ISCC).
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