Chapitre 6. Sacrifices et deuils en Kabylie. Réflexions sur quelques éléments d’un système sacrificiel
p. 177-195
Texte intégral
1Le « système sacrificiel »1, tel qu’on peut le dégager de l’observation des rituels en Kabylie – comme sans aucun doute dans l’ensemble du Maghreb rural, et dans bien d’autres régions où le sacrifice animal (voire végétal) est une forme dominante du rituel socio-sacral ou socio-religieux –, fonctionne selon plusieurs « registres », qui présentent parfois des similitudes quant aux sacrifices mis en œuvre et à la symbolique rituelle mais qui répondent à des nécessités différentes, tant sur le plan fonctionnel que sur celui de la réalisation de l’imaginaire collectif. Ces nécessités rituelles sont liées :
- d’une part, à des référents temporels (par exemple calendaires), spatiaux (par exemple de frontières ou de fondation), sociaux (par exemple génériques) ;
- d’autre part à deux notions principales : celle de commencement/charnière (prémices, inauguration, fin/début de cycle) et celle de réparation/restauration/consolidation (du corps individuel, du « corps » social ou collectif) ; cette seconde notion agrège celles de vœu et d’action de grâce. On ciels qui, comme le montre le tableau p. 179, mobilise des victimes sacrificielles différentes (volailles, ovins, caprins, bovins), des publics consommateurs du sacrifice plus ou moins larges (de l’individu à la communauté villageoise), des compléments rituels, obligatoires ou facultatifs, plus ou moins denses, des régularités et extensions du rite plus ou moins constantes.
2Ces « registres », à la fois endogènes et reconstruits, sont les suivants :
- Les sacrifices liés au cycle de la nature (sacrifices du calendrier solaire et sacrifices agraires) ;
- Les sacrifices du calendrier musulman (lunaire), dont le sacrifice ibrâhîmien de l’cayd ;
- Les sacrifices liés au cycle de la vie humaine.
3Ces trois premiers registres sont caractérisés par la récurrence ; on peut dire que ces sacrifices rythment le temps de la vie sociale. Pourtant, selon les régions et le degré de « modernité » des groupes et individus considérés (empreinte de la citadinité, conception de l’orthodoxie religieuse, représentation du lien avec la nature, perception de la cyclicité du temps, nécessité du pacte socio-sacral, etc.), les uns ou les autres sont plus ou moins mis en œuvre.
4Il en est un en tout cas qui, formant le noyau dur du système, manifeste une remarquable régularité : le sacrifice du grand cayd. Toutes les familles procèdent ou voudraient procéder (selon les moyens financiers) au sacrifice d’un mouton le jour de l’cayd. Ce sacrifice musulman ibrâhîmien est aussi le parangon de tout sacrifice animal, notamment pour l’orientation de la victime vers la Kacba de La Mekke.
5Les autres sacrifices qui perdurent le plus, jusqu’à aujourd’hui, avec seulement quelques irrégularités sont, pour les cycles calendaires, le sacrifice familial de volailles de yennayer (le début de l’année solaire) et des fêtes musulmanes de l’câshûrâ’ (10 du mois de muḥarram) et du mawlid (commémoration de la naissance du Prophète) ; pour certains groupes, le sacrifice collectif de bœufs ou de moutons, dit timeshrett, à l’échelle d’un village, qui donne lieu à un partage et une redistribution de viande égalitaire pour toute la communauté2. Pour commémorer le cycle de vie, le sacrifice d’un mouton à l’occasion des mariages et des décès reste aussi régulièrement pratiqué.
6Toutefois, la consommation de viande – plus précisément des viandes considérées – à ces occasions n’est pas forcément tributaire d’un sacrifice accompli dans le milieu familial ou villageois : la viande peut être achetée en boucherie – et elle l’est de plus en plus – étant entendu que toute viande achetée dans tout circuit aura été immolée selon le rite minimum de l’égorgement orienté vers La Mekke, règle absolue de toute consommation de viande licite pour un musulman pratiquant ne se trouvant pas en situation d’exception.
Éléments du « système sacrificiel » traditionnel en Kabylie
1. Sacrifices liés aux cycles de la nature
1.1. Cycle solaire
1.2. Cycle végétal
1.3. Cycle agraire
1.4. Rogations à la pluie
2. Sacrifices liés aux temps du calendrier musulman
3. Sacrifices liés au cycle de vie
4. Sacrifices occasionnels
4.1. Individuels
4.2. Familiaux / collectifs
- Inauguration d’objets volaille
- Fondations d’un édifice volaille / ovin / caprin
- Creusement d’un puits d’une source, ovin / caprin
4.3. Sacrifices de réconciliation
4.4. Sacrifices collectifs exceptionnels
7• Pour conjurer une épidémie mouton(s) / bœuf(s)
84. Le registre des sacrifices « occasionnels ».
9Il regoupe des sacrifices de diverses sortes, accomplis à diverses occasions et qui répondent à une évaluation individuelle ou collective de nécessité. Cette nécessité est à la fois dépendante de codes rituels et de choix circonstanciés.
10On peut citer : les sacrifices thérapeutiques, à diverses étapes de la maladie, y compris la guérison ; les sacrifices inaugurant des objets ou des lieux ; les sacrifices de réconciliation ou de restauration du lien social.
11Dans ces catégories, la performance réelle du sacrifice s’avère indispensable. L’acte de sacrifier, et de sacrifier dans un lieu défini, selon un rituel particulier, est déterminant pour l’efficacité recherchée, puisque aussi bien, dans ces sacrifices il s’agit d’obtenir un résultat précis dans une situation précise (protection, réparation, guérison, etc.).
12En observant ce système sacrificiel, on s’aperçoit que la plupart des sacrifices apparaissent à des charnières, à des passages critiques, cosmiques ou sociaux, là où se succèdent (ou s’inversent) des étapes, des cycles, des espaces. Ils ponctuent ces moments de rupture et, plus précisément, accompagnent des « commencements », des renaissances qui, bien sûr, jouxtent des fins, des morts : passages d’étapes du cycle de vie, débuts de cycles calendaires, inaugurations, guérisons. Marquant une renaissance, relançant la vie, ils semblent venir capter les forces de mort, conjurer celles de la possible anomie, du vide qui suit le plein d’un cycle, pour les mobiliser vers la mise en place du nouveau cycle, du nouvel état de l’être individuel ou social, du nouveau lieu.
13Le propre d’un sacrifice est de donner la mort à une « victime ». Elle est immolée et consommée, donc détruite et restaurée dans un nouvel état : celui d’aliment, d’énergie pour le corps des individus et des groupes. Elle passe de l’état d’être vivant, dont le principe vital s’échappe vers la divinité, est offert à la divinité, à celui de viande consommable offerte à la communauté des humains ; le principe vital, l’âme sensible, s’échappe avec le sang et il reste une matière sociale à partager, à cuisiner, à manger. La consommation de la victime sacrificielle est facilitante pour la restauration d’un nouvel ordre. Mais elle est aussi garante du pacte avec la divinité, au nom de laquelle se fait le sacrifice : bismillâh, au nom de Dieu. Le pacte se noue, par ces mots, au moment où l’humain fait jaillir le sang de la victime, au moment où il tranche le fil de la vie en tranchant la carotide qui charrie le sang, véhicule de l’âme sensible. C’est, pourrait-on dire, le moment où l’homme s’approche le plus de la divinité parce que, comme elle et en son nom, il retire la vie à l’une de ses créatures, avec sa permission, son approbation, sur sa demande même, comme dans le cas du sacrifice commémorant le sacrifice ibrâhîmien. Moment sacré par excellence où l’homme se substitue à Dieu pour donner la mort en provoquant un surcroît de vie : vie pour le groupe consommant la viande qui donne de la force vitale et de la cohésion sociale puisqu’elle est partagée et/ou consommée collectivement, vie des commencements à inaugurer avec toutes les promesses d’un nouveau cycle, d’une nouvelle étape. Et la consommation débute aussi par le même bismillâh.
14Vie et mort sont donc entrelacées au moment du sacrifice. La mort est bien présente dans les rituels sacrificiels. Au-delà de la mort réelle de la victime sacrifiée, au-delà de la mort/renaissance figurée des êtres en passage, au-delà des inversions de cycles. En effet, une forte charge de deuil est à l’œuvre dans les rituels de sacrifice, à travers un langage symbolique complexe que nous allons examiner.
15Le moment sacrificiel met en place des correspondances symboliques avec les rituels funéraires qui, eux-mêmes, utilisent parfois des images et des symboliques agraires. Ces correspondances procèdent d’une vision de l’homme engagé dans les réseaux du sens cosmique.
16Mais envisageons tout d’abord le statut et la nature de la victime sacrificielle. En elle et sur elle se marquent déjà un certain nombre de signes révélateurs de quelques sens de l’acte-sacrifice et du système sacrificiel.
SACRIFICE ET PASSAGE : LA VICTIME DANS « L’ENTRE-DEUX »
17L’exemple sera pris du mouton de l’cayd, parangon de toute victime sacrificielle. Marqué de henné, en général sur le front, plus tout à fait animal puisque ayant acquis, selon les dires populaires, une compréhension des paroles et des actions humaines3, ayant souvent intégré l’espace des humains, nourri et entouré comme un membre de la famille4, tous traits qui concourent à le préparer à son état de victime consacrée, il s’achemine vers le couteau du sacrificateur dans un état intermédiaire, à tendance anthropomorphique.
18Mais la figure de l’entre-deux qu’il représente, entre vie et mort, entre ici-bas et au-delà, entre Dieu et les hommes ne prend toute sa valeur que lorsque coule son sang. Notons qu’avant le jour du sacrifice ce sang ne doit couler sous aucun prétexte, ce qui marque bien, a contrario, que c’est sur cette mise à jour du sang que se focalise le sens majeur du sacrifice.
19La « boîte vitale » ayant été ouverte, le sang, conçu comme le moteur même de la vie, charriant les principes des deux âmes, rûḥ et nafs, libère ces principes en s’échappant. Ce sont eux qui, offerts à la divinité, réassurent le pacte entre les humains et l’Au-delà. « Le sang trouve sa place auprès de Dieu avant même qu’il ne touche la terre », dit un ḥadîth cité par al-Ghazzâli (Iḥyâ’, I, 252). Acte fondateur de la Loi religieuse, le sacrifice ibrâhîmien, et ses répliques amalgamées par l’islam populaire – adressées éventuellement à d’autres puissances mais toujours faites bismillâh, « au nom de Dieu », la victime orientée vers la Kacba (sacrifices calendaires, festifs, rituels, de pèlerinage, d’inauguration, thérapeuthiques, etc.) – consacrent un entre-deux matérialisé par la figure de l’animal perdant son sang.
20Les sacrifices, comme nous l’avons vu, prennent souvent place eux-mêmes au moment crucial d’un entre-deux (au cours des rites de passage, à des occasions calendaires d’inversion de cycles, lors de certains épisodes du calendrier agricole et du cycle de la végétation, lors d’épisodes individuels de morbidité), bref à des « moments critiques » où il s’agit de réactiver l’alliance avec les invisibles, avec Dieu et/ou avec les autres membres de la communauté, moments où il est sous-entendu, insu mais su de tous, que ces liens risquent un affaiblissement sérieux.
21Le sacrifice de l’cayd, lui, invente son propre entre-deux. Il se tient, pourrait-on dire, « à froid », dans un temps où nulle béance n’est ouverte, en un lieu indistinct, dans une collectivité sociale sans conflits qui lui soient spécifiquement liés. Il est le sacrifice positif et volontaire par excellence, commémoratif d’une alliance première et fondatrice. Il est festif et identitaire : c’est toute une communauté, unie par l’acte symbolique, qui se reproduit symboliquement, qui s’affirme et se perpétue, qui manifeste, pour elle-même et aux yeux du monde, qu’elle ne s’affaiblit pas, ne meurt pas, mais au contraire renoue son pacte avec Dieu et auto-pactise : elle met en scène son passage dans la continuité.
22Si l’on s’en tient à la définition générale de Hubert et Mauss du sacrifice comme « le moyen pour le profane de communiquer avec le sacré par l’intermédiaire d’une victime » (1968, 16), l’on ne peut comprendre pourquoi ce moyen plutôt que tout autre. Mais si l’on observe les pratiques autour de la victime, si l’on est attentif aux discours qui sont tenus à son propos, l’on comprend qu’« un nouvel être est créé » (Servier, 1962, 60), qui meurt en lieu et place des êtres ou des éléments qu’il doit aider à « passer ». Traditionnellement, dans certains villages kabyles, c’était la qibla, sage-femme, thérapeute, laveuse des mariées et des mortes, auxiliaire de tous passages, qui transportait la peau du mouton, dont elle enveloppait les entrailles, les pattes et la tête, ce qui signale assez combien cet être intermédiaire, anthropomorphisé est lui-même en passage.
23En mourant, l’animal libère ses principes vitaux pour aider à une renaissance. Alors que le sang de la victime coule, la maîtresse de maison en prélève et confectionne tishisht, « la bouse » de l’cayd, mélange de bouse, de henné et de sang ; elle va en marquer l’enfant au berceau. Cette mixtion sera plaquée sur un mur de l’étable ou sur la porte de la maison pour assurer la prospérité et on pourra en prélever des morceaux pour faire des fumigations. Chez les Aït Menguellet, c’est de sang pur que la femme enduit les montants et le linteau de la porte.
24Le caractère psychopompe du mouton, conséquence de son état d’entre-deux, est aussi mentionné par des croyances populaires : en Kabylie, le chef de famille offre fréquemment le sacrifice de l’cayd pour un membre de la famille. On dit que, lorsque ce dernier mourra, « le mouton viendra le prendre sur son dos pour le porter au Paradis » ; c’est pourquoi on l’offre souvent pour une personne décédée depuis moins d’une année. Ou encore, autre pratique kabyle : quand la victime s’est vidée de son sang et que sa gorge a été rincée trois fois, les assistants l’enjambent « pour qu’elle les transporte au ciel » (Genevois, 1964).
25La figure de l’entre-deux que constitue la victime sacrificielle connaît un prolongement : la dépouille de l’animal, du fait même qu’il a constitué, vivant dans un premier temps, mais surtout « en mourir », un intermédiaire entre Dieu (ou les « puissances ») et les hommes, continue à véhiculer des propriétés qui en font autre chose qu’un cadavre d’animal. Elle est, pourrait-on dire, la trace morte d’un lien vivant et continue d’opérer le lien en le répartissant sur l’ensemble de la communauté sociale par le partage de la viande ou par la consommation collective. En Kabylie, on dit qu’il vaut mieux manger peu et distribuer le maximum de la viande du mouton de l’cayd : « Ce que tu manges est englouti/Ce que tu donnes fait profit. »L’utilisation traditionnelle des phanères, des os, de certains organes montre aussi combien ce mouton très spécial possède de vertus régénératrices et protectrices : par exemple, la vésicule, ou la première vertèbre cervicale, était suspendue au-dessus de la porte, les cornes étaient gardées comme remèdes aux maladies dites « froides », c’est-à-dire sans fièvre. Dans la région d’Azazga, certains chefs de famille enveloppaient un instant le dernier-né de la peau du mouton juste dépecé. Une fois traitée, cette peau était utilisée dans des techniques liées aux céréales, éléments vitaux et revitalisants par excellence, posée sous le moulin à bras pour recueillir la mouture ou transformée en une outre à farine, par exemple ; de même, l’omoplate droite était déposée dans les provisions de céréales « pour les faire fructifier ».
26Il est à noter qu’en de nombreuses régions de Kabylie, après dépeçage, vidage, nettoyage, prélèvement de certaines parties, on suspend la carcasse du mouton de l’cayd, on la recouvre d’un linge et on la laisse ainsi jusqu’au troisième jour. Certes, on peut voir là des raisons techniques liées au mûrissement de la viande, mais on ne peut pas ne pas faire l’analogie avec la dépouille humaine, le linceul et le rituel du troisième jour qui, en Kabylie et dans de nombreuses régions d’Algérie, marque la première visite collective des femmes au cimetière et le premier rite funéraire de partage de céréales (pain, galettes) sur la tombe.
27Dans l’imaginaire collectif, un sacrifice se rapproche symboliquement de celui du mouton de l’cayd « l’immolation du mouton pour le souper du « henné » nuptial. Certaines familles kabyles élèvent le mouton pour cette occasion comme celui de l’cayd : parmi la maisonnée, avec une alimentation humaine, etc. On lui applique du henné, comme on en met à chacun des fiancés ; on le lui impose sur le front en prononçant des vœux, par exemple : « Puisse ce henné être gage de bonheur ! » ou « Que le marié te trouve source de profit pour lui ! » ou « Que Dieu accorde au marié des jours blancs comme la laine du mouton ! ». En égorgeant ce mouton, on peut compléter le bismillâh par de nouveaux vœux. Traditionnellement, la bête dépecée et un quintal de semoule constituaient le « souper du henné » que l’on apportait en cortège chez la fiancée.
SACRIFICES CALENDAIRES ET DEUILS
28Le calendrier solaire et agraire offre quatre occasions de sacrifice : quand la course du soleil « s’inverse » (les deux solstices), quand la terre « meurt » (moissons), quand reprend sa fécondité souterraine (labours).
29Comme nous l’avons déjà dit, l’idée de mort n’est pas seulement associée à l’acte de mourir – ou de tuer l’animal – mais aussi à celle de la fin de quelque chose appelant un deuil, une transition, une renaissance. Mais cela va plus loin encore dans la conception philosophico-symbolique kabyle. Les commencements dans la culture kabyle, dans la culture maghrébine en général, ressemblent à des fins, ou plutôt tout commencement suppose une fin et il est à la fois la fin de la fin et le commencement du début, tel cet anebdu, littéralement « le commencement », qui est en fait la période des moissons dans le calendrier agraire kabyle. C’est la mort des céréales, la mort du champ, préliminaire indispensable au renouveau du cycle d’existence.
30Les symboles de vie ou de mort empruntés aux céréales et ritualisés autour des céréales font de la dernière gerbe, rituellement égorgée sur le champ, une véritable victime sacrificielle de passage. Les paysans de la vallée de la Soummam mettent traditionnellement l’épi dans le creux du bras gauche et le jettent à terre dans une orientation Est-Ouest qui est celle de la victime sacrificielle (et de la tombe). Ils rejoignent ainsi les prescriptions des anciens auteurs arabes spécialistes d’agriculture : « Il faut tourner l’épi du côté du Levant…, rien ne sera gâté si les choses sont ainsi disposées » (Ibn al-cAwwâm).
31Les rites de la dernière gerbe sont explicitement sacrificatoires. Voici comment J. Servier les rapporte pour la région d’Azazga :
Le propriétaire du champ ou le plus âgé des ouvriers « prend sa faucille et coupe les épis par le milieu en simulant un sacrifice et en prononçant par trois fois la formule de l’égorgement… De la main gauche il fait couler une poignée de terre au milieu de la “blessure” pour représenter le sang répandu… Les paysans des Beni cAmmer dans la vallée de la Soummam, après avoir “égorgé” la dernière gerbe la plantent aussitôt en terre “comme si elle venait à nouveau de germer, prête pour une nouvelle moisson”. Elle est ensuite apportée sur l’aire à battre et mêlée aux autres gerbes » (1962, 229).
32Cette victime sacrificielle végétale est donc explicitement utilisée comme un symbole actif de mort-renaissance. Elle est dotée d’un simulacre de sang qui s’écoule. Elle est redoublée par un vrai sacrifice animal sanglant, requis à la fin du dernier jour de la moisson pour imensi n tadla, « le souper de la gerbe ». On dit que si l’on ne sacrifiait pas, ce jour-là, une mort risquerait de survenir dans la famille.
33De même, l’aire à battre est consacrée par un sacrifice.
34Peut-on avancer, avec J. Servier, que « les forces libérées par les travaux des champs doivent être apaisées et fixées par le sang des sacrifices » (1962) ? Ces forces, on le sait, dans la philosophie kabyle, ce sont les âmes des morts, garants de la fécondité de la terre – représentés par les mille points de céréales emplissant le serpent qui entoure la roue agraire dans les décors de la poterie par exemple. Il s’agirait donc, par les sacrifices, de « tuer le mort une seconde fois », pour reprendre la définition du deuil de Laplanche (1980, 324). C’est-à-dire de le renvoyer chez les morts en lui permettant de se satisfaire, à défaut des vivants, du sang, contenant les principes vitaux, rûḥ et nafs, de l’animal.
35L’acte de sacrifice est ainsi une négociation entre vivants et morts, une forme de deuil secondaire conjuratoire. Et ce deuil, dans le système traditionnel ancien, se prolongeait des moissons aux labours, période où les interdits domestiques étaient de même nature que pendant les quarante jours qui suivaient un décès : on ne cuisinait plus à l’intérieur des maisons, le métier à tisser restait vide, la forge muette. Ajoutons que la pureté sexuelle était de rigueur pendant le dépiquage et que les poteries n’étaient remises à cuire que quarante jours plus tard.
36Notons que dans les activités de la société rurale, le tissage est conçu comme le correspondant féminin aux travaux masculins des champs. En Kabylie, les femmes comparent le va-et-vient de la trame aux sillons du labour. À la moisson répond l’enlèvement de la pièce d’étoffe. Lorsqu’elles coupent avec un couteau bien aiguisé les fils qui lient le tissage aux ensouples, les tisseuses récitent la shahâda, la profession de foi musulmane – comme lorsqu’un vivant va mourir, comme lorsque les hommes entrent dans le dernier carré du champ à moissonner – et disent qu’elles « égorgent » le tissage. Les jeunes filles à marier et les femmes stériles doivent se tenir éloignées de cette scène, comme il est bon qu’elles se tiennent loin des morts autant que faire se peut.
37Prenons un autre exemple de sacrifice-négociation avec les morts autour des céréales : c’est le sacrifice de l’ensilage dans les ikufan, grandes jarres-silos domestiques en Kabylie. Le grain nouveau est aspergé du sang d’un poulet égorgé rituellement et les jarres marquées de ce même sang. Parfois les grains reçoivent aussi une poignée de terre provenant du tombeau d’un saint ou des petites galettes sans sel confectionnées le jour de l’câshûrâ’, considérée comme la fête des morts en Kabylie. Il s’agit d’associer les grains ensilés à la fécondité des morts mais aussi de maîtriser leur puissance fécondante, leur présence. En effet, dit l’imaginaire collectif, donnant du mystère à un processus de fermentation, les céréales se mettent parfois à bouillonner, à foisonner dans la jarre faisant exploser les ikufan : il faut alors immédiatement faire le sacrifice d’un animal pour éviter la mort d’un des membres de la famille. Fixer les âmes des morts et des esprits tutélaires et les renvoyer dans leur domaine, tuer une seconde fois les morts pour leur permettre de faire le deuil des vivants qu’ils rêvent toujours d’entraîner avec eux dans l’Au-delà. Le sacrifice est alors la demi-mesure de la mort. Cet aspect de négociation avec la divinité ou des puissances invisibles que revêt le sacrifice a déjà été mis en lumière pour d’autres cultures. Il est « un marché, un troc d’éléments contraires…, un échange placé sous le signe de Mercure » (Durand, 1984, 356).
38L’ouverture des labours était traditionnellement toujours accompagnée d’un sacrifice collectif de bœufs avec partage communautaire de viande.
39Les cérémonies d’ouverture des labours s’appellent en kabyle awejjeb, de la racine, arabe elle aussi, W.J.B. « falloir, convenir ». Célébrer la fête du sacrifice d’automne est donc une nécessité. On peut imaginer un conflit sous-jacent à cette décision de nécessité, peut-être lié à des interprétations autour de la licéité musulmane d’un tel sacrifice, conflit ou interrogation auxquels la communauté ou ses religieux répondirent par l’affirmation du rite.
40La racine arabe Sh.R.T du mot timeshrett, que le kabyle emprunte, désignant ce sacrifice – majeur dans l’ordre du type de victime et dans celui du cercle de la consommation –, recouvre un double sens : celui de « stipuler, indiquer des conditions, poser les termes d’un contrat » d’une part, et celui de « inciser, taillader, scarifier, balafrer, griffer, tatouer, marquer » d’autre part. Le fondement linguistique sanctionne donc l’idée que pacte et sang vont de pair. Le pacte se matérialise, se réaffirme par le sang. Le sang coule pour signer un pacte. La signature du pacte avec le divin et entre les membres de la communauté se trace avec le couteau sur le corps des victimes sacrificielles. Et la scarification que l’on inflige à la terre pour le premier labour avec le soc de la charrue se doit d’être répliquée dans l’ordre du rituel par un sacrifice timeshrett. Les labours ouvrent l’année agraire, ouvrent la terre, instaurent une rupture de cycle. Cette « césure de mort » (Barrau, 1994) contenue dans tout passage, en termes de rupture/ouverture est soulignée par des destructions/consommations sacrificielles. À une coupure infligée, la ritualité répond par une autre mort, intentionnelle celle-là.
41Cette idée peut être rapprochée de la théorie du sacrifice que développe R. Caillois dans L’Homme et le sacré. Elle ouvre aussi une perspective quant à l’interprétation de gestes rituels de deuil au Maghreb, tels la lacération des joues ou le sacrifice de la chevelure5. Cette remarque en entraîne une seconde : un sacrifice sanglant a toujours lieu en association avec d’autres ouvertures du corps ou de la terre, avec d’autres coupures. Le fer tranchant du geste social – soc des labours, pioche de la tombe et des fondations, faucille de la moisson, ciseaux ou couteau de la coupe (de cheveux, du tissage, du cordon ombilical) – ou ses analogons (ongles qui lacèrent, voire sexe de l’homme qui déflore) se trouve toujours associé au fer tranchant du sacrificateur, instrument même du passage. Est-ce pour cette raison que les défunts kabyles portent un couteau posé sur la poitrine pour effectuer le passage ultime de l’humain ?
42P. Bourdieu a déjà souligné que les rites des labours « ont pour fonction de dissimuler et de rendre licite la collision inévitable des deux principes opposés qu’opère l’action du paysan, contraint de forcer la nature, de lui faire viol et violence en mettant en œuvre des instruments par soi redoutables, parce que produits par le forgeron, maître du feu » (1972, 231). Quant aux rites des moissons, examinés ci-dessus, notamment l’égorgement de la dernière gerbe, il y voit « la transfiguration du meurtre inévitable en sacrifice inscrit dans le cycle des saisons, donc aboli par la certitude de l’éternelle renaissance ». Il oppose les rites prophylactiques, solennels, des labours et de la moisson, aux rites propitiatoires accordés aux autres activités de production qui, au lieu de forcer la nature, l’accompagnent dans son travail.
43Pourtant, d’autres moments de l’année requièrent des rites prophylactiques importants. À Yennayer, début de l’année solaire, dont les rites sont restés vivaces dans certaines contrées algériennes (Tlemcen et sa région, par exemple) et qui se trouve revivifié actuellement en milieu kabyle, un sacrifice de volailles est fait la deuxième nuit. La première est une nuit de deuil et l’on dit que les morts sortent cette nuit-là pour apporter la prospérité des champs. Des masques parcourent les rues de certains villages, comme ils le font dans d’autres régions pour l’câshûrâ’, au début de l’année hégirienne, notamment dans certains villages de Kabylie où, nous l’avons vu, cette fête musulmane est vécue comme la fête des morts. Première fête de l’année lunaire, jour de la dîme, elle est aussi l’anniversaire de la bataille de Karbala (60 de l’Hégire) où périt Ḥusayn, petit-fils du Prophète, fils de son gendre cAlî. Cette fête est traditionnellement marquée d’interdits de deuil : pas de rapports sexuels, pas de travaux domestiques (tissage, mouture, balayage, toutes activités qui risquent de bousculer des âmes errantes). Pour l’câshûrâ’, dans toute l’Algérie, en milieu rural on sacrifie des volailles. Le sacrifice était-il initialement conçu, à cette occasion aussi, pour amener les morts à retourner sous terre ?
44Des sacrifices collectifs de bœufs ont lieu parfois dans certains endroits, dont la Kabylie maritime, pour l’canṣara, le solstice d’été. C’est à ce moment-là qu’on nettoie les cimetières. Rappelons que la légende de cette fête – qui est d’abord celle du feu –, telle qu’elle est rapportée en Kabylie, tourne dans ses diverses variantes autour d’une mise à mort : celle d’une femme, brûlée vive pour avoir fauté gravement. Chez les Aït Menguellet, c’est une reine, tuée parce qu’elle a commis l’inceste avec son fils après lui avoir fait épouser incestueusement sa fille, qui est donc aussi sa sœur ! Les deux jeunes gens, ayant de l’aversion l’un pour l’autre, éjaculent du sang après la consommation de l’acte (Genevois, 1975, 58). Ce sang jaillit comme celui qui fuse du cou de la victime sacrificielle, il est miraculeux et rédempteur de l’acte antisocial qui vient d’être commis, il sauve la vie des deux jeunes gens. Quant à la fumée du bûcher de la mère, exécutée après les révélations d’un devin, elle est dite bonifier les arbres fruitiers et purifier les maisons, les aires à battre, les étables.
45Redoublant des morts légendaires ou historiques, s’articulant avec des rites de deuil, se situant à des moments de mort-renaissance du cycle solaire ou agraire, constituant eux-mêmes des actes de négociation avec les morts, de deuil conjuratoire et propitiatoire, ces sacrifices viennent clore une chaîne rituelle prenant sa source dans une charnière du temps d’où s’échappent possiblement des forces incontrôlables aussi nécessaires à la perpétuation des cycles qu’elles sont dangereuses pour l’équilibre des ensembles vitaux. « La substitution sacrificielle permet, par la répétition, l’échange du passé contre l’avenir, la domestication de Kronos » (Durand, 1984, 357).
46Le système sacrificiel montre là un aspect de sa complexité symbolique : ambivalent et polysémique il ne peut se réduire à un seul aspect parce que pris dans un réseau de sens qui fait que les rituels cosmiques répondent aux rituels agraires et aux rituels domestiques ou sociaux, que les symboles humains répondent à des métaphores végétales et animales où l’on est toujours très proche de l’anthropomorphisme. Un exemple illustrera plus clairement ce dernier point : celui des sacrifices de rogations à la pluie.
47Les rites pour obtenir la pluie sont considérés comme exerçant une contrainte sur les puissances surnaturelles ; ils sont à ce titre dangereux car ils risquent d’attirer, en lieu et place de leurs bienfaits, la colère des invisibles que l’on dérange. Par exemple, on expose au soleil un tarbut, catafalque de saint, mais, pour apaiser le courroux du saint qui pourrait en résulter, on égorge aussitôt pour lui une victime animale, souvent génisse ou taureau, noire de préférence, qu’on lui consacre en lui faisant accomplir le ṭawwef de sept tours autour de son sanctuaire. Une partie des sacrifices de rogations sont donc accomplis en complément d’autres rites et pour en atténuer les effets : le saint potentiellement en colère est censé être calmé par l’animal qu’on lui offre afin que sa vindicte soit détournée des membres de la communauté.
48Mais quelquefois des humains sont impliqués dans le processus de négociation avec les puissances surnaturelles. Il arrive qu’une vieille femme serve de victime expiatoire dans les rites de pluie. Comme toute victime « sacrificielle », elle n’est plus vraiment elle-même, elle devient un être de l’entre-deux : elle change de nom et monte à rebours sur un âne ; les enfants la frappent jusqu’à ce qu’elle pleure – et qu’il pleuve ! Autres cas, plus extrêmes, de sacrifices volontaires, attestés par la tradition, ceux de vieillards appartenant à des lignées maraboutiques qui, accomplissant certains rites de pluie, en reçurent une mort attendue dès qu’arriva l’eau du ciel. Où l’on voit donc clairement que, dans l’esprit, et dans l’imaginaire collectif, certains sacrifices animaux sont des formes atténuées de sacrifices humains. D’ailleurs, le sacrifice ibrâhîmien lui-même, dans son récit étiologique, biblique ou coranique, n’est-il pas, explicitement, le sacrifice d’un animal substitué à un humain ?
49Dans les sacrifices à visée thérapeutique, c’est une autre démarche symbolique qui vise à associer l’humain et l’animal. Il ne s’agit plus de substitution de victimes, ni de deuil festif d’une figure humaine mythique, ni même d’une mise en scène rituelle de la « coupure », de l’« agression » humaine sur l’ordre naturel. Il s’agit de projection et de captation – donc de transfert –, puis de disparition.
SACRIFICE THERAPEUTIQUE ET DEUIL DES RESTES
50En Kabylie, le sacrifice thérapeutique par excellence, le plus courant et le plus « efficace », est asfel. Ce substantif est formé sur une base bilitaire pan-berbère F.L. qui recouvre les notions de « dépasser, partir, disparaître ». La forme factitive du nominal amène à traduire asfel par « ce qui fait dépasser, ce qui fait partir, ce qui fait disparaître ». Il indique donc un processus, un changement d’état.
51Le mot désigne à la fois le rite lui-même et la victime sacrificielle. Cette dernière est le plus souvent un animal domestique (pigeon, poule, coq, chevreau) ; mais asfel peut aussi se faire avec des œufs ou des denrées végétales, en cas de maladie « froide », par exemple la stérilité, qui requiert un sacrifice « froid » – par opposition à l’immolation ou sacrifice « chaud » qui fait couler le sang.
52Le transfert du mal vers la victime s’opère par giration au-dessus de la tête du malade ou/et par spiration du malade vers la victime, le souffle de préférence projeté dans la gueule ou le bec de l’animal. L’une des formules de la giration est la suivante : « Que ton mal parte, qu’il franchisse l’autre côté !/Que ta barque soit radoubée ! » et l’une de celles que la spécialiste, thérapeute ou sage-femme, prononce pour la spiration : « Je t’enlève mal et maladie/Je t’enlève tout ce qui nuit » (Genevois, 1964).
53La victime, le « bouc émissaire » pourrait-on dire, chargée de toutes les influences négatives et des conséquences néfastes (« mal et maladie ») est immolée bismillâh, « au nom de Dieu ». Même si la pratique est très visiblement hétérodoxe, elle est ramenée dans la légitimité religieuse : il n’est pas rare, par exemple, que les formules de giration soient faites di lecnaya n ennebi, « par l’intercession du Prophète », et toute l’opération rituelle se déroule, en général, sous la formule d’ouverture classique : acudu bi-llâh ar-raḥmân ar-raḥîm, « Je me réfugie en Dieu, le Clément, le Miséricordieux ».
54Au cours du sacrifice, il est important que le sang coule sur l’endroit malade ou y soit appliqué par onction ; de même qu’il est recommandé, si l’on a immolé un volatile, d’appliquer ses entrailles en cataplasme, voire les deux moitiés de l’animal, fendu longitudinalement. L’expulsion et le transfert sont ainsi plus parfaitement accomplis, au moment même où la vie s’échappe de la bête, la dynamique de captation et de passage s’effectuant à chaud, au centre palpitant du corps immolé.
55Mais l’opération ne s’arrête pas là, la phase qui suit l’expulsion-transfert et le sacrifice revêt une importance encore plus grande dans l’efficacité présumée du soin et elle est codifiée de façon minutieuse. Elle concerne les restes de la victime. Ces restes – la dépouille – représentent l’ancien être du malade, l’être malade dont il s’est dépouillé et dont il doit faire son deuil. Une partie de lui-même est morte dans cette manipulation rituelle et il est nécessaire de faire subir à ces restes – restes de la victime sacrificielle adéquats aux restes d’un ancien être malade – un traitement cadavérique, une seconde mise à mort symbolique, une élimination définitive.
56Plusieurs méthodes peuvent être employées, parfois cumulativement : cuisson, très épicée, suivie de manducation par le malade lui-même ainsi que les hommes et les vieilles femmes de sa famille6 ; lavage soigneux ou destruction de tous les ustensiles ayant servi à cette cuisine ; enfin et surtout inhumation des restes de la victime (soit tout l’animal, soit la carcasse, les plumes, etc., s’il a été mangé) dans la terre à des endroits très spécifiques.
57Ces lieux d’inhumation ont pour trait commun d’être des non-lieux, des lieux de disparition maximum, des lieux de néant : la tombe d’un étranger auquel on ne rend pas de culte, la croisée des chemins, lieu indéfini où l’on ne fait que passer, les limites des champs, frontière n’appartenant à aucun des deux propriétaires, les décharges publiques, le pied d’arbres frappés par la foudre. Ils peuvent être enterrés enroulés dans un vêtement de corps appartenant au malade, qui leur sert de « linceul ». Ecoutons ce que dit une matronne (qibla) en enterrant ces restes : « J’enterre ta maladie, ce qui te rendait malade, ce qui te faisait souffrir ; ce que j’enterre ce sont les infirmités, le mal et la douleur ; ce que je te rends, c’est la santé » (Genevois, 1964, 78)
58Suivent des purifications, comme après une période de deuil. Le malade fait des ablutions pour régénérer l’extérieur de son corps, pour marquer sa renaissance à un état meilleur. Eventuellement il y ajoute des fumigations avec des produits magiques, comme le benjoin (jawi), ou amers, comme le laurier, le goudron, ou rituels, comme la « bouse » de l’cayd, afin que l’intérieur de son corps se renouvelle aussi. La spécialiste qui a présidé au rite doit enfin se purifier. Tous les ustensiles qui servent à ces dernières opérations doivent être eux-mêmes lavés soigneusement, ou abandonnés.
59Ce deuil des restes, pour lequel le rite kabyle opère un raccourci de quelques heures, est connu en médecine dite universelle et en psychothérapie moderne. Il prend en général beaucoup plus de temps et ne s’effectue pas forcément par des rituels sociaux aussi codifiés mais reste néanmoins indispensable à la guérison, à la sortie de crise des individus ayant connu un épisode morbide.
60Sur un plan collectif, asfel est clairement perçu en Kabylie comme une action servant à proposer une victime expiatoire. Des expressions telles que « ils l’ont sacrifié en guise d’asfel », se disent de celui qui concentre tous les malheurs d’une famille, de celui « qui se “sacrifie” en demandant la mort (à Dieu ou aux gardiens icessasen) afin que se réalise un vœu dans la famille : naissance d’un garçon, par exemple » (Abrous, 1989, 962).
SACRIFICE ET DEUIL DE LA FEMINITE
61Le sacrifice dit asfel présente une caractéristique originale : la victime peut être égorgée par une femme. En Kabylie on dit : ayen tezla temettut yemmurdhes, « ce que femme égorge n’est pas immolé licitement », mais cette assertion souffre quelques exceptions : si une femme se trouve dans l’absolue nécessité d’égorger pour se procurer de la viande ou si elle est qibla et procède à une immolation de victime dont la chair ne sera pas consommée7.
62Sinon, la division générique du travail rituel donne aux hommes seuls le droit de faire couler le sang, comme dans la plupart des cultures. Les anthropologues et les psychanalystes ont analysé cet « interdit » pour les femmes en relation avec leur faculté biologique à produire le sang menstruel : « Le sang du sacrifice est l’équivalent du sang menstruel, il est à l’homme ce que le sang menstruel est à la femme » (Scubla, 1985, 365). Mais le même auteur, étendant et discutant la notion de « désir mimétique » de R. Girard, elle-même rapportée à une théorie du sacrifice, va plus loin et avance que le sang du sacrifice est la réécriture du sang menstruel – expression de la violence (Girard) mais surtout de la procréation – dans la culture. Le sacrifice serait donc en partie l’expression de la jalousie de l’homme, du père, non pas par rapport à l’enfant, qu’il « met à mort » symboliquement en effet, notamment dans les cultures où subsiste une phase initiatique des enfants, mais de la femme dont il envie le pouvoir d’avoir des enfants. « C’est la symbiose mère-enfant qui le tourmente » (Scubla, 1985, 363). Ces quelques réflexions ont fait écho pour moi à la version kabyle du sacrifice d’Abraham (Ibrâhîm), telle qu’elle est donnée dans un poème ancien, très connu : taqsit n Sidna Braham (Mammeri, 1980, 272-357). La version est fidèle au modèle biblique et coranique et c’est bien l’enfant que le père est en passe de sacrifier. Mais il semble, d’après certains éléments du texte – révélateurs de l’imaginaire, mais surtout avancerai-je, de l’inconscient culturel collectif – qu’il tue aussi en lui-même le féminin, le féminin procréateur, et qu’il fasse par mimétisme, en échange de ce renoncement, couler le sang. Ibrâhîm apparaît, dans ce texte, comme une figure masculine du deuil de la féminité.
63Ibrâhîm est averti par un songe qu’il doit égorger son fils et la première personne à qui il le raconte, dès son réveil, est son épouse : il se précipite donc dans l’univers féminin, celui de la maternité, pour donner sens au rêve. Le premier geste qu’il fait ensuite est d’acheter une robe, taqen durt (mot et vêtement féminins) pour son fils et d’aller le laver, geste maternant. Lorsqu’il est sur le chemin du sacrifice, il s’arrête et le prend sur ses genoux (deg rebbi-s, « dans son giron », comme le ferait une mère) et il pleure (comme une femme). Le poète nous dit que « son foie (tasa) tressaillit » ; or le foie est l’organe du sentiment, particulièrement de l’émotivité féminine. Ibrâhîm développe donc une série d’attitudes purement féminines qui concordent mal avec son âge et son rôle de père. Ce sont, dans le poème, sa femme et son fils qui se montrent rigoureux, déterminés, masculins. Ismâcîl dit même à son père, de façon en apparence inexplicable : Yurek ddbiha/ammar tizl’ ad ak tekhse, « Prends garde/Que ton égorgement ne soit pas licite », comme si l’enfant dénonçait chez son père ce féminin qu’il ressent et qui ferait de lui un sacrificateur illicite. Enfin et surtout, il dit à ce père passif, inattentif, fragilisé, féminin : Jmaa ledyab ik urek/ulay ef ak-k n egge, « Retrousse ton vêtement pour ne point le salir [de sang] », image qui évoque irrésistiblement le sang menstruel répandu sur la partie basse du vêtement. Image d’autant plus présente que l’enfant ajoute que cela rendrait « illicite la prière » (amar a-k terdel tẓallit), comme les menstrues rendent celle des femmes irrecevable ! Pour donner plus de force encore à ce sens implicite et presque affleurant, la conclusion du poème renvoie à la maternité dans une formule qui, bien que coranique, est très peu usitée, que ce soit dans le langage ordinaire ou dans celui de la littérature orale : « Dieu Unique que nulle mère n’a élevé (ur t ebba yemmas) ». Vénération, regret, révélation : le Seul qui ne soit pas tributaire d’une femme génitrice est Dieu. L’homme, lui est fils de mère et ne sera pas mère : cela justifie bien le sacrifice d’un fils. Mais Dieu « que nulle mère n’a élevé » le transforma en simulacre.
64Ces quelques réflexions sur certains aspects du système sacrificiel traditionnel en Kabylie soulignent l’importance du sacrifice, son omniprésence, tant dans la pratique que dans l’imaginaire. Le pacte de sang, les enjeux de négociation avec le divin – et le sacré en général –, révèlent une société qui vivait rituellement dans le temps de l’alliance. Alliance avec Dieu, alliance avec la nature, alliance entre les humains. Ces rites se sont affaiblis dans la modernité des dernières décennies, bien qu’inégalement, laissant dans leur absence la béance du temps et des ruptures non suturées. Aucun ordre laïque solide, aucune pratique nouvelle de la religiosité ne sont venus se substituer à l’ordre rituel ancien avec assez de force pour que les systèmes de symboles et la reconnaissance communautaire de soi à soi puissent se perpétuer. Des lambeaux du système sacrificiel subsistent, dont le très vif sacrifice ibrâhîmien que nul Kabyle, nul Algérien, nul Maghrébin, nul musulman ne pourrait considérer à la légère, fût-il citadin, fût-il moderne, individualiste, universaliste, voire agnostique. Mais, comme nous l’avons vu, ce sacrifice de l’cayd fait partie de ces rites perpétrés « à froid » : il est impératif et non fonctionnel, il n’advient pas, il survient, attendu, préparé, sans nécessité autre que sa seule logique calendaire. Certes, il rythme le cours de l’année, certes il régule quelques tensions identitaires, mais il ne peut en aucun cas répondre à la forte demande de ciment social symbolique que ces sociétés formulent y compris jusque dans leurs conflits sanglants.
65Il est évident que le système sacrificiel intégré dont nous avons examiné quelques aspects fait partie d’un passé révolu à jamais dont nulle nostalgie ne pourrait justifier une quelconque réactivation, même partielle. Mais quelles figures sacrificielles la communauté algérienne devra-t-elle inventer pour franchir les étapes d’une culture nouvelle ? La figure historique du Shahid de la guerre de Libération n’y aura pas suffi. Faut-il penser que les victimes expiatoires qui tombent tous les jours depuis quelques années maintenant au seuil d’une ère nouvelle ont quelque chose à voir avec ces gestes inauguraux, ces sacrifices des prémices, ces victimes de substitution, ces répliques volontaires d’une agression contre la nature, ces mises en scène d’une relation coupable et soumise envers le divin, cette exigence de purification, de transfert d’un mal qui ronge et qu’il faut expulser ?
Notes de bas de page
1 Au sens où Hubert et Mauss parlaient de « systèmes naturels de rites » dans leur « Essai sur la nature et la fonction du sacrifice » (1968).
2 Ce dernier sacrifice, est accompli à l’automne, moment de la « porte de l’année », tebburt useggwas.
3 « Le mouton n’oublie pas le bien qu’on lui fait », dit un proverbe kabyle.
4 Sa nourriture doit être pure, si possible, dit-on en Kabylie, composée d’aliments verts, considérés comme bénéfiques.
5 De même, la première coupe de cheveux d’un garçon se faisait traditionnellement en Kabylie à Yennayer, moment de passage, de deuil et de sacrifice, comme nous le verrons plus bas.
6 Jamais par les jeunes filles en âge de se marier ou les femmes fragilisées ou stériles, tout comme pour les rites funéraires.
7 À ces deux cas s’ajoutent des privilèges, d’ailleurs contestés, pour les veuves du village de Taourirt et pour les mères de jumeaux garçons ou de sept garçons successifs.
Auteur
Marie Virolle, chargée de recherche au CNRS, UPR 414 du CNRS « Langues et littératures orales arabo-berbères » et GDR 1565 du CNRS « Cultures musulmanes et pratiques identitaires ».
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Sacrifices en Islam
Espaces et temps d’un rituel
Pierre Bonte, Anne-Marie Brisebarre et Altan Gokalp (dir.)
1999
Norbert Elias et l’anthropologie
« Nous sommes tous si étranges... »
Sophie Chevalier et Jean-Marie Privat (dir.)
2004