Une société de la communication est plus qu’une société de l’information
p. 157-164
Note de l’éditeur
Reprise1 du no 38 de la revue Hermès, Les sciences de l’information et de la communication, 2004.
Texte intégral
1En cinquante ans, tout ou presque a changé dans la communication. Les techniques d’abord, avec le triomphe successif du téléphone, de la radio, de la télévision, de l’ordinateur et de l’Internet. L’économie ensuite avec l’expansion des industries culturelles et de la communication, devenues progressivement mondiales, et où se mêlent les logiques des tuyaux et du contenu. La société enfin où l’explosion de la liberté individuelle et la transformation des rapports sociaux, comme la multiplication des déplacements ont substantiellement modifié les relations entre des individus, les sociétés, et les cultures. Les volumes d’informations et de connaissances ont également considérablement augmenté, ainsi que les capacités de diffusions et d’interactions.
2Et même si les inégalités sociales et culturelles sont devenues plus visibles, et parfois se renforcent nettement entre le Nord et le Sud, il est certain que le domaine de l’information et de la communication est un de ceux où les mutations et les aspirations ont le plus évolué dans ce dernier demi-siècle. Il suffit de voir aujourd’hui les industries de l’image, de la musique, la mondialisation de l’information, l’essor des industries culturelles et des systèmes d’informations pour s’en convaincre. Au point que le thème de la société de l’information est devenu l’objet d’un sommet mondial en décembre 2003. Du « village global » des années 1960 à « la société en réseau » des années 2000, la communication s’est trouvée au cœur de toutes les mutations, avec à chaque fois ces trois dimensions : la technique, l’économie, la culture.
Sortir de la fascination des outils
3Mais pendant ce demi-siècle d’expansion, la disproportion s’est amplifiée entre les dimensions économiques et techniques de la communication, et la connaissance, la recherche et la formation. Tout a été tellement vite, et avec de tels progrès dans les services offerts, que la demande de connaissances est restée faible. La communication, devenue le symbole de la modernité, ne soulevait pas tellement de questions, même si parallèlement à ces progrès techniques et économiques, on vit progressivement l’incommunication culturelle, la montée des irrédentismes, et parfois des violences. La performance des outils fascinait trop. L’accélération du progrès technique, et des marchés, pendant cinquante ans, a amplifié le divorce entre une révolution qui devait être pensée, et une pensée qui s’en désintéressait. L’essor et l’effondrement de la bulle spéculative d’Internet entre 2000 et 2003 a peut-être été le premier événement facilitant un peu de distance.
4Nous en sommes là. Universitaires et chercheurs, venant d’horizons différents, intéressés et passionnés par ce domaine de connaissance neuf, difficile et interdisciplinaire ont dû beaucoup batailler pour en faire reconnaître l’importance. C’est maintenant chose faite. À peu près. Sans que les autres disciplines plus classiques, et très souvent bouleversées, par l’explosion de la communication n’aient encore tiré les conséquences théoriques, épistémologiques, et méthodologiques de ce renversement de représentation du monde. Car la communication ne se réduit évidemment pas à la performance des outils ni à l’émergence de nouveaux usages et marchés. Elle est d’abord une réalité culturelle et sociale, et concerne la manière dont les hommes et les sociétés entrent en contact les uns avec les autres.
5Dans la « révolution de la communication », les médias et les réseaux ne sont que la partie visible de l’iceberg. L’essentiel est l’ordre culturel et social : la communication renvoie d’abord aux représentations que les hommes et les sociétés se font de leurs identités et de leurs modes de relations. C’est réellement à une révolution communicationnelle auquel nous sommes confrontés depuis un demi-siècle, et dont le monde académique prend enfin conscience. Mais la disproportion reste grande entre l’importance des changements techniques, économiques et sociaux et l’analyse qui en est faite. Pas seulement, comme je l’ai dit, parce que les innovations ont été très nombreuses, rapides et séduisantes en ce demi-siècle, mais aussi, parce que les élites et le monde intellectuel n’y ont pas accordé l’importance nécessaire. Ou plutôt, les uns et les autres furent plus intéressés par les outils, et leurs usages, que par une réflexion d’ensemble sur les rapports entre information, culture, communication, société et politique. Nul doute que les contradictions liées à la mondialisation des industries culturelles et de la communication sera un accélérateur de prise de conscience.
6À Hermès, depuis 15 ans, et avec d’autres, à l’université, au CNRS, et à l’étranger, nous essayons de montrer l’importance pour tous, des enjeux scientifiques culturels et sociaux de ce « communication-turn » qui est en fait la suite du révolution linguistique des années 1960. Sortir de la facilité technique et de ses usages pour entreprendre une réflexion, où la plupart des disciplines des sciences sociales, et beaucoup d’autres également, sont les bienvenues pour analyser la profondeur et l’hétérogénéité des changements en cours. La communication fait partie de ces champs scientifiques et de connaissances, neufs et vastes qui, tout en étant interdisciplinaires, ont besoin des disciplines traditionnelles. Un champ interdisciplinaire ne se construit jamais en soi, comme le montre d’ailleurs l’histoire des sciences.
Dépasser tous les réductionnismes
7Quelle est la question la plus importante du point de vue de la connaissance ? Savoir s’il y aura encore dans quelques années une place pour une approche critique dans le domaine de la communication, entre la performance des techniques et l’essor des marchés.
Une place pour la recherche et la connaissance académique.
Une place pour une formation universitaire non exclusivement professionnelle.
Une place pour une nouvelle discipline, qui tout en étant interdisciplinaire soit à l’origine d’approches et de connaissances scientifiques originales.
8C’est un enjeu essentiel pour éviter une rationalisation et une instrumentalisation complètes de tout ce qui concerne l’information et la communication. Non pas que la rationalisation vienne à bout des innombrables labyrinthes de la communication humaine et sociale, mais qu’elle donne l’illusion d’une solution pratique à une des questions les plus compliquées de l’existence : comment entrer en relation avec autrui ? Arriver à lui dire quelque chose. En être entendu. S’intéresser à ce que lui a aussi à dire. Comprendre. Respecter l’altérité. Les risques d’une technisation de la communication sont d’autant plus sérieux qu’avec la communication, on touche à l’essentiel des rapports humains sociaux et culturels. Et plus l’échelle de la communication s’élargit, avec la mondialisation des techniques, et l’amélioration des performances, plus la tentation d’une rationalisation de la communication s’installe. D’autant que les difficultés inhérentes à toute activité de la communication renforcent cette fuite en avant vers les techniques et les marchés. Comme si tout ce que les hommes n’arrivent pas à faire pour s’écouter, se comprendre, se tolérer, pouvait être plus facilement atteint par l’intermédiaire d’outils de plus en plus sophistiqués.
9En réalité, penser la communication, c’est admettre la nécessité de dépasser deux réductionnismes. Le premier, le plus visible est lié aux techniques et à leurs performances. Le second, à partir des sciences cognitives pense trouver la clé scientifique de la compréhension entre les Hommes. Penser la communication, c’est naturellement s’appuyer sur les sciences cognitives et les techniques, mais c’est aussi reconnaître cette spécificité, qui est d’être au-delà de l’individu une réalité et une expérience indissociable de la culture et de la société. Communiquer, c’est toujours sortir de soi et prendre le risque de l’Autre.
Penser la communication
10Penser la communication, c’est admettre cette pluralité des échelles de connaissance et cette réalité anthropologique : il n’y a pas de communication sans incommunication. Altérité et incommunication restent l’horizon de toute communication. Avec la communication, ses promesses, ses prouesses techniques, et ses limites, ce sont les grandeurs et les difficultés de toute expérience humaine et sociale que l’on retrouve. Mais aussi toutes les apories du projet et de la culture démocratique. La question de l’altérité, qui est l’horizon de toute problématique de la communication, est aussi le défi de toute société démocratique. C’est pourquoi donner une place, à la connaissance, entre technique et économie, est indispensable. La compréhension de la communication entre les hommes et les sociétés passe d’abord par un effort spécifique, scientifique et intellectuel, et pas seulement par la modélisation ou l’usage d’outils.
11La communication est peut-être un des domaines de la connaissance et de la réalité, où l’on voit le plus nettement la nécessité des liens et de la discontinuité entre cognition, outil et expérience. Entre les savoirs et les techniques. Entre l’homme et la société. Entre la culture et la politique. La communication, inséparable de la complexité, requiert la mobilisation de toutes les sciences et connaissances, « anciennes » et « nouvelles ». Elle renvoie toujours finalement à la liberté et à la reconnaissance de l’Autre. C’est pourquoi elle est inséparable de la démocratie.
Notes de bas de page
1 Publié sous le titre « Le moment de la communication - Avant-propos », p. 9.
Auteur
Directeur de l’Institut des sciences de la communication du CNRS (ISCC). Fondateur et directeur de la revue Hermès.
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