Un public actif, un téléspectateur critique
p. 109-132
Note de l’éditeur
Reprise du no 11-12 de la revue Hermès, À la recherche du public. Réception, Télévision, Médias, 19931.
Texte intégral
La réception des « débats-avec participation-du-public »
1La télévision britannique programme de plus en plus souvent des émissions qui ont pour caractéristique commune d’inviter les téléspectateurs à s’impliquer : émissions de libre expression, enquêtes sur la télévision, émissions avec demandes de réaction du public, et enfin ce que nous appelons ici les « débats avec téléspectateurs ». Dans ces différents types d’émissions, les catégories et les degrés d’implication requise du public ne sont jamais tout à fait les mêmes. Toutes, cependant, exigent un public plus actif que celui d’autres genres comme les documentaires, le journal ou la fiction.
2Ce texte aborde quelques-uns des problèmes théoriques soulevés par une étude de réception, portant sur le texte et les lecteurs des « émissions-de-débats-avec-téléspectateurs ». Dans ce genre relativement nouveau, un problème d’actualité ou de société fait l’objet d’un débat entre profanes et experts, avec un présentateur. Experts et profanes sont assis ensemble et chacun peut apporter sa contribution pour peu qu’il réussisse à attirer l’attention du présentateur. Ce dispositif se retrouve dans des émissions telles que Kilroy, The Time, The Place, Donahue, et Oprah Winfrey.
3Cette nouvelle télévision déclenche l’enthousiasme de certains commentateurs qui en attendent une plus grande participation du public, un transfert de pouvoir d’un média paternaliste en direction d’un téléspectateur désormais conçu comme « actif »2. Des critiques plus cyniques interprètent ce genre nouveau comme une recette supplémentaire pour attirer le public profondément passif d’une télévision de masse.
4Cette étude s’appuie sur une série de discussions de groupe, tenues immédiatement après la diffusion de Kilroy3, qui portaient sur la nature et la forme de l’émission, plutôt que sur le thème des débats. Les participants étaient des résidents ordinaires d’Oxford, des deux sexes, de tous âges et de classes sociales variées, appartenant principalement à la petite bourgeoisie ou à des milieux ouvriers aisés, plus ou moins familiers de cette émission. Les discussions menées visaient à répondre à la question : « Que se passe-t-il quand on parle de télévision ? »
Le spectateur critique
5L’adjectif « critique » renvoie à un comportement informé, distancié ou analytique à l’égard de l’émission, non à une négation ou à un rejet (Liebes et Katz, 1990). La signification psychologique des réactions critiques est triple : elles révèlent le statut et le pouvoir que le spectateur confère au texte, les ressources interprétatives qu’il mobilise, et enfin la relation qu’il établit entre le texte et d’autres formes de connaissance.
6Certains chercheurs présupposent que les téléspectateurs n’ont, vis-à-vis des émissions, aucune réaction critique fondée sur un point de vue informé. Ils se contenteraient d’accepter ou de rejeter l’émission. Ainsi le public peut-il être décrit comme dénué de capacités intellectuelles, incapable de discrimination, dupe, vulnérable, etc. Contre cette image du public, proposons quelques observations à propos des réactions du public aux émissions. En premier lieu, face à ces émissions (comme à d’autres), les spectateurs font toutes sortes de commentaires critiques :
7Évaluation de la discussion, portant sur :
la cohérence des arguments
la pertinence des données livrées pour appuyer un argument
la reconnaissance des motivations sous-jacentes aux arguments
la critique du contenu, mettant l’accent sur ce qui aurait pu être dit.
8Reconstruction de l’émission, passant par :
la conscience des biais résultant du processus de production
un commentaire sur les intentions et le style du présentateur
la conscience des contraintes imposées par la forme de l’émission
la compréhension des usages et des effets des émissions.
9Les téléspectateurs sont capables à la fois d’introduire des critères d’évaluation des arguments avancés lors du débat, ce qui implique une référence à d’autres cadres d’interprétation possibles, et de reconnaître le programme en tant que produit plutôt que comme une simple « fenêtre sur le monde ».
10En second lieu, une lecture critique n’est pas nécessairement exclusive d’une implication ou d’une participation, comme on le présuppose souvent. Une description adéquate de la relation du spectateur à l’émission doit être faite sur deux axes. L’un va de la réaction critique à la simple acceptation. L’autre, de l’implication à la distance. Les spectateurs peuvent donc adopter différents styles de relation avec l’émission : acceptation avec implication, acceptation avec distance, critique avec implication, critique avec distance. Ces différentes relations à l’émission, ou stratégies d’interprétation prennent aussi des aspects rhétoriques (Morgan, 1988). Première observation, la plus évidente : les commentaires critiques sont une modalité de présentation de soi*, un moyen de faire impression ; ils supposent une certaine capacité intellectuelle. Comme tels, ils sont socialement désirables. Ils servent aussi à proclamer l’indépendance du sujet vis à vis du pouvoir des médias. De plus, les commentaires critiques sont une forme d’action, car en proposant sa propre interprétation, le spectateur présente aussi l’émission à sa façon, et lui confère, dans ses propres termes, une réalité pour un certain groupe social.
Le concept de genre
11La capacité des spectateurs à entrer dans différents types de relations avec le texte n’est pas sans conséquences pour la notion de « spectateur actif » (Livingstone, 1990), ni sans implications pour le concept de genre. Leur capacité de faire appel à des cadres d’interprétation alternatifs et leur compréhension du programme en tant que produit leur permettent de participer à la négociation du contrat entre texte et lecteur. Quand nous parlons de « genre », nous pensons précisément à ce type de contrat. En d’autres termes, devant un spectateur actif et critique, on ne peut simplement pas définir le genre comme la forme de l’émission. Car s’il y a communication, la signification de cette forme dépend d’abord de la réaction du public.
12La négociation du contrat entre texte et lecteur est un processus qui détermine, par exemple, la structure de base de l’émission, ses thèmes-clef, son degré d’ouverture ou de fermeture, les critères d’évaluation du succès de la communication, et les satisfactions qu’elle peut procurer. Ce processus de négociation devient évident quand le public réagit à un genre nouveau, quand les attentes ne sont pas encore formées, quand d’autres émissions n’ont pas encore forgé le moule, quand les publics eux-mêmes ne sont pas sûrs de ce qu’ils souhaitent de l’émission et qu’ils n’en peuvent prévoir le contenu.
13Le débat-avec-participation-du-public constitue un genre quelque peu instable, à cheval sur deux structures génériques fondamentales : le roman héroïque et le débat ou forum culturel. Soit l’émission Kilroy : à première vue, nous avons affaire à un débat classique : un problème social est posé ; des experts et un public participent, argumentent, souvent avec un affrontement entre deux camps. Kilroy lui-même préside, pour que chacun des deux groupes puisse se faire entendre, et pour garantir une prise de décision en fin d’émission. Tous ceux qui peuvent contribuer au débat sont ainsi rassemblés dans une discussion ordonnée et rationnelle, autour d’un groupe d’experts jouant un rôle central, de sorte que l’on puisse arriver aux conclusions les meilleures et les mieux fondées.
14À l’inverse, quoique d’une façon moins évidente, l’émission relève d’un autre genre, la narration romanesque. À nouveau, nous partons d’un problème social, problème qui affecte directement le public du studio et les habitants du Royaume-Uni. Au lieu de jouer un rôle neutre, extérieur au débat, Kilroy en est le héros. Il entreprend de résoudre ce problème et de restaurer l’ordre social ; à cette fin il entame une quête, en demandant à tous ceux qu’il rencontre sur son chemin de l’aider ou de l’éclairer. Il doit surmonter les obstacles que créent tous ceux qui s’opposent à son but. En fin de compte, nous espérons qu’il réussira et, triomphant, reviendra secourir les victimes de la situation, l’ordre social se trouvant ainsi restauré.
15Les discussions que nous avons étudiées reflètent bien cette instabilité générique. Globalement, le public préfère la version romanesque, bien que la nature du « genre » le laisse toujours indécis. Vis à vis de l’émission en tant que débat culturel, il se montre particulièrement critique, notamment à l’égard de ses parti-pris, de la présentation souvent incomplète du problème posé, de la mauvaise qualité des experts, de l’absence de conclusion claire, et du compromis qu’elle essaie d’atteindre entre une bonne discussion et le divertissement requis par l’institution télévisuelle. Le genre trouve cependant des défenseurs de sa version « débat » : ils insistent alors sur ses bonnes intentions et sur sa capacité à évoquer certains problèmes à l’antenne, plutôt que sur ses mérites effectifs et sur les résultats atteints.
16Qu’ils approuvent l’émission ou non, les téléspectateurs semblent plus enclins à construire le genre comme roman héroïque. Kilroy, auxquels les sondages de la presse populaire ont attribué le titre d’homme le plus séduisant de Grande-Bretagne, se glisse naturellement dans la peau d’un héros. De plus, les spectateurs acceptent d’occuper la position de sujets que leur assigne le genre : ils reconnaissent comme leur l’univers des problèmes sociaux représentés à l’écran.
17La lecture romanesque introduit un élément essentiel : une perspective qui célèbre l’individu ordinaire et l’authenticité de l’expérience personnelle directe. Cette perspective s’oppose à celle d’un autre genre, le débat, où sont célébrés les principes abstraits de vérité, de rationalité et de justice. Par exemple, la fréquente absence d’une solution commune au problème posé n’est pas gênante dans la lecture romanesque, car les téléspectateurs ne célèbrent pas seulement la quête héroïque et intrépide d’une solution consensuelle, mais reconnaissent aussi la validité des solutions individuelles auxquelles aboutissent les membres du public qui racontent leur histoire.
18C’est principalement la relation entre profanes et experts dans l’enceinte du studio qui permet de réaliser cette célébration de l’individu ordinaire, à la fois dans le texte de l’émission et dans les discussions des téléspectateurs. Cette relation permet aux spectateurs de construire leur propre évaluation de la validité des différents savoirs. En d’autres termes, le processus de construction et de mise en œuvre du genre/contrat entre texte et lecteur permet à celui-ci d’élaborer une épistémologie* spécifique.
Épistémologie
19L’émission compte deux types de participants : les experts et les profanes. Les uns et les autres sont directement concernés par le sujet discuté, mais ils ne savent pas les mêmes choses et n’ont pas le même type d’accès au savoir. Ils font aussi appel à différentes « épistémologies », à différentes façons de connaître, à différentes règles de discussion, et à différents critères de jugement.
20Les aspects inhabituels ou novateurs de notre genre fonctionnent comme un révélateur des épistémologies implicites à des genres plus traditionnels, tels que les documentaires et les magazines d’information, également consacrés à la mise en représentation des problèmes sociaux. Ces genres traditionnels valorisent l’expert et dévalorisent l’expérience ordinaire, ce que l’on peut traduire dans une série d’oppositions :
21– Savoir profane/Savoir expert
subjectif - objectif
sans fondement - fondé sur des données
émotif - rationnel
singulier - universel
concret - abstrait
22Ces oppositions sont contestées et parfois renversées dans le débat-avec-participation-du-public, qui lui substitue les oppositions suivantes :
23– Savoir profane/Savoir expert
authentique - aliéné
narratif - fragmenté
passionné - froid
pertinent - non-pertinent
profond - superficiel
24Par ses aspects formels, l’émission cherche à mettre en scène cette contestation et ce renversement, les experts sont placés parmi des gens ordinaires ; ceux-ci posent aux experts des questions plus difficiles, plus hostiles, plus exigeantes que de coutume. L’opposition apparaît aussi fortement dans les discussions des téléspectateurs. L’audience rejette la valorisation traditionnelle du savoir, célébrant au contraire l’authenticité liée à l’expérience quotidienne. On comprend alors les préoccupations et les critiques exprimées à propos de la composition du public présent dans le studio. Si le propos de l’émission est de présenter et de célébrer l’expérience ordinaire, la représentativité des téléspectateurs invités est essentielle.
Modèles de communication et cadre de participation
25Ces deux séries d’opposition mettent implicitement en cause la nature du pouvoir résultant du statut d’expert. Du point de vue traditionnel, l’expert dispose à la fois du pouvoir et du savoir. Quand il apparaît à l’écran, son attitude est bienveillante, pédagogique, conforme aux prescriptions originelles de Lord Reith : éduquer, informer et divertir4. Pour le genre étudié, la personne ordinaire n’a pas le pouvoir d’influencer la politique ; mais si l’expert détient le pouvoir, le profane n’est pas sans savoir. Par conséquent, pour peser sur les décisions publiques, les non-experts doivent s’adresser aux experts, leur faire part de leurs problèmes, les persuader de leur authenticité.
26Traditionnellement, le locuteur est un expert et les auditeurs sont des profanes. Dans nos débats, si les profanes sont présents à l’écran, c’est en position de locuteurs. Ils parlent au nom d’un savoir particulier puisque c’est ce savoir qui justifie leur présence. Comme ils peuvent, aussi de leur foyer, rapporter leurs propres expériences aux thèmes en discussion, les téléspectateurs deviennent autant locuteurs qu’auditeurs. Le présentateur est un locuteur, plus précisément au sens où Goffman emploie la notion de parole enchâssée (embedded speaking). Il reprend en effet les énoncés des profanes, aide ceux-ci à bien articuler leurs positions, lance un défi aux experts les sommant de répondre, ou, tout au moins, d’être attentifs.
27Tous ceux qui parlent durant l’émission agissent comme s’ils s’adressaient uniquement à la population du studio ; selon les termes de Goffman, les « auditeurs ratifiés ». Notons cependant que les téléspectateurs à domicile sont ratifiés même s’ils ne sont pas les destinataires directs du discours, et que certains d’entre eux, ceux qui regardent en faisant semblant de ne pas regarder, ou ceux qui regardent d’un œil en attendant l’émission qui suit, deviennent des auditeurs occasionnels.
28La notion de cadre de participation, que Goffman élabore dans son livre Forms of Talk (1981) rejette à juste titre le modèle de communication traditionnel locuteur-auditeur : la communication quotidienne est souvent trop complexe, trop dynamique et trop ambiguë pour se découper aisément en ces catégories. Notre étude des débats-avec-participation-du-public le montre clairement. Pour Goffman, le modèle traditionnel du locuteur et de l’auditeur est fondé sur une dyade : deux individus sont pleinement impliqués dans l’interaction ; aucun autre n’est présent ; chacune des deux parties à tour de rôle s’exprime ou écoute attentivement l’autre. Goffman soutient que ces concepts de locuteur et d’auditeur, venus du langage ordinaire, sont à la fois trop grossiers et trop restrictifs pour fournir une analyse de la communication quotidienne, non seulement parce qu’ils mettent en valeur l’aspect auditif plutôt que visuel de la communication, mais aussi parce qu’ils partent de catégories trop globales.
29Goffman replace l’auditeur dans un cadre de participation : dans une discussion, un auditeur a une position communicative – il écoute ce que dit le locuteur – et une position sociale, un statut officiel comme participant agréé. Cependant, « un participant ratifié peut ne pas écouter et quelqu’un qui écoute peut ne pas être un participant ratifié »5. Les deux positions de l’auditeur doivent donc être distinguées, car chacune met en jeu un rôle communicationnel et des responsabilités différentes. Par exemple, un auditeur non ratifié doit manifester qu’il n’a pas l’intention d’écouter la conversation, et « jouer le désintérêt », ou l’indiscret qui épie une conversation doit déclarer son statut d’auditeur non ratifié lorsqu’il rapporte la conversation à des tiers, alors que le participant auquel on s’adresse doit être particulièrement attentif envers le locuteur.
30Dépasser cette dyade traditionnelle permet d’ouvrir des possibilités nouvelles à l’analyse de la conversation. Ainsi, une conversation subordonnée peut se mêler à la conversation dominante, et les participants qui ne sont ni les auditeurs directs, ni des auditeurs ratifiés, ont des possibilités variées : jeux secondaires (entre des participants ratifiés), jeux croisés (entre des participants ratifiés et non ratifiés), et jeux latéraux (entre participants non-ratifiés). Ces communications subordonnées sont toutes relativement publiques, mais elles peuvent aussi être masquées, comme dans la collusion (possible dans ces trois cas) ou l’insinuation (qui, en apparence, s’adresse directement à une personne mais en vise en fait une autre).
31De façon similaire, le concept de locuteur est, lui aussi, une catégorie fourre-tout du langage ordinaire. Là où, trop souvent on n’en voit qu’une seule, Goffman identifie trois dimensions du locuteur. La plus fondamentale, celle qui constitue le pivot physique de la communication, est celle de l’animateur qui produit les sons de la parole. Mais celui qui « anime » ainsi une parole donnée n’en est pas nécessairement l’auteur, l’auteur étant celui qui a sélectionné les mots prononcés, celui qui s’exprime à travers eux. Enfin, animateur et auteur sont à distinguer d’un troisième intervenant, le responsable, celui dont la position dans l’interaction est établie par les mots prononcés, celui aussi dont l’identité sociale garantit l’autorité de ces mêmes mots prononcés.
32Au cours d’un échange donné, tout locuteur pourra ainsi « changer de casquette », et tout en restant le même animateur et le même auteur, il pourra devenir le responsable d’un nouveau rôle dont dépendront ses paroles. Il sera également en mesure de citer une autre personne (séparant ainsi les positions d’animateur et d’auteur). Il pourra enfin soutenir une thèse au nom d’un tiers, séparant ainsi animateur et auteur d’une part, responsable de l’autre... « Pour dégager le dispositif de production d’un énoncé, il faut simultanément tenir compte de ces trois notions d’animateur, d’auteur et de responsable6 ». Goffman soutient que les situations de communication établissent un cadre de participation, qui situe les divers participants de l’interaction les uns vis-à-vis des autres en fonction des liens qu’ils ont entre eux, de leurs droits et de leurs responsabilités communicationnels. Il part de la thèse que « les participants d’une conversation changent sans cesse de position7 ». Nos présupposés sur le locuteur et l’auditeur dans une conversation doivent donc être radicalement repensés, car ils nous viennent de la référence à la dyade comme forme paradigmatique de la communication.
33Nous soutenons que les spectateurs construisent un cadre de participation particulier, que la notion de genre implique un processus de négociation essentiel dans l’établissement de la relation entre le texte et le lecteur, que cette négociation permet enfin l’établissement d’une épistémologie particulière qui structure la compréhension du présent, la prise en compte du passé et la nature des attentes. En refusant de voir ces émissions comme des débats classiques, les spectateurs rejettent aussi un cadre de participation qui les rendrait plus passifs encore que le public du studio ; un cadre où leurs droits et leurs responsabilités sont très inférieurs à ceux des experts, des intervenants ou du présentateur. Ils rejettent aussi le droit des experts à une communication privilégiée avec les décideurs politiques ; les experts deviennent alors de simples médiateurs entre décideurs et profanes, plutôt que les sources d’une information autorisée.
34Le cadre de participation qui découle de la lecture romanesque place donc le public à l’avant-scène. Les médias ne sont plus tant des intermédiaires entre producteurs et public qu’entre les membres du public eux-mêmes. De ce point de vue, les gens ordinaires deviennent des protagonistes majeurs, personnifiés par le personnage sympathique du présentateur-héros qui plaide leur cause. Les gens ordinaires sont également présents au foyer comme spectateurs de l’émission, le public du studio les représente, parlant pour eux. Il reste alors à l’expert l’emploi du « méchant ». Mais ce « méchant » peut se racheter s’il écoute et se laisse persuader.
35Dans ces débats, le public du studio est fréquemment encouragé par le présentateur (et sans doute par des méthodes de sélection, qui nous sont dissimulées) à « raconter sa propre histoire » ; ce public devient ainsi le locuteur « naturel », à la fois animateur, auteur et responsable. Il tient son pouvoir de l’authenticité de ses propos. Par ailleurs, les experts parient au nom d’autres experts. Ils sont réduits à la position de porte-parole, d’animateur, contraints à être celui qui parle au nom d’un autre (lui-même auteur et responsable), ou, de façon plus vague encore, défend « le savoir » ou la « profession ». Leur parole perd ainsi son authenticité, comme celle de tel membre du public qui ne relaterait pas son expérience directe mais parlerait au nom du « grand public ». Participant privilégié à l’échange, le présentateur peut lui parler au nom du grand public, mais peut cependant le faire de façon personnalisée, au nom d’individus imaginaires mais plausibles qui demandent à être défendus. Poussés à parler pour d’autres tandis que le public est incité à parler en son nom, les experts ont peu de chance de construire sur le petit écran un personnage authentique et donc crédible. À beaucoup d’autres égards, dans ce type d’émission, l’authenticité sera la pierre de touche d’une communication réussie.
36Prenons, par exemple, l’agencement de la discussion. À l’inverse d’un documentaire, un débat-avec-participation-du-public ne peut être le lieu d’une recherche de preuves et ne peut développer un argument selon les règles et les rigueurs du débat traditionnel ; sa force tient dans le récit révélateur d’expériences personnelles. La crédibilité de la source venant ici avant la valeur du message, l’authenticité du locuteur constitue la garantie ou le fondement de toute position (Toulmin, 1958). En d’autres termes, les conventions qui donnent crédit aux positions soutenues varient selon les genres. Le documentaire nous fait visiter un laboratoire scientifique où tel argument est prouvé sous nos yeux, nous montre la misère dans laquelle vit réellement un témoin, parle aux membres de la famille impliqués dans un litige. Le débat classique permet de suivre pas à pas une discussion complexe, opposant différents points de vue, répondant par avance à des réfutations, révélant la logique d’un argument. Le feuilleton télévisé dispose du temps nécessaire pour donner un tour réaliste à ses prises de position, dont il développera les implications par une dramatisation de la vie quotidienne. Le débat-avec-participation-du-public ne peut rien faire de tout cela. La preuve ne compte que lorsqu’elle peut être produite dans le studio ; les arguments ne sont plausibles que s’ils sont brefs et simples car les échanges sont précipités ou interrompus ; enfin les conséquences personnelles ne s’appréhendent que dans l’émotion avec laquelle les intéressés divulguent leur univers privé.
37Un argument ou une prise de position ne peuvent donc être fondés avec succès que sur la spontanéité, le dévoilement de soi et l’expérience directe. Le genre ne fonctionne que s’il y a présentation « naturelle » d’une source crédible. C’est pourquoi l’animateur, l’auteur et le responsable doivent coïncider. Si une mère parle de la maladie de son fils, elle doit révéler ses propres souffrances (causées par cette maladie). Si l’on fait appel à la veuve d’un conducteur ivre, elle devient alors la victime pour les besoins de l’émission (ainsi le responsable peut-il, malgré tout, être présent). Si une femme doit discuter de ses problèmes conjugaux, il vaut mieux que le mari soit présent : nous serons alors les témoins directs de leur désaccord, car elle ne peut relater le point de vue de son mari sans séparer animateur d’une part, auteur et responsable d’autre part.
38Les mêmes attentes (les mêmes codes génériques) s’appliquent à l’expert, mais celui-ci ne peut pas en jouer aussi facilement. Car, alors que les membres du public sont choisis avant l’émission en fonction de leur pouvoir de conviction dans l’art du dévoilement personnel spontané, les experts participent en tant que représentants d’institutions ou de positions (et ils sont étiquetés comme tels). Le locuteur individuel est donc séparé du responsable (c’est-à-dire du rôle défendu, qui se trouve ici socialement reconstruit). Ce rôle peut être impersonnel (une institution, etc.) ou personnel (tel médecin mis en cause par un membre du public et que son collègue en studio doit défendre sans le connaître). L’animateur peut également être dissocié de l’auteur si la fonction de l’expert est de présenter les conclusions d’un rapport ou d’un débat gouvernemental, ou de reprendre les recommandations d’une autorité plus élevée.
39La formation de l’expert le rend habituellement capable de défendre une position avec précision, de la développer, d’apporter des preuves, de répondre à des réfutations, de nuancer s’il le faut un argument ou une preuve. Dans le genre qui nous concerne, il court à l’échec. L’expert donne l’image d’un personnage fragmenté, froid, inauthentique, car le locuteur qu’il est, est écartelé entre différents rôles et, de surcroît, éloigné des formes traditionnelles de la discussion. Sa planche de salut est d’adopter le style personnalisé du public, et de raconter sa propre expérience pour défendre sa position. Comme de Certeau (1980) l’a noté, l’expert-savant s’oppose nécessairement à l’expert-communicateur ou vulgarisateur, car les deux domaines de savoir diffèrent absolument. Par conséquent, les spécialistes qui doivent s’adresser à un public de non-spécialistes perdent inévitablement une part de leur savoir. Le savoir profane devient le seul qui puisse être transmis convenablement.
40Pour poursuivre cette analyse, nous devons nous situer au-delà de Goffman qui, dans sa description du cadre de participation, met l’accent sur les seuls participants physiquement présents dans l’interaction. Nous soutenons que des participants imaginaires jouent également un rôle crucial dans le processus de communication. Pour nous, ces participants imaginaires sont aussi inclus dans le cadre de participation, quelle que soit sa construction. Ainsi, dans le débat-avec-participation-du-public, nous faisons figurer les téléspectateurs dans leurs foyers, le public dans le studio, les experts et le présentateur. Notons pourtant que le présentateur se soucie toujours des réactions des professionnels des médias : ses collègues et ses supérieurs. Les experts, eux, sachant qu’ils sont conduits à outrepasser les limites de leur savoir en répondant à des questions naïves dans un cadre public inhabituel, se soucient du jugement de leurs collègues. Quant au public du studio, il veut communiquer à la fois au nom et en direction d’une représentation idéalisée du « public ». Il parle aussi au nom des groupes spécifiques mis en cause par le thème abordé (les victimes de conducteurs en état d’ivresse, les pauvres, les couples en instance de divorce, etc.).
41Avec leurs droits, leurs responsabilités, leurs voix reconnues ou méconnues, ces groupes font aussi partie, à leur façon, du cadre de communication. L’image d’un groupe d’amis à l’écoute de l’émission peut peser sur l’intervention d’un participant ; celle de la misère de certains groupes de spectateurs comme le sens du devoir à l’égard des nécessiteux peut contribuer à expliquer la véhémence d’un politicien. On trouvera sans difficultés bien d’autres exemples.
42La modification du cadre de participation affecte la nature des échanges communicatifs en affectant les droits des participants mis en scène, en leur donnant la responsabilité d’agir de telle ou telle façon, en fonction d’un ensemble spécifique de critères évaluatifs. Elle affecte aussi l’ensemble des gratifications que l’on peut tirer de l’émission, et, en dernière instance, la nature du processus social dont l’émission fait partie. Pour conclure, avançons que la réception de telles émissions n’est pas limitée au seul moment de l’écoute. L’élaboration d’une relation particulière entre texte et lecteur, entre spectateur et émission/genre, a des conséquences individuelles sur la construction de soi ou la validation de l’expérience personnelle. Elle a aussi des conséquences sociales, quant au rôle de l’individu dans la formation de l’opinion et des politiques. Politiquement et socialement, l’étude de la réception débouche donc sur celle de la notion de participation.
Bibliographie
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Références bibliographiques
Certeau (de), M., L’invention du quotidien. Tome 1, Arts de faire, Paris, UGE, 1980.
Goffman, E., Façons de parler, Paris, Minuit, 1981.
Liebes, T., and Katz, E., The export of meaning, Oxford, Oxford University Press, 1990.
Livingstone, S. M., Making sense of television : the psychology of audience interprétation, Oxford, Pergamon, 1990.
10.4135/9781412984287 :Morgan, D.L., Focus Groups as qualitative Research, Newbury Park, Cal., Sage, 1988.
10.1017/CBO9780511840005 :Toulmin, S., The uses of argument, New York, Cambridge University Press, 1958.
Notes de bas de page
1 « The active audience, the critical viewer », Traduit de l’anglais par Jérôme Bourdon.
2 Scannell, P., « The merely sociable », Presented at ESRC/PICT Workshop on domestic consumption and information and communication Technologies, Brunei, May, 1990.
3 Kilroy : émission britannique hebdomadaire de talk show, programmée par la BBC de 1986 à 2004, qui porte le nom de son présentateur (actuellement député travailliste européen) Robert Kilroy-Silk.
4 John Reith, directeur général de la BBC (avant-guerre) incarne, dans la tradition de l’audiovisuel britannique, les idéaux de service public. (N. d. T.)
5 Goffman, op. cit., 1981, p. 132.
6 Ibid, p. 145.
7 Ibid, p. 128.
Auteurs
Professeur de psychologie sociale au département Media et Communication de la London School of Economics, elle a écrit de nombreux ouvrages et articles sur les publics, les usages et les effets des médias.
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