Conclusion. La nostalgie du dialogue
p. 249-251
Texte intégral
1Si l’on admet que l’état de la censure et de l’autorégulation d’une époque influe sur la qualité des œuvres, l’histoire d’Hollywood nous livre plusieurs enseignements :
- Échec des théories évolutionnistes : La succession des dispositifs d’autorégulation ne reflète pas un affinement des instruments de contrôle qui aurait accompagné la maturation du médium. Notre travail montre au contraire que l’autorégulation ne procède pas d’un modèle unique, mais d’une configuration complexe d’acteurs, de ressources critiques et de moyens technologiques. Les contraintes se déplacent mais ne disparaissent pas.
- Instabilité chronique des dispositifs : Un système d’autorégulation, aussi sophistiqué soit-il, ne suffit pas à englober toutes les problématiques d’acceptabilité. À chaque époque, il existe un aspect que le dispositif a ignoré : la montée du glamour dans la période 1915-1934, le Maccarthysme et l’irruption du cinéma adulte de 1934 à 1968, la question des groupes de pression et les risques liés à la copie privée de films de 1968 à nos jours.
- Vie et mort de l’interprétation : La cotation de la MPAA ne favorise pas le dialogue entre producteurs et symbiotes. Tandis que Breen et Selznick discutaient de points précis du script ou des décors de Gone With the Wind, les objections de la CARA demeurent vagues et ne conduisent jamais à des recommandations d’écriture ou de mise en scène. Tandis que le Code de Production nécessitait un dialogue constant sur l’interprétation des films, le système actuel revient aux seuls contenus : la cote est désormais accompagnée de descripteurs indiquant des niveaux de violence, de nudité et de langage cru. L’idée que ces niveaux ont un sens fait désormais figure d’évidence.
2La MPAA se prive donc de toute possibilité de dialogue constructif entre producteurs et parents sur l’interprétation des films. Un membre de la CARA n’est pas payé pour exprimer sa lecture personnelle d’une scène, mais pour imaginer ce qu’en dirait un parent ordinaire. Cette ventriloquie se paie par un appauvrissement considérable du débat.
3Seule compte désormais l’acceptabilité de catégories de films. Les projets sénatoriaux que nous avons étudiés portent sur le classement « R », comme si la catégorie d’œuvres constituée par cotation était homogène. La classification n’est plus vue comme une épreuve, comme un acte problématique.
4L’on assiste donc à un double éloignement du cinéma en tant qu’expérience individuelle. La première réduction survient lorsqu’on agrège les jugements particuliers en un seul verdict : la cote. La seconde intervient lorsque cette cote sert à son tour d’instrument d’appréciation : lorsqu’un vidéo-club refuse de référencer tous les films « NC-17 » ou lorsqu’un sénateur propose des mesures pour toutes les œuvres « R ».
5Dès lors que la cote est l’enjeu, mais aussi le seul instrument de discussion avec les cinéastes, se tarit l’extraordinaire source d’enrichissement du langage cinématographique que peut constituer la contrainte d’acceptabilité. Nul besoin, dans ce contexte, de l’» adroite indirection » dont usaient les scénaristes et réalisateurs des années 1930-1960.
6De là provient peut-être l’appauvrissement des dialogues dans les films américains actuels. Ce ne serait pas la profusion des effets spéciaux ou le ciblage des adolescents qui stériliserait les scénarios, mais bien l’encombrante présence d’une autorégulation rendue aphone par ses verdicts surcodés et par la dénégation de son rôle censorial.
7Il faudrait concevoir, ne serait-ce qu’à titre d’hypothèse, des dispositifs de protection de la jeunesse qui n’engendrent pas les maux du système actuel. Comment lutter contre l’autoréférence des cotations ? Comment saper le pouvoir des intermédiaires ? On ne saurait ressusciter, par un prodige à la Spielberg, les tyrannosaures du temps du Code, mais d’autres manières de renouer le dialogue sont imaginables.
8Pourquoi ne pas remplacer la CARA par un système de tirage au sort, tel que les États-Unis le pratiquent pour la constitution des jurys populaires ou l’attribution de la Carte Verte ? Pour chaque film, le studio désireux d’obtenir un visa de la MPAA devrait accueillir et rémunérer quelques volontaires tirés au sort à l’échelle nationale, voire internationale. Pas seulement pour visionner le produit fini, mais pour lire le script, suivre le tournage, assister au montage, examiner le matériel promotionnel… bref, incarner la contrainte d’acceptabilité dans la durée, au contact des équipes de production.
9L’évaluation d’un tel jury serait naturellement partielle et partiale, mais ces défauts sont, on l’a vu, constitutifs de toute épreuve. Ce système pousserait le studio à défendre ses choix, à chercher d’autres manières de tourner, de monter, de vendre. La loterie empêcherait surtout la constitution d’un corps de spécialistes dont les décisions deviendraient largement prévisibles. Pas de série homogène de verdicts, pas d’autoréférence.
10Si l’on souhaite briser le pouvoir des intermédiaires et redonner vie au cinéma adulte, rien ne sert de créer de nouvelles catégories. La création du « NC-17 » n’élimine pas les stigmates liés au « X » ; l’étranglement commercial de ces cotes déplace le soupçon sur le « R » ; le « PG-13 » devient une cote de repli face aux critiques du marketing des films « R »… La cotation entretient ce raisonnement par catégories d’œuvres. Pour rendre à chaque projet sa particularité sans revenir au mythe hollywoodien du « film familial », deux pistes méritent d’être explorées :
- la classification communautaire, telle qu’elle se développe actuellement pour le filtrage des sites web : Chacun s’informerait auprès d’une communauté à laquelle il s’identifie. Briser ainsi le monopole de cotation de la CARA empêcherait les intermédiaires de fonder leur politique d’image sur des catégories d’œuvres. L’hypothèse suppose aussi que l’industrie abandonne sa stratégie de fermeté face aux groupes de pression. La nécessité de classifier les films avant leur lancement pourrait créer les conditions d’un marchandage, groupe par groupe, avec les producteurs. Se pose enfin la question de la prolifération des communautés : va-t-on considérer les catholiques comme un groupe homogène, ou bien s’adresser aux Italiens catholiques, aux Irlandais catholiques, etc.
- l’appréciation purement qualitative du jury chargé de l’évaluation du film : La CARA, ou tout groupe la remplaçant, rédigerait un bref texte (mettons 100 mots) que le studio s’engagerait à faire apparaître au générique et sur le matériel promotionnel du film. Cette option sape d’emblée toute tentative de surcoder le contenu des œuvres. Le système perd en ergonomie ce qu’il gagne en respect de l’expérience cinématographique : il oblige chaque intermédiaire à assumer ses choix d’achat et de programmation au cas par cas.
11Ces hypothèses n’ont nulle autre ambition que de rappeler que les modèles d’autorégulation ne sont pas figés. Malgré sa longévité, le système de classification actuel ne saurait passer plus longtemps pour une panacée.
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