Le court métrage au cinéma
Modulations de l’espace-temps et promesses du hors-champ
p. 157-168
Texte intégral
1Existe-t-il une esthétique propre au court métrage cinématographique ? Dispose-t-il d’une réelle originalité formelle ou se contente-t-il de reproduire, dans un laps de temps réduit, des agencements visuels qui apparaissent déjà dans le long métrage ? Plus qu’un préambule, ces questions soulignent la difficulté de penser la forme brève au cinéma. Ouvert à tous les genres, susceptible de se prêter à différentes modulations narratives, le court métrage échappe à toute définition qui chercherait à l’enfermer dans un cadre trop contraignant. Sa durée elle-même demeure fluctuante puisque, selon les normes françaises, le court métrage regroupe des films dont la durée de projection peut varier de 3 à 59 minutes, de l’ultracourt au moyennement long (Méranger, 2007 : 64-65).
2Dans ces conditions, il serait parfaitement légitime de renoncer à une étude spécifique du court métrage. Et pourtant, si nous en prenons le risque, c’est qu’il nous paraît possible d’interroger les ressources expressives dont dispose la forme brève au cinéma, non pas tant pour dresser un modèle idéal que pour comprendre les dynamiques narratives et visuelles qui surgissent de la compression du format.
3Une première étape dans la réflexion est de situer le court métrage par rapport aux autres formes brèves audiovisuelles. Contrairement à la série qui peut compter sur un effet sériel pour développer son univers diégétique, à la différence aussi du clip musical dont les images entrent en synergie avec l’univers esthétique d’un groupe ou d’un(e) interprète, le court métrage présente une histoire qui se suffit à elle-même ; il s’affirme comme un objet original et unique, ce qui explique son ambition et, parfois aussi, sa prétention artistique. Bien sûr, cette autonomie est relative. Dans les écoles de cinéma, le court métrage est fréquemment considéré comme une carte de visite, comme la bande-annonce de la grande œuvre à venir1. Par ailleurs, à l’occasion des nombreux festivals qui le consacrent, le court métrage s’insère dans une programmation générale, une programmation qui atténue en quelque sorte la singularité première de l’œuvre. Malgré ces restrictions d’usage, il n’en demeure pas moins que le court-métrage constitue un monde autonome, sans avant et sans après. Ne pouvant tabler que sur ses propres ressources, il est dans l’obligation de tirer parti de sa brièveté et de transformer en atout ce qui pourrait se présenter, de prime abord, comme un handicap. C’est pourquoi le court métrage cinématographique nous apparaît comme un lieu matriciel permettant d’analyser les stratégies de condensation à l’œuvre dans la forme brève.
Court métrage et hors-champ
4Parmi les modalités expressives dont dispose le court métrage, le jeu avec le hors-champ (Belloï, 1992) constitue une ressource capitale. Quand nous regardons un court métrage, nous sentons bien qu’un univers plus vaste se met en place, un univers qui n’est pas réductible à la somme des plans vus à l’écran. C’est comme si le court métrage était le concentré d’un tout qui le contient et le dépasse à la fois. D’où l’intérêt de le penser par l’extérieur du film, avec cet espace imaginaire évoqué par les images.
5Plus formellement, l’intérêt pour le hors-champ tient à deux raisons essentielles. Tout d’abord, il faut bien voir que la condensation temporelle oblige l’image à exacerber ses fonctions de renvoi vers un monde extérieur au film. Le court métrage a rarement la possibilité de suivre fidèlement les évolutions d’un état, de faire la chronique minutieuse d’un événement de grande ampleur (Garat, 2000). Toujours il doit gagner du temps et cela implique souvent de prélever les moments les plus saillants d’un processus narratif donné. Il s’agit de choisir les images qui, dans un temps relativement bref, auront le plus grand pouvoir de suggestion.
6La deuxième raison tient davantage de l’ordre de la réception. Elle demanderait à être nuancée par des approches cognitives, mais on peut déjà avancer ce qui suit : en raison d’une durée de projection relativement brève, le court métrage laisse un souvenir précis dans notre esprit, si bien qu’après la représentation, notre attention peut s’orienter vers l’espace imaginaire que suggère le film. À l’inverse, dans un long métrage, le spectateur est vite gagné par une effarante sensation d’oubli, ainsi que l’a notamment relevé Noël Burch dans Praxis du cinéma. Emporté par le défilement des péripéties, le spectateur s’efforce de ne pas perdre le fil de l’histoire. Dès lors, le premier travail qu’il accomplit à la sortie de la salle est de reconstituer le film, de recoudre ensemble des fragments de scènes et de séquences. Un tel processus ne signifie pas que l’attention d’un public de long métrage est incapable de se porter sur le hors-champ de la représentation, mais bien que son premier mouvement consiste à unifier le champ de ce qui lui a été présenté à l’écran.
7Partant de ces constatations, on peut distinguer parmi les courts métrages des agencements spécifiques d’espace-temps qui appellent à chaque fois une modalité différente de hors-champ. En basant nos observations sur une quarantaine de films courts2, nous avons dégagé quatre grands types de configurations spatio-temporelles : les logiques du trajet, de la station, de la répétition et du contrechamp. Les deux premières logiques se laissent aisément circonscrire. Que peut faire le court métrage pour lutter contre le temps ? En gros, il dispose de deux solutions : soit accélérer le mouvement et multiplier les espaces différents, soit suspendre l’action et se déployer dans un seul lieu donné…
Le court métrage « trajet »
8La logique présidant à ces courts métrages est celle de lieux successifs à traverser. Il s’agit de montrer le cheminement d’un point à un autre, un cheminement qui peut parfois être contrarié et comporter ce qu’on appelle communément des incidents de parcours. Dans ce type de production, des espaces hétérogènes parviennent à coexister au sein d’un temps de projection très réduit.
9La configuration du trajet apparaît dès les origines du cinéma. Déjà, les courses-poursuites de Pathé et de Gaumont mettaient en scène poursuivants et poursuivis, gendarmes et voleurs traversant des lieux différents. Par la même occasion, le cinéma sortait des studios où il était enfermé depuis Méliès et retrouvait le plaisir d’arpenter l’espace. La tradition de la course-poursuite n’est pas restée lettre morte dans le court métrage contemporain. Un film comme Gisèle Kérozène (1990) de Jan Kounen s’inscrit parfaitement dans cette tradition en présentant des sorcières punks qui se poursuivent sur leur balai mécanique autour des Arches de la Défense à Paris.
10Évidemment, parcourir l’espace n’est pas propre à la forme brève et, pour comprendre la spécificité de ces œuvres, il faut mettre en exergue la logique d’accélération qui sous-tend la narration. Avec les films trajets, nous entrons dans le royaume des ellipses temporelles et des disjonctions spatiales. On passe sans transition d’un lieu à un autre, d’un moment à un autre dans une sorte de zapping généralisé. Pour pallier cette discontinuité assumée, certains courts métrages sont accompagnés d’une voix over qui a pour charge de maintenir la cohérence de la narration, de relier entre eux des espaces et des moments disjoints. Exemplaire à cet égard est le film espagnol de Javier Fesser, Le Secret de la trompette (1995). D’inspiration burlesque, ce récit multiplie les situations et les personnages. La diversité de lieux présentés est étonnante. On découvre notamment une forêt profonde, une station-service, le bureau d’un producteur, une route de montagne, une plaine traversée par des chevaux au galop, le salon d’un garde-chasse, le tout en moins de dix-sept minutes…
11Qu’il s’agisse de Gisèle Kérozène ou du Secret de la trompette, les films évoqués se situent clairement dans la veine burlesque, sans doute parce que les effets d’accélération et de disjonction participent à cette mécanisation du vivant dont parlait Bergson (1901) à propos du comique. Cela étant, il serait réducteur de considérer tous les films trajets comme de simples mécaniques burlesques ayant pour but de susciter le rire du spectateur. La dynamique du trajet comporte aussi une part de fatalité, comme si, malgré les détours, le point d’arrivée était également le point final, là où l’avancée s’arrête.
12Cette coloration tragique surgit, entre autres, dans deux films des années 1980 : E pericoloso sporgersi (1984) du Belge Jaco Van Dormael et L’Île aux fleurs (1989) du Brésilien Jorge Furtado. Dans le film de Furtado, véritable réquisitoire contre la société de consommation, le spectateur suit l’itinéraire d’une tomate, depuis sa culture jusqu’à son arrivée dans un tas d’ordures où elle sera consommée par des pauvres gens après que les cochons l’ont dédaignée. Malgré les digressions parfois comiques du narrateur, le récit débouche sur une chute dont l’intensité ne peut être comprise qu’en fonction du trajet parcouru. Dans le film de Jaco Van Dormael, qui ne manque pas de préfigurer Toto le héros (1991), il est aussi question de trajet, mais celui-ci s’étend à l’échelle d’une existence. Au fil d’une narration vertigineuse, on découvre les trajectoires de vie possibles d’un enfant qui est le fils d’un chef de gare. Quelle que soit l’option choisie, l’issue est toujours tragique et se marque par une mort violente. Métaphore centrale, les rails reviennent tout au long du récit pour illustrer ce destin auquel on ne peut échapper.
13Avec ces quelques films à l’esprit, il est possible de revenir à la question du hors-champ. De quelle manière celui-ci apparaît-il dans les films trajets ? A priori, il ne se loge ni dans l’avant ni dans l’après du film, encore moins dans son pourtour, et cela parce que les courts métrages trajets explorent la courbe entière d’une action, depuis son origine jusqu’à son terme. Dès lors, si le hors-champ n’est pas dans le pourtour du film, il se situe plutôt dans l’interstice, dans l’entre-deux des images. Face à des récits comme Le Secret de la trompette ou L’Île aux fleurs, nous sommes amenés à combler les ellipses, à reconstituer ce qui se joue dans ces brusques disjonctions spatiales qui nous transportent d’un lieu à l’autre. Par ailleurs, et c’est particulièrement observable dans le film de Jaco Van Dormael, le spectateur est également invité à interroger l’écart entre la voix du narrateur et ce qui est montré à l’écran. Que se passe-t-il entre les images ? Entre les images et la voix over, qui les accompagne ? Telles sont les principales questions posées par le hors-champ des films trajets.
Le court métrage « station »
14Alors que les films trajets dévorent l’espace, procédant par raccourcis et soubresauts, les films stations se déploient dans un espace unique pour témoigner d’une halte des personnages principaux. En plus de désigner un arrêt, le terme « station » évoque aussi une posture figée, un peu théâtrale et, lorsqu’on regarde certains de ces films, on s’aperçoit que les personnages demeurent souvent immobiles, à la manière de statues ou de mannequins, comme s’ils étaient à jamais englués dans un temps suspendu.
15Parmi les différentes stations possibles, figurent les espaces terminaux. Avec ce type d’espace, nous sommes déjà en bout de course. Quelque chose s’est passé avant le film et le spectateur saisit le personnage au terme d’un processus l’ayant conduit à se replier sur lui-même. Le lieu représenté est un lieu refuge, le dernier endroit où peut encore se tenir le héros. C’est sans doute avec les espaces terminaux qu’apparaissent le plus nettement les thématiques de l’aliénation et de l’enfermement. Par exemple, dans le film suédois Parle avec moi (Moodysson, 1997), un ouvrier licencié de chez Volvo se retire dans son appartement et tue la jeune femme qui était venue frapper à sa porte. L’histoire se termine sur le canapé du salon où l’homme regarde la télévision en compagnie du cadavre de sa victime. On ne pourrait être plus clair. Il n’y a pas d’issue possible. Les espaces terminaux renvoient au dernier arrêt avant la folie, la dégénérescence ou la mort. La condensation temporelle propre au court métrage permet d’amplifier cette sensation de processus en bout de course.
16À côté des espaces terminaux, les films stations peuvent également représenter des zones de transit. Les personnages sont alors filmés en un lieu provisoire. Ils viennent d’un ailleurs que nous ne verrons pas et nous savons aussi qu’ils continueront leur chemin après le film. Le récit privilégie une sorte de parenthèse, un moment charnière entre deux états. Privés de leurs repères habituels, suspendus dans un temps incertain, les personnages en transit révèlent soudain des aspects insoupçonnés ou sous-estimés de leur personnalité.
17Dans le court métrage contemporain, il est frappant de constater que les zones de transit correspondent fréquemment aux non-lieux définis par l’anthropologue Marc Augé (1992 : 97-144). Par non-lieux, il faut entendre tous ces espaces aseptisés et anonymes comme les parkings, les stations-service, les distributeurs automatiques, les gares, les aéroports, etc. Dans ces lieux impersonnels, le court métrage trouve paradoxalement un espace idéal pour recréer du sens et scruter les enjeux des relations humaines. Par exemple, dans The Lift (2001), le documentaire de Marc Isaacs, c’est l’espace réduit d’une cage d’ascenseur qui devient la chambre d’échos des petites joies et des grandes tristesses des habitants d’un immeuble londonien. On peut aussi penser au court métrage de Jane Campion, An Exercise in Discipline-Peel (1982), qui montre une famille immobilisée au bord d’une route, le père obligeant son fils à aller rechercher les épluchures d’orange qu’il a jetées par la fenêtre de la voiture.
18Il faudrait réfléchir plus longuement à l’affinité qui paraît s’établir entre le court métrage contemporain et la représentation des non-lieux. Peut-être qu’un élément de réponse est à chercher dans la brièveté du support. D’une certaine manière, le court métrage parviendrait à restituer l’expérience temporelle que nous associons aux espaces de transit. Sauf accidents, nous ne passons qu’un temps relativement court dans les gares et autres stations-service. Le court métrage ne serait donc pas seulement armé pour montrer ces lieux, mais aussi pour restituer la perception du temps que ces lieux suscitent en nous.
19Les courts métrages stations développent un hors-champ très différent de celui des films trajets. Comme les ellipses temporelles et les disjonctions spatiales sont rarement importantes, le hors-champ ne se situe pas entre les images, mais plutôt dans le pourtour du film. Que s’est-il passé avant ? Que se passera-t-il après ? Quel est ce lieu que je vois à l’écran ? Dans quel espace plus vaste s’insère-t-il ? Notre imaginaire tend à entourer le film d’un monde qui fait en quelque sorte pression contre les bords de la représentation.
20Une remarque encore : très souvent, les films stations laissent apparaître une trace du hors-champ dans le tissu de la représentation. Cela peut être un écran de télévision, une fenêtre ouverte sur un paysage, un appel téléphonique ou une musique entendue. Cependant, cet appel du hors-hamp reste sans réponse. Les personnages perçoivent le dehors mais ne peuvent y accéder ou, s’ils y accèdent, ils finissent par retourner dans l’espace qui était le leur, comme le personnage principal d’un court métrage tourné par Roman Polanski, Le Gros et le Maigre (1961). Un des ressorts principaux des films stations est donc l’impossibilité permanente ou momentanée d’établir un contact avec le hors-champ. De manière métaphorique, se dessine ici la situation du court métrage lui-même. Vu la contrainte temporelle qui est la sienne, celui-ci n’a pas la possibilité matérielle de développer plus en avant le hors-champ. Le tenir en lisière de la représentation n’est donc pas seulement un choix esthétique, c’est aussi une façon de répondre à un impératif formel lié à la brièveté du format.
Le court métrage répétition
21La logique de la répétition se caractérise par le fait qu’elle met en scène non pas des espaces hétérogènes, non pas un seul espace, mais des espaces similaires. Le court métrage répète de mêmes configurations spatiales dans lesquelles se développent des situations semblables. On comprend tout de suite qu’un tel agencement s’épanouisse avec force dans la forme courte car on imagine mal un long métrage traditionnel répéter, pendant deux heures, des scènes relativement identiques.
22Pareille logique s’illustre de manière exemplaire dans un film danois intitulé La Nuit des élections (Jensen, 1998). Dans ce court métrage, un démocrate convaincu se dépêche d’aller voter avant la fermeture des bureaux. Pour gagner du temps, il grimpe dans un taxi et se rend compte que son chauffeur est raciste. Il descend du véhicule, prend un autre taxi et découvre que le deuxième chauffeur est tout aussi raciste que le premier. Il monte alors dans un troisième taxi piloté par un chauffeur d’origine étrangère, lequel ne tarde pas à critiquer avec force les immigrés japonais... Assez drôle, ce film fonctionne selon une logique de répétition dans la mesure où la plus grande partie du récit est constituée de trois longues séquences similaires. Un tel mode d’agencement spatial a évidemment des implications sur notre perception du hors-champ. On est amené à penser que ce qui se répète à trois reprises pourrait se répéter un nombre incalculable de fois. Autrement dit, nous tirons comme conclusion que tous les chauffeurs de taxi de cette grande ville danoise sont pareillement racistes, ce qui est bien sûr une pensée aussi raciste que celle développée par les chauffeurs de taxi eux-mêmes.
23Dans le court métrage répétition, le hors-champ équivaut au champ. Le dehors du film est exactement semblable au dedans. En énumérant quelques occurrences identiques, le récit donne l’impression que celles-ci se répètent à l’extérieur du film. C’est peut-être en raison de cette coïncidence entre le champ et le hors-champ que le principe de répétition est souvent à l’œuvre au sein de courts métrages à l’atmosphère kafkaïenne. Dans un film comme Copy Shop (2001) de l’Autrichien Virgil Widrich, l’échappée vers l’extérieur est impossible, car fuir le champ de l’image conduirait à retomber dans un hors-champ qui serait strictement identique. De la même manière, The Lift (1972) de Robert Zemeckis dépeint un monde rythmé par une grande prévisibilité. Partout règne une même logique bureaucratique et mécanique.
24D’une certaine façon, la répétition constitue le cas extrême d’un mode d’organisation plus générale qui est l’énumération. Alors que la répétition reproduit des occurrences à chaque fois identiques, l’énumération fait succéder des échantillons différents entre eux, mais représentatifs d’une même catégorie générale. Dans ce mode d’organisation, l’ordre d’apparition des échantillons n’est guère important. On pourrait les permuter sans mettre en cause la catégorie plus abstraite dont ils témoignent. On reconnaît ici la description du syntagme en accolade donnée par Christian Metz dans sa grande syntagmatique du film narratif (Metz, 1966 : 120-124). Évidemment, un long métrage ne peut reposer sur cette seule construction, car cela deviendrait vite fastidieux. Par contre, dans la forme brève, la puissance de l’énumération s’avère impressionnante. Pour s’en convaincre, il suffit de songer au célèbre Monde de gloire (1991) du suédois Roy Andersson. Lors d’un plan d’ouverture très brutal, le héros regarde l’arrière d’un camion où sont regroupés des individus qui vont bientôt être asphyxiés par le pot d’échappement du véhicule. C’est après cette scène traumatique que commence l’énumération. Une suite de plans fixes présente le protagoniste en compagnie de sa mère, de son frère ou de sa voiture. Séparés par des écrans noirs, ces plans fonctionnent comme une énumération que le spectateur est invité à prolonger ; chacun d’eux illustre, à la manière d’un échantillon significatif, une catégorie plus générale, renvoyant à ce qu’Hannah Arendt (1966) a appelé la « banalité du mal ».
25Sur un ton plus léger, Jean-Pierre Jeunet filme dans Foutaises (1989) une longue énumération sur le mode du J’aime/J’aime pas. Le personnage principal, incarné par l’acteur Dominique Pinon, passe en revue les petits plaisirs et déplaisirs du quotidien, chaque occurrence étant illustrée par une image significative. Plus tard, cette idée de mise en scène sera reprise dans l’une des séquences du Fabuleux destin d’Amélie Poulain (2001).
Le court métrage « contrechamp »
26Après le court métrage répétition, il reste à examiner un dernier cas de configuration spatio-temporelle : l’agencement en contrechamp. Ici, deux espaces se font face, mais ils s’opposent en tous points, si bien que leur coprésence dans un même récit donne une impression de complétude. Dans Cindy, the doll is mine (2005), Bertrand Bonello filme en champ/contrechamp une séance de pose dans laquelle la même actrice, Asia Argento, joue à la fois le rôle de modèle et de photographe. À la vision de ce court métrage, on aurait presque envie de replier le film sur lui-même pour observer si le champ et son hors-champ se recouvrent parfaitement (Antoine Thirion repris par Méranger, 2007 : 66).
27Moins expérimentaux, d’autres récits adoptent également ce principe de structuration de l’espace. Ainsi, dans Lune froide (1988) de Patrick Bouchitey, deux marginaux enlèvent le cadavre d’une jeune femme à la morgue, puis la violent dans un appartement sordide. C’est le premier espace. Les scènes se déroulent de nuit, le logement est sombre, le cadrage serré. Ensuite, les marginaux décident d’aller jeter le corps à la mer. Et l’on s’aperçoit alors, entre deux vagues, que la morte s’est réincarnée sous la forme d’une sirène. Ce deuxième espace est l’exact contrepoint du premier. Les séquences sur le littoral sont filmées en plans larges, le jour s’est substitué à la nuit et la crapulerie du début est remplacée par une envolée poétique.
28Plus subtilement, on retrouve le même principe dans Guernica (1978), le court métrage de fin d’études d’Emir Kusturica. Ici, l’articulation de deux espaces différents se double d’une alternance temporelle entre le présent et le passé. Lors de l’ouverture du film, un enfant accompagné de son père court dans un parc. Puis il visite les galeries d’un musée avant de s’arrêter devant Guernica, le tableau de Picasso. Ensuite, par l’intermédiaire de ce tableau, on passe dans un autre temps. Nous sommes maintenant dans le petit appartement des parents pendant la période nazie. D’origine juive, le père et la mère sont obligés de se présenter à une visite médicale. Resté seul, l’enfant décide de « réparer » les portraits de famille en découpant le nez des personnes photographiées pour qu’elles ne soient plus soupçonnées d’appartenir à une race inférieure. Dans ce court métrage, on retrouve bien la complémentarité entre deux espace-temps différents : à la liberté de l’enfant qui court dans le parc s’oppose l’enfermement dans l’appartement ; au présent, relativement serein, s’oppose un passé lourd de menaces.
29Face à de telles constructions, on peut légitimement se demander où se trouve le hors-champ, puisque le court métrage joue sur une sorte de complémentarité en présentant des espaces qui se répondent l’un l’autre. En fait, il serait trompeur de considérer ces représentations comme une opposition figée entre l’ouvert et le fermé, le plan large et le plan serré. Avec les courts métrages en contrechamp, l’important réside dans le mouvement qui assure la circulation entre les deux espaces. Dans Lune froide, c’est la voiture des deux marginaux qui accomplit l’aller-retour entre l’appartement et la mer. Chez Kusturica, c’est le tableau de Picasso et, de manière plus générale, la création artistique qui permet la médiation entre le présent et le passé. Dès lors, s’il y a hors-champ, il est entendu que celui-ci se loge dans la pliure, c’est-à-dire dans ce qui fait tenir ensemble le champ et le contrechamp. Il s’agit de sonder ce qui sépare les deux espaces, la manière dont la transition s’effectue. Plus qu’un pourtour ou un intervalle, le hors-champ devient frontière, une frontière invisible qui n’appartient ni au champ ni au contrechamp, mais qui marque le passage entre les deux.
Conclusion
30Trajet, station, répétition, contrechamp… Loin de constituer une typologie réductrice, ces modalités d’agencement de l’espace-temps soulignent combien le hors-champ constitue une ressource expressive privilégiée du court métrage, ressource d’autant plus importante qu’elle n’est pas unique, mais multiple, capable de connaître différentes modulations et de mener l’attention du spectateur dans des directions variées. De telles modalités d’agencement peuvent certes apparaître dans un film plus long, mais leur portée se trouve alors diluée par le temps étiré de la projection. Le resserrement temporel propre à la forme brève permet de faire surgir avec force les grands axes qui traversent l’image. C’est comme si, en resserrant le film, en contractant sa durée, on ramenait celui-ci à une sorte de configuration originelle laissant mieux percevoir ses rapports possibles avec le monde extérieur3.
31On pourrait même dire de manière un peu provocante que, dans le court métrage, l’image est constituée par ce qu’elle ne montre pas. La circulation est inversée. Ce n’est pas tellement l’image qui appelle un hors-champ, mais le hors-champ qui appelle une image. Le geste essentiel du court métrage serait alors un geste d’élection. Il s’agirait de retenir, parmi le continuum des possibles, l’image la plus apte à figurer un monde, celle qui, mieux que toutes, peut résonner avec le dehors…
32Si l’on quitte le domaine du court métrage, on s’aperçoit que les configurations dégagées sont transposables à d’autres formes brèves audiovisuelles. Ainsi, les zones de transit se retrouvent dans de nombreuses séries ou mini séries, de Caméra café à The Office, car cette organisation de l’espace permet de faire croiser en un lieu unique des personnages différents. De la même manière, les logiques d’accélération et de disjonction spatiotemporelle que l’on rencontre dans les films trajets apparaissent dans les récits médiatiques répondant au principe du sommaire, qu’il s’agisse du résumé d’un match de football ou de la visite d’une personnalité officielle. Dans tous les cas, le reportage prélève certains moments saillants de l’événement et le spectateur est invité à combler les blancs du récit.
33Un autre enseignement de l’analyse du court métrage tient dans la diversité des réponses qu’il apporte à la contrainte du format. Si nous avons insisté sur les films trajets et les films stations, c’est que ceux-ci conçoivent la modulation du temps selon deux termes opposés, la vitesse et la lenteur. Ces paramètres ne concernent pas seulement le rythme du film, mais influent également sur le comportement des acteurs, ceux-ci adoptant tantôt un jeu frénétique, tantôt une sorte de fixité statuaire. Si l’on reverse ces paradigmes du côté de l’espace médiatique, on pourrait être tenté de penser que les formes brèves audiovisuelles jouent plutôt sur la vitesse, que ce soit par le débit saccadé des présentateurs ou par le montage rapide de la plupart des productions. Et pourtant, il suffit de regarder certains programmes comme les interludes d’Arte pour constater que les formes brèves actuelles développent parfois aussi une lenteur délibérée. Dans ce contexte médiatique où lenteur et vitesse se côtoient, il nous paraît intéressant de prendre en compte, non pas seulement la modulation temporelle d’un programme court en particulier, mais de réfléchir plus largement à son impact rythmique au sein d’une programmation générale et de concevoir, par exemple, certaines formes brèves télévisuelles comme des points de décélération ou d’accélération dans l’enchaînement même des différentes émissions et programmes.
Bibliographie
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Ouvrages cités
H. Arendt, [1966] 1991, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, Paris, Gallimard.
M. Augé, 1992, Non-Lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Le Seuil.
L. Belloï, 1992, « Poétique du hors-champ », Revue belge du cinéma no 31, Bruxelles, APEC.
H. Bergson, [1901] 2002, Le rire. Essai sur la signification du comique, Paris, PUF.
N. Burch, 1969, Praxis du cinéma, Paris, Gallimard.
G. Deleuze, 1985, Cinéma 2. L’image-temps, Paris, Éditions de Minuit.
A.-M. Garat, Court-métrage, forme courte, petite forme, retranscription de l’intervention à la Cinémathèque Française, décembre 2000, texte consulté le 17 août 2011 à l’adresse http://www2.cndp. fr/cav/intro/0_peda_1_1.htm.
Th. Méranger, 2007, Le court métrage, Paris, Éditions Cahiers du Cinéma/SCEREN-CNDP.
10.3406/comm.1966.1119 :Ch. Metz, 1966, « La grande syntagmatique du film narratif », Communications no 8 : 120-124.
Notes de bas de page
1 On se souviendra ici que certains films longs ont été conçus comme des prolongations de courts métrages antérieurs. C’est notamment le cas du film belge C’est arrivé près de chez vous (1992), issu d’un court métrage que Rémy Belvaux avait tourné alors qu’il était encore étudiant à l’INSAS (Bruxelles).
2 Afin d’ouvrir au maximum le champ d’observation, nous n’avons privilégié aucune filmographie particulière. Par ailleurs, nous avons fait intervenir dans notre réflexion aussi bien des films plus anciens que des œuvres contemporaines. La plupart des films mentionnés figurent sur les compilations DVD suivantes : Cinéma 16. Courts-métrages américains/européens, Blaq Out, 2008 ; Clermont-Ferrand, 25 ans de courts métrages, Art Malta, 2004 ; Le Court des grands, les premiers courts métrages de 12 réalisateurs mythiques, EuropaCorp, 2005.
3 Une telle conception du hors-champ fait écho au plus petit circuit dont parlait Deleuze dans L’image-temps (1985 : 92) : « Le cinéma ne présente pas seulement des images, il les entoure d’un monde. C’est pourquoi il a cherché très tôt des circuits de plus en plus grands qui uniraient une image actuelle à des images-souvenir, des images-rêve, des images-monde. » Puis Deleuze ajoute, de façon tout à fait décisive : « Ne fallait-il pas suivre la direction contraire ? Contracter l’image au lieu de la dilater. Chercher le plus petit circuit qui fonctionne comme limite intérieure de tous les autres, et qui accole l’image actuelle à une sorte de double immédiat, symétrique, consécutif ou même simultané. »
Auteur
IAD de Louvain-la Neuve/Université Catholique de Louvain-la-Neuve, ORM
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