Conflits, coopération et compromis : la négociation comme construction de réalités complexes
p. 265-279
Texte intégral
1Le premier souci de ce texte est de comprendre ce qui se joue dans les négociations sociales professionnelles en essayant d’échapper au modèle très prégnant de la négociation commerciale qui sert généralement de moule pour les interpréter. Analysant une négociation, il est courant de se focaliser, d’une part sur le moment où les parties prenantes se trouvent face à face1, et d’autre part sur la nature de l’équilibre établi entre les intérêts divergents, limitant l’analyse du compromis trouvé à celui des gains et concessions que chacun a retirés ou a été amené à faire pour aboutir à un accord. Ce modèle reflète fidèlement celui du marchandage, mais n’est qu’une des formes possibles, et de loin pas la plus fréquente, de la négociation sociale. Dans son essai de poser les bases d’une théorie générale de la négociation, Anselm Strauss notait justement que les définitions courantes de la négociation mettaient trop l’accent sur une de ses finalités qui est de parvenir à un accord, et sur un de ses moyens constitué par le marchandage, rendant ainsi difficile « une possible distinction entre négociations et accords obtenus sans négociation, et, dans la manière de parvenir aux fins recherchées, entre la négociation et d’autres façons de faire comme la persuasion, l’appel à l’autorité, ou encore l’usage ou la menace de la coercition » (Strauss, 1978, p. 1). En matière de relations professionnelles, il est suffisamment d’exemples de négociations visant seulement à changer la décision d’un employeur tout en évitant de s’impliquer avec lui dans un accord qui engagerait les parties, ou d’exemples d’usage « d’autres moyens » que la négociation pour obtenir le consentement des salariés, pour ne pas tenir compte d’emblée d’une telle remarque.
CONFRONTATION, CO-DÉCISION OU MARCHANDAGE : QU’APPELER « NÉGOCIATION » EN MATIÈRE DE RELATIONS PROFESSIONNELLES ?
2Pour comprendre ce qui est en jeu dans cette forme spécifique d’action qu’est la négociation sociale, il nous faut tout d’abord accorder au terme un sens plus large que son sens juridique, tout entier guidé, dans la réglementation des conventions collectives, par le souci d’édicter les conditions de validité des accords conclus. Le Code du travail et la jurisprudence qui en résulte s’attachent donc principalement aux procédures et à ce moment particulier de la conclusion des accords, qui n’ont de validité que discutés avec les syndicats – et non par exemple avec les délégués du personnel ou du comité d’entreprise qui, n’ayant qu’un rôle consultatif, ne peuvent que formuler des avis –, et avec tous les syndicats représentatifs présents – et non avec les plus soucieux d’aboutir (Morin, 1994). De même, la loi définit un calendrier fixant les obligations minimales de l’employeur de négocier tous les ans les salaires, tous les cinq ans les qualifications et le temps de travail, et éventuellement la formation professionnelle (mais qui peut faire l’objet d’un simple avis du comité d’entreprise et résulter de la seule décision patronale).
3Cette approche juridique de la négociation concentre la vision que l’on peut en avoir sur la recherche d’un accord, et donc sur l’engagement mutuel des parties qui en résulte, même si en France un tel engagement est presque toujours pris sans indication de durée et peut donc en théorie être dès le lendemain dépassé, sans même avoir besoin d’être dénoncé, par de nouvelles revendications, y compris de la part des signataires. La négociation, prise au sens juridique, est donc l’activité conduisant à une co-décision formelle et explicite engageant légitimement les parties.
4Toute une tradition du mouvement syndical rechigne à une telle co-décision conçue comme une forme de collaboration de classe et privilégie soit des formes d’action faisant de l’épreuve de force l’argument principal de toute discussion, soit des formes de consultation où les représentants du personnel sont seulement appelés à donner leur avis, sans s’engager dans ce qui pourrait résulter de l’application des décisions proposées. En ce sens, de nombreux exemples montrent que la non-signature d’un accord ne signifie pas automatiquement opposition à son contenu, mais peut-être seulement l’expression d’une méfiance ou d’une simple prudence sur la façon dont il sera appliqué, la lettre n’étant jamais garante de l’esprit. Dans la même tradition, on voit s’opposer la négociation « à chaud », seule acceptable parce que résultant d’un conflit ouvert et d’une mobilisation, et la négociation « à froid », dont ne pourrait résulter que l’acceptation des exigences patronales.
5À l’opposé, une autre tradition syndicale, plus proche du bargaigning prôné par le syndicalisme américain au début de ce siècle, considère qu’un accord est toujours partiel ; il est l’expression d’un contre-pouvoir, plus correction d’une décision du pouvoir en place que co-décision, et n’implique par conséquent aucune reconnaissance du système. Tout ce qui est bon à prendre doit être signé sans que cela n’implique d’engagement plus large sur d’autres aspects insatisfaisants ni sur des situations futures pouvant en résulter. Ces deux visions de la négociation sont bien sûr loin d’épuiser des dialectiques plus subtiles présentes dans le mouvement syndical sur les rapports entre action revendicative, action syndicale institutionnalisée et négociation. Elles en indiquent les polarisations extrêmes ; elles nous intéressent ici parce qu’elles rejoignent toutes deux cette conception juridique de la négociation en faisant d’elle comme la décision, un temps à part de l’action, suspendant le déroulement des activités courantes.
6Une telle conception de la négociation comme processus institutionnalisé et défini par le droit passe ainsi à côté de ce qui constitue une partie importante des activités de négociation, aussi bien dans les branches que dans les entreprises. Il n’existe de nos jours quasiment plus de négociations qui ne soient accompagnées, pour en faciliter le déroulement, d’une série de rencontres bilatérales, plus fréquemment d’ailleurs entre employeurs et syndicats qu’entre syndicats, y compris de la part des organisations les plus rétives à l’afficher. Surtout, c’est appauvrir considérablement les activités de négociation que de les réduire à l’objectif de conclusion d’accords formalisés. Christian Morel nous a montré depuis longtemps que l’on ne pouvait pas comprendre l’action syndicale contestataire si on la réduisait à l’analyse de la seule forme de grève reconnue et comptabilisée – la « grève chaude » qui suspend le travail et le contrat de travail –, et que pour comprendre cette dernière, il fallait être attentif aux formes de « grève froide » imbriquées dans l’activité courante de travail, et dans l’action syndicale quotidienne (Morel, 1981). Dans le même sens, pour comprendre la richesse et la diversité des activités de négociation, il nous faut les considérer comme imbriquées dans l’ensemble des conflits qui rythment la vie au travail dès lors que ceux-ci donnent lieu à discussion et influent sur les décisions prises par les acteurs en présence, que cela ait donné lieu ou non à une négociation au sens juridique formel du terme.
7Il nous faut, comme nous y invite Georg Simmel (1995), réimbriquer le conflit lui-même comme un moment nécessaire et non comme une anomalie du bon fonctionnement de toute société. Au-delà de la négociation comme institution, nous entendons donc comprendre l’activité de négociation comme moment particulier du fonctionnement d’ensembles sociaux complexes et non comme une activité de correction des dysfonctionnements. Il est tentant d’établir une analogie avec la célèbre formule de Clausewitz disant que l’action diplomatique n’est pas la fin de la guerre mais sa continuation sous d’autres formes permettant de rétablir l’état de paix. Certes, l’action de négocier ne marque pas l’arrêt des conflits et elle permet au travail de continuer en préservant l’équité du contrat de travail et la prise en compte des intérêts de chacun ; mais il y a plus au travail : l’accord ne peut se contenter de redéfinir des frontières et d’équilibrer des intérêts opposés. Le travail est toujours fait d’actions séparées et d’actions conjointes. Les territoires sont toujours communs et les intérêts superposés. Les conflits ne résultent pas d’empiétements, mais d’une complexité qui n’est pas soluble par la séparation des acteurs ou de leurs intérêts, mais par leur intégration. La négociation est une des modalités permettant une telle intégration. Chacun le sait, l’activité de travail est pleine de ces moments de négociation qui n’interviennent pas seulement quand cela ne va pas, mais souvent en amont pour que cela aille. On ne peut comprendre, me semble-t-il, les formes les plus institutionnalisées de ces négociations si l’on n’établit pas une continuité entre ces négociations quotidiennes au travail et les moments de recherche de conclusion d’accords plus formalisés. C’est dans l’expérience de travail que se forgent les identités et que chacun découvre ce qu’il peut accepter, et qui ne le détruise pas.
8Pour autant, il faut éviter de dissoudre la négociation dans l’activité courante. Que toute coopération au travail comporte une part de discussion et d’ajustement ne fait pas de toute activité de coopération une négociation. Pour désigner ce que l’activité de négociation a de spécifique, nous proposons d’en revenir à son sens le plus originel. Après tout, le terme « négoce », dont vient celui de négociation, ne renvoie pas initialement à l’échange marchand. Selon le Dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey, le négoce (negotium) concerne l’ensemble des occupations qui ne sont pas du loisir, c’est-à-dire celles que l’on ne fait pas pour son seul plaisir, celles qui impliquent de tenir compte d’autrui et qui ne trouvent donc leur légitimité que dans le cadre d’un échange. La négociation est ainsi confrontation et intégration ; elle est cette part de l’action qui explicite un échange dans lequel chacun peut faire valoir son intérêt en acceptant le principe de la valeur de l’intérêt de l’autre. Il n’y a pas négociation lorsque l’accord des parties reste une donnée implicite de l’action, ou lorsque le principe de l’échange n’est pas accepté. Sous ces conditions, la négociation est cette part de l’action qui permet à des activités nécessitant l’intervention d’acteurs différents, ayant des finalités et des intérêts différents, voire opposés, étant donc en situation de conflit, de se dérouler sans domination, soumission ni écrasement de l’un des acteurs par l’autre. Elle est très précisément ce qui distingue la subordination de la soumission.
9Une telle définition de la négociation permet aisément de comprendre pourquoi elle concerne de façon privilégiée les activités commerciales dans lesquelles ni l’acheteur ni le vendeur ne peuvent fixer unilatéralement un prix. Cependant, de telles situations où l’opposition des parties peut être dépassée par le recours à une monnaie (celle-ci, si elle a quantitativement la même signification pour chacun d’eux, peut être porteuse qualitativement de la différence de leurs attentes) restent très particulières. Si un tel modèle a pu paraître pertinent associé à une conception de la négociation sociale focalisée sur les salaires, où tout – la pénibilité et la santé, la durée du travail et la précarité – pouvait être ramené à un équivalent général sous forme de compensation salariale, cela est de moins en moins le cas. Les négociations actuelles sur l’emploi, l’organisation du travail et le temps de travail, sur la formation et la qualification, mettent en jeu des discussions bien plus complexes, non seulement entre employeurs et salariés, mais également entre employeurs, clients, fournisseurs et sous-traitants. De plus, les solutions qui peuvent être recherchées ne concernent que rarement l’ensemble des salariés de façon uniforme ; au contraire, elles font apparaître de nouvelles oppositions, à la fois entre catégories de salariés et entre salariés faisant des choix de vie différents, sans parler des contradictions qui traversent les individus eux-mêmes, à la fois producteurs et consommateurs, désireux de travailler moins sans renoncer à gagner plus.
LES RELATIONS DE TRAVAIL ENTRE DOMINATION ET CONFLITS
10On ne travaille pas lorsqu’on ne travaille que pour soi. En ce sens, le travail s’oppose au temps libre et au loisir comme activité réalisée pour son plaisir. Le travail, et tout particulièrement le travail salarié, est fondamentalement pour celui qui l’effectue une activité hétéronome, subordonnée à l’usage que peut en tirer autrui, employeur, client ou usager. Parce qu’il est un effort effectué pour autrui, le travail est toujours une contrainte et, comme tel, il ne trouve sa justification que dans un système d’échange équitable qui n’annule pas la contrainte, mais vient l’équilibrer. C’est même parce qu’il est contrainte acceptée et échange que le travail est aussi source d’identité et de socialisation. Ainsi, ce caractère contraignant du travail ne suffit pas à le caractériser comme activité soumise ou aliénante : il est des contraintes imposées et des contraintes acceptées (cf. Kant). Le droit du travail, qui a pour fondement la reconnaissance d’une situation inégalitaire entre l’employeur et le salarié, a précisément pour objet d’établir les conditions dans lesquelles le contrat de travail peut néanmoins être réputé librement consenti. Cela est obtenu à la fois par une limitation de ce que l’employeur peut légalement proposer et par une représentation collective du salarié qui est censée rééquilibrer les conditions de négociation du contrat.
11Ainsi, du fait que personne ne puisse prétendre ne faire que le travail qui lui plairait, ne découle pas que tout travail soit du travail forcé. Beaucoup d’ambiguïtés se développent à ce sujet dans le débat social, qui feraient de la suppression du travail, ou à tout le moins du travail salarié, une condition de libération des individus. À l’inverse, l’accent est mis sur le travail comme création de liens sociaux, comme production de richesses autant que comme production de soi-même et développement de la personne. Mais, Marx l’avait bien noté, le travail ne peut être en même temps aliénation et épanouissement ; il faut choisir. Pour lui, l’aliénation du travailleur comme prolétaire n’atteignait pas le travailleur comme révolutionnaire et l’aliénation d’aujourd’hui pouvait préparer les conditions d’un épanouissement demain ; mais demain seulement.
12Concevoir les choses autrement et que le travail puisse contenir aujourd’hui des possibilités de réalisation de soi doit être fondé. Cela est important par rapport à notre sujet car, sans cette marge d’autonomie et de réalisation de soi, toute négociation professionnelle ne peut être appréciée qu’à l’aune de la domination exercée. Cette question n’a cessé de travailler le mouvement ouvrier. Elle constitue même l’une des arêtes les plus vives des oppositions que nous avons évoquées plus haut, entre révolutionnaires et réformistes, entre réformistes et réformateurs : l’action a-t-elle pour objectif d’atténuer ou de renverser la domination, ou de développer dans des situations qui comportent à la fois des effets de domination et des effets d’autonomie la part de cette dernière ? On peut également la formuler ainsi : à quelles conditions un accord conclu peut-il être considéré comme une conquête : en ce qu’il consolide des positions de force essentiellement politiques et prépare les conditions de mobilisations futures, à quoi s’oppose le risque de perte de vigilance lié au succès ; en ce qu’il atténue les conditions d’exploitation, à quoi s’oppose le risque d’« embourgeoisement » lié à la réussite ; en ce qu’il améliore les conditions d’échange et de réalisation de soi des salariés au travail, à quoi s’oppose, si une telle perspective est illusoire, le risque de déboucher sur une auto-exploitation ?
13Malgré l’affaiblissement de l’action syndicale, ces débats demeurent vifs au sein de chaque organisation de salariés. Si les formes anciennes du débat, opposant action et négociation, ont pris aujourd’hui des tours plus dialectiques reconnaissant la complémentarité des deux, on le retrouve néanmoins intact dans l’opposition entre revendication et proposition, la revendication se situant sur le seul terrain de la formulation des intérêts des salariés, la proposition essayant de les intégrer dans un ensemble plus complexe tenant compte de la pluralité d’acteurs et d’intérêts en œuvre dans le bon fonctionnement d’une entreprise comme d’une société. On peut voir dans cette évolution un travail de deuil d’une société future homogène, sans classes ni conflits, travail évocateur d’une certaine résignation ; on peut y voir au contraire un processus d’apprentissage de nouvelles capacités d’intervention et de transformation sociale dans lequel la négociation deviendrait un levier important de « gouvernabilité » de situations complexes.
14Ce débat a aussi ses facettes théoriques et n’a en fait cessé d’être sujet de discussion parmi les sociologues (Courpasson, 1998 ; Bernoux, 1998). Si le contrat de travail est imposé, comment pourrait-il être réputé librement consenti ? Et, dans ces conditions, comment la négociation pourrait-elle être considérée autrement que comme une modalité, parmi les plus insidieuses, d’exercice d’une domination ? Le regard est alors concentré sur la façon dont cette domination peut-être intériorisée ou pervertie (au sens de détournée), mais il ne laisse pas place à la constitution d’un champ d’analyse théorique autonome. Combien d’analyses sociologiques d’accords et de négociations ne se résument-elles pas finalement à déterminer quelles logiques d’acteurs se sont trouvées confrontées et dans quelle mesure chacune l’a emporté, réduisant notre vision à un noir et blanc, avec des gris plus ou moins clairs ou plus ou moins sombres selon que l’un ou l’autre l’emporte, comme si les acteurs et leurs enjeux n’étaient pas aussi eux-mêmes transformés au cours d’un tel processus ? De tels débats sont particulièrement réactualisés par le développement de nouvelles formes d’organisation du travail, plus autonomes, laissant plus de place à la négociation décentralisée, allant jusqu’à la négociation individuelle des objectifs et des moyens de travail. Faut-il n’y voir qu’un nouveau visage plus subtil de la domination, passant de l’exploitation à l’auto-exploitation et de la contrainte subie à l’emprise intériorisée, ou peut-on également lire le développement de formes d’organisations complexes, plus productives parce que s’appuyant sur une plus forte implication des salariés dans leur travail, et intégrant le conflit et la négociation, comme condition d’autonomie de chacun ?
15Reconnaître une réalité autonome à la négociation implique de sortir d’une problématique de la domination. Non pas que la domination serait absente des relations de travail, ni même parce qu’elle tendrait à s’estomper – point n’est besoin d’être angélique pour reconnaître la négociation comme un processus autonome entre des acteurs égaux en droit et en dignité –, mais parce que la négociation, pour autant qu’elle n’est pas un leurre, est précisément ce processus qui permet de tenir la domination à distance et à des acteurs opposés en intérêts de coopérer sans soumission.
16Alors que la sociologie du travail mettait plus facilement l’accent sur le caractère déséquilibré des échanges autour du travail et sur les relations de domination qu’ils masquaient, la sociologie des organisations s’est plutôt attachée à montrer les jeux stratégiques réciproques auxquels ils donnaient lieu. Par contre, celle-ci est largement restée prisonnière de l’idée que le passage du jeu stratégique au conflit, et en tout cas au conflit ouvert, était un signe de dysfonctionnement du point de vue de la coopération et que la tâche de l’organisation serait de le dépasser ou de le résorber.
17En nous appuyant sur l’approche du conflit que nous propose Simmel (1995), on peut développer un autre point de vue : les relations de travail ne sont pas des relations coopératives menacées par l’apparition de conflits, elles sont fondamentalement (et définitivement) des relations conflictuelles qui comportent l’obligation quotidienne de construire et reconstruire leurs formes de coopération. Vouloir nier ou annuler le conflit, c’est aussi nier l’identité des acteurs différents qui s’y expriment. Ce point devient d’autant plus important dans des modes d’organisation qui recherchent une implication personnelle accrue des individus dans leur travail. Une telle implication ne peut être obtenue dans le cadre de standardisation et de prescription des tâches qu’avait établi la rationalisation industrielle ; au contraire, le respect des différences, aussi bien collectives qu’individuelles, et de la conflictualité dont elles sont porteuses acquiert un rôle moteur dans la mobilisation et le développement des capacités humaines.
18Ainsi, contrairement à l’image de la négociation commerciale, où la fixation d’un prix dénoue les antagonismes et en même temps dissout les liens entre l’acheteur et le vendeur, la négociation sociale n’est pas ce qui résout ou annule le conflit. Elle est au contraire ce qui permet d’en inscrire la tension dans la réalité, et de constituer une réalité commune où les interlocuteurs peuvent agir ensemble en gardant leur identité et leur dignité, et sans perdre les liens qui les unissent (travail d’un côté, emploi de l’autre).
19La négociation apparaît ainsi comme un élément essentiel d’une régulation conjointe (Reynaud 1995), intégrant plutôt qu’opposant des éléments de contrôle et d’autonomie. Il nous semble important d’insister sur le fait qu’au-delà de l’élaboration de règles communes, la négociation est aussi construction de réalités et d’acteurs complexes. Lorsque, débattant de l’aménagement et de la réduction du temps de travail, employeur et salariés construisent une solution tenant compte des fluctuations du marché en même temps que des modes de vie des travailleurs, lorsqu’il le font après avoir exploré les solutions permettant d’absorber ces fluctuations par une autre organisation ou par une évolution des contrats et des engagements avec les clients ou fournisseurs, lorsque sont pris en compte également les problèmes de transport et d’équipements collectifs, c’est bien autre chose que des règles qui a été trouvé. Dans le compromis consistant à ouvrir des agences un certain nombre de samedis les semaines de pointe, mais aussi à limiter le nombre de ces journées pour chaque salarié et à fixer les modalités de prévenance, ce n’est pas seulement un partage d’intérêts qui s’établit ; c’est aussi une nouvelle compétence des salariés et une nouvelle capacité de l’entreprise à rendre des services et fournir une qualité de produit dont ils n’étaient pas capables antérieurement. Là où l’économique s’opposait au social, là où les logiques d’acteurs s’identifiaient à l’une ou l’autre dimension, là où le technique servait l’un ou l’autre, ce sont des réalités et des acteurs complexes qui apparaissent, permettant à leur tour que de nouvelles solutions s’explorent.
20Loin d’une simple forme de régulation conçue comme ajustement entre acteurs relativement stables, la négociation est le mouvement même de transformation de ces acteurs. Ceux qui concluent la négociation ne sont bien souvent plus les mêmes qu’auparavant, lors de son ouverture. Il s’y produit des acteurs plus complexes, des identités plus mêlées parce qu’intégrant mieux les dimensions plurielles de toute situation. Ce constat, qui porte en lui un décalage possible entre les négociateurs et leurs mandants, éclaire le sentiment d’abandon, voire de trahison, qui accompagne souvent des négociations réussies et fait parfois préférer aux négociateurs syndicaux la mise en œuvre de décisions de l’employeur, unilatérales mais réfléchies en commun, plutôt que la conclusion d’un accord. Pour défendre sa propre capacité à agir, il est compréhensible qu’un acteur puisse privilégier la pureté de son identité face à la négociation, quitte parfois, pour échapper à des impasses ou éviter de se faire marginaliser, à accepter qu’une partie des décisions se prenne à côté de la table plutôt qu’en séance ouverte.
CONFLITS DESTRUCTEURS ET CONFLITS STRUCTURANTS
21Ainsi la négociation s’oppose-t-elle à l’image d’un affrontement frontal et destructeur. Ce qui divise, nous dit Simmel (1995), n’est pas le conflit : « Dans les faits, ce sont les causes du conflit qui sont véritablement l’élément de dissociation. Une fois que le conflit a éclaté, il est en fait un mouvement de protection contre le dualisme qui sépare, et une voie qui mènera à une sorte d’unité » ; cette unité peut s’établir « par la destruction de l’une des parties », mais plus normalement par « l’accord et la cohésion d’éléments sociaux par opposition à leur disjonction, leur exclusion, leurs dissonances » ; « l’unité c’est aussi la synthèse globale des personnes, des énergies et des formes constituant un groupe ». Le conflit est ainsi un des éléments de socialisation les plus forts qui soient ; « dans bien des cas, il est le seul moyen qui nous permette de vivre (et de travailler) avec des personnalités véritablement insupportables ». Qui n’en a un jour fait l’expérience au travail ? Le conflit permet d’exprimer que la domination est insupportable, et la négociation, comme acceptation réciproque de « l’altérité d’autrui » (Castoriadis, 1999), rend possible le caractère constructeur du conflit comme support nécessaire de la coopération.
22La négociation, ce sont donc ces activités de construction de formes qui permettent de sauvegarder le conflit dans la coopération. De la négociation résulte une réalité complexe, contradictoire, en tension, plus imprévisible que lorsque celle-ci est essentiellement mue par des jeux de domination où un acteur écrase les autres, ne laissant plus comme horizon d’évolution que la monotonie ou l’explosion.
23Pour comprendre une négociation, il faut donc repartir de cette nécessité extérieure qui oblige les acteurs à vivre et travailler ensemble, et les oblige à affronter l’épreuve du conflit plutôt que celle de la dissociation. Là encore, l’image de la négociation commerciale, où les interlocuteurs se choisissent – se mettre en concurrence, c’est justement choisir son interlocuteur –, vient brouiller les pistes. Dans la négociation sociale, les interlocuteurs ne se choisissent pas – si tel est le cas, la négociation est pipée : ils se retrouvent en confrontation parce qu’ils sont impliqués dans des relations professionnelles dont la caractéristique est qu’elles sont a priori conflictuelles et comportent a posteriori une obligation de résultats conjoints, c’est à dire coopératifs. On se rend au marché, on ne s’y trouve pas d’emblée ; par contre, au travail, on se trouve pris dans un jeu de relations professionnelles, qu’on le recherche ou non.
24Qu’il se passe autre chose dans une négociation qu’un partage d’intérêts entre deux parties autour d’un enjeu inerte peut être illustré de diverses manières. Au printemps 1997, l’Europe sortait d’une de ces crises dont elle a périodiquement le secret et qui devait déboucher, pour le plus grand soulagement de tous, sur l’adjonction au traité d’Amsterdam d’un volet social concernant l’emploi. En relisant la presse de cette époque, on constate qu’un tel compromis était décrit et paraissait certain dès le mardi précédent l’accord. Pourtant, la crise surgissait le vendredi suivant ; le dimanche, tout était par terre ; il fallut attendre le mardi pour que tout s’accomplisse de la façon prévue. Pourquoi une telle dramatisation ? Simple théâtre – au sens où l’entend Goffman ? Erreur de diagnostic des observateurs ? Le souvenir de négociations salariales auxquelles j’ai assisté dans la branche papier-carton dans les années 1972-1976 m’oriente vers une autre interprétation.
25Celles-ci commençaient traditionnellement à dix heures le matin, et, en quatre ans, aucune ne s’est terminée avant les quatre ou six heures du matin suivant. Pourtant, une demi-heure après le début de la séance, on pouvait annoncer avec certitude le pourcentage d’augmentation qui serait obtenu vingt heures plus tard. La mécanique était simple : la CGT, largement majoritaire, commençait en formulant une revendication ; la fédération patronale, qui savait où elle allait, annonçait une première proposition symétrique ; tout le jeu consistait ensuite, pour chaque camp, à avancer ou reculer d’un dixième de point après chaque interruption de séance, pour arriver au chiffre fixé. La CFDT, très minoritaire dans cette négociation, ne se privait d’ailleurs pas d’en dévoiler le jeu. Mais si tout était si simple, pourquoi mettre vingt heures à le faire ? Parce que l’essentiel des négociations ne se déroulait pas entre fédérations patronale et ouvrières, mais au sein de chaque camp. Un accord qui aurait été signé sur la même base, dès vingt heures le soir, aurait fait désavouer le permanent CGT comme manquant de combativité, comme n’ayant pas exploré toutes les possibilités, etc. De la même manière, dans le camp patronal, les patrons des petites entreprises de transformation menaçaient de se dissocier de ceux des grandes entreprises de production. Il fallait donc que chacun montre à son camp qu’il n’y avait pas d’autres voies... En quatre ans, le pronostic ne s’est trouvé infirmé qu’une fois, à 0,1 % près, le délégué CGT ayant eu l’habileté d’un pas de côté qui lui avait permis de passer son tour. Ce 0,1 % sur un total compris entre 2 % et 3 % donne une idée de l’importance relative de ce qui se jouait entre les camps en séance et, à l’intérieur de chaque camp, hors séance. Il serait pourtant bien vain d’ironiser sur ce curieux ballet. Aucun ne pouvait éviter de prendre chaque étape au sérieux au risque de voir l’autre camp en profiter. Chacun était ainsi conduit à respecter scrupuleusement le protocole. Il serait ainsi tout à fait erroné de ne voir dans un tel jeu qu’un faux semblant, voire, comme nous y invitent des tendances extrémistes, une forme de trahison qui serait inhérente à toute négociation où les coulisses et les dessous de table l’emporteraient sur ce qui se passe autour du tapis vert, et où la négociation, loin de sauver la possibilité de la conflictualité, servirait surtout à éteindre les ardeurs combatives.
26Il n’est pas si simple de répondre à de telles objections autrement que par un retour à une réflexion sur les modes de transformation démocratique de nos sociétés qui, s’ils commencent à être établis au plan des nations, restent encore à élaborer dans le domaine des relations professionnelles. Revenons à une interrogation précédemment formulée : si la négociation peut paraître équilibrée dans les branches professionnelles, cela est plus difficile à établir au niveau des entreprises et encore plus au plan des contrats individuels : l’employeur occupe toujours une position dominante, et les jeux stratégiques que chaque acteur peut mener ne paraissent infléchir qu’à la marge les réalités. Cela conduit à une appréhension cynique de la négociation ; il me semble important de souligner ici que, contrairement à une facilité de langage couramment pratiquée, l’employeur n’est pas toute l’entreprise et que s’il y joue un rôle dominant, c’est d’abord en tant qu’il est le représentant et l’incarnation de forces, actionnaires et parfois clients, extérieures à l’entreprise et néanmoins indispensables à sa survie. Cela peut paraître une banalité, mais il suffit, pour mesurer la difficulté, de voir le long cheminement qu’ont dû faire les organisations syndicales pour admettre que l’entreprise avait besoin d’un patron qui ne soit pas l’émanation de ses salariés, contre quoi s’élevaient aussi bien le rêve socialiste d’une production collectivisée que l’aspiration autogestionnaire (Maire, 1985).
27Reconnaître que l’entreprise a besoin pour survivre de ne pas être dirigée par les seuls intérêts de ses salariés, qu’elle a besoin d’intégrer les intérêts de clients, d’usagers, d’un marché, de partenaires, d’actionnaires pour défendre ses emplois, c’est aussi sortir d’une vision de l’entreprise essentiellement structurée par l’opposition employeur/salarié et appréhender cette opposition elle-même comme structurée par un réel plus large qui l’englobe. Dans une telle appréhension des relations professionnelles, les acteurs en présence dans la négociation acquièrent un autre positionnement. Ils se trouvent moins face à face mus par l’opposition de leurs intérêts que côte à côte, face à une réalité qui leur est commune et dans laquelle ils ont à chercher ensemble à inscrire leur propre intérêt. Cela ne nie pas le conflit existant entre patron et salariés, mais cela ne fait pas de ce conflit le tout de la situation ; cela n’exclut pas que puisse exister en même temps une part de complicité sur la défense de l’emploi, sur la qualité des produits et services rendus, sur la qualité du climat social, etc., une complicité qui tisse souvent des relations bien plus complexes que les images que l’on nous présente entre responsables syndicaux et cadres d’entreprises. Dans une telle appréhension de la négociation, l’adversaire n’est plus celui qu’il faut éliminer ou réduire, il n’est plus celui qui empêche que la réalité soit façonnée à votre seule image, celui qui vient ternir le miroir narcissique d’une réalité totalitaire. L’adversaire devient le point d’entrée indispensable dans un réel complexe. Tenir compte de l’adversaire, c’est prendre appui sur ce qu’il exprime du réel commun pour en saisir la complexité et accroître ses chances d’y inscrire sa propre volonté. La négociation est ainsi bien le maintien du conflit : en matière de relations professionnelles, celui qui détruit son adversaire se perd lui-même. C’est l’amère expérience qu’en avaient fait les salariés du journal InfoMatin en 1996, après l’arrêt brutal de leur journal par leur P-DG ; ce dernier avait décidé « de mettre fin à l’aventure » parce que les journalistes refusaient de voir réduits le nombre de leurs jours de congés. Après coup, déclaraient-ils, « nous étions prêts aux efforts si on nous avait expliqué le projet qui les exige » (Le Monde, 5/1/1996) ; mais après coup, le coup était déjà joué !
COMPROMIS ET NÉGOCIATIONS
28Une telle approche de la négociation nous permet de nous interroger sur la nature des compromis qui s’établissent dans une négociation. On peut distinguer plusieurs issues à des situations de conflit :
- La victoire d’un camp et la destruction ou l’anéantissement de l’autre. C’est ce que l’on retrouve dans le champ des relations professionnelles, dans les idéologies qui se sont réclamées du communisme comme aboutissement de la lutte des classes, comme dans les discours patronaux niant son existence. Tout conflit et toute bataille ouverte n’est alors qu’un épisode de « la lutte finale ». Pourtant, de Jules César à Clausewitz en passant par Machiavel, les théoriciens du conflit armé nous rappellent que l’objectif de la guerre n’est pas de détruire l’adversaire, mais de le forcer à collaborer. La destruction de l’autre est une perte de ressources, y compris pour le vainqueur. Bien des entreprises ont du mal à s’en persuader qui voudraient à la fois soumettre leurs salariés aux seules fins de l’employeur, et développer l’initiative de leurs salariés. L’histoire ne vaut pas la peine d’être recommencée pour être réapprise : on ne peut être à la fois esclaves ou colonisés et créatifs, libres et responsables. La collaboration ne dépasse la somme de ce qui est attendu des coopérants que lorsqu’elle devient coopération !
- La réconciliation qui met fin au désaccord et réintègre les adversaires dans une même communauté d’action. Le conflit se dissout en levant les malentendus ou en le transposant sur un terrain dans lequel chaque adversaire puisse reconnaître son intérêt en rétablissant ainsi l’équité de l’échange, par exemple en s’accordant sur une valeur monétaire. On peut assimiler à cette solution les formes marchandes d’achat du travail ou de la compétence, pour autant qu’elles puissent être considérées comme équitables et non comme forcées. La difficulté que rencontrent les entreprises aujourd’hui est justement que l’implication et la motivation ne s’achètent pas. Comme le dit Marcel Mauss (1950) : » Le producteur échangiste (le salarié qui échange sa force de travail) sent qu’il échange plus qu’un produit ou un temps de travail, qu’il donne quelque chose de soi : son temps, sa vie. Il veut donc être récompensé de ce don. » Or, dans nos pays européens en tout cas, l’argent n’est jamais à lui seul un signe d’identité. Nous sommes ici dans une logique de reconnaissance réciproque qui ne se résout pas dans le seul échange monétaire ;
- Le dépassement des causes du conflit par l’établissement d’un intérêt supérieur, ou en trouvant un terrain de consensus, par exemple en se saisissant d’une opportunité commune qu’aucun des protagonistes n’aurait pu saisir seul (ce qui est appelé, en théorie des jeux, accord gagnant/gagnant). Ce fut le cas à la veille de la Première Guerre mondiale lorsque le mouvement ouvrier bascula massivement dans l’Union nationale plutôt que dans l’exacerbation de la guerre de classe prônée, jusque là, par le syndicat. C’est aujourd’hui le cas d’accords où, au nom du développement ou du maintien de l’entreprise et de l’emploi (Thuderoz et Belanger, 1997), chaque partie accepte de renoncer à des avantages acquis ou à des bénéfices qu’il aurait pu obtenir ;
- Le compromis qui établit un nouveau partage des intérêts en présence. Le conflit se résout, au moins momentanément, par l’instauration d’une nouvelle ligne de démarcation selon les rapports de force du moment. Dans cette perspective, ce que l’un gagne est pris sur l’autre (sinon nous serions dans le cas précédent : si tout le monde est gagnant de son point de vue, il n’y a pas lieu de parler de compromis). Tout compromis est ainsi toujours provisoire, il suspend le conflit dans l’attente de la reprise des combats. Il est au mieux un armistice traduisant l’épuisement des combattants et, au pire, la défaite momentanée de l’un d’eux. On comprend dans ces conditions pourquoi le compromis est souvent décrit comme une solution impure qui évoque la compromission ; on voit mal, en conséquence, comment il pourrait contribuer à construire des coopérations durables qui nécessitent partage d’objectifs et bonne foi dans l’exécution des mesures décidées.
29Une telle typologie retient en fait surtout les cas où l’issue du conflit est l’arrêt du conflit. La résolution du conflit est comme un arrêt sur image qui nous donne une photographie de l’instant où il se dissout. Dans ce sens, chaque modalité explicite la façon dont il peut être annulé ou suspendu pour éviter ses effets désagrégateurs. Mais si, comme nous l’avons vu, le conflit est avant tout – et dans le champ des relations professionnelles encore plus qu’ailleurs – un processus structurant permettant la coopération malgré des divergences d’intérêts, parce qu’il est le moyen de respecter les antagonismes plutôt que de chercher à les annihiler, quel intérêt y a-t-il alors à arrêter le conflit ? Cette remarque nous conduit à mettre l’accent sur une vue plus dynamique des processus de résolution de conflit et à souligner l’existence d’une autre forme de compromis :
30– Le compromis qui modifie les acteurs et les intérêts en présence et où chacun accepte de renoncer à une part de ses acquis ou aspirations (il n’y a pas de compromis sans une part de renonciation), pour mieux défendre et faire valoir ses avantages dans une situation complexe qui ne se résume pas à l’affrontement entre deux parties antagonistes, mais est tout autant déterminée par la confrontation du résultat de leur coopération avec des clients, usagers, actionnaires ou administrations extérieurs. Une telle conception perturbe profondément les traditions syndicales habituées à ce que celui qui arrive à exprimer de la façon la plus forte et la plus pure ses revendications soit aussi celui qui ait le plus de chance d’en voir la meilleure part retenue dans le compromis final. Crier fort, ne rien céder, rester têtu est rationnel lorsque cela conduit l’employeur à reformuler ses propositions en intégrant au maximum votre point de vue ; cela ne l’est plus lorsque cela fait échouer l’entreprise et l’employeur, ou le conduit à déplacer ses investissements. Dans cette perspective, l’acteur le plus influent n’est plus celui qui arrive à présenter son point de vue avec le plus de force, mais celui qui arrive à intégrer le mieux dans ses propres propositions les différents points de vue moteurs dans l’évolution d’une situation. L’important ne se résume plus au face-à-face entre deux protagonistes, mais doit tenir compte de l’ensemble des acteurs impliqués.
31Un tel renversement idéologique s’est constaté en février 1984 lorsque Edmond Maire, secrétaire général de la CFDT, s’était plaint, au sortir d’une rencontre avec le Premier ministre, de ne pas être associé à la discussion du plan de rigueur que préparait en secret le gouvernement. Il était présent en novembre 1995 dans les prises de positions de Nicole Notat pour le plan Juppé sur la Sécurité sociale. Marc Blondel, secrétaire général de la CGT-FO, lui répondait : « Moi, je défends mes mandants ; si elle veut défendre l’intérêt général, qu’elle fasse de la politique plutôt que du syndicalisme. » Il était déjà depuis longtemps présent dans le syndicalisme italien, dont Bruno Trentin, alors secrétaire général de la CGIL, déclarait dès 1970 : « Si la flexibilité est bonne pour l’emploi, alors il ne faut pas seulement se battre pour l’aménager, il faut aussi se battre contre les employeurs qui ne la proposent pas ! » Ce renversement peut aussi se constater dans la récente évolution de la CGT, d’un syndicalisme purement revendicatif vers un syndicalisme de proposition, redevenant « acteur sur le terrain » plutôt que de se contenter, selon les mots de son ex-secrétaire général Louis Viannet, de « distribuer des cartons jaunes depuis le banc de touche ».
32Dans tous ces exemples, le compromis n’est pas l’instant où le conflit s’annule ou se met entre parenthèses ; il est au contraire le moyen de le conserver. Il est la reconnaissance d’une réalité complexe dans laquelle aucun acteur n’est tout puissant, mais où chacun souhaite inscrire ses attentes. Il est, au sens premier du mot, échange de promesses sur la réalité future (De Coninck, 1998), et responsabilité assumée sur l’évolution d’une réalité commune.
33Un tel changement dans l’utilisation du compromis s’accompagne d’une évolution des règles et des pratiques de négociations permettant leur élaboration. Un bon exemple en est fourni concernant les modalités de négociation des salaires dans l’entreprise Axa. Un accord d’entreprise (1986) précise qu’en cas de désaccord les partenaires s’entendent sur le nom d’un arbitre chargé de trancher entre les dernières positions patronale et syndicale, avec la seule obligation de ne pouvoir retenir qu’une des positions formulées ; chaque camp est ainsi amené à formuler une ultime proposition intégrant au mieux ses aspirations et la situation de l’entreprise. En plus de dix ans d’existence, une telle procédure a toujours suffi, par la dynamique qu’elle instaurait à faire se rapprocher les points de vue sans qu’il soit jamais besoin d’un médiateur !
34Cette distinction entre plusieurs formes de compromis nous amène à établir une typologie des différentes formes de négociation, en soulignant la variété des formes de compromis qui s’y trouvent mobilisées :
- La négociation comme marchandage et le compromis comme partage (la poire en deux ou le donnant-donnant). La forme la plus traditionnelle en est la négociation salariale dont il faut cependant remarquer qu’elle ne revêt jamais une forme aussi pure et que derrière les enjeux salariaux se décident toujours aussi des évolutions concernant l’investissement, l’emploi, les qualifications, etc. ;
- La négociation comme régulation et le compromis comme élaboration de règles conjointes. Là où s’affrontaient à l’aveugle règles de contrôle et règles autonomes, la discussion permet de s’accorder sur le jeu commun aux partenaires. Le jeu dit « gagnant-gagnant » suscite cependant toujours une part de scepticisme sur les formes de domination que révèlent de tels compromis. Ainsi, la tentative d’accord interprofessionnel de juillet 1980, dite « aménagement du temps de travail contre flexibilité », ainsi que celle de décembre 1984 ont échoué parce que les deux plateaux de la balance ne paraissaient pas de même nature ; les accords de juillet 1981 et de septembre 1986 ont réussi, parce qu’ils mettaient en relation une évolution de l’organisation du travail et une modification du pouvoir des syndicats sur la détermination des horaires ;
- La négociation comme responsabilité commune des acteurs engagés dans une même situation et le compromis comme échange de promesses (ce qui est son sens étymologique premier). Dans ce dernier sens, la négociation apparaît comme transformant non seulement les résultats du jeu ou ses règles, mais les acteurs eux-mêmes. Une négociation sur le temps de travail qui intègre à la fois des éléments de flexibilité et des aspirations des salariés concernant leur mode de vie est ainsi un processus de construction d’une réalité plus complexe, en même temps qu’elle forme des acteurs plus complexes, ne vivant plus sur l’idée d’un partage des champs du social et de l’économique, mais acceptant d’être chacun d’eux partagés par ces deux champs et devant s’accorder sur leur articulation dynamique.
35Cette dernière forme de compromis est consubstantielle au déploiement de formes démocratiques de régulation. Comme nous le rappelle Marcel Gauchet (1998), « les démocraties contemporaines n’ont trouvé le chemin de la stabilité qu’à compter du jour où elles ont découvert qu’il fallait consentir à l’écart pour apprécier l’accord ». Sans doute sommes-nous, du point de vue des relations professionnelles, à un moment crucial et passionnant d’invention de nouvelles formes de démocratie industrielle, pour reprendre le terme fondateur des époux Webb. L’évolution, déjà notée, de l’entreprise vers une forme de société ou d’institution (Segrestin, 1992 ; Sainsaulieu, 1990) impliquait que soit trouvée de nouvelles formes constitutionnelles régissant le fonctionnement d’une entreprise également dépendante de sa direction et de ses salariés. Les lois Auroux de 1982, qui avaient ouvert une tentative de reconnaissance de la « citoyenneté » du salarié, étaient restées trop marquées par une conception politique du fonctionnement démocratique plus axée sur l’expression d’une majorité que sur la construction de compromis susceptibles de mobiliser les forces les plus larges tout en respectant le nécessaire pouvoir exécutif de l’employeur. En ce sens, la poursuite d’une réflexion sur la négociation comme expression d’une conflictualité coopérative et construction de compromis pourrait bien être au cœur des évolutions à venir des relations professionnelles.
Notes de bas de page
1 Le droit du travail impose même que toute négociation d’accord collectif se déroule de cette manière. Ainsi, un accord de la branche chimie de 1982 a été annulé car sa dernière mouture, soumise à la signature de toutes les organisations, résultait de discussions latérales avec une partie d’entre elles hors des séances plénières seules officiellement reconnues comme processus de négociation.
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