La négociation basée sur les intérêts et les stratégies de changement dans les rapports sociaux de l’entreprise
p. 63-77
Texte intégral
INTRODUCTION
1L’objectif de ce chapitre est de montrer que les difficultés du modèle traditionnel de relations industrielles à gérer les adaptations requises dans l’organisation du travail ont permis le développement de stratégies alternatives de changement dans les rapports sociaux de l’entreprise au cours des dernières années1. Comme ce sont les organisations qui subissent les pressions de l’environnement, ce sont donc les employeurs qui, la plupart du temps, initient le processus de changement. Ainsi, alors que certains employeurs ont tenté d’imposer le changement d’autorité en profitant du contexte favorable créé par le taux élevé de chômage ou la libéralisation des échanges commerciaux, d’autres ont préféré miser sur le développement d’une plus grande coopération dans l’organisation pour atteindre les changements désirés.
2Chacun de ces modèles de changement repose sur des stratégies et des tactiques de négociation radicalement opposées et différentes de celles du modèle traditionnel et, dans ce contexte, la négociation « basée sur les intérêts » (que l’on désigne aussi par diverses appellations telles que la négociation « raisonnée », « à bénéfices mutuels », « gagnant-gagnant », ou encore « de partenariat ») peut être considérée comme une tactique particulière déployée à l’intérieur d’une stratégie de changement basée sur la coopération.
IMPACT DES TRANSFORMATIONS DE L’ENVIRONNEMENT SUR LES ORGANISATIONS
3L’environnement des organisations a considérablement changé depuis la fin des Trente Glorieuses. Dans le secteur privé, les défis proviennent de l’intensification de la concurrence et de la perte de compétitivité des entreprises, par suite de la mondialisation et de la déréglementation des échanges commerciaux. Dans le secteur public, les défis résultent de la crise financière provoquée par le niveau d’endettement trop élevé de la plupart des gouvernements, ce qui les oblige à réduire significativement leurs déficits budgétaires par d’autres moyens que l’augmentation des charges fiscales des citoyens et des entreprises, déjà très élevées. Un tel environnement économique turbulent a fait prendre conscience aux entreprises de la double nécessité de réduire les coûts d’opération et d’améliorer la qualité des produits et des services pour satisfaire des consommateurs de plus en plus exigeants et en mesure d’exercer des choix parmi un plus grand nombre de producteurs.
4La réduction des coûts de travail et le développement d’une approche-qualité axée sur la satisfaction des besoins du client ont amené plusieurs entreprises à remettre en question leur mode de fonctionnement. C’est ainsi que l’adoption de nouvelles technologies et la modification en profondeur de l’organisation du travail sont devenues des enjeux majeurs des transformations organisationnelles vécues par les entreprises. Ce lien entre les objectifs de réduction de coûts d’opération et d’amélioration de la qualité, d’une part, et les moyens privilégiés que sont les nouvelles technologies et les changements dans l’organisation du travail, d’autre part, est bien illustré dans une étude réalisée en 1994 par le Centre de recherches et de statistiques sur le marché du travail du ministère du Travail du Québec auprès de dix-neuf entreprises ayant implanté de nouvelles pratiques en milieu de travail. En effet, selon les auteurs du rapport, ces nouvelles pratiques ont pour objet l’amélioration constante de la qualité, recherchée par l’amélioration du processus de production et par l’accroissement de l’efficacité des opérations. Ce qui constitue le principal levier utilisé par les entreprises pour atteindre des fins telles la réduction des coûts de production unitaires, le renforcement des atouts concurrentiels du produit ou l’augmentation de la productivité. L’introduction de nouvelles pratiques en milieu de travail est également conçue comme une mesure complémentaire à l’achat de nouveaux équipements, associée à un projet de changement de l’organisation du travail afin de valoriser le savoir-faire et l’initiative des salariés (Maschino, 1995, p. 8).
RÉORGANISATION DU TRAVAIL ET CHANGEMENTS ORGANISATIONNELS
5Si la réorganisation du travail apparaît comme la solution logique qui peut permettre aux organisations de s’adapter à leur environnement, les acteurs sociaux n’ont pas les mêmes préoccupations quant à la nature des changements à opérer ni quant aux stratégies à utiliser pour implanter les changements en question.
Préoccupations des acteurs sociaux face aux modifications de l’organisation du travail
6Pour les employeurs, les principales préoccupations, outre la réduction des coûts de travail, concernent l’accroissement de la flexibilité de gestion et du rendement au travail. Pour atteindre ces objectifs, deux voies s’offrent à eux : d’une part, ils peuvent chercher à modifier directement le contenu des conventions collectives ; d’autre part, ils peuvent utiliser une approche indirecte en faisant des changements informels dans les pratiques de travail, et ce sur une base coopérative. L’expérience révèle qu’il s’avère plus facile d’utiliser la méthode directe pour changer les aspects monétaires des conditions de travail alors que, pour obtenir plus de flexibilité de gestion et un meilleur rendement des employé(e)s, des changements d’attitudes et de comportements sont requis car leur mise en application n’est pas automatique.
7Les syndicats, quant à eux, sont généralement opposés à modifier les clauses des conventions collectives existantes et ils ont généralement des réactions variables face aux approches informelles visant à changer les pratiques de travail sur une base coopérative. À moins que les emplois de leurs membres ne soient en danger, les syndicats s’opposeront aux concessions salariales. Il seront tout aussi réticents à abandonner les contrôles sur l’organisation du travail ou à permettre à l’employeur de prendre des mesures pour accroître le rendement des employé(e)s, sauf si la survie de l’entreprise est menacée.
Les limites du système traditionnel de relations industrielles pour opérer les changements dans l’organisation du travail
8Historiquement, en Amérique du Nord, la négociation de conventions collectives de travail a toujours constitué le pivot central du système de relations industrielles. C’était la méthode privilégiée par les partenaires sociaux pour incorporer les différentes modifications aux conditions de travail et à l’organisation du travail. Le système de négociation était capable de s’adapter à des changements lents et graduels de l’environnement car il parvenait à incorporer certaines innovations dans la convention collective en tirant des leçons de l’expérience vécue, en modifiant le langage de la convention lors de la négociation suivante et en bâtissant une jurisprudence concernant tous les faits liés à ces innovations.
9Cependant, l’ampleur des modifications qui doivent être apportées à l’organisation du travail fait en sorte que les organisations peuvent difficilement se satisfaire d’un processus d’ajustement graduel pour opérer les transformations qu’elles considèrent indispensables à leur fonctionnement. Une telle limite du système traditionnel ressort clairement de l’étude du CRSMT sur les entreprises ayant implanté avec succès de nouvelles pratiques de travail. La convention collective, note en effet Dalil Maschino (1995, p. 92), a été souvent et délibérément mise à l’écart de la démarche d’introduction de nouvelles pratiques en milieu de travail, dans l’ensemble des cas étudiés. Les représentants syndicaux rencontrés ont mentionné qu’il s’agissait là d’une condition préalable à leur participation à une démarche conjointe. L’étude indique également que les domaines de la convention collective les plus susceptibles de connaître des modifications visaient l’évaluation et la classification des emplois, les règles régissant les mouvements de personnel et le droit à l’information. Le recours à des « lettres d’entente » apparaît enfin comme le moyen le plus fréquemment utilisé pour formaliser certaines pratiques nouvelles.
Émergence de nouvelles stratégies de négociation
10C’est ainsi que l’on a vu se développer depuis quelque temps deux types de stratégies qui se situent aux antipodes du modèle traditionnel de négociation. À un extrême, on retrouve des organisations et des syndicats qui adoptent des positions tellement radicales que la zone de règlement potentiel est presque nulle. Une variante extrême de cette stratégie est celle d’entreprises qui décident de cesser leurs opérations pour se localiser ailleurs. D’un autre côté, on retrouve des employeurs et des syndicats qui décident de ne pas négocier à partir de positions rigides, mais plutôt à partir de leurs intérêts respectifs et des problèmes qu’ils ont à régler. Une telle démarche a pour effet d’élargir substantiellement la zone de règlement potentiel. C’est à ce type de stratégie de négociation que l’on peut associer la négociation raisonnée. Une analyse de l’évolution des statistiques sur les conflits de travail au Québec au cours des trente dernières années permet d’illustrer l’émergence de cette polarisation entre deux modèles radicalement différents de rapports de travail.
11D’une part, la diminution du nombre et de l’ampleur des conflits de travail depuis le milieu des années 1980 atteste de façon non équivoque qu’une plus grande coopération dans les rapports entre les acteurs sociaux est en train de s’instaurer. On peut également ajouter à ce portrait statistique la transformation graduelle du discours et de l’action syndicale au cours des quinze dernières années, comme en font foi la création d’institutions tels les fonds d’investissements syndicaux, mis sur pied par les plus importantes centrales syndicales québécoises, ou encore l’adhésion de plusieurs syndicats à des « contrats sociaux » ou des ententes de partenariat dans l’entreprise.
12D’autre part, on note parallèlement une augmentation de la durée moyenne des conflits de travail ainsi qu’un accroissement du nombre de lock-out (conflits de travail déclenchés par les employeurs) au cours des dernières années. Ces résultats sont corroborés par les témoignages des conciliateurs du ministère du Travail qui affirment que, « tout en étant impliqués dans moins de conflits, ils doivent néanmoins consacrer beaucoup plus de temps et d’énergie à solutionner des problèmes plus difficiles qu’auparavant » (Boivin, 1996, p. 12).
13Pareille polarisation dans les relations du travail a également été identifiée ailleurs en Amérique du Nord. En effet, une analyse portant sur 481 dossiers de négociations collectives de l’Etat du Michigan qui avaient atteint le stade de la conciliation, entre les années 1987 et 1989, a révélé que seulement le tiers des négociations collectives s’étaient déroulées selon le modèle traditionnel de relations du travail ; les deux autres tiers se répartissaient à peu près également entre des négociations que les conciliateurs qualifiaient de coopératives et d’autres négociations qu’ils qualifiaient de beaucoup plus conflictuelles que ce qu’ils avaient l’habitude d’observer (Walton, Cutcher-Gershenfeld et McKersie, 1994).
14Nous n’irons pas jusqu’à avancer que les deux tiers des négociations collectives au Québec ne se déroulent plus selon le mode traditionnel. Nous pouvons par contre affirmer que ce mode de négociation se révèle de moins en moins en mesure de gérer les transformations ayant cours dans les organisations.
15Le schéma 1 illustre le choix des stratégies de changement qui s’offrent aux partenaires sociaux pour réaliser les transformations de l’organisation du travail en fonction de leurs préoccupations respectives.
LA THÉORIE DES NÉGOCIATIONS STRATÉGIQUES
16Walton, Cutcher-Gershenfeld et McKersie (1994) proposent une théorie pour comprendre la dynamique du changement dans les rapports sociaux des organisations. Cette théorie affirme que tout changement est un changement « négocié » qui s’appuie sur l’utilisation de stratégies et de tactiques particulières. Les auteurs nomment ainsi leur théorie (« théorie des négociations stratégiques ») du fait de l’ampleur des transformations à opérer dans l’organisation du travail et de la remise en cause, tant des conventions collectives de travail que de la nature même des relations entre les acteurs sociaux, ce qu’ils appellent le « contrat social ».
Convention collective et contrat social
17Selon les trois chercheurs, toute stratégie de changement visant l’organisation du travail doit tenir compte à la fois des contraintes imposées par les conventions collectives existantes et des considérations entourant le contrat social dans l’organisation, c’est-à-dire de la nature des relations entre les acteurs sociaux – employeur, employé(e)s et syndicats. Il existe deux niveaux de relations dans une organisation : l’un, de type individuel, concerne les relations entre les travailleurs et les responsables de la gestion ; l’autre, de type institutionnel, concerne les relations entre la direction et le syndicat.
18S’il est assez facile d’identifier concrètement ce qui, pour l’employeur, peut constituer un élément « irritant » dans une convention collective ou encore, pour le syndicat, un principe important protégé par une clause à laquelle il tient absolument, il en va tout autrement de la nature des relations entre les acteurs sociaux, beaucoup plus complexe et problématique. Même s’ils sont distincts, la convention collective et le contrat social sont étroitement reliés. Ainsi, si un employeur recherche des changements majeurs à la convention collective, il devra fort probablement reconsidérer son contrat social avec le syndicat : soit en lui imposant une défaite en négociation, soit en faisant du syndicat un partenaire dans la démarche. D’autre part, si l’employeur veut modifier la nature du contrat social, il pourra difficilement le faire sans que le contenu de la convention collective ne soit affecté.
19Le schéma suivant représente les différentes combinaisons de contrats sociaux possibles selon que les stratégies de négociation se situeront à l’intérieur du modèle traditionnel de relations industrielles ou de l’un ou l’autre des deux modèles auxquels on a fait allusion plus haut. En pratique, cependant, la situation est beaucoup plus complexe que cette brève description ne le laisse paraître, car on retrouve des éléments des différents contrats sociaux dans la même organisation et il y a bien souvent des écarts entre le discours des acteurs sociaux et leur comportement. Ce qu’il faut retenir cependant, c’est l’érosion graduelle de la position « A » dans le schéma 2, au profit de l’une ou l’autre des cinq autres positions.
Les stratégies de négociation
20Comme nous l’avons déjà mentionné, trois stratégies s’offrent aux partenaires sociaux pour opérer les changements dans l’organisation du travail qui permettront aux organisations de s’adapter à leur environnement et de passer à travers les difficultés qui les affectent : la négociation traditionnelle, la négociation de contrainte et la négociation de coopération.
La négociation traditionnelle
21L’une des caractéristiques fondamentales du système traditionnel de relations industrielles est qu’il repose sur une séparation radicale des intérêts des employeurs et de ceux des employé(e)s. Dans ce contexte, le rôle du syndicat se résume à négocier les salaires, les avantages sociaux et certaines conditions de travail tandis que la gestion de l’organisation est du domaine exclusif de l’employeur. Le système de relations industrielles de l’entreprise est donc le reflet fidèle de l’organisation « tayloriste » du travail en vertu de laquelle certains individus dans l’organisation – les gestionnaires – conçoivent et organisent la production tandis que d’autres – les salarié(e)s – se contentent d’exécuter les ordres.
22En divisant l’entreprise en deux clans bien identifiés, le système de relations industrielles reconnaît l’existence au sein de l’entreprise d’un conflit entre les intérêts de l’organisation et ceux des travailleurs qui la composent. C’est pourquoi on le qualifie d’« adversarial ». La négociation collective constitue alors un rapport de force institutionnalisé et organisé autour de cette arme ultime qu’est la possibilité pour l’une ou l’autre partie de déclencher un arrêt de travail. Une deuxième caractéristique découle de la première : puisque la sphère d’influence du syndicat se limite aux seules conditions de travail des salarié(e)s, celui-ci cherchera à exercer un maximum de contrôle sur les emplois en négociant des systèmes de classification et des règles de travail rigides dans le but de limiter la marge de manœuvre de l’employeur dans l’utilisation de la force de travail.
23Une autre caractéristique tient à l’application presque absolue de la règle de l’ancienneté comme motif sur lequel toutes les décisions concernant les conditions de travail doivent être fondées, qu’il s’agisse de mouvements de personnel, d’avantages sociaux, d’accès au temps supplémentaire, etc. Enfin, la normalisation des conditions de travail à l’échelle de tout un secteur d’activités (par le pattern-bargaining) de même que le versement d’augmentations de salaires de façon uniforme à tous les employé(e)s indépendamment de la performance individuelle constituent deux autres caractéristiques du modèle traditionnel de relations industrielles.
24Quant au processus formel de négociation collective tel que celui-ci est conçu pour fonctionner dans le cadre du système traditionnel de relations industrielles, il comporte les aspects suivants : les parties déterminent leurs objectifs et leurs points de résistance en adoptant des positions de départ délibérément exagérées ; elles cherchent à faire le moins de concessions possible ; chaque partie cherche à exploiter les faiblesses de l’autre ; les parties n’utilisent habituellement qu’un seul porte-parole à la table de négociation et lorsqu’elles s’engagent dans un dialogue constructif, c’est généralement à la suite de contacts informels établis en dehors des rencontres formelles ; les parties ne négocient jamais entre elles en présence de l’autre partie et elles hésiteront à proposer un compromis si elles n’ont pas l’assurance que l’autre partie fera de même ; un règlement obtenu difficilement est considéré comme un signe de succès ; enfin, l’information sur le contenu de l’accord n’est fourni aux mandants qu’une fois l’entente survenue entre les négociateurs.
25D’autre part, la négociation ne peut porter que sur un nombre limité de sujets (salaires, avantages sociaux, conditions de travail) puisque l’employeur possède un droit de gérance quasi exclusif sur toutes les autres dimensions de l’entreprise. Soulignons en dernier lieu qu’en vertu de la législation du travail nord-américaine, chaque catégorie professionnelle de salarié(e)s peut constituer un groupe homogène aux fins de la négociation collective. On retrouve donc souvent une multitude d’unités de négociation distinctes pour les employé(e)s d’un même employeur.
Les stratégies alternatives
26La théorie des « négociations stratégiques » que proposent Walton, Cutcher-Gershenfeld et McKersie identifie deux stratégies alternatives au modèle traditionnel de négociation que les parties peuvent utiliser pour apporter des changements fondamentaux dans l’organisation : la stratégie de contrainte, qui est une polarisation du modèle traditionnel de négociation, et la stratégie de coopération. Les auteurs affirment qu’il existe une troisième stratégie – la fuite – qui est utilisée lorsqu’une organisation décide de mettre un terme à ses opérations ou de transférer la production dans un autre pays. Cependant, parce que cette stratégie implique la fin de la relation entre les partenaires sociaux, il n’est pas possible d’en dégager des caractéristiques du point de vue du processus de négociation. Il faut souligner par contre que la menace de fuite est parfois utilisée comme un élément tactique à l’appui de l’une ou l’autre des stratégies de contrainte ou de coopération.
27Les stratégies de contrainte et de coopération impliquent la contribution de trois processus fondamentaux : les tactiques utilisées, la structuration des attitudes et la gestion des différences internes.
La stratégie de contrainte
28La stratégie de contrainte implique l’utilisation de tactiques de type « gagnant-perdant » qui s’appuient sur la formulation de demandes exagérées et la manipulation de l’information. Elle suppose, en second lieu, le développement de la cohésion et des consensus au sein de chaque groupe tout en cherchant à exploiter les faiblesses et les divisions de l’autre partie. Enfin, elle vise l’exploitation des incertitudes et le maintien d’attitudes négatives vis-à-vis de l’autre partie. De plus, chaque partie trouve avantage à contester les motivations de l’autre partie et d’y manifester de l’hostilité, ce qui a pour effet d’augmenter le degré d’hostilité de chaque côté. On retrouve deux niveaux d’application de cette stratégie : la contrainte « contrôlée » ou la contrainte « sans limite », chacune présentant un potentiel plus ou moins grand d’escalade du conflit.
La stratégie de coopération
29Pour sa part, la stratégie de coopération implique l’utilisation de tactiques de type « gagnant-gagnant » appliquées à la résolution de problèmes, sur la base des intérêts respectifs des parties. Il n’est pas question ici de recourir à la manipulation de l’information, mais plutôt de faire preuve du maximum d’ouverture et de transparence. D’autre part, même si chaque partie doit développer ses propres consensus internes, la stratégie de coopération cherche également à promouvoir la solidarité chez l’autre partie. Enfin, cette stratégie s’appuie sur un haut degré de confiance et de respect mutuels.
Le rôle des structures de négociation
30Dans le système traditionnel, la structure de négociation comporte les quatre éléments suivants : des interactions épisodiques, fortement institutionnalisées, centralisées au niveau de l’entreprise ou de l’industrie et impliquant un nombre restreint d’individus.
31De plus en plus, cependant, on constate les changements suivants : les contacts formels et informels entre représentants patronaux et syndicaux sont plus fréquents ; des négociations individuelles, i.e. impliquant directement les employé(e)s et la direction, se superposent aux négociations institutionnelles, principalement dans le cas d’organisations qui mettent en place des systèmes de participation et d’implication des employé(e)s ; les négociations se font à un niveau de plus en plus décentralisé, soit au niveau des divisions ou des établissements individuels ; enfin, les négociations sont de moins en moins strictement bilatérales entre la direction et les représentants du syndicat, mais elles tendent à impliquer des représentants d’autres parties, tels les fournisseurs, les clients, les conciliateurs du ministère du Travail, des facilitateurs externes et même des membres de la communauté civile dans les cas d’entreprises dont la survie est menacée.
32D’autre part, les structures peuvent également avoir une influence sur les choix stratégiques des négociateurs. Ainsi, lorsqu’elles sont imposées par des forces extérieures aux parties, les structures peuvent restreindre le choix des tactiques et des stratégies utilisées. Par contre, si une partie désire modifier la structure de négociation et qu’elle croit être en mesure d’imposer son choix à l’autre partie, celle-ci adoptera les tactiques et les stratégies en conséquence, mais devra subir les conséquences de son choix. C’est ce qui s’est passé dans l’industrie des pâtes et papier au Canada à l’été 1998 quand la compagnie Abitibi Consolidated proposa au Syndicat canadien des travailleurs du papier de cesser de négocier une convention collective unique pour l’ensemble de ses onze usines et de négocier plutôt une convention distincte pour chaque usine. Le refus du syndicat d’accepter un changement dans la structure de négociation entraîna un conflit de travail qui fut déclenché avant même que les parties n’entament les pourparlers relatifs au renouvellement de la convention collective.
Raisons motivant le choix des stratégies
33Selon les auteurs de Strategic Negotiations, la mise en place d’une stratégie de changement doit tenir compte de deux éléments importants : la désirabilité du changement ainsi que sa faisabilité.
34La désirabilité du changement concerne les objectifs ou les visées des parties au sujet des modifications à apporter à l’organisation du travail et aux conditions de travail, d’une part, et au contrat social, d’autre part. Lorsque l’employeur recherche des modifications à des questions à propos desquelles les parties ont des intérêts opposés, comme les salaires, par exemple, il sera plus susceptible d’utiliser la contrainte que la coopération. Le syndicat sera alors lui aussi plus enclin à répliquer par la contrainte que par la coopération. Par contre, lorsque l’employeur cherche à améliorer la productivité par des moyens qui dépendent de l’implication volontaire des employé(e)s, il sera plus susceptible d’utiliser une stratégie de coopération. Il en est de même lorsque le syndicat désire que l’employeur investisse davantage dans la formation professionnelle.
35Le choix de recourir à la contrainte ou à la coopération n’est pas toujours une décision facile à prendre afin d’améliorer la compétitivité de l’entreprise. Généralement, les parties poursuivent les deux types d’objectifs simultanément, i.e. ceux à propos desquels un conflit d’intérêt potentiel existe et ceux qui peuvent mieux être atteints par la coopération. C’est pourquoi, même si la nature des actions concrètes à entreprendre peut avoir une certaine influence sur le choix de la stratégie (à cause du potentiel de gains que cette action peut représenter si elle est menée à terme), les parties seront finalement influencées davantage par d’autres considérations et, en particulier, par celles liés à la faisabilité du changement.
36Parmi les facteurs pouvant influencer la faisabilité du changement, les deux principaux sont sans doute les attentes réciproques des parties et leur pouvoir de négociation relatif.
Les attentes réciproques
37Les attentes réciproques quant à la faisabilité d’utiliser une stratégie particulière de négociation pour atteindre des objectifs de changement sont déterminantes sur le choix éventuel de la stratégie. Ainsi, si un employeur s’attend à ce que le syndicat soit réceptif à son argumentation sur la situation financière de l’entreprise qui l’amène à proposer des restrictions salariales, il sera plus enclin à opter pour une stratégie de coopération. Il en est de même s’il croit que le syndicat sera ouvert à l’idée d’établir dans l’organisation un contrat social basé sur l’implication des employé(e)s et la coopération patronale-syndicale. Par contre, dans l’un ou l’autre cas, s’il s’attend à ce que le syndicat ne soit pas réceptif, il jugera qu’il n’a rien à perdre à tenter d’utiliser une stratégie de contrainte.
38Cependant, les attentes de l’employeur et le degré de réceptivité du syndicat aux propositions de changement sont des processus complexes et dynamiques qui renvoient au phénomène du cadrage dans la prise de décision (Bazerman et Neale, 1985). Si, par exemple, un syndicat interprète une demande de réduction des coûts de la rémunération globale comme étant dictée par l’impérieuse nécessité de préserver la viabilité économique de l’entreprise, sa réaction sera totalement différente de ce qu’elle sera s’il croit qu’une telle demande n’est formulée que dans le but de se donner une position de départ avantageuse dans la négociation. Peu importe le sens que le syndicat donnera à cette demande patronale, il pourra toujours choisir de s’y opposer. L’employeur, à son tour, pourra interpréter la résistance syndicale comme de l’intransigeance et se sentir fondé à renforcer la stratégie de contrainte en posant des gestes radicaux comme de transférer la production dans d’autres usines.
39La question du cadrage de la prise de décision peut également s’appliquer à des stratégies de changement reliées au contrat social. Ainsi, l’introduction de cercles de qualité par l’employeur peut être interprétée par le syndicat soit comme un moyen pour cimenter les liens des employé(e)s avec l’entreprise au détriment de la solidarité syndicale, soit comme un effort sincère pour améliorer la qualité du produit et de l’environnement de travail. Selon l’interprétation qu’il choisira, le syndicat acceptera ou non de participer à cette initiative.
Pouvoir relatif des parties
40Le rôle du pouvoir dans le choix d’une stratégie de négociation est crucial. Règle générale : une partie est plus susceptible d’initier un changement lorsqu’elle croit posséder le pouvoir de le faire. Lorsqu’une stratégie de contrainte est utilisée, l’exercice du pouvoir en est une composante importante ; par contre, dans le cas d’une stratégie de coopération, le recours à des tactiques coercitives peut être une option envisageable, mais son influence sur le choix de la stratégie est indéterminée.
41La perception de posséder du pouvoir de négociation est un élément aussi important que la disponibilité effective de ce pouvoir. Il en est ainsi parce que les décisions stratégiques sont prises sur la base de leur faisabilité attendue, qui peut s’avérer différente de leur réalisation effective dans l’action. Ainsi, l’employeur et le syndicat peuvent simultanément penser qu’ils ont la capacité, pour l’un, d’imposer le changement et, pour l’autre, de s’y opposer. Une telle situation peut aboutir à une escalade du conflit qui, au bout du compte, laissera les deux parties avec moins de pouvoir qu’elles n’en avaient au départ. D’autres facteurs peuvent influencer la faisabilité d’une stratégie particulière, comme, par exemple, la date d’expiration de la convention collective, la qualité des individus responsables de la stratégie de chaque côté, l’existence d’objectifs communs, une situation de crise ou encore le maintien des emplois et de conditions de travail sécuritaires.
42Walton, Cutcher-Gershenfeld et McKersie ont appliqué ce cadre d’analyse à treize cas d’entreprises provenant de trois secteurs industriels : pâtes et papiers, fabrication de pièces automobiles et chemins de fer aux Etats-Unis. (L’analyse détaillée de ces études de cas apparaît dans Pathways to Change, 1995.) Sur la base des résultats obtenus, ils ont formulé diverses propositions au sujet des facteurs pouvant influencer le souhait et la capacité des parties d’adopter diverses stratégies de changement. Concernant l’adoption d’une stratégie de contrainte ou d’encouragement, les auteurs formulent les propositions suivantes :
- L’employeur est plus susceptible d’adopter une stratégie de contrainte (et les tactiques appropriées) lorsqu’il attache une grande importance à la nécessité d’apporter des changements majeurs dans les règles de travail et de procéder à une réduction substantielle des coûts économiques, et qu’il est peu enclin à rechercher l’établissement d’un contrat social de type « engagement/coopération ».
- À l’inverse, l’employeur est plus susceptible d’adopter une stratégie d’encouragement (et les tactiques appropriées) lorsque ses objectifs sont complètement opposés à ceux de la stratégie précédente, i.e. s’il ne souhaite pas apporter des changements majeurs dans les règles du travail ni réduire substantiellement les coûts économiques, mais qu’il attache une grande importance à l’établissement d’un contrat social de type « engagement/ coopération ».
- L’employeur est d’autant plus susceptible de décider de choisir une stratégie de contrainte et les tactiques vigoureuses qui s’y rattachent, non seulement s’il poursuit les objectifs mentionnés plus haut, mais aussi s’il s’attend à ce que le syndicat : a) ne soit pas convaincu de la justesse des arguments économiques qu’il avance ; et b) s’oppose à une implication dans un contrat social de type « engagement/coopération ».
- L’employeur est d’autant plus susceptible de décider d’adopter une stratégie de contrainte qu’il croit posséder plus de pouvoir de négociation distributive. Les tactiques de contrainte utilisées sont plus susceptibles de connaître une escalade sérieuse si l’employeur croit qu’il a la capacité d’imposer les changements et si le syndicat, de son côté, croit qu’il peut s’y opposer.
- L’employeur est d’autant plus susceptible d’adopter une stratégie d’encouragement qu’il s’attend à ce que le syndicat soit réceptif à son argumentation économique et à l’instauration d’un contrat social de type « engagement/collaboration » dans l’entreprise.
43Le schéma suivant présente l’ensemble des éléments constitutifs de la théorie des négociations stratégiques :
APPLICATION DE LA THÉORIE DES NÉGOCIATIONS STRATÉGIQUES À DES SITUATIONS CONCRÈTES
44Nous croyons que la théorie des négociations stratégiques est très utile pour comprendre la situation de nombreuses organisations ayant réalisé (ou cherchant à réaliser) des transformations profondes dans l’organisation du travail.
45L’expérience vécue à Hydro-Québec entre 1991 et 1996 peut servir à illustrer la proposition 2 concernant la désirabilité du changement. Dès 1991, l’employeur a pris conscience de la nécessité de modifier l’organisation du travail dans le but d’améliorer la qualité de son service. Il a également réalisé que cet objectif pourrait difficilement être atteint sans une amélioration substantielle du climat de travail régnant dans l’organisation, tributaire de relations du travail très conflictuelles depuis les vingt-cinq dernières années.
46Dans cette perspective, la direction a entamé une démarche visant à établir un contrat social basé sur l’engagement des employé(e)s et la coopération avec le syndicat (position « F » du schéma 1). Cette démarche a d’abord impliqué l’implantation d’un processus de gestion intégrale de la qualité basée sur l’amélioration continue. Par la suite, l’employeur et le syndicat représentant le plus important groupe d’employé(e)s ont formellement ratifié une « entente de partenariat » contenant les principes fondamentaux sur lesquels devaient s’établir les nouveaux rapports de travail dans l’organisation. C’est dans ce contexte que les parties ont convenu d’utiliser un nouveau mode de négociation pour le renouvellement de la convention collective, à savoir la négociation de partenariat.
47Le succès obtenu lors de cette négociation s’explique par les prescriptions de la proposition 2 du modèle mentionné plus haut. En effet, à cette époque, l’employeur ne recherchait pas une réduction substantielle de ses coûts de travail et ne désirait pas modifier les règles de travail en vigueur dans les conventions collectives. Ensuite, il était fortement convaincu de la nécessité d’implanter dans l’organisation un contrat social basé sur l’engagement des employé(e)s et la coopération avec le syndicat.
48D’autre part, les difficultés rencontrées lors du renouvellement de la convention collective en 1996 peuvent très bien être expliquées par les prescriptions de la proposition 3 du modèle. En effet, l’ampleur de la commande de réduction de coûts d’opération formulée par l’actionnaire principal d’Hydro-Québec, le gouvernement du Québec, rendait pratiquement impossible l’utilisation d’une stratégie de négociation basée sur des tactiques intégratives comme celles ayant été utilisé lors des négociations précédentes.
Les fausses attentes à l’égard de la négociation basée sur les intérêts
49La théorie des négociations stratégiques est aussi utile pour comprendre certaines situations où les parties, si bien intentionnées soient-elles, font une expérience malheureuse de la négociation basée sur les intérêts. Ainsi, lorsque l’agenda des négociations est dominé par le seul souci de l’employeur d’obtenir un allégement des règles de travail prévues à la convention collective ou des réductions substantielles des coûts de travail, et que le syndicat ne peut utiliser le processus de négociation pour régler certains problèmes de travail concernant ses membres, il est à peu près assuré que l’utilisation d’une méthode de négociation, telle la négociation basée sur les intérêts, aboutira à un échec.
50Plusieurs employeurs et syndicats sont présentement conscients de l’incapacité du modèle traditionnel de négociation collective à permettre la réalisation de changements substantiels dans l’organisation du travail. Ils s’en remettent donc à cette forme nouvelle de négociation qui présente un attrait indéniable puisqu’ils y voient la possibilité de solutionner des problèmes qui leur apparaissent comme fondamentaux. Ils oublient cependant que ce processus, pour être efficace, doit être accompagné des conditions appropriées Ce sont ces conditions que la théorie des négociations stratégiques nous permet de comprendre.
CONCLUSION
51La croissance soutenue de l’économie au cours des Trente Glorieuses a fait en sorte que la fonction principale du système de relations industrielles fut une fonction de répartition de la richesse. À ce titre, il faut d’ailleurs reconnaître que le processus traditionnel de négociation a parfaitement joué son rôle et a contribué à faire en sorte que les travailleurs retirent une part équitable des résultats de l’activité économique.
52Cependant, les difficultés économiques rencontrées depuis la fin des années 1970 ont fait prendre conscience aux partenaires sociaux de la nécessité de se préoccuper maintenant des questions relatives à la création de la richesse. C’est à cette nouvelle réalité que le système de relations industrielles est maintenant confronté ; il n’est pas évident qu’il soit aussi performant pour s’acquitter de cette tâche qu’il l’a été lorsque son rôle se limitait à celui d’être un mécanisme de répartition de la richesse.
53C’est pourquoi deux modèles alternatifs de rapports de travail sont graduellement en train de s’installer. L’une vise à renforcer la capacité de l’employeur d’imposer unilatéralement les changements dans l’organisation du travail et à marginaliser le rôle du syndicat dans l’organisation (quand il ne s’agit pas de l’éliminer complètement). L’autre vise à introduire les changements en s’appuyant sur une philosophie de gestion basée sur le respect et l’engagement des employé(e)s et sur des rapports de coopération ou de partenariat avec le syndicat. C’est à ce second modèle de rapports de travail que peut être associée la négociation basée sur les intérêts.
Notes de bas de page
1 Ce chapitre a fait l’objet d’une première publication dans l’ouvrage collectif Les Nouvelles Approches de la négociation en relations de travail, 1998, dirigé par Pierre Deschênes, université du Québec à Chicoutimi. Nous remercions les Presses de l’université du Québec pour leur aimable autorisation de reproduction.
Auteur
Boivin Jean, université Laval, Québec
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