Chapitre 2. 1870-1878 : la lente mais sûre mise en place d’une réflexion biosociale française
p. 99-136
Texte intégral
1Avant d’aborder la pleine « période d’intégration » du darwinisme (1878-1910) pour reprendre la périodisation d’Yvette Conry, il convient de s’attarder sur l’ultime moment de résistance au darwinisme, les années 1870... Deux événements inaugurent cette décennie singulière, qui n’ont pu laisser indifférents les divers matérialistes, positivistes et libres penseurs opposés au second Empire et littéralement magnétisés par la culture anglo-saxonne et allemande : d’une part la défaite française au terme de la guerre franco-prussienne de 1870-1871 et d’autre part l’agitation et l’insurrection « communaliste » de 1871 tout particulièrement dans ce vaste « diocèse de libres penseurs » de la capitale et de ses environs.
2On vit malgré tout durant cette période, et la France n’échappa pas de ce point de vue à la fascination qui saisissait également d’autres nations européennes (Tort : 1992, pp. 137-449), émerger d’authentiques réflexions sociales inspirées et fondées sur des théories naturalistes et biologiques. Les spécificités de ce qu’il faut bien appeler les premières biosociologies françaises seront évaluées selon trois angles d’attaque :
- En un premier temps, il s’agira d’observer l’infléchissement des discours des principaux auteurs ayant utilisé un argumentaire darwinien avant 1870, en raison des turbulences politiques et sociales de la période 1870-1871.
- Puis seront analysées les spécificités des philosophies biosociales ayant émergé durant cette période.
- Enfin, les audiences de ces diverses thèses seront mesurées pour partie par des études de presse et par l’étude des discours d’opposition en provenance majoritairement, pour cette décennie, des instances philosophiques et de certains cercles religieux.
Le temps des premières révisions ?
3Mgr Dupanloup dans son opuscule déjà cité L’Athéisme et le péril social reprochait aux divers courants matérialistes d’être d’importation allemande et par esprit polémique il réduisait et assimilait les philosophes français à de simples vulgarisateurs des Büchner, Virschow, Carl Vogt et autres Moleschott... Après la victoire allemande sur la France, la proclamation de Guillaume 1er comme empereur le 18 janvier 1871 dans la galerie des Glaces du château de Versailles, de quelle manière les philosophes et anthropologues catalogués comme matérialistes et libres penseurs allaient-ils poursuivre leurs études de la culture allemande ? Dans un même ordre d’idée, avec pour objectif de discréditer les groupes socialistes et républicains, l’aventure de la Commune et ses excès meurtriers telle la mort de l’archevêque de Paris Mgr Darboy, ont souvent été interprétés par la presse catholique comme une conséquence d’une propagande matérialiste politique et sociale... voire du système darwinien. Certains articles de la presse catholique libérale et jésuite sont de ce point de vue évocateurs. E. Lamé-Fleury dénonce vigoureusement l’hégélianisme bismarckien et la notion d’évolution appliquée au processus historique ainsi que la base biologique et raciale des discours de rationalisation belliciste (« La guerre et la révolution et les enseignements à en tirer », Le Correspondant, 25 juillet 1871, pp. 231-253) ; Pour Gaston Feugère, la Commune est associée à l’anticléricalisme et à la propagande athée ainsi qu’au matérialisme politique et social (« La persécution religieuse sous la commune », Le Correspondant, 25 juillet 1871, pp. 201-212). D’autres titres encore sont éloquents : A. Delys, « De la propagande matérialiste et du système de Darwin », Le Correspondant, 10 février 1872, pp. 539-551 ; J. de Bonniot, « Le transformisme et l’athéisme », Les Études (...), 1873, pp. 428-440, etc. Ces attaques n’allaient-elles pas freiner l’introduction du darwinisme, modifier les modalités de son exploitation ?
« La crise darwinienne de la pensée française »
4Ces virulentes critiques religieuses ne peuvent constituer à elles seules un indicateur de la prégnance des idées matérialistes et darwiniennes. Il s’agissait évidemment dans un contexte particulièrement porteur d’exploiter la culpabilité liée à la défaite et de discréditer le système philosophique et l’action politique des philosophes et anthropologues libres penseurs. Dans ces argumentaires, outre le fait qu’il s’agissait de rationaliser la défaite de la France, c’est moins la réalité ou la nature de la propagande allemande qui était critiquée que la perméabilité aux systèmes philosophiques étrangers de certaines élites françaises. Claude Digeon, dans un ouvrage, déjà ancien (1959) et au titre sans doute provocateur La Crise allemande de la pensée française (1870-1914), relevait, à propos de ce conflit, que peu d’historiens germanistes, – et nous ajouterions de scientifiques allemands –, ont utilisé ou appliqué leurs théories relatives à la supériorité protestante ou à la supériorité raciale du peuple allemand. Dans le chapitre deux de cet ouvrage (« Vision, méditation et usage de la défaite ») C. Digeon montre que Gobineau fut un des rares écrivains français à avoir délivré une interprétation raciale de la défaite et de la décadence françaises. Mais ses deux essais Ce qui est arrivé à la France en 1870 et La IIIe République française et ce qu’elle vaut furent publiés bien plus tard (1907, aux éditions Plon) et, outre le fait qu’ils n’étaient en rien darwiniens, n’eurent qu’une audience négligeable en France. Claude Digeon précise :
« Ces idées étaient alors trop complexes, trop peu connues, trop peu utiles aussi dans la lutte idéologique, pour le tirer de son isolement. Gobineau reste inactuel car son idéal de confraternité des aristocraties européennes est dépassé, et son racisme, sa haine de l’opium humanitaire, son pessimisme hautain, son réalisme sans illusion ni espoir, arrivent avant l’heure. » (Digeon : 1959, p. 93)
5Par ailleurs, afin d’évaluer à sa juste mesure les possibles justifications naturalistes des militaires allemands et à la lumière des travaux de Britta Rupp-Eisenreich relatifs au « Darwinisme social en Allemagne », trois précisions doivent être préalablement apportées :
- Les premières théories darwiniennes sociales allemandes de nature « impérialistes » car fondées sur une rationalisation par les lois darwiniennes de la lutte entre les nations sont postérieures à la guerre franco-allemande de 1870-1871 (Rudolf Von Jhering : 1872 ; Paul Von Lilienfeld : 1873-1881 ; Friedrich Heller Von Hellwald : 1874 ; Ludwig Gumplowitz : 1875 ; Albert Schaeffle : 1875-1878 ; Julius Lippert : 1884-1887).
- « La plupart des darwiniens » de la première heure « viennent de la tradition matérialiste du libéralisme de gauche, oppositionnelle et combattue comme tendance subversive, qui salue dans la théorie de l’évolution la preuve scientifique du progrès, le renversement du dogme chrétien et la fin de tout obscurantisme (c’est le cas notamment de presque tous les vulgarisateurs, depuis Carl Vogt, Ludwig Büchner et Ernst Haeckel à Friedrich von Hellwald, Carus Sterne, Arnold Dodel, Bruno Wille, Otto Zacharias [...], Wilhelm Bölsche) ; cette majorité redécouvre, avec Haëckel, les thèses lamarckiennes, ce qui la confirme dans ses options optimistes. » (in Tort : 1992, pp. 179, 184).
- Le terme « darwinisme social » apparaît en Allemagne, sous la plume du marxiste révisionniste Ludwig Woltmann pour la première fois en 1899, soit près de vingt ans après la France1 !
6Durant la période, les naturalistes allemands vulgarisateurs du darwinisme n’ont pas à proprement parler élaboré à l’usage de Bismarck un véritable darwinisme social impérialiste. Certains d’entre eux et non des moindres s’exprimèrent sur le sujet après les événements. Ainsi Ernst Haëckel, le célèbre naturaliste allemand considéré par Jacques Roger comme le véritable introducteur des idées darwiniennes en France dans la décennie 1870-1880, soutint aussi fermement la politique française de Bismarck qu’il méprisa Napoléon III. « En 1875, rappelle Mario Di Grégorio, il fêtait encore l’anniversaire de Sedan » (in Tort : 1992, p. 269). L’avocat Léon Dumont (1837-1877), philosophe transformiste à ses heures et collaborateur de La Revue des Deux Mondes, de la Revue politique et littéraire et de la Revue scientifique, lors de traductions et de présentations de quelques travaux de Ernst Haëckel, mit en relief certains argumentaires darwiniens du naturaliste allemand au service d’une vision raciale de l’histoire. Ainsi :
« La race indo-germanique [...] est celle qui s’est le plus éloignée de la forme originelle des hommes-singes. Des deux branches de cette race, c’est la branche romaine (gréco-italo-celtique) dont la civilisation a été prédominante pendant l’antiquité classique et le Moyen Âge, tandis qu’aujourd’hui c’est la branche germanique. À la tête se placent les anglais et les allemands qui par la découverte et le développement de la théorie de l’évolution viennent de poser les bases d’une nouvelle période de haute culture intellectuelle [...]. » (Dumont : 1873, p. 166)
7Un certain nombre d’ouvrages ou d’articles publiés par des auteurs allemands ou anglo-saxons ont pu néanmoins prêter le flan, dans un tel contexte de défaite, à une critique prompte à voir une collusion entre les idées darwiniennes et une phraséologie nationaliste et impérialiste fondée sur le concept de lutte.
8Il y eut d’abord ces vives réactions de Fustel de Coulanges à rencontre « des doctrines de la race », de ces discours légitimant l’expansion allemande tenus dans la presse étrangère par l’historien allemand Théodore Mommsen ou le savant Max Muller. Dans une de ses lettres adressées à Mommsen, Fustel de Coulanges rétorquait :
« Vous invoquez le principe de nationalité, mais vous le comprenez autrement que toute l’Europe. Suivant vous, ce principe autoriserait un État puissant à s’emparer d’une province par la force, à la seule condition d’affirmer que cette province est occupée par la même race que cet État [...]. Je m’étonne qu’un historien comme vous affecte d’ignorer que ce n’est ni la race, ni la langue qui font la nationalité. [...] Il se peut que l’Alsace soit allemande par la race et par le langage, mais par la nationalité et par le sentiment de la patrie, elle est française. » (Weill : 1938, pp. 305-306)
9Mais nous nous attarderons surtout sur cet échange épistolaire entre le théologien protestant David Friedrich Strauss (mort en 1874) et Ernest Renan. Strauss défendait un évolutionnisme haëckelien comme fondement d’une nouvelle religion naturelle avec la lutte pour l’existence comme moteur du progrès et source du bien-être. Sa théologie inspirait également une réflexion sociale et politique. Ainsi par exemple, il essentialisait l’idée de nation et l’assimilait à une structure naturelle fondée sur des caractères et des différences nationales c’est à dire raciales. Pour Strauss, « la relation idéale entre les nations [était] l’harmonie car l’harmonie de la nature [...] est le résultat du progrès qui découle de la lutte [...] par conséquent la guerre est un moyen possible pour atteindre une telle harmonie ». De manière plus pragmatique, dans le cadre du conflit franco-prussien cela se traduisait par une défense de la prééminence culturelle de la nation allemande sur la France. Contestant l’idée « que la loi de la lutte de la vie se retrouve dans l’histoire », Renan devait rétorquer que « le droit, la justice, la morale, choses qui n’ont pas de sens dans le règne animal, sont des lois de l’humanité [...]. Les espèces animales ne se liguent pas entre elles [...]. Les bêtes d’une même contrée n’ont entre elles ni alliances, ni congrès. Le principe fédératif, gardien de la Justice, est la base de l’Humanité. » (Strauss : 1870 ; Renan : 1872, p. 165 ; Tort : 1992, p. 253).
10D’autres écrits scientifiques allemands et anglais, usant d’une rhétorique « pseudo-darwinienne sociale » furent traduits et publiés durant cette décennie. Un discours d’un scientifique allemand, Alexandre Ecker, prononcé le 18 février 1871, peu de temps donc après la défaite française, fut publié dans La Revue des cours scientifiques, afin d’indiquer aux lecteurs français, précise l’éditeur, « l’état des esprits dans le monde scientifique d’Outre-Rhin [...] loin d’être sympathique à la France ». Par analogie à la concurrence vitale, Alexandre Ecker privilégiait les thèmes de la lutte et de la sélection naturelle :
« Conformément à ce que nous ont appris les lois de la nature dans la lutte pour l’existence, nous devions vaincre [...]. Ce n’est que par les efforts continus de tous les individus et par la sélection naturelle que se développent les qualités physiques, morales et intellectuelles qui assurent la victoire. Nos ennemis ont méconnu cette loi de la nature [...]. Grâce à la force inflexible d’une loi de la nature, le peuple en progrès l’emporte sur le peuple stationnaire [...]. L’histoire des peuples repose également sur les lois naturelles et se compose d’une série de nécessités absolues[...]. Nous devons espérer [...] que la victoire acquise [...] nous restera fidèle dans les luttes plus pacifiques de l’avenir et qu’enfin la race germanique exercera désormais sur les destinées de l’Europe l’influence décisive qui lui appartient de droit. » (Ecker : 1872, p. 822)
11Peu d’années plus tard, en 1873, l’ouvrage Les Lois scientifiques du développement des nations dans leurs rapports avec les principes de la sélection naturelle et de l’hérédité, de l’historien et journaliste libéral anglais Walter Bagehot (1826-1877), directeur du quotidien The Economist, est publié en français et présenté aux lecteurs de La Revue des cours scientifiques. À la suite d’une étude érudite, Walter Bagehot en déduit que les lois darwiniennes expliquent les différentes étapes des sociétés humaines au travers de l’histoire. La guerre est ainsi génératrice de progrès de sorte que « dans chaque État particulier du monde, les nations qui sont les plus fortes tendent à prévaloir sur les autres et dans certaines particularités déterminées les plus fortes tendent aussi à être les meilleures. » (Bagehot : 1873, p. 2452 ; de Greef : 1885, pp. 242-243).
12Enfin, sans chercher à être exhaustif, on ne peut passer sous silence l’ouvrage anthropologique de Darwin, La Descendance de l’homme et la sélection sexuelle, publié en sa traduction française par Edmond Barbier en 1872 et qui reçut pour sa troisième édition en 1881 une préface du naturaliste matérialiste Carl Vogt3 (1817-1895) Darwin y soutenait que la guerre était une des formes prises par la sélection naturelle. Néanmoins si ce phénomène fut à l’œuvre dans l’histoire de l’humanité, il n’était plus un facteur de progrès parmi les nations... civilisées ! Après avoir développé l’exemple de la décadence de la civilisation espagnole en Amérique latine par une moindre pression des conditions d’existence, donc de la sélection naturelle, il soulignait les nouvelles figures de la sélection :
« Chez les nations très civilisées, la continuation du progrès dépend dans une certaine mesure, de la sélection naturelle, car ces nations ne cherchent pas à se supplanter et à s’exterminer les unes les autres, comme le font les tribus sauvages. Toutefois les membres les plus intelligents finissent par l’emporter dans le cours des temps sur les membres inférieurs de la même communauté, et laissent des descendants plus nombreux ; or c’est là une forme de sélection naturelle. » (Darwin : 1881, 1981, p. 155)
13Il ne s’agit pas de grossir démesurément l’importance de ces parutions d’ouvrages d’auteurs étrangers, quoique Paul Bert les citait comme autant de contre-exemples près de dix ans plus tard :
« Depuis la parution du premier ouvrage de Darwin, le transformisme n’a cessé un seul instant d’être l’objet de discussions qui ont trouvé un écho retentissant même dans le grand public. [...] Depuis 1870, ces discussions avaient pris un singulier caractère d’âpreté. D’une théorie du mouvement de la vie à travers les temps géologiques, nos voisins d’outre-Rhin, en particulier, avaient tenté de faire un principe d’application sociale [...]. Rappelons [...] la conférence d’Ecker, publiée en 1872 par la Revue scientifique, l’étrange exaltation de Strauss devant le succès de M. de Bismarck et les prodigieuses niaiseries d’un Wagner [...]. » (Bert : 1885, pp. 407-408)
14Si l’on considère que l’ensemble des forces politiques fut ébranlé sinon traumatisé par la défaite, cela ne prédisposait pas, même pour les plus matérialistes d’entre eux, à reconnaître la lutte pour l’existence, comme le moteur de l’histoire et comme un facteur d’évolution nationale et de progrès ou à accepter béatement au nom des lois naturelles la doctrine « la force prime le droit ». De fait, le contexte historique a sans doute préservé la France d’un darwinisme social fondé sur l’application abusive du thème de la lutte aux sociétés humaines dans un registre guerrier. Pourtant durant cette décennie, non seulement les auteurs précédemment étudiés ne répudièrent pas leur évolutionnisme mais ils persistèrent à pratiquer des transferts disciplinaires et à développer des réflexions socionaturalistes au prix, il est vrai, d’une certaine révision... Sans doute faut-il lier cette constance ou cette fidélité à l’analyse de la défaite par la majorité des scientifiques : la France fut vaincue par l’instituteur et le savant allemand, par la supériorité du système allemand d’aide à la science. Les travaux de Robert Gilpin (1970, p. 129), Harry W. Paul (1972, pp. 1-2), Jacques Roger (in Conry, 1983 b, p. 160) et Théodore Zeldin (1978, p. 361) ont sur ce point bien mis en évidence le complexe d’infériorité des scientifiques français et leur admiration et engouement pour la science allemande. Paul Bert affirmait dans une de ses rubriques scientifiques de La République française : « La préoccupation principale des démocrates, s’ils veulent conserver leur supériorité morale et leurs orientations vers l’avenir, doit être d’imprégner profondément l’esprit public des méthodes de la science. » (4 décembre 1871, p. 1).
La période d’émulation scientifique
15Loin de rendre les scientifiques français aphasiques, la défaite a généré une véritable émulation au plan des méthodes et de la culture scientifique... On assista ainsi à une véritable acculturation des théories allemandes au climat intellectuel français. Le fait est patent dans le domaine philosophique, où la défaite de 1870 a pour partie signifié la rupture avec l’hégélianisme et un retour au kantisme sans effacer complètement le positivisme ni empêcher une reviviscence du spiritualisme à la fin du xixe siècle. Ce fut encore le cas dans les sciences biologiques puisque le darwinisme fut introduit en France pour une grande part par le biais des travaux d’Ernst Haëckel de franche tonalité lamarckienne. Ernst Haëckel, comme le démontra Jacques Roger, fut ce médiateur scientifique possédant alors un grand prestige international qui permit à une pensée évolutionniste de s’enraciner en France au prix d’un retour aux thèses de Lamarck (in Conry, 1983b, p. 158). Au plan de l’utilisation des thèmes darwiniens dans les domaines philosophiques, sociaux et politiques, on assiste au sein de cette génération de scientistes s’étant exprimée avant les événements de 1870 à une même fascination des sciences étrangères et à une modification corollaire des interprétations socio-naturalistes. Cet infléchissement est singulièrement sensible dans les ouvrages d’Ernest Renan et de Clémence Royer.
16Pour le « germaniste » Ernest Renan, la double déconvenue de la guerre franco-allemande et de l’insurrection de la Commune est le catalyseur d’une révision intellectuelle et l’incite à plaider pour Une réforme intellectuelle et morale de la France, titre d’un ouvrage qu’il publia en 1872. Nous venons de le voir, il contesta aux naturalistes allemands le droit de transférer indûment la science à la politique et d’utiliser abusivement le thème darwinien de la « lutte pour la vie » aux seules fins de justification de la supériorité raciale. Outre les méfaits économiques, la guerre lui apparaît comme génératrice de sélections négatives pour l’espèce humaine. Il la considère, et de ce point de vue il reprend une argumentation que n’aurait pas renié Darwin lui-même, comme un « agent d’abâtardissement de l’espèce » puisqu’elle décime l’élite au profit « des mals constitués » (Renan : 1872, pp. 5, 430-431). Il réfute les thèses des naturalistes allemands assimilant les guerres nationales aux guerres raciales au motif d’une impossibilité à définir scientifiquement une race pure au sein de l’humanité... civilisée ! « Autant les conquêtes entre races égales doivent être blâmées, précise-t-il, autant la régénération des races inférieures ou abâtardies par les races supérieures est dans l’ordre providentiel de l’humanité » et aussi un mode de régulation sociale car, ajoute-t-il, « une nation qui ne colonise pas est irrévocablement vouée au socialisme, à la guerre du riche et du pauvre » (Renan : 1872, p. 93). À l’idée de nation organique, il substitue celle de nation contractuelle, liée par une « solidarité mentale » prémisse, à l’échelon d’intégration supérieur, d’une fédération européenne où la concurrence intellectuelle entre les collectivités nationales, et non la guerre, précéderait une division internationale du travail. Pour autant, lorsqu’il aborde les questions de politique intérieure, Renan ne renonce pas à ses analogies naturalistes ou à ses références aux lois de l’évolution. On trouve de telles occurrences dans ses analyses de l’insurrection de la Commune qu’il développa en 1871 dans ses Dialogues philosophiques. L’ordre élitiste qu’il esquisse est fondé sur les irréductibles inégalités naturelles intrinsèques à l’humanité :
« En somme, la fin de l’humanité c’est de produire des grands hommes [...], si l’ignorance des masses est une condition nécessaire pour cela tant pis. La nature ne s’arrête pas devant de tels soucis ; elle sacrifie des espèces entières pour que d’autres trouvent les conditions essentielles de leur vie [...]. L’élite des êtres intelligents, maîtresse des plus importants secrets de la réalité, dominerait le monde par les puissants moyens d’action qui seraient en son pouvoir et y ferait régner le plus de raison possible. » (Renan : 1876)
17Le thème du gouvernement par l’élite du savoir afin de pallier les velléités révolutionnaires, et ici on retrouve la leçon du modèle allemand, devait être plus systématiquement développé dans De la réforme intellectuelle et morale de la France :
« Former par les universités une tête de société rationaliste, régnant par la science, fière de la science et peu disposée à laisser périr son privilège au profit d’une foule ignorante ; [...] donner plus à la spécialité, à la science [...] moins à la littérature, au talent d’écrire et de parler ; compléter ce faîte solide de l’édifice social par une cour et une capitale brillantes, d’où l’éclat d’un esprit aristocratique n’exclut pas la solidité et la forte culture de la raison ; en même temps, élever le peuple, raviver ses facultés un peu affaiblies, lui inspirer, avec l’aide d’un bon clergé dévoué à la patrie, l’acceptation d’une société supérieure, le respect de la science et de la vertu, l’esprit de sacrifice et de dévouement, voilà ce qui serait l’idéal. » (Renan : 1872, pp. 106-107)
18Certes les conceptions élitistes, le mépris des foules ignorantes et les références naturalistes sont partagés par un grand nombre d’écrivains de la période (Vigny, Goncourt, Barbey d’Aurevilly Gobineau, Leconte de Lisle, Taine, Flaubert, etc.)4, mais la position de Renan dans le champ social et philosophique et le fait qu’il soit stigmatisé comme la figure dominante d’une nébuleuse d’auteurs matérialistes, athées et positivistes par la presse cléricale donne une importance de premier ordre à ses arguments d’autorité scientifique.
19L’infléchissement du discours de Clémence Royer à la suite de la guerre franco-allemande et des événements de la commune est somme toute comparable à celui d’Ernest Renan. Elle se soucie de développer une analyse anthropologique cohérente avec les évolutions du contexte social et politique. Ainsi de 1872 à 1878 par ses ouvrages et ses articles au sein du Journal des économistes, elle procède à une redéfinition puis une consolidation des thèses de son précédent livre L’Origine de l’homme et des sociétés (1870). Elle conserve les fondamentaux de son argumentaire : l’inégalité et la concurrence comme moteurs du progrès de l’espèce humaine. En revanche, la rationalisation de la défaite française face à l’Allemagne procède plutôt d’une redéfinition des notions de « races » et de « nations ». À l’image des organismes pluricellulaires végétaux et des sociétés animales, la nation apparaît dans ses démonstrations comme un moyen terme entre la famille et la race, soit le résultat des déterminismes ethniques et géographiques. Le progrès de l’espèce humaine est assuré, au sein des races équivalentes (races germaniques et latines par exemple), par une émulation intellectuelle, économique et pacifique entre ces groupements secondaires issus de la sélection naturelle, concrétisée par ce « sentiment patriotique » se substituant « au sentiment spécifique ». Cette idée est ainsi résumée :
« Le groupe national est en réalité l’organe le plus nécessaire au progrès constant de l’espèce et à son triomphe définitif sur tous les autres, puisque c’est grâce à la victoire des groupes nationaux les plus parfaits, à la disparition des groupes inférieurs, à l’émulation des groupes égaux, que la moyenne totale du développement spécifique se trouve constamment élevée. » (Royer : 1875, p. 19 ; 1872, p. 324 ; 1877, pp. 1-5)
20Il résulte de ce principe que le conflit entre la France et l’Allemagne est condamné car nuisant à l’intérêt des groupes égaux. En revanche la colonisation des races inférieures par les races dites supérieures est légitimée au nom même des lois d’une évolution orthogéniste. Le titre même de l’article où Clémence Royer exprime cette thèse est évocateur : Des rapports des principes généraux de l’histoire naturelle avec la solution du problème social... La colonisation, à l’instar des spéculations de Renan, est bien implicitement définie comme une réponse, une solution à la question sociale. Nous sommes là en présence d’un véritable discours idéologique « pseudo-darwinien social » à connotation conservatrice et impérialiste. D’autres économistes libéraux ont développé durant la même période un discours identique. Nous songeons ici à Paul Leroy-Beaulieu (1843-1916), fondateur en 1873 de L’Économiste français, professeur à l’école libre des sciences politiques dès son ouverture en 1872 et professeur au Collège de France et membre de l’Institut en 1879. Cet homme, issu d’une grande famille bourgeoise parlementaire de tradition orléaniste, était le gendre du saint-simonien Michel Chevalier auquel il succéda en 1879 au Collège de France. Il représentait une nouvelle génération d’économistes fidèles aux grands principes de l’école libérale mais soucieuse de préoccupations sociales et imprégnée d’un certain industrialisme d’origine saint simonienne. Son ouvrage, De la colonisation chez les peuples modernes, publié en 1874, était la réédition d’un mémoire réalisé en 1870 en réponse à un sujet de concours proposé par l’Institut. Avec ce livre ayant connu six rééditions successives, Tzvétan Todorov, le considère comme un « idéologue de la colonisation » soucieux d’étendre le darwinisme social à la planète entière (Todorov : 1991, pp. 81-87)5. Même si cette affirmation est pondérée par Gisèle Aumercier (1979, p. 571) et Linda Clark (1984, p. 202) en raison de « son catholicisme discret mais profond » et de ses trop rares références à Darwin et au darwinisme6, Paul Leroy-Beaulieu n’en délivra pas moins une apologie de la colonisation fondée sur une rationalisation naturaliste. De son point de vue, la colonisation était légitime pour des raisons d’abord économiques certes mais également pour des raisons de conformité à l’ordre naturel : « l’émigration [...] est un instinct inhérent aux sociétés humaines » ; [on ne peut laisser] « la moitié peut-être du monde à des petits groupes d’hommes, ignorants, impuissants, vrais enfants débiles, clairsemés sur des superficies incommensurables », [pour répondre à des mesures de régulations sociales], « L’émigration [...] dégage la mère patrie des éléments perturbateurs », [et à des fins de puissance nationale], « Le peuple qui colonise le plus est le premier peuple, [...] c’est le peuple qui jette les assises de sa grandeur dans l’avenir » (Leroy-Beaulieu : 1874, pp. 495, 527, 642 ; 1882, p. 707). De telles thèses se réfractèrent dans des travaux plus obscurs. Ainsi des populationnistes, comme Raoul Frary, inscrivirent la défaite avec l’Allemagne dans une philosophie de l’histoire darwinienne, et en appelèrent à une politique nataliste, à une réforme de l’éducation et à une incitation à l’émigration, car :
« Un nouveau désastre infligerait à tout le corps de la Nation une telle blessure, qu’aucun organe ne serait dispensé d’en souffrir. [...] Nous sommes arrivés à une de ces périodes critiques où les lois de la concurrence vitale et de la sélection s’appliquent brutalement aux peuples. [...] L’Europe est devenue trop petite, et les forts mangeront les faibles. [...] Car l’homme est un loup pour l’homme, ce qui n’est plus vrai des individus l’est encore des peuples7. » (Frary : 1881, pp. 356-357)
21Pour en revenir à Clémence Royer, si elle s’affirmait anticléricale à la différence de Paul Leroy-Beaulieu, en revanche elle partageait avec lui et avec la plupart des économistes libéraux d’ailleurs, un farouche antisocialisme. En raison des fatalités de l’inégalité naturelle, elle s’affirme contre les utopies égalitaristes, mais propose de résoudre la question sociale par une mise en adéquation entre les inégalités naturelles et les inégalités sociales. Afin de juguler l’expansion des « doctrines trompeuses », elle propose que la science anthropologique féconde la sociologie, les sciences morales et politiques, « ces dernières ne pouvant se constituer d’une façon définitive que sur la base d’une connaissance exacte de la nature ». En des accents explicitement saint-simoniens, elle souhaite la formation d’un mandarinat savant :
« Pour empêcher la démocratie, restée seule maîtresse du champ social, de dégénérer en démagogie, il faut constituer une aristocratie intellectuelle, sans cesse recrutée intellectuellement dans les peuples les plus éclairés, les plus intelligents et qui formant une caste directrice, toujours unie d’intérêts avec la majorité de la Nation dont sans cesse elle émane et où elle rentre sans cesse, ne puisse avoir un motif de se séparer d’elle pour l’opprimer ou la tromper. » (Royer : 1878, p. 19)
22Cette aristocratie intellectuelle constituée méritocratiquement et résultant des particularités nationales voire ethniques serait selon Clémence Royer la caste directrice d’un conseil d’État, exerçant un contrôle sur la législation et conseillant le pouvoir politique.
23Il est sans aucun doute artificiel d’étudier sur un plan identique Ernest Renan et Clémence Royer, d’autant plus que cette dernière n’était plus, à la demande de Darwin lui-même, la traductrice des œuvres du naturaliste anglais. À cette réserve près, ces deux auteurs sont pourtant emblématiques de ces penseurs français qui ont tenté de fonder une science voire une économie politique sur les sciences naturelles. Leurs argumentaires naturalistes sont antérieurs aux événements de 1870 et 1871 de sorte que l’agitation socialiste et la guerre franco-allemande les obligèrent à modifier l’architecture de leurs discours... Mais fondamentalement la légitimation par les sciences naturelles ne fut pas abandonnée. Quoiqu’il en soit, hormis leurs réticences quant à une interprétation biologisante de l’idée de nation, on ne trouve pas chez ces deux auteurs, ou trop timidement, une réflexion sur les modalités de transfert interdisciplinaire entre les sciences biologiques et les sciences ou l’économie politiques. Aussi, s’ils tentent de se différencier des éléments les plus radicaux des forces politique françaises, dans un climat de tentative de restauration monarchique, les discours légitimés par la science de Renan et Royer sont néanmoins perçus, nous le verrons, comme étant au service de leurs principaux dénominateurs communs : leur anticatholicisme et leurs faveurs pour une République libérale et élitiste.
« Le principe de la sélection : démocratique... ou aristocratique ? »
24En France durant cette période, peu de gens perçurent avec perspicacité l’ambivalence de l’utilisation sociale et politique du darwinisme. La critique la plus magistrale, nous le verrons dans un prochain chapitre, provient d’un philosophe « criticiste », ancien saint simonien et élève de polytechnique, Charles Renouvier (1815-1903) dans trois articles de la revue Critique philosophique, intitulés « Le credo politique de la France et des races latines » et publiés en 1874. Une analyse lucide fut également fournie par un vulgarisateur du transformisme haëckelien en France, Léon Dumont. Ce collaborateur de la Revue scientifique s’interrogeait sur les réceptions contrastées du darwinisme dans les pays européens (succès en Allemagne et en Angleterre et résistance en France) et était soucieux comme l’analysa Jacques Roger « d’écarter les obstacles qui se sont opposés au succès de Darwin en France et qui sont surtout, selon lui, d’ordre philosophique, moral et politique » (Roger in Conry : 1983, pp. 159-160). Curieusement, dans ses articles de la Revue des cours scientifiques et ses ouvrages qui parurent entre 1872 et 1876, l’objectif de Léon Dumont ne fut pas de décontaminer le darwinisme de toute implication sociale ou politique. Bien au contraire, il tenta de démontrer que le matérialisme métaphysique n’était pas darwinien (même le monisme haëckelien) et qu’une économie politique fondée sur le darwinisme n’était pas l’ennemie de l’ordre social, et loin de justifier les utopies égalitaristes et socialistes, pouvait plutôt fonder une politique conservatrice :
« Si le parti conservateur était un peu moins aveugle, il reconnaîtrait que la théorie de l’évolution renferme la philosophie même de la doctrine conservatrice et que seule elle peut en fournir la justification scientifique [...]. Les hommes ne partent donc pas d’un même point : facultés, instincts, organes, tout chez eux provient de l’hérédité ; et c’est parce que l’hérédité conserve et perpétue les différences et les inégalités qu’elle est un principe de sélection et de progrès. [...] La justice consiste, pour la société, non pas à rétablir l’égalité parmi les individus, mais à protéger d’une manière égale le développement continu de toutes les séries héréditaires. Ces conséquences du darwinisme excluent complètement le socialisme dont toutes les formes ont pour caractère commun d’être hostiles à l’hérédité. [...] C’est en effet les meilleures réponses à faire aux publicistes français qui croient voir dans le darwinisme un danger pour l’ordre social. On pense tout autrement en Angleterre et en Allemagne ; le darwinisme n’est en dernière analyse que l’application à l’histoire naturelle des vues de l’économie politique sur la concurrence, vues qui n’ont jamais été considérées comme subversives ; par ses idées sur l’hérédité et le progrès résultant des modifications accumulées pendant de nombreuses générations, la théorie de la sélection naturelle se confond avec le système du parti conservateur en politique. » (Dumont : 1872, p. 1221 ; 1873, pp. 7, 8, 24 ; 1876, p. 313)
25Symétriquement à la France, les événements de la Commune et la question sociale française générèrent, à la fin des années 1870, un débat parmi la communauté scientifique allemande quant à la nature et aux implications du darwinisme social. Reflet de la pénétration des idées darwiniennes, les controverses ne furent pas confidentielles à l’instar de la France, mais opposèrent les sommités de la science allemande. La polémique la plus fameuse est celle qui opposa en 1877 lors du « Congrès annuel des naturalistes et médecins allemands », le biologiste Ernst Haëckel et le médecin spécialiste en pathologie cellulaire et homme politique probismarckien Rudolph Virschow. Ce dernier mettait en doute d’une part la scientificité des thèses transformistes et d’autre part les conséquences d’une large vulgarisation de l’évolutionnisme par les démocrates socialistes telles les « horreurs de la Commune de Paris ». Certes dans sa réponse, E. Haëckel signifie son incompétence dans le domaine politique et conteste la légitimité du transfert des théories scientifiques sur le terrain des théories politiques mais il développe un argumentaire qui prélude les futurs discours darwiniens sociaux de droite : « Le principe de la sélection est rien moins que démocratique, il est au contraire foncièrement aristocratique. Si donc le darwinisme, poussé jusque dans ces dernières conséquences, a, selon Virschow, pour l’homme politique “un côté extraordinairement dangereux”, c’est sans doute qu’il favorise les aspirations aristocratiques » (Haëckel : 1879, p. 113). Ce débat ne fut traduit en France qu’en 1879 par Jules Soury... Or, en 1878, Haëckel était l’invité du « Congrès de l’association française pour l’avancement des sciences » qui organisa un banquet en son honneur. Le naturaliste républicain Edmond Perrier, rappelle Jacques Roger, porta un toast « à celui qui hâte le jour où la raison seule gouvernera les hommes » (Roger in Conry : 1983, p. 160). À la fin des années 1870 en France, la science avait manifestement une fonction politique et sociale à jouer et l’heure n’était pas à une critique du darwinisme social. Néanmoins, tout le monde n’était pas dupe, si on en juge par ce commentaire de Paul Bert paru en 1879 dans La République française, sous le titre « Le transformisme – Son rôle politique » :
« On a bien vu, par exemple, que bien que le darwinisme ait trouvé dans les rétrogrades les adversaires les plus déterminés, il se prêtait au moins aussi bien à la justification de leurs théories qu’à celle des nôtres. [...] Le transformisme a peut-être cessé aujourd’hui d’avoir des ennemis nés et des amis de profession. Tous apportent indifféremment des preuves pour ou contre lui. Et ses amis ne sont pas les derniers à travailler au renversement des systèmes bientôt trop étroits qui semblaient d’abord en être le couronnement. » (Bert : 1885, pp. 409-411)
L’anthropologie et la philosophie en ligne de front
26Les débats virulents de politique intérieure illustrés par l’exacerbation du conflit entre les forces républicaines et les partisans des divers systèmes monarchiques, les difficultés économiques de la décennie 1870, la défaite dans la guerre franco-prussienne et l’intensité des échanges relatifs aux questions religieuses, sont autant d’éléments du contexte politique, idéologique et social qui expliquent sans doute la relative timidité des élites scientistes françaises quant à l’expression de thèses darwiniennes sociales impérialistes. Les travaux de Clémence Royer et d’Ernest Renan témoignent à ce titre de leur embarras et des modifications portées à leurs discours sans qu’ils aient d’ailleurs cessé d’exprimer un certain « darwinisme social libéral ». La France de l’après 1871, inaugurait cette période de « résurrection nationale » soit le renforcement de la patrie, avec pour modèle la Prusse et l’efficacité de sa science.
27Afin de bâtir une science française aussi puissante que les sciences allemandes, les élites françaises intensifièrent l’étude des méthodologies scientifiques, et multiplièrent les tentatives de transferts disciplinaires entre les sciences naturelles et d’autres disciplines scientifiques... mais cette fois, avec un souci d’adaptation au climat intellectuel français. En l’espèce, si le darwinisme ne séduisit pas immédiatement les naturalistes, il nourrit en revanche les réflexions d’autres communautés scientifiques. Cette fascination darwinienne ne fut pas sans incidence sur la naissance de disciplines nouvelles (anthropologie, science politique, sociologie, etc.), sur la constitution des idéologies politiques de la fin du xixe siècle ou plus simplement sur la rationalisation des actions politiques d’autant plus que nombre de scientifiques « darwiniens » eurent des rôles et des fonctions politiques non négligeables au plan national au sein de la jeune IIIe République. Les anthropologues et les philosophes furent les deux communautés scientifiques à produire des thèses que l’on pourrait qualifier de darwiniennes sociales. Par leurs positions institutionnelles, elles ont légitimé ces passages entre les sciences naturelles et les sciences humaines et sociales en voie de constitution.
Paul Broca, Paul Topinard, Abel Hovelacque : une anthropologie darwinienne conquérante !
28L’école d’anthropologie française de la fin du xixe siècle est aujourd’hui bien connue que ce soit au plan de ses rapports au darwinisme (Conry : 1974, pp. 51-107 ; Mercier : 1966), de son histoire institutionnelle et de ses débats internes (Harvey : 1984, pp. 387-410) ou de l’itinéraire intellectuel de certains de ses membres, tels Paul Broca (Gould : 1983 ; Schiller : 1990)) ou Abel Hovelacque (Richard in Blanckaërt : 1993, pp. 64-80). Il ne nous appartient donc pas de récrire cette histoire. En revanche de manière liminaire, afin de mieux mesurer l’impact sur l’opinion des thèses darwiniennes sociales de certains de ses membres, il nous a semblé important de souligner à gros traits les modalités d’acceptation du darwinisme par les anthropologues français et le rôle politique de l’institution ou de certains de ses membres.
29Si les contemporains perçurent les anthropologues comme les principaux diffuseurs du darwinisme, les théories darwiniennes admises par les anthropologues le furent à la suite de longs débats entre les matérialistes et les positivistes et subirent quelques modifications. La comparaison entre les hommes et les singes, la querelle des origines de l’homme (mono ou polygénisme ?) et le rôle et la place de l’homme dans la nature constituaient les principales pierres d’achoppement8. Le darwinisme ou plutôt le transformisme, car ainsi fut-il rebaptisé, qui emporta l’adhésion dès 1870 de la majorité des membres de la société conservait les thèses polygénistes et était de forte tonalité lamarckienne car il sauvegardait le déterminisme mésologique (du milieu) comme facteur principal de l’évolution. Paul Broca (1824-1880), professeur de chirurgie clinique à la faculté de médecine et neurologue, qui découvrit l’aire cérébrale du langage qui porte depuis son nom, fondateur de la société d’anthropologie de Paris était principal artisan de l’acceptation du darwinisme au sein de cette société. Il assimilait la sélection naturelle et la sélection sexuelle, pivots de la théorie darwinienne, à de simples processus d’adaptation au milieu. Ces sélections pouvaient rendre compte d’une évolution progressive et continue mais étaient impropres de son point de vue à expliquer l’apparition et l’hérédité de brusques transformations négatives pour une espèce.
30En nous révélant de quelle manière fut reconnue la jeune science anthropologique, et quels furent les engagements politiques de ses membres, les travaux de Joy Harvey et de Francis Schiller nous aident à comprendre pourquoi la société d’anthropologie a constitué une singulière chambre de résonance des thèses darwiniennes sociales. À la suite de la défaite, événement qui fut un véritable catalyseur et accélérateur des prises de consciences, Paul Broca, chirurgien et représentant de l’anthropologie française fut avec Claude Bernard et le chimiste Würtz, un des fondateurs et vice présidents de la prestigieuse « Association française pour l’avancement des sciences ». Cette dernière visait à des fins patriotiques à établir une liaison organique entre la recherche scientifique et les milieux industriels. Paul Broca prête certes son prestige et sa réputation à cette opération mais dans la mesure où sa principale activité scientifique durant cette période est liée à l’anthropologie, il donne à cette discipline une notoriété non négligeable. Ses cours d’anthropologie générale à la faculté de médecine de Paris connaissent d’ailleurs un considérable succès auprès des étudiants et symétriquement subissent des critiques virulentes de la part de la presse cléricale. Cette presse s’était également opposée à la création d’une école d’anthropologie.... en vain d’ailleurs puisque cette dernière ouvrit ses portes en 1876. Pour ce faire, Paul Broca avait reçu l’appui de Gambetta. Outre les subventions des membres de la société d’anthropologie il bénéficia d’une aide annuelle de douze mille francs du conseil municipal de Paris, sous l’impulsion de son président le matérialiste Henri Thulié et, à partir de 1878, d’une subvention annuelle de vingt mille francs en provenance du jeune État républicain. Le programme et les chaires de cette école d’anthropologie dévoilent également l’ambition « impérialiste » au plan des disciplines académiques de cette jeune science qui poursuit l’idée de bâtir « l’histoire naturelle de l’homme et des races humaines ». Rétrospectivement, l’échec sera patent de ce point de vue car l’école française se caractérisa par sa collecte de documentation ethnographique et par la prééminence accordée à l’étude des caractéristiques physiques de l’homme. Les anthropologues français furent pratiquement absents de la scène de l’anthropologie sociale et culturelle à la différence des pays anglo-saxons... laissant ainsi une place vacante qui fut occupée par la sociologie9. Enfin, il reste à dire l’itinéraire ou les amitiés politiques des membres les plus prestigieux de cette école : Paul Broca, après avoir échoué une fois à la députation en 1872 fut élu en 1880, à la demande de Gambetta, sénateur inamovible sur les listes de « l’union républicaine » ; Paul Topinard (1830-1912) était notoirement un partisan de Jules Ferry ; Abel Hovelacque (1843-1896) siégea des années 1889 à 1894 à l’extrême gauche de l’hémicycle et fut président avec Henri Thulié du conseil municipal de Paris de 1886 à 1887, Gabriel de Mortillet (1821-1898) fut député radical de Seine et Oise et maire de Saint-Germain-en-Laye, Charles Letourneau (1831-1902) fut également de sensibilité radicale10.
31Au delà des engagements individuels, de l’agitation publique somme toute relative créée par ces chaires d’anthropologie perçues comme autant de foyers de diffusions de thèses matérialistes – du reste c’est ce qui fut reproché à F encontre de Paul Broca lors de sa nomination comme sénateur républicain11 –, l’anthropologie et par voie de conséquence les modalités d’intégration et de diffusion du darwinisme de ces années 1870 ne furent pas exemptes de motivations idéologiques et sociopolitiques. Les écrits de Paul Broca, de son disciple Paul Topinard et dans une moindre mesure ceux d’Abel Hovelacque en témoignent.
32Paul Broca avait pour partie bâti sa réputation sur ses études de statistiques crâniométriques (mensurations des crânes, indices céphaliques, masse des cerveaux, etc.) l’autorisant à établir des typologies et des hiérarchies raciales cherchant à démontrer « l’augmentation régulière de la taille du cerveau au sein de la civilisation occidentale du Moyen Âge à l’époque contemporaine » voire à expliquer les différences entre les hommes et les femmes. Analysant les études de l’école crâniométrique française, Stephen Jay Gould, qui fait de Paul Broca le maître à penser de Gustave Le Bon, a démontré les erreurs méthodologiques inhérentes aux outils statistiques et les a priori idéologiques guidant et faussant les protocoles opératoires du chercheur. Il est à noter que Paul Broca établit ses typologies raciales avant d’avoir accepté le darwinisme. Par ailleurs ses hiérarchies étaient non fatales, ce qui fait dire à Jacques Ruffié à l’encontre de Stephen Jay Gould que Broca était un « antiraciste convaincu », car les races se transformaient et pouvaient évoluer par une modification et une influence des milieux... enfin, ces idées de différences et d’inégalités raciales étaient partagées par les évolutionnistes comme par les créationnistes, par les monogénistes (L. Figuier ; A. de Quatrefages) comme par les polygénistes, l’édification d’une pensée raciale étant bien antérieure au darwinisme (Quatrefages : 1872, pp. 781-782 ; Poliakov : 1971 ; Valensi : 1977, pp. 157-171 ; Ruffié : 1982, p. 309 ; Gould : 1983, pp. 106, 131 ; Fischer : 1983 ; Cohen : 1980, 1981, p. 343). L’introduction du darwinisme dans la pensée occidentale nécessitait néanmoins de reformuler certaines questions. Pour Paul Broca, cela fut manifeste lorsqu’il rendit compte, dès leurs parutions en 1872, des ouvrages de Darwin (La Descendance de l’homme) et de Wallace (La Sélection naturelle). Sa notice bibliographique publiée dans la Revue d’anthropologie en 1872 fut prétexte à des réflexions sur l’efficacité des concepts de sélection naturelle et de sélection sexuelle au sein des sociétés humaines. Reprenant à son compte le schéma évolutif darwinien par sélection naturelle, il précise :
« Une société qui se perfectionne atténue de plus en plus les effets brutaux de la sélection naturelle ordinaire et d’une autre part elle fait intervenir dans la concurrence vitale, avec une intensité croissante des procédés de sélections qui sont propres à la famille humaine. Elle ne peut soustraire l’homme à la loi inéluctable « du combat pour la vie » mais elle modifie profondément le champ de bataille. Elle substitue à la sélection naturelle une autre sélection où celle-ci ne joue plus qu’un rôle amoindri, souvent presque effacé et qui mérite le nom de sélection sociale. » (Broca : 1872, p. 705)
33Mais ces sélections sociales lui semblent négatives. Elles ne profitent pas à la moyenne de l’espèce et nuisent au progrès des « races humaines ». Dans ses articles ultérieurs, il en énuméra un certain nombre : la division sociale, les conditions du travail dans les villes industrielles, les ségrégations sociales, la pratique de la charité, etc. Notons que ce constat de non corrélation entre les sélections sociales et le progrès de l’espèce humaine fut repris et complété ultérieurement par le botaniste et juriste suisse Alphonse de Candolles (1806-1893) dans son Histoire des sciences et des savants (1873), par le docteur Paul Topinard dans ses cours dispensés en 1877 à la Société d’anthropologie12 puis plus tardivement ce fut même le thème d’un livre de Georges Vacher de Lapouge : Les Sélections sociales (1896). Paul Broca ne se cantonne pas à un constat puisque son analyse débouche sur une prospective eugéniste. En un premier temps, il envisage l’évolution globale de la civilisation par l’éducation, procédé de perfectionnement long, mais selon Paul Broca aux effets assurés :
« J’ai prouvé que les hommes de la classe éclairée ont la tête plus volumineuse que les illettrés et que cette différence est due au plus grand développement, absolu et relatif, de la région crânienne antérieure des premiers [...], ces changements sont l’effet de l’éducation13. » (Broca : 1872, p. 707)
34Puis, il dévoile les préoccupations d’un médecin républicain et développe les modalités d’une sélection à la fois méritocratique et sexuelle :
« Que la sélection s’opère d’abord au profit de l’intelligence, les autre qualités viendront par surcroît [...]. Dans la plupart des carrières, l’intrigue, le favoritisme donnent trop souvent le succès à la médiocrité, voire à la nullité [...]. Pratiquez la sélection par concours, non seulement à l’entrée mais encore aux principales étapes de chaque carrière ; et par cette seule réglementation vous obtiendrez des résultats considérables [...]. Le jour où l’homme intelligent et laborieux sera certain d’obtenir une position proportionnelle à son mérite et d’y parvenir assez tôt pour pouvoir élever confortablement sa famille, il ne sera plus tenté de faire passer dans le choix de sa compagne, la considération de la fortune avant celle de la personne. Libre dès lors d’obéir à ses goûts pour ce qui est bon et beau, il recherchera parmi les femmes qui sauront lui plaire, celle qu’il jugera capable de lui donner des enfants intelligents et robustes et de les perfectionner encore par une bonne éducation [...]. On verra ainsi croître continuellement le nombre des individus de qualité supérieure et décroître par conséquent, dans la même proportion, le nombre des individus de mauvaise trempe. [...] Il suffirait donc de perfectionner le mode de nomination aux emplois pour que l’obstacle opposé à la sélection conjugale par l’inévitable inégalité des fortunes fût notablement atténué et pour que cette sélection devint un agent efficace de perfectionnement de la race [...]. Nous pouvons le demander au nom de l’intérêt de la race, car là où les meilleurs peuvent aisément s’unir aux meilleurs [...] la sélection sociale doit tôt ou tard leur donner la prépondérance numérique. » (Broca : 1872, pp. 709-710)
35Cette analyse de Paul Broca ne fut pas conjoncturelle... il devait la réitérer à plusieurs reprises ultérieurement. Mais elle est intéressante car elle préfigure les préoccupations eugénistes de certains milieux médicaux et anthropologiques de la fin du xixe siècle bien étudiés par Jacques Léonard. Ainsi Paul Broca édifie ces idées-forces qui devinrent les leitmotive des auteurs évolutionnistes eugénistes : « la sélection est entravée par la civilisation » ; « l’élite économique ne saurait coïncider avec l’élite biologique » ; « le progrès intellectuel parait antagoniste avec la fécondité [...] les vaincus du combat social se reproduisent davantage que les vainqueurs14. »
36Cette idéologie « suinte » également des articles du disciple et du successeur de Paul Broca soit Paul Topinard qui était titulaire de la chaire d’anthropologie biologique au sein de la jeune école d’anthropologie. Il délivrait une histoire évolutionniste des races humaines dont le moteur était un savant dosage entre l’influence des milieux, les croisements ou métissage entre les races humaines et les effets de la concurrence et de la sélection naturelle. À l’instar de Paul Broca, il décèle une modification des mécanismes de la sélection naturelle et de la concurrence entre les races et entre les êtres d’une même civilisation :
« La lutte pour l’existence [...] signalée par Lamarck, Malthus et si magnifiquement décrite par Charles Darwin, vous la retrouvez partout entre les êtres organisés des deux règnes, entre les animaux, chez l’homme entre peuples, races et individus, laissant la victoire aux plus forts relativement à la résistance à vaincre, à la race qui sait le mieux tirer parti des ressources naturelles d’un pays et se défendre contre ses conditions défavorables. [...] Avec le progrès des civilisations [...] la suprématie est au meilleur cerveau, à celui qui avec le moins de travail produit le plus de rendement. [...] La survivance est toujours aux races les mieux douées, aux plus intelligentes par rapport à celles avec lesquelles le conflit s’opère, étant donné les conditions extérieures de vie. Le résultat, c’est le progrès continu au profit du cerveau, de son volume, de sa qualité, de son fonctionnement. C’est la sélection au profit des attributs caractéristiques de l’homme15. » (Topinard : 1877, pp. 16-17)
37Un dernier regard sur certains aspects de la production du linguiste Abel Hovelacque permettra de caractériser les particularités de l’utilisation des thèmes darwiniens par l’école anthropologique française et de synthétiser le dilemme auquel furent confrontés Paul Broca et Paul Topinard. Nous sommes ici au cœur de notre sujet, car il s’agit de mettre à jour les paradoxes de l’utilisation de la science dans le champ politique et de souligner le poids du contexte politique et idéologique dans la discussion d’une théorie scientifique. Abel Hovelacque est une figure que nous pourrions qualifier d’archétypale du scientisme français au plan de ses engagements scientifiques, philosophiques et politiques. En effet, membre de la Société d’anthropologie depuis 1867, il avait des compétences d’anthropologue et de linguiste et il obtint d’ailleurs la chaire de linguistique dès la création de l’école d’anthropologie en 1876. Il était un des animateurs les plus virulents, affirme Joy Harvey, du groupe « matérialiste » de cette Société d’anthropologie et il eut un rôle politique d’importance puisqu’il fut un député « radical » de la IIIe République. Comme linguiste et comme évolutionniste, Abel Hovelacque fut embarrassé lors du conflit de 1870 par les rares mais néanmoins existantes utilisations du darwinisme à des fins impérialistes. La situation était d’autant plus embarrassante que la linguistique française s’était constituée sur le modèle de la science allemande, elle même de tradition biologique ce qui explique la localisation de la linguistique française ou « histoire naturelle du langage » dans le champ de l’anthropologie. La linguistique étant cette « histoire naturelle du langage », elle entretenait des rapports d’isomorphisme avec les autres sciences naturelles et donc avec le darwinisme. Le premier exercice d’Abel Hovelacque fut donc, à l’issue du conflit franco-allemand, de combattre l’idéologie allemande et plus précisément cette justification de l’annexion de l’Alsace et de la Lorraine au nom de l’homogénéité raciale et donc linguistique. Dans un ouvrage publié en 1875 et intitulé Langues, races et nationalités, il réfute à partir de multiples données ethnographiques toutes corrélations entre les races anthropologiques et les répartitions linguistiques et conteste toute répartition politique fondée sur l’ethnologie et il conclut son article en un vibrant plaidoyer :
« Pour nous, qui puisons dans la Révolution notre origine et notre doctrine, la nationalité est une raison sociale. Cette raison sociale, des éléments hétérogènes, des populations de langues diverses, de races diverses, s’entendent pour la faire naître. Elle se base sur l’intérêt commun, elle s’affirme par la solidarité des éléments agrégés, elle se justifie par le gré de la multitude, qui, en définitive est la source unique du droit. » (Hovelacque : 1875, p. 37)
38Cette conclusion ne signifiait pas qu’Abel Hovelacque répudiait toute utilisation de la science à des fins idéologiques... comme le constate au contraire Nelia Dias « la science n’était pas neutre, puisqu’elle instituait ce qui était valable, c’est à dire scientifiquement argumenté ». Deux faits le démontrent. Ainsi malgré le clivage institué entre les concepts de langue et de race, une idéologie évolutionniste n’était pas abandonnée par les linguistes républicains. L’unité de la langue était pensée comme un prélude de l’unité morale et mentale d’une nation. L’adhésion à une langue était un acte de volonté et non de déterminisme racial. Mais dans la mesure où la pratique d’une langue était censée influer sur l’esprit d’un peuple, la richesse et le génie de la langue française devait avoir raison par un processus de sélection naturelle sur les nombreux idiomes régionaux. En ce sens, selon Nélia Dias, « préconiser la mort prochaine des parlers régionaux au nom de principes transformistes illustre la façon dont la raison scientifique était avancée pour rendre compte des décisions politiques et économiques »16. Par ailleurs, la séparation entre le fait linguistique et le fait racial n’était pas une donnée universelle mais se limitait à la civilisation occidentale contemporaine et par conséquent était inopérante pour l’ensemble des sociétés préhistoriques et les races dites « inférieures » ! « Quand à la concurrence de ces trois termes, rappelle Hovelacque en 1875, races, langues et nationalités, l’on ne doit songer à la rencontrer en aucune partie de notre Occident ; c’est seulement dans les couches les moins élevées de l’humanité que l’on peut espérer la découvrir aujourd’hui » (Hovelacque : 1875, p. 14). Enfin, dans un ouvrage ultérieur Notre ancêtre. Recherche d’anatomie et d’ethnologie sur le précurseur de l’homme paru aux éditions Leroux en 1877, soucieux par esprit « matérialiste » et donc par « anti-spiritualisme chrétien » de compléter les travaux de Darwin et d’Haëckel trop allusifs sur le chaînon manquant entre les grands singes et l’homme, Abel Hovelacque se propose de dresser le portait physique, psychique et intellectuel de ce précurseur de l’homme. Pour ce faire, il reprenait à son compte les idées reçues de son temps relatives aux catégories raciales, dans une rhétorique évolutionniste et hiérarchisante. À titre d’exemple, une des modalités de son argumentaire était la suivante : « La capacité crânienne est d’autant plus considérable relativement à la capacité orbitaire que l’on s’élève davantage dans la série ; le nègre le cède au blanc, l’anthropoïde le cède au nègre. Nous devons en conclure que les primates précurseurs des races humaines leur cédaient également sous ce rapport. » (Hovelacque : 1877, p. 18).
39De Paul Broca à Abel Hovelacque, la thématique darwinienne a manifestement nourri leurs disciplines respectives. En retour, filtrée par l’idéologie et les engagements politiques de ces scientifiques, elle a irrigué des problématiques eugénistes voire raciales au service de finalités politiques et sociales. Sans doute, l’évolution d’une discipline scientifique n’est pas mécaniquement déterminée par son contexte politique et social. Mais en l’espèce, dans le cas français, les nationalités des émetteurs des thèses darwiniennes, la prégnance du débat religieux, le rôle politique accordé à la science par les élites républicaines et socialistes et l’engagement politique des diffuseurs du darwinisme ont manifestement servi de crible à la fois dans la réception du darwinisme et dans l’émission des thèses darwiniennes sociales. Ces dernières ne furent pas absentes du débat français, mais elles s’étaient acclimatées à l’humus intellectuel du pays. On retrouve une telle configuration chez les philosophes.
Alfred Fouillée, Théodule Ribot, Alfred Espinas : Le darwinisme à la genèse des nouvelles sciences sociales et humaines ?
40Les observations qui vont suivre doivent être pondérées par les travaux d’Yvette Conry, laquelle a révélé les résistances institutionnelles et épistémologiques à l’introduction du darwinisme par les milieux philosophiques français principalement dominés et partagés, après les événements de 1870, par un positivisme comtien et un néokantisme. Le spiritualisme philosophique français, à la fois finaliste et providentialiste était naturellement rétif à un évolutionnisme darwinien se passant des béquilles du finalisme. Le positivisme comtien acceptait les thèmes lamarckiens d’influence du milieu, de transmission de l’acquis voire la notion de progrès (à condition que le vivant maîtrise la matière), mais résista à une conception transformiste de la vie (Conry : 1974, pp. 407-422 ; Barthélémy-Madaule : 1979, p. 146 ; Douailler : 1994, pp. 141-142). En dépit des critiques de la presse catholique ou d’un Mgr Dupanloup associant dans un même élan les positivistes, les matérialistes et les athées, les instances philosophiques officielles furent globalement réticentes à toute importation de la biologie darwinienne dans les domaines philosophiques ou sociologiques pour les positivistes. Sans doute, l’intransigeance des positivistes garants de l’orthodoxie comtienne (G. Audiffrent, Le Baron de Constant, P. Laffitte, Magnin, etc.) devrait être opposée aux positivistes « hétérodoxes » groupés autour d’Émile Littré (1801-1881) et de Georges Wyrouboff. La devise comtienne « Ordre et Progrès » pouvait être diversement interprétée : le courant mené par P. Laffitte, professeur au Collège de France, était plus intéressé par les implications de la statique sociale de Comte, les thèmes de la religion positive et du culte de l’humanité et les plus rationalistes suivirent Littré, guidés par la thématique de la dynamique sociale et des lois de l’évolution intellectuelle de l’humanité. Ces derniers accueillirent au sein de leur revue La Philosophie positive (1867-1881), des articles vulgarisant les thèses darwiniennes et lamarckiennes (C. Royer : 1868, p. 173 ; Ch. Letourneau : 1868, pp. 99-120 ; G. Pouchet : 1867, pp. 7-23), et s’insurgèrent contre la non réception de Darwin comme membre étranger à l’Académie des sciences de Paris. Ils exprimèrent par le biais des articles d’un chroniqueur scientifique Émile Jourdy (1872, pp. 291-295) des velléités d’extension du darwinisme et de la conception de la sélection naturelle à d’autres domaines. En 1872, ce dernier considérait que les lois de la sélection naturelle, de la concurrence vitale, de la division du travail, des corrélations organiques pouvaient être appliquées à l’économie politique, « aux relations des nations et des individus », ou fournir des méthodes et des vérifications à l’histoire, à la morale et à la politique. Dès 1875 pourtant, la lecture de The Descent of man de Darwin inspirait au même auteur une attitude plus hostile : « Contrairement à la loi de la sélection, quand la puissance des peuples a changé de mains, elle a obéi aux principes de mélange des races. Il n’y a place dans l’histoire, ni pour la sélection naturelle, ni pour la sélection sexuelle »... de sorte que « la théorie de la sélection naturelle est étrangères aux grandes lois sociologiques ». Manifestement, les événements des années 1870-1871, soit l’utilisation du darwinisme à des fins impérialistes, rendirent méfiants les positivistes français quant aux théories de Darwin. Littré devait le spécifier sans ambiguïté : « [le transformisme est une] hypothèse fort intéressante, quand on s’en sert pour instituer des recherches, mais hypothèse dont je me méfie grandement quand on en tire des conséquences philosophiques ou des applications pratiques ». Ainsi à partir de 1875, la dissociation de la philosophie positive des implications sociales du darwinisme prévalut, ce qui ne fut pas sans incidence sur la culture politique des républicains de gouvernement nourris de positivisme (Dupanloup : 1872 ; Jourdy : 1872b, pp. 61, 77 ; 1875, pp. 25-30 ; Littré : 1879, p. 17317).
41Pourtant un certain nombre de travaux philosophiques de la période, en marge de l’institution ou plus exactement provenant d’une nouvelle génération d’universitaires, témoignent, si ce n’est d’une imprégnation, du moins d’une fascination à l’égard des thèses darwiniennes souvent étudiées, il est vrai, à partir des travaux de Herbert Spencer, Thomas Huxley, Francis Galton, Ernst Haëckel voire de Clémence Royer. Un développement des extensions sociales du darwinisme, une analyse de ses implications philosophiques ou tout simplement de simples occurrences de thèses transformistes et évolutionnistes sont repérables dans les travaux d’alors jeunes philosophes, tels le positiviste spiritualiste Alfred Fouillée (1838-1912) ou les spencériens Théodule Ribot (1838-1916), Alfred Espinas (1844-1922) qui défendaient leur thèse ou débutaient dans des carrières universitaires durant ces années d’après-guerre... et d’auteurs au devenir moins prestigieux qui eurent néanmoins pour ambition soit de vulgariser le darwinisme (Émile Ferrière) ou de fonder une nouvelle discipline telle la science politique, en se recommandant d’une démarche scientifique naturaliste (Emile Acollas18. Si nous choisissons d’être relativement elliptique sur ces deux derniers auteurs, en raison de leur faible notoriété même posthume, il convient de s’attarder sur les thèses et les personnalités de Fouillée, de Ribot et d’Espinas car elles réunissent un certain nombre de facteurs communs emblématiques d’une production et d’une atmosphère intellectuelles de cette période : tout d’abord ces jeunes docteurs ne masquaient pas leurs sympathies républicaines ou socialistes ; ils eurent un rôle institutionnel souvent important dans les instances universitaires même si aujourd’hui l’histoire de la philosophie les a un peu oubliés ; ils participèrent à la vulgarisation des thèses évolutionnistes ; la méthodologie ou l’autorité scientifique du darwinisme était en règle générale convoquée dans l’objectif de fonder de nouvelles disciplines (science politique, psychologie ou sociologie) ou pour valider une analyse politique ou sociale ; enfin leurs travaux étaient souvent le fruit de réflexions suscitées par les événements de 1870-1871 (Fouillée : 1872 ; Ribot : 1873 ; Espinas : 1878).
42Les couleurs politiques et les rôles institutionnels futurs de ces jeunes docteurs ne peuvent être passés sous silence : ils témoignent des modalités de diffusion et de réception des thèses darwiniennes. Alfred Fouillée, futur maître de conférences de philosophie à l’École Normale Supérieure et membre de l’Institut, était fermement républicain, laïque et libre penseur. Sa soutenance de thèse ne fut-elle pas un véritable événement ? Claude Nicolet souligne que « Mgr Dupanloup le surveillait hargneusement, Jules Simon, ministre le protégeait officieusement, Gambetta et Challemel-Lacour viennent assister à l’œuvre » (Nicolet : 1982, p. 491). Alfred Fouillée, qui refusa ultérieurement des charges politiques que Gambetta lui proposa, était le mari de cette libre penseuse qui publia sous le pseudonyme, combien symbolique, de Giordano Bruno le bréviaire scolaire républicain Le Tour de La France de deux enfants, et le beau-père du philosophe Jean-Marie Guyau, auteur de Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction (1885). Théodule Ribot, professeur de psychologie expérimentale au Collège de France en 1888 et Alfred Espinas, doyen de la faculté de Bordeaux en 1887 et professeur d’histoire d’économie sociale en Sorbonne en 1894, étaient des condisciples à l’École Normale Supérieure où ils entrèrent en 1864. Par parenthèse, il est nécessaire ici de souligner le phénomène de génération intellectuelle puisqu’entre autres condisciples on note la présence d’Edmond Perrier dont l’ouvrage Les Colonies animales et la formation des organismes (1881) fut sans doute inspiré par la thèse d’Espinas, de Félix Alcan, futur éditeur d’Espinas et de Ribot voire de Gustave Le Bon et de Charles Richet, ou encore d’Ernest Lavisse qui eut un rôle majeur dans la carrière universitaire d’Espinas. Les enjeux institutionnels, politiques et idéologiques de la nomination d’Alfred Espinas ainsi que les modalités des négociations liées à l’architecture de ses cours sont aujourd’hui connus. Il apparaît clairement qu’il s’agissait pour l’État républicain, fragilisé par les critiques socialistes, de fonder une philosophie de l’action en étudiant « les devoirs et les moyens d’actions du gouvernement et du citoyen ». Espinas qui obtint en 1894 la chaire également désirée par Émile Durkheim, déçut quelque peu par sa modération politique malgré son examen critique des doctrines socialistes (Lalande : 1925, pp. 113-144 ; Weisz : 1979, pp. 83-112).
43Mais revenons à la thèse d’Alfred Espinas. Elle fut promise d’ailleurs à un bel avenir puisqu’elle irrigua les travaux des naturalistes Edmond Perrier (1844-1921) et Jean Louis de Lanessan (1843-1919), sources scientifiques nous y reviendrons du solidarisme des années 1890 de Léon Bourgeois (1851-1925), irrita les rapporteurs de son jury de thèse, Elme Marie Caro et Paul Janet, en raison de son interdisciplinarité – était-ce une thèse de philosophie ou de zoologie ? – et de ses références appuyées à Auguste Comte et à Herbert Spencer Ces derniers craignaient surtout une agitation religieuse à l’encontre de l’université. Cet ouvrage d’Espinas fut particulièrement apprécié, étudié et annoté par Léon Gambetta et Louis Barthou (1862-1934) et eut une influence déterminante, note Raymond Aron, sur la pensée sociologique d’Émile Durkheim (Lalande : 1925, p. 120 ; Aron : 1967, p. 403).
44Au delà de leur solidarité politique ou de leur communauté de vue idéologique et indépendamment de la spécificité de leurs thèses, Fouillée, Espinas, et Ribot étaient aussi liés par une certaine culture philosophique. Manifestement, Herbert Spencer fut ce médiateur d’une pensée évolutionniste pour ces trois jeunes universitaires français... Espinas et Ribot avaient d’ailleurs cotraduit Les Principes de psychologie du philosophe anglais en 1872. Entre autres caractéristiques de la philosophie spencérienne, ils avaient été tout particulièrement impressionnés par son « monisme philosophique » soit cette thèse de l’unité biologique et de l’homologie des phénomènes sociaux entre les sociétés animales et humaines. Ainsi ce fut l’objet de la thèse d’Alfred Espinas de fonder une science de la société par l’étude des évolutions des sociétés animales et humaines, de prouver qu’il était possible d’isoler les caractères sociaux si l’on considérait dans leur continuité ces sociétés pensées comme des êtres à part entière constitués d’éléments formant « des organes et des systèmes ». Si Espinas prélude l’organicisme d’un René Worms voire d’un Gustave Le Bon, Alfred Fouillée quant à lui fonde ou inaugure le contractualisme ou le solidarisme de la fin du siècle19. Il est vrai qu’Alfred Fouillée en appela à la solidarité organique entre les hommes et développa corollairement la thèse du « quasi-contrat » dans un ouvrage ultérieur daté de 1880, intitulé La Science sociale. De même, plus tardivement, il élabora une sociologie biologique et s’il fut, au tournant du siècle, sévère à l’encontre des attendus d’un darwinisme social libéral (le lamarckisme social de Fouillée et sa critique du darwinisme social sont flagrants dans cet ouvrage : « Les fausses conséquences sociales et morales du darwinisme », Revue des Deux Mondes, 1er octobre 1904), il ne persista pas moins à être une figure de ce lamarckisme social français. En effet, en 1905 il souhaitait toujours fonder « une morale biologique » soit « une biologie pratique appliquée à la conduite individuelle et collective des hommes » (Fouillée : 1905, p. 513). Certes, dans sa thèse de 1872, Fouillée ne se préoccupe pas des applications sociales du darwinisme... Néanmoins dans ce premier travail universitaire, il poursuit une réflexion spencérienne (comment échapper au déterminisme lorsqu’on se définit comme évolutionniste ?) relative à la notion de force comme moteur de l’évolutionnisme où « l’action est l’être même des choses ». Il élabore sa doctrine des idées forces, assimilable à une tendance ontologique ou à un vitalisme, soit une tentative pour déjouer « les contradictions de l’idéalisme par un renversement théorique qui [...] en fait un produit, un construit et non un donné » (Nicolet : 1982, pp. 490-491). Cette thèse, cherchant à donner une légitimité à la conscience et à l’action et une rationalité à l’individu et à la société capable de rétroagir avec les autres et le milieu, fut systématisée en une sociologie, une psychologie et une morale. Au final, peu d’implications sociales en 1872. Mais, ne serait-ce qu’à titre analogique, on note que sa thèse se réfère à plusieurs reprises aux théories évolutionnistes pour valider une argumentation... De ce point de vue, les emprunts lamarckiens prédominent sur les thèmes darwiniens. Cette étude de Fouillée devait directement inspirer Jean-Marie Guyau (1854-1888), pour l’écriture de son ouvrage couronné à l’Académie des sciences morales et politiques en 1874 : La Morale anglaise contemporaine, morale de l’utilité et de l’évolution. Dans le premier ouvrage de Guyau, le concept d’idée force de Fouillée, permettait de réfléchir à l’évolution des forces morales par analogie à celle des formes organiques :
« La sélection par la force fut ainsi la condition du progrès et c’est elle qui en marque la direction. Mais on peut prévoir un avenir où, ce que fit la force, la volonté vraiment morale le fera [...]. La sélection s’exercera mais d’une toute autre manière. La lutte pour le bien et la justice, la lutte pour la vie morale [...] corrigera la lutte violente pour la vie matérielle : là triomphera celui qui aura placé le plus haut son idéal et déployé le plus de volonté pour l’atteindre. De cette sorte, de la sélection morale naîtra et surgira sans cesse une humanité meilleure20. » (Guyau : 1879, p. 376)
45Alfred Fouillée ou Jean-Marie Guyau ne peuvent être occultés dans la mesure où dès 1872, ils jetèrent les bases d’une sociologie à venir, ou bien parce que les ouvrages ultérieurs de Guyau (L’Irréligion de l’avenir, 1887 et Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, 1885) furent particulièrement lus par les anarchistes de la fin du siècle. Mais la démonstration est encore plus nette avec Théodule Ribot et Alfred Espinas lesquels ont aussi pour ambition de fonder de nouvelles sciences sociales ou humaines (la sociologie et la psychologie).
46Théodule Ribot, qui devint le directeur de la Revue philosophique, se proposait par sa thèse, et sur la base des travaux de Prosper Lucas, Francis Galton, Charles Darwin et Ernst Haëckel, de ruiner le spiritualisme dominant par l’étude comparée des lois de l’hérédité psychologique et des lois de l’évolution biologique et de l’hérédité physiologique. Ne se cantonnant pas dans d’abstraites spéculations, les conséquences sociales de l’hérédité faisaient l’objet d’un chapitre à part entière, prélude à un vrai programme biopolitique :
« Une race médiocre en intelligence, en moralité, en aptitude artistique et industrielle, voilà le point d’où il faut partir. Une race apte à tout comprendre et à tout faire, policée, de mœurs douces, s’adaptant sans effort aux formes compliquées de la civilisation, voilà le point où il faut arriver. Élever la masse au niveau de ceux qui furent à l’origine des hommes hors ligne, tel est le problème [...]. Tout l’effort de la civilisation ne tend pas à un autre but. Mais elle y arrive par l’éducation, par une action du dehors, différente de l’hérédité qui est une action du dedans. » (Ribot : 1873, p. 379)
47Pour Ribot, l’homme ne se soumet pas fatalement à l’ordre naturel, mais il est maître de son destin et du progrès de l’espèce. N’est-il pas convaincu que l’action du milieu et de l’éducation est héréditairement transmissible ? Ce lamarckisme se double curieusement d’un eugénisme aux accents darwiniens, car afin de « hâter la somme d’intelligence et de moralité de la race » :
« [Le mariage] au lieu de dépendre du hasard ou des raisons extérieures serait tout autre pour les hommes [...] bien pénétrés de la responsabilité qui pèse sur chacun, lorsqu’il court tant de risques de transmettre à d’autres un legs héréditaire qui pèse sur lui souvent aggravé par ses propres facteurs. Beaucoup hésiteraient à encombrer la société de non-valeurs, d’être informes au physique comme au moral, que la civilisation [...] tend à conserver, à entourer de soins qu’elle refuse aux meilleurs. Cette préoccupation de l’hérédité, si elle existait dans les mœurs [...] serait un moyen tout naturel d’éliminer de la société les plus mauvais éléments. » (Ribot : 1873 : p. 382)
48La thèse d’Alfred Espinas Les Sociétés animales (1878) procède d’une méthodologie globalement analogue à celle de Ribot et son érudition scientifique – il cite E. Haëckel, R. Virschow, Ch. Robin, C. Bernard, M. Edwards et H. Spencer – sous-tend une autre application des théories biologiques dans le domaine social. À l’instar de Darwin, il considère que la loi de « la lutte pour l’existence » est soumise elle-même à l’évolution de sorte que pour certaines sociétés, c’est l’émergence du principe d’association ou de coalition qui permet de mieux affronter la concurrence vitale. Autrement dit la lutte pour la vie caractérise les sociétés animales les plus primitives et l’altruisme les sociétés humaines les plus évoluées : « Ainsi donc l’évolution des sentiments sociaux est essentiellement une transformation croissante de l’égoïsme en altruisme ou de l’amour de moi en amour de nous21. » (Espinas : 1878, p. 545).
49Certains ont voulu voir dans cette sociologie d’Espinas, un individualisme utilitariste, et la préfiguration d’une pensée réductionniste et biologisante archétypale de la sociobiologie contemporaine. Selon Ivan Guillaume, « le nous comme moi étendu d’Espinas, l’altruisme héréditaire de Vaccaro, l’individualisme de Novicow et de Spencer sont des représentations qui baignent dans les mêmes eaux troubles où vont pêcher les sociobiologistes. » (Guillaume : 1985, p. 15122) On retrouve une condamnation implicite de la sociologie d’Espinas, quoique de manière plus feutrée, sous la plume de Harry W. Paul dans un chapitre intitulé « social darwinisme et sociobiologie » du tome 3 de l’Histoire des droites en France, dirigée par Jean-François Sirinelli :
« Si l’expérience passée sur les applications sociales de la science peut nous servir de guide, il est plus raisonnable de n’attendre de tout cela que des querelles entre gauches et droites à propos de ce qui se révèle pour finir un paradigme transitoire de la science, qui a inspiré aux idéologues et aux missionnaires une série d’analogies défectueuses. La grande œuvre française suscitée par l’illusion qu’il est possible « de délimiter un certain nombre de lois dont l’utilisation... serait d’élucider les relations de la sociologie animale, d’un côté, à la biologie, de l’autre, à la politique » est l’ouvrage intitulé Les Sociétés animales qu’Alfred Espinas, positiviste et naturaliste, publia en 1877 [...]. » (Sirinelli : 1993, p. 640)
50Ces critiques, somme toute sévères, semblent ne pas toujours tenir compte des spécificités du contexte historique. Cet emprunt ou ce détour par les sciences biologiques pour fonder de nouvelles sciences sociales et humaines devait se généraliser durant la période et peu y échappèrent même Durkheim et il fallut attendre les analyses de Célestin Bouglé pour que la sociologie s’émancipe (Bouglé : 1899, 1904)23. Manifestement, « le modèle biologique, confirment Charles-Henry Cuin et François Gresle a fait franchir à la discipline un pas décisif sur la voie de la scientificité. Pour la raison, qu’en prenant la biologie pour exemple, la sociologie se proposait d’adopter la démarche et les méthodes qui avaient fait son succès. Elle affichait par là même l’ambition de rompre avec la philosophie sociale, en devenant une vraie science, au sens expérimental du terme » (Cuin : 1992, p. 4). Puis, au delà des contingences épistémologiques, Fouillée, Espinas, Ribot étaient des hommes engagés dans les débats du siècle. Sans doute rétrospectivement, fondent-ils une idéologie politique républicaine de droite... mais assurément durant cette décennie, il s’agissait de légitimer une pensée et un ordre républicain contre les visées hégémoniques de l’Église. La science était de ce point de vue à la fois un recours et un garant, via son autorité, d’une relative autonomie. L’exercice était difficile, car il s’agissait aussi de se différencier de l’influence allemande et de sa science prestigieuse. Les événements de 1870 jouèrent le rôle d’un détonateur. Fouillée avouait ainsi les origines de ses travaux sur les sociétés animales :
« Le livre a été conçu après la guerre de 1870. Qu’allait devenir la France ? Pouvait-on prévoir son avenir, et en général, pouvait-on prévoir l’avenir des nations ? Pour que la prévision s’applique au devenir des sociétés, il faut que les sociétés soient soumises à des lois, qu’elles soient par conséquent des êtres de la nature, semblable en ce point aux autres êtres, particulièrement aux êtres vivants. » (in Lalande : 1925, p. 117)
51En retour, la diffusion de ces thèmes par les milieux républicains ne pouvait être sans incidence sur la réception du darwinisme en France.
Les spécificités de l’antidarwinisme social : le procès du matérialisme... suite !
52À la fin du second Empire, au sein d’une élite catholique libérale voire chez les philosophes les plus rétifs au scientisme, quelques réflexions s’ébauchaient quant à la validité du transformisme darwinien dans le domaine végétal et animal ou à la légitimité de son utilisation dans des disciplines étrangères aux sciences biologiques et naturelles. Les sporadiques expressions darwiniennes sociales impérialistes de scientifiques allemands et les manifestations anticléricales des insurgés de la Commune devaient radicaliser l’opinion des catholiques libéraux. Plus généralement elles devaient donner crédit aux pires craintes quant aux méfaits jusqu’alors supposés du matérialisme et inciter certains philosophes à s’interroger – non sans lucidité d’ailleurs – sur les paradoxes des utilisations sociales et politiques du darwinisme.
53Indubitablement, la crise de 1870-1871 fut génératrice de ce durcissement et de cette résistance des catholiques français aux idées nouvelles et les ondes de résonance de ces événements furent perceptibles durant cette décennie dans l’ensemble de la littérature relative aux discussions des thèses darwiniennes. Deux articles du Correspondant du mois de juillet 1871, signés G. Feugère et E. Lamé-Fleury, sont à ce titre emblématiques puisque ces deux auteurs caractérisent les idéologies coupables de ces désordres : le matérialisme défini comme un athéisme politique et social et un hégélianisme brutal inspirant une Allemagne bismarckienne. Les mises en accusation sont on ne peut plus claires. Selon Gaston Feugère :
« Le grand coupable, c’est le matérialisme, l’athéisme politique et social. Lui seul a préparé contre l’Église, cette explosion de haine sauvage [...]. Depuis vingt ans surtout, sous les formes les plus diverses dans la littérature comme dans la philosophie, au théâtre comme dans le roman, en médecine comme dans l’économie politique, la propagande matérialiste s’étend, se propage en tout sens.[...] Le catholicisme et le matérialisme restent seuls en présence [...]. Ce que nous appelons le matérialisme est loin de représenter un seul parti. Il s’étend depuis la plus grossière réhabilitation de la vie animale jusqu’à l’école de ces délicats qui parlent sans cesse de Dieu, tout en trouvant le « mot un peu lourd » [...]. Ces écoles se combattent et se méprisent entre elles, mais elles se réunissent en ce point, que toutes nient absolument le Dieu créateur, le Dieu vivant et toujours présent dans l’humanité par sa providence [...]. » (Feugère : 1871, pp. 209, 212)
54Pour E. Lamé-Fleury, les responsables sont outre-Rhin :
« M. de Bismarck [...] sait par cœur toutes les brutalités de la doctrine hégélienne [...]. La légitimité du succès, la glorification du fait accompli, le droit du plus fort, la guerre des races... à laquelle le bon Kant n’aurait même jamais osé songer, le pangermanisme surtout, tels sont les points de départ de la philosophie de l’histoire que préconise Hegel et de la politique internationale qu’il conseille. [...] La race latine, puisqu’il faut indubitablement qu’elle se régénère, fera bien de ne pas s’inspirer des agissements d’une race dont l’idéal semble être de se personnifier dans un César, appuyé sur la nation armée ; qui se prosterne devant la Force, la Guerre et les conquérants, providentiellement chargée de faire avancer l’humanité dans la voie du progrès ; qui oppose les peuples aux peuples et les époques aux époques ; qui perpétue ainsi les haines et les jalousies séculaires. » (Lamé-Fleury : 1871, pp. 248, 250)
55Par parenthèse, cette défaite des « races latines », pour reprendre l’expression du chroniqueur Lamé-Fleury devait d’ailleurs générer une curieuse prose eugénique sans connotation darwinienne au sein même de la revue. Par exemple, cet article du poète légitimiste Victor de Laprade (1812-1883) en appelait, bien avant Pierre de Coubertin ou Edmond Demolins et à l’image des collèges anglais, à une régénération de la race par l’hygiène, l’éducation physique et la morale, ce que l’auteur nomme « un christianisme musculaire » (Laprade : 1871, pp. 1086-1193) ! Cette diabolisation de l’idéologie réelle ou supposée des responsables des désordres sociaux ou des vainqueurs de la France, manifestée par les articles de Lamé-Fleury et de Feugère va s’affiner avec les années dans la presse catholique et l’on constate, indépendamment de la sensibilité religieuse de l’auteur, une grande homogénéité dans le système critique. En effet, durant cette décennie que François Lebrun nomme « un apogée frileux » du catholicisme en France, l’Église pallie la perte d’emprise politique du clergé par une intense activité d’encadrement des fidèles et une piété intransigeante des plus traditionnelles (Lebrun : 1980, pp. 395-404). C’est donc sur la question politique que la grande majorité des catholiques libéraux, non sans débats, vont pour leur part achopper, s’employant à barrer la route à la République conservatrice et libérale et de ce fait perdant leur originalité dans ce large front de refus du clergé catholique à la République.
Haro sur les bases scientifiques de la République !
56Si l’on prend comme indicateur la presse la plus engagée dans les débats du siècle (Le Correspondant ou Les Études), un objectif commun semble se dégager de la plupart des débats générés par le transformisme et ses utilisations sociales : ruiner les bases scientifiques de l’idéologie républicaine. Nous l’avions relevé dans un chapitre précédent, les intitulés même des articles dévoilent les intentions polémiques : A. Delys, « De la propagande matérialiste et du système de Darwin » (Le Correspondant, 10 février 1872) ; le Père J. de Bonniot, « Le transformisme et l’athéisme » (Études, juillet-décembre 1873) ; Mgr E. Méric, La Morale et l’athéisme contemporain (1875). Au fond, ces trois articles synthétisent la mécanique argumentaire de la presse catholique durant cette décennie :
- D’une part, il s’agit de disqualifier « scientifiquement » le darwinisme par un recours à une science théologiquement plus présentable, étroitement fixiste et postulant l’irréductibilité du vivant et de la matière ou de la raison et de l’instinct, ou en se référant à des scientifiques croyants24. Les principales critiques portent sur la pédagogie darwinienne dans l’exposition de ses théories. Elles sont trop faiblement argumentées selon ces auteurs. Les théories haëckeliennes et darwiniennes relatives à l’origine de la vie et de l’homme (génération spontanée ou panspermie) paraissent trop hypothétiques. Ils expriment aussi un franc scepticisme quant à l’efficacité des divers mécanismes transformistes lamarckiens ou darwiniens relatifs à l’influence du milieu ou à la sélection naturelle par la lutte pour l’existence, et se moquent du manque de preuves paléontologiques quand aux origines simiennes de l’homme25.
- Ces articles s’évertuent ensuite à démontrer que le darwinisme et les théories transformistes et évolutionnistes s’insèrent dans l’histoire philosophique du matérialisme depuis l’antique épicurisme jusqu’aux écoles contemporaines représentées par Taine, Littré, Moleschott, Spencer et Büchner. Ils cherchent également à prouver que les conséquences morales de ces doctrines, sont un danger non seulement pour la philosophie chrétienne mais également pour l’ordre social tout entier. En effet, comment accepter que le darwinisme, en raison de ses conceptions relatives à l’origine de la vie et de l’homme, pouvait faire l’économie de Dieu ou des notions de hasard ? Une philosophie des faits contingents semblait antinomique avec le finalisme chrétien26.
- À l’issue de ces démonstrations, tout vulgarisateur et propagandiste du transformisme et des diverses théories matérialistes est disqualifié et discrédité car rendu responsable du traumatisme national des années 1870 et 1871. Cet amalgame était inauguré par Mgr Dupanloup lui-même. Exprimant à une deuxième reprise en 1871 son opposition à l’élection de Littré à l’Académie française, il reprenait avec plus de virulence encore les termes de ses condamnations antérieures. Au travers de Littré, il intentait un procès au matérialisme, à l’athéisme, au positivisme et au socialisme coupables à ses yeux « des ravages de la Commune » (Dupanloup : 1872). De même, retrouve-t-on toujours brocardés, comme autant de foyers de diffusion du darwinisme et par conséquent du matérialisme, outre l’école positiviste française, la faculté de médecine (ses professeurs et ses étudiants) et ses anthropologues (Ch. Robin, P. Broca) ainsi qu’une constellation de philosophes ou de scientifiques français ou étrangers souvent indifféremment baptisés matérialistes (Vogt, Büchner, Darwin, Huxley, Spencer, Haëckel, etc.)27.
57Le débat est certes révélateur des craintes liées à la déchristianisation de certains segments de la population urbaine et de la perte de pouvoir ou d’influence de l’Église. Mais il est assurément politique puisqu’il s’agit de ruiner les fondements scientifiques de l’idéologie républicaine en jouant de l’amalgame entre une science (le darwinisme), une philosophie (le matérialisme) et des manifestations politiques traumatisantes pour l’ensemble de la collectivité française. Curieusement ces discussions ne firent pas seulement appel à la foi contre la raison puisqu’elles virent s’affronter de manière manichéenne divers arguments d’autorité scientifique : une science fixiste qui devait rapidement être épistémologiquement datée contre une science évolutionniste et transformiste au service d’idéaux progressistes. Ces polémiques révélant une science naturelle prise dans les rêts des débats idéologiques, instruisent pour partie le dossier de la résistance française au darwinisme scientifique dans cette France des années 1870 et expliquent sans doute la singularité française des utilisations extra scientifiques des sciences biologiques.
La première critique lucide du darwinisme social des républicains : « Le credo politique des races latines » de Charles Renouvier
58L’analyse la plus critique et la plus lucide quant à la nature ambiguë des premières thèse darwiniennes sociales devait venir de philosophes néokantiens et spiritualistes à l’audience non négligeable. Au premier chef, il convient de s’arrêter quelques instants sur un article au titre révélateur, publié en septembre 1874 dans La Critique philosophique par le philosophe Charles Renouvier (1815-1903). Il était intitulé « Le credo politique de la France et des races latines ». Charles Renouvier, ancien saint simonien et élève de polytechnique, était le fondateur de L’Année philosophique en 1868, qui devint La Critique philosophique à partir de 1872, soit l’une des principales revues philosophiques de la période, vulgarisatrice de ce kantisme, de cette philosophie critique et de cette morale rationnelle, qui devaient irriguer à côté du positivisme, toute une culture républicaine et plus précisément celle des fondateurs de la IIIe République. Renouvier souhaitait à la fois rompre avec le règne des faits et avec l’hégélianisme dominant dans certains cercles philosophiques avant la guerre de 1870 et redécouvrir le kantisme ou cette philosophie de la liberté.
59Cet article de 1874 est donc crucial puisque Charles Renouvier délivre un système de réfutation des discours darwiniens appliqués au domaine politique, social et moral ou utilisés comme fondements scientifiques de l’idéologie républicaine. Indépendamment de l’architecture des trois parties de son article, quatre thèmes semblent de notre point de vue pertinents dans l’argumentaire de Charles Renouvier. En un premier temps, il définit les sources ou les filiations de ce qu’il nomme le darwinisme moral et politique, puis il repère les voies d’introduction sur le sol politique et philosophique français. Il analyse ensuite les paradoxales utilisations et les divers corpus théoriques du darwinisme moral et politique, et au final, il évalue les audiences de ces thèses.
60Contrairement aux auteurs catholiques précités, Charles Renouvier n’invalide pas le darwinisme moral ou politique par une réfutation des thèses scientifiques, de même qu’il n’infère pas la valeur de la théorie scientifique au regard de ses applications ou conséquences sociales. Son propos est plutôt de distinguer les territoires des diverses disciplines et de définir l’irréductiblité de la morale ou, selon ses propres termes, « le caractère propre de la morale » (Renouvier : 1874, pp. 116, 197). Sa seule incursion scientifique est relative à sa critique du déterminisme racial par une mise en évidence de la fragilité ethnologique du concept de race. Aussi, précise-t-il à un lecteur, c’est par ironie et par concession au langage courant qu’il intitula son article « le credo des races latines »... encore que son refus des théories déterministes et réductionnistes ne fut pas incompatible avec l’acceptation de thèses lamarckiennes puisqu’aux pages 198 et 199, il ne résiste pas à l’idée selon laquelle une « race » se modifie sous l’impulsion des institutions et des habitudes. Fondamentalement, la critique de Charles Renouvier porte sur les philosophies déterministes de l’histoire dont il souhaite déconstruire le mécanisme de fascination et de diffusion chez ses contemporains et il perçoit précisément que ces philosophies sont conjoncturellement darwiniennes. Le darwinisme fascine car il apporte une caution scientifique et une mécanique argumentaire séduisante à des philosophies de l’histoire déjà anciennes. Pour le directeur de La Critique philosophique, la puissance du darwinisme gît dans le fait qu’il cimente divers héritages : la philosophie empiriste anglo-saxonne, les philosophies idéalistes hégéliennes et saint-simoniennes, le monisme haëckelien, les matérialistes socialistes... Sans doute certains portent-ils une responsabilité singulière dans cette cristallisation idéologique. Aussi Renouvier a la dent dure envers le système moniste haëckelien. À ses yeux, c’est une machine productrice de philosophies réductionnistes et déterministes car elle permet d’analyser en un même élan le phénomène animal et humain. Ne renforce-t-elle pas après un détour par les sciences naturelles des concepts issus de l’économie politique ?
« Il n’est ni juste ni édifiant de voir l’hypothèse de la sélection malthusienne, sortie d’abord de l’économie politique et transportée, très légitimement d’ailleurs, sur le terrain de la phytogénie et de la zoogénie, s’y généraliser et de là, redescendre dans l’histoire et dans la morale avec la prétention d’y régler au mieux les destinées des peuples. » (Renouvier : 1874, p. 66)
61Si au final Renouvier ménage Haëckel en raison de son attitude libérale en politique, il dénonce tous les thuriféraires d’une évolution fatale tel Walter Bagehot, du droit de l’histoire et de la force ou autrement dit les propagandistes du darwinisme moral, du malthusianisme et de « l’évolutionnisme historique de la concurrence vitale » (Renouvier, 1874, pp. 167, 171). Son souci est d’abord philosophique puisqu’il en appelle à un retour à Kant et à une rupture avec la philosophie allemande hégélienne, avec cette lecture déterministe de l’histoire où l’individu est sommé d’abdiquer devant des faits ou une « réalité universelle ». Il est également politique voire moral car il souhaite un retour aux valeurs et aux spécificités de la Révolution française :
« L’évolution signifie la marche fatale, le triomphe du fait et de la force, la légitimité de tous les pouvoirs. La Révolution est le droit individuel, l’autonomie personnelle, la justice dans les institutions, la revendication de la loi morale dans toutes les œuvres de la volonté. » (Renouvier : 1874, p. 72)
62Au plan politique, sa critique ne vise pas uniquement les publicistes allemands ayant appliqué « la loi de la sélection naturelle à la philosophie de l’histoire » mais l’ensemble des forces politiques françaises susceptibles d’utiliser, de manière paradoxale quelquefois, un argumentaire darwinien : des partisans d’un régime démocratique soucieux de développer une « morale utilitaire de la guerre entre variétés inéquivalentes » (Clémence Royer), aux conservateurs les plus indélicats (Léon Dumont) en passant par les agitateurs socialistes. Charles Renouvier précise :
« Peut-être des darwinistes pourraient répondre à cette accusation de contradiction, que le principe de la concurrence vitale n’interdit pas aux moins privilégiés, individus et peuples, de se faire place au banquet de la Terre en expulsant les occupants. Bien au contraire, mais ce serait parler en révolutionnaires de la pire espèce et non point en dignes républicains. Ce serait aussi tomber d’accord en principe avec les mauvais conservateurs, car que pensent ceux-ci, si ce n’est qu’il faut écarter les prétendants, et maintenir les occupants en se servant pour cela de tous ce qu’on a de force et d’intelligence, sans s’embarrasser de justice, ni d’humanité, si ce n’est en paroles. » (Renouvier : 1874, p. 74)
63En soulignant ces étranges potentialités du darwinisme, Renouvier a pour souci de prévenir ses amis républicains d’une trouble fascination à l’égard d’une philosophie évolutionniste. Son projet est de fonder contre le modèle allemand une philosophie et une morale républicaine. Au travers de ces citations, de ses exemples, le darwinisme social ne semble pas faire l’objet d’un large débat public. Cela reste – précise-t-il – « une doctrine à l’usage des savants et des hommes d’État » (Renouvier : 1874, p. 195). D’ailleurs hormis des théoriciens ou vulgarisateurs étrangers, tels Haëckel et Bagehot, les auteurs cités sont de second rang. Il s’attache plutôt à montrer les filières possibles de diffusion du darwinisme moral et politique.
64Symétriquement et à peu d’années de distance, l’académicien Elme Marie Caro (1826-1887) au nom même d’une philosophie spiritualiste et d’une morale traditionnelle, déplorait les conséquences morales et philosophiques (la perte du libre arbitre) des philosophies déterministes et évolutionnistes. Le spectre critique du professeur en Sorbonne E. Caro était large puisque dans ce qu’il nommait les « nouvelles écoles scientifiques », il embrassait le matérialisme (Büchner, Moleschott) le positivisme (Littré), l’utilitarisme (Mill) et l’évolutionnisme (Lubbock, Bain, Darwin, Spencer et Royer). L’évolutionnisme dans ce « panthéon » occupait une place singulière car précise-t-il : « toutes ces écoles iront se perdre bientôt dans la doctrine de l’évolution, issue de M. Darwin, développée et systématisée par M. Herbert Spencer et qui n’est rien moins qu’une tentative d’explication universelle, la plus hardie qui ait été proposée, de nos jours sur l’origine et la fin des choses [...]. Elle aspire à devenir la maîtresse de toutes les sciences. » (Caro : 1876, p. 3).
65Cette diffusion hors du monde savant des thèses darwiniennes et, au vrai, spencériennes sociales nourrit une crainte trouble chez Caro. Il délivre un véritable catalogue de ses frayeurs : la décomposition de la conscience humaine par la diffusion d’une morale relativiste sonnant le glas de sanctions de nature religieuse, une humanité régie par la loi de la concurrence vitale où la force prime le droit, l’encouragement à ce que des inégalités naturelles induisent des inégalités sociales, le développement de pratiques eugénistes par le biais du mariage ou du contrôle des naissances afin d’éviter la multiplication des tarés et favoriser celle des mieux doués, l’arrêt de politiques philanthropiques car contraires à l’amélioration raciale, un droit individuel sacrifié aux exigences de l’espèce, le progrès réduit au rythme fatal de l’évolution et interprété dans un sens purement industriel, etc. (Caro : 1876, pp. 4, 164, 167-168, 174, 178-179).
66Campant sur ses positions spiritualistes et surtout soucieux de saper l’arsenal argumentaire républicain, Caro entrevoit néanmoins avec lucidité le paradoxe d’un darwinisme ou d’un spencérisme social eugéniste et libéral vulgarisé par les milieux républicains. Il circonscrit tout d’abord ses attaques :
« Il a plu à quelques chefs de l’école démocratique de faire acte d’adhésion à ces nouvelles doctrines ; tout le parti s’est empressé de faire sa profession de foi, c’est maintenant une formule reçue dans le langage courant de la tribune et de la presse. La jeune démocratie se proclame elle même en toute occasion “positive et scientifique”, c’est à dire qu’elle exclut tout a priori de la doctrine qui lui sert de base, qu’elle ne reconnaît pour méthode que celle des sciences naturelles et n’admet pour lois que les lois constatées dans cet ordre de fait. [...] » (Caro : 1876, p. 184)
67Puis, soulignant les divergences entre les théories de Darwin et de Spencer et les doctrines des démocrates, il poursuit :
« Il y a antipathie sur tous les points, de tempérament comme de doctrine. En veut-on une preuve bien sensible, qu’on lise l’étonnant chapitre du livre de M. Spencer intitulé Préparation à la science sociale par la psychologie, on y trouvera la plus sanglante ironie à l’adresse de l’illusion démocratique qui consiste à mettre une confiance absolue dans la diffusion de l’instruction et dans les effets moraux qu’elle doit immédiatement produire. La science sociale, fondée sur les lois naturelles, est donc à la fois radicale et conservatrice [...]. Radicale, parce qu’elle est convaincue, que l’avenir lointain tient en réserve des formes de vie sociale supérieures à tout ce que nous avons imaginé ; conservatrice par l’intelligence qu’elle a de la nécessité des diverses formes transitoires que l’évolution a imposée aux sociétés, de l’absurdité qu’il y aurait à les juger avec nos pensées et nos sentiments modernes, conservatrice enfin par le mépris qu’elle a pour les violents et par sa conviction raisonnée que les modifications brusques dans un état social ne sauraient jamais produire ni un salutaire ni un durable effet. Pour tout résumer d’un mot, je ne vois que des oppositions entre l’école de l’évolution et l’école de la Révolution. » (Caro : 1876, pp. 187-190)
68Au risque d’alourdir notre démonstration, quelques mots encore sur les véritables enjeux révélés par ces citations. Il est précisément symptomatique que Charles Renouvier ait baptisé ces utilisations des sciences naturelles hors de leur territoire scientifique « darwinisme moral et politique ». Bornés par les désordres sociaux et politiques de la Commune et de ses passions, par la défaite face à une Allemagne désormais engagée dans un « Kulturkampf », soumis à un bras de fer avec les monarchistes et l’Église, les républicains recherchent confusément, au delà de leurs combats politiciens, une philosophie politique, des « méta-règles » qui puissent les légitimer, fonder une morale, une éthique, du lien social... La démarche kantienne de Renouvier, promise à un beau succès, démontrait qu’une action politique pouvait être fondée hors du substitut mimétique de la religion : la science. Néanmoins, comme le rappellent les spécialistes de la période, le kantisme ou le néocriticisme de Renouvier fut une des influences composites de la culture républicaine de la décennie (Douailler : 1994, pp. 141-145 ; Decormeille in Hamon : 1991, p. 32). Elle fut de surcroît pénétrée de positivisme, de matérialisme, d’évolutionnisme. Indubitablement, le contexte historique et politique a obéré le débat relatif à l’introduction du darwinisme scientifique en raison donc de ses implications morales et politiques supposées. Invalider le darwinisme au plan scientifique, en raison de ses implications sociales ou de ses supposés douteux transferts dans des sciences sociales en gestation, c’était chercher à ébranler pour partie l’idéologie républicaine !
Le fait divers Lebiez et Barré : une preuve de faible diffusion populaire ?
69Cette configuration singulière du débat persiste encore en 1878, l’année de l’élection de Darwin comme membre correspondant à l’Académie des sciences. Le compte rendu par les journaux conservateurs d’un fait divers survenu en avril 1878 vient renforcer cette analyse. Dans son ouvrage Social darwinism in France (...), Linda L. Clark délivra une fine étude de presse de cet événement, aussi nous contenterons nous de souligner ses conclusions (Clark : 1984, pp. 47-49). Pour mémoire, rappelons que le fait divers relatait le meurtre « gratuit » d’une personne âgée, une laitière, par deux étudiants en médecine désargentés, Aimé Barré et Paul Lebiez, caractérisés comme des provinciaux de bonne famille. L’un de ces étudiants s’était singularisé, peu de temps avant leur arrestation, par une conférence au quartier latin dans laquelle il développait avec cynisme la doctrine de « la lutte pour la vie » et se livrait à une apologie des conséquences antireligieuses du darwinisme. La presse se préoccupa de ce fait divers lors de leur arrestation en avril 1878 et surtout lors de leur jugement et de leur condamnation à mort en juillet 1878. Quel enseignement délivre Linda Clark de l’étude comparative de vingt et un journaux ? Schématiquement, la presse conservatrice se déchaîna contre les implications morales et sociales du darwinisme « réduisant l’homme à l’animal » et surtout contre les milieux républicains et socialistes responsables de la diffusion, via les programmes de l’enseignement laïque, d’une culture matérialiste et d’une science athée et coupables des dérives criminelles « de consciences dissolues ». Le moment fut opportun pour critiquer l’élection de Darwin à l’Académie des sciences. Par contraste, les journaux républicains se limitèrent à une simple retranscription de l’événement ou déplorèrent la réelle méconnaissance du public pour les doctrines scientifiques28. Du dépouillement de ces divers articles par Linda Clark, il apparaît que le traumatisme des événements de la Commune est encore sensible au sein d’une presse conservatrice, mais surtout nous pouvons en déduire que le véritable débat est politique. Il met en question les modalités et la légitimité du contrôle social par ces nouvelles élites républicaines. Si la presse conservatrice se saisit du darwinisme pour effrayer et mieux réagir contre les récentes modifications politiques inaugurées par le succès républicain aux élections d’octobre 1877, les républicains ne choisissent pas de débattre sur ce terrain ou ne sont pas intéressés à cette polémique. La prise de conscience ou la réaction sera plus tardive. Les thèmes de l’influence pernicieuse de certaines littératures matérialistes ou de l’influence morale de l’écrivain furent dénoncés par Paul Bourget (1852-1935) dans son ouvrage Essai de psychologie contemporaine en 1883 et dans son roman Le Disciple en 1888. C’est un autre fait divers réel, somme toute analogue au cas « Lebiez et Barré », qui nourrit le roman Le Disciple : l’affaire Chambige était l’histoire d’un meurtre commis par un jeune romantique névropathe lecteur assidu de Taine, de Spencer et de Bourget lui même. Mais en 1878, Paul Bourget découvrait fasciné la science et l’agnosticisme par la lecture des Premiers principes de Herbert Spencer (Feuillerat : 1937, pp. 64, 144).
70Pour l’anecdote, le fait divers « Lebiez et Barré » devait encore inspirer un autre écrivain. En 1890, le cynisme darwinien du jeune Lebiez nourrissait l’intrigue d’une pièce d’Alphonse Daudet (1840-1897,), La Lutte pour la vie. Dans la préface de cette pièce, A. Daudet s’affirmait violemment antidarwinien social... mais c’était moins le darwinisme scientifique qui était visé, qu’un trait de mentalité de ses contemporains, cette utilisation d’un darwinisme mal assimilé par « d’hypocrites bandits ». C’est de cette manière d’ailleurs, qu’Anatole France voulut comprendre la pièce : « Ce Lebiez en somme se soucie fort peu de Darwin [...]. Il appartient à l’espèce effrayante des assassins lettrés [...]. La science ne saurait être ni morale, ni immorale. » (France : 1889 in 1970, pp. 574-575 ; Daudet : 1922, pp. 1291-1292)29.
71Pour conclure, constatons que cette culture « darwinienne » eut relativement peu d’ancrage populaire en cette première décennie de la IIIe République. Elle semblait en revanche mieux partagée au sein des élites républicaines françaises. Quelques années plus tard, cette culture devait devenir dominante... Les mémoires du fils d’Alphonse Daudet portent d’ailleurs témoignage, d’une manière grinçante, de cet engouement évolutionniste des années 1880-1900 :
« Quand je faisais, de 1885 à 1892, mes études de médecine, il y avait un premier dogme scientifique, qui était celui de l’Évolution. On en mettait partout. L’évolution était la tarte à la crème de la biologie, de la psychologie, de la philosophie, de la médecine. Il existait plusieurs bibliothèques évolutionnistes, dont l’une dirigée par un anticlérical convaincu. Au dogme de l’Évolution était lié celui du progrès et de la science toujours bienfaisante, pacifique, et préposée à la félicité humaine. [...] Lamarck, précurseur de Darwin, a toujours été tenu à l’écart, en parent pauvre, du triomphe, hélas éphémère, du transformisme. On ne l’a invité, ici et là, à la noce que pour le mettre au bout de la table. La raison en est que Lamarck, n’ayant pas écrit La Descendance de l’homme, n’était pas utilisable par l’anticléricalisme à la mode en 1875, de la même manière que Darwin. Ce qui a fait chez nous, la vogue de Darwin, c’est la simiesquification de l’homme, si j’ose employer ce néologisme. La théorie, aujourd’hui reconnue grotesque, d’après laquelle nous descendrions du singe, a enchanté les innombrables ennemis que Dieu comptait en France, à l’époque précitée, et qui ont fait encore des petits, jusqu’en 1914. » (Daudet : 1922, pp. 1291-1293)
Notes de bas de page
1 Le terme apparaît pour la première fois en France en 1880 dans un texte du socialiste Emile Gautier intitulé d’ailleurs Le darwinisme social lequel est assimilé aux lois du socialisme révolutionnaire. Voir la première partie de cet ouvrage.
2 Outre un darwinisme social impérialiste, W. Bagehot en bon spencérien, développa également une thématique darwinienne au service de l’initiative individuelle Physique et politique ; pensées sur l’application des principes de la sélection naturelle et de l’hérédité à la société politique (1872). Lire à ce propos : Biddiss : 1980, p. 107.
3 Karl Vogt, était un embryologiste allemand farouche défenseur du matérialisme avec Ludwig Büchner et Jacob Moleschott. Après s’être fortement engagé dans les événements de 1848, il s’exila en Suisse (ce qui motiva sa décision de franciser son nom en Carl Vogt) où il organisa le Muséum d’histoire naturelle de Genève. Outre la publication d’ouvrages matérialistes à succès (Science et superstition, Lettres zoologiques, etc.), il fut très intéressé par l’anthropologie puisque dès ses débuts, il fut membre associé de la société d’anthropologie de Paris (Voir Harvey : 1984, p. 390).
4 Paul Lidsky (1970, pp. 28-32, 82-88) délivre de nombreuses citations de ces divers auteurs afin de souligner leur aristocratisme intellectuel. Lire par exemples, les conceptions élitistes de Taine (1872, p. 62).
5 Dans un article de L’Economiste français du 28 mars 1891, Leroy-Beaulieu notait la faible audience des idées coloniales en 1874 : « Quand en 1874 parut la première édition de ce livre, la colonisation n’était dans toute l’Europe occidentale que le souci d’un petit nombre. On la dédaignait presque, comme un anachronisme [...]. Notre éditeur nous déclarait franchement que les ouvrages sur la colonisation ne se vendraient pas. » (p. 357).
6 L. L. Clark repérant peu de références explicites à Darwin et au darwinisme considère au contraire qu’il ne fut vraisemblablement pas un darwinien social ; 11 est vrai que P. Leroy-Beaulieu citait explicitement en exergue de son apologie de la colonisation les propos anté-darwiniens du contre-révolutionnaire anglais Edward Burke (1729-1797) « La colonisation est la force expansive d’un peuple, c’est sa puissance de reproduction, c’est sa dilatation et sa multiplication à travers les espaces [...]. » (1874, p. 641).
7 En une longue introduction, cet auteur brosse un historique de la lente infiltration d’une culture darwinienne constatant que même Bismarck « est un mélange de christianisme inconséquent et de darwinisme inavoué » ! (1881, p. 25).
8 Conry : 1974, p. 68 ; Le monogénisme est la doctrine de l’unité originelle de l’homme selon laquelle toutes les races humaines dérivent d’un type primitif commun ; la doctrine polygéniste postule à l’inverse que l’espèce humaine est apparue en même temps en plusieurs points du globe.
9 Voir le programme et les ambitions de l’École d’anthropologie de Paris dans : (Broca : 1876) ; Le Dictionnaire d’anthropologie : 1884, p. 1013 ; Les principales chaires de cette école d’anthropologie furent ainsi distribuée : P. Broca (Anatomie et anthropologie physique et générale), P. Topinard (Anthropologie biologique), E. Dally (ethnologie), G. de Mortillet (archéologie préhistorique), A. Hovelacque (linguistique), A. Bertillon (démographie), Ch. Letourneau succédant à Bertillon (histoire des civilisations, discipline prémisse d’une science politique), Bordier (géographie médicale). Pour plus de détails se référer à Harvey : 1984, pp. 399-402 ; Schiller : 1990, pp. 351-356 ; Favre : 1989, pp. 64-66.
10 Lire une notice nécrologique de Ch. Letourneau dans L’Anthropologie, 1902, p. 295. Pour G. de Mortillet lire Capitan : 1898, pp. 297-300.
11 Cf. Le Figaro (1 février 1880) ou Le Petit journal du soir (2 février 1880).
12 Dans son ouvrage, A. de Candolles (qui fut à partir de 1874 un membre associé étranger de l’Institut de France en remplacement d’Agassiz) étudiait, en se fondant sur les travaux de Darwin, Spencer, Wallace, Galton, Büchner et Lucas, les effets de l’hérédité dans les diverses races humaines et cherchait à établir les lois de la transmission des qualités morales, des défauts d’ordre intellectuel. Lire une biographie succincte de ce polygraphe par G. Bonnier, dans la Revue scientifique, 1893, 1er semestre, pp. 518-520 ; Broca : 1873, p. 43 ; Topinard : 1877, p. 13.
13 S. Jay Gould montre bien de quelle manière P. Broca a progressivement choisi et modifié ses critères de comparaison entre les races humaines, au fur et à mesure des réfutations, passant de l’étude des masses du cerveau à la comparaison de la morphologie crânienne ou de certaines parties du cerveau, à seules fins de légitimer ses hiérarchies raciales et... sociales (Gould : 1983, pp. 106-131).
14 Jacques Léonard liste les auteurs qui soutinrent cette thématique : C. Royer, G. Vacher de Lapouge, A. Regnard et G. Le Bon, P. Robin, L. A. Bertillon, Ch. Letourneau, Sicard de Plauzolles, M. Boigey, P. Jacoby, G. H. Roger, Ch. Richet, etc. (in Conry : 1983, p. 191).
15 Dans d’autres articles, il exprimait également les lois immanentes de son ordre social et racial : « Le résultat [...] c’est la survivance des plus aptes au profit des races supérieures. L’avantage reste aux plus habiles, aux plus industriels, en un mot aux plus intelligents. » L’Anthropologie, 1876, 3e partie, pp. 543-544 ; Lire une analyse des travaux de P. Topinard in Poliakov : 1971, p. 292.
16 Nous suivons sur ce point l’argumentaire de Nelia Dias qui utilise outre les travaux d’Abel Hovelacque (« La linguistique et la théorie de Darwin », Revue d’anthropologie, 1873), les ouvrages du libre penseur André Lefèvre (1877), de Gaston Paris (1872) et de Julien Vinson (1868) – (in Blanckaërt : 1993, pp. 95-111).
17 Sur la culture positiviste de Gambetta et de Ferry avec pour médiateur Littré et Wyrouboff ou la loge maçonnique « Clémente Amitié », lire Patrice Decormeille, « Sources et fondements de la philosophie politique des républicains de gouvernement », in Hamon : 1991, pp. 20-21.
18 Pierre Favre nous apprend qu’Emile Acollas était un juriste « socialiste de tradition quarante-huitarde », nommé doyen de la faculté de droit sous la Commune, et qui se présenta sans succès comme candidat aux élections législatives de 1876 contre le colonel Denfert-Rochereau. Dans son ouvrage, il se présente comme « naturaliste », « athée » et il se propose de fonder une science politique comme « un chapitre de la science naturelle et surtout ne dépendant d’aucun dogme religieux ». Selon l’analyse de Pierre Favre « Si l’auteur se présente comme un tenant de la démarche scientifique [...], la science reste extérieure à l’entreprise, elle n’est qu’un habit ostentatoire, vite ôtée. » Pour mémoire, à la suite de Claude Nicolet, Pierre Favre analyse les travaux de quatre auteurs à la source d’une science politique fondée sur une idéologie républicaine et scientifique (E. Acollas ; A. Regnard ; L. Donnat ; Ch. Letourneau). (Favre : 1989, pp. 58-67 ; Nicolet : 1982).
19 Voir une utilisation politique de ces thèses organicistes par Paul Bert dans un de ses articles : « De l’évolution de la théorie darwinienne et du rôle de l’association dans le règne animal » (Bert : 1885, tome II, p. 84).
20 Ce mémoire visant à une étude comparative des doctrines morales de Bentham, Mill, Bailley, Darwin et Spencer fut écrit en 1873 à l’âge de dix-neuf ans et couronné par l’Académie l’année suivante.
21 Dans cette dernière page, A. Espinas conditionne la survie des races et des espèces à l’existence de vertus dégagées par l’évolution – respect, dévouement réciproque des époux, travail, éducation des petits, épargne, etc.
22 Dans l’article cité, I. Guillaume note seize points d’invariance méthodologique entre les deux systèmes de pensée : « épistémologie de la continuité ; angoisse de l’avenir ; retour au passé ; mépris de la culture ; primat des besoins de l’organisme ; symbolisme naturaliste commun ; concessions identiques à propos de la culture ; morale instinctive ; existence d’une conscience intime de la vertu ; argument d’autorité de scientifiques prestigieux ; justification naturaliste de la guerre ; optimisation du comportement normal de l’époque ; conception instinctive de la pensée ; pratique précédant la théorie ; amour des autres et amour de soi élargi ; obsession commune pour la reproduction, etc. »
23 Quelques années plus tard, Espinas proposa même une révision modérée de ses thèses organicistes (1901, pp. 449-480).
24 Mgr E. Méric se réfère aux travaux de Émile Blanchard et de Brongniart lesquels considèrent que Darwin est un scientifique amateur. (Méric : 1875, pp. 313-314) ; Le R. P. J. de Bonniot se livre à une critique bibliographique très favorable des ouvrages de H. de Villeneuve-Flayosc, L’Unité dans la création et les limites actuelles dans la variabilité des espèces, Marseille, Baratier-Feissat, 1872 et de H. de Valroger, prêtre de l’oratoire, La Genèse des espèces, Paris, Didier, 1873. Pour J. de Bonniot, la non-admission de Darwin et de Huxley à l’Académie des sciences de Paris en 1873 est un indicateur de la non-scientificité des thèses de Darwin et... du bon état spirituel des savants français car précise-t-il : « le vrai savant ne peut être athée ; c’est une loi universelle, qui s’applique hors de France comme en France » (Bonniot : 1873, p. 439).
25 À propos de la remise en question de la méthodologie d’exposition des théories à l’œuvre chez Darwin voir (A. Delys, op. cit., pp. 546-547 ; E. Méric, op. cit., pp. 335-336), sur le caractère prétendûment hypothétique des théories haëckeliennes et darwiniennes relatives à l’origine de la vie et de l’homme (A. Delys, op. cit., pp. 540-542 ; E. Méric, op. cit., pp. 312-314), sur l’inefficacité des divers mécanismes darwiniens et lamarckiens (A. Delys, op. cit., pp. 544-545 ; J. de Bonniot, op. cit., pp. 433-434 ; E. Méric, op. cit., pp. 312-314), et sur le manque de preuves paléontologiques quand aux origines simiennes de l’homme (A. Delys, op. cit., pp. 548-549 ; E. Méric, op. cit., pp. 343-349).
26 L’équation « Darwinisme = matérialisme = athéisme = impiété religieuse = péril pour l’ordre social » est développée diversement par ces différents auteurs. « Le transformisme, théorie nuageuse et flottante, semble créer des difficultés au spiritualisme et à la foi chrétienne, favoriser l’athéisme et l’impiété, c’est à dire flatter les instincts mauvais du cœur humain. Voilà, pour la plus grande part, la raison du bruit que l’on continue à faire autour du nom de Lamarck et de Darwin ». J. de Bonniot, op. cit. [...], p. 428 ; « Le travail d’abaissement qu’entreprend le matérialisme, cette prédication de la brutalité humaine, sont le contraire de la sagesse et de la philosophie », A. Delys, op. cit. [...], p. 550 ; « Il est facile de reconnaître [...] le scepticisme moral, l’athéisme et le matérialisme au fond des théories enseignées avec tant d’éclat par l’école de Darwin. Cette école refuse de voir Dieu à l’origine et à la fin des choses, et elle supprime, par cette négation sommaire et absolue, l’acte créateur et conservateur de Dieu, la Providence et les causes finales. [...] Le hasard, la sélection naturelle, la concurrence vitale, voilà l’explication de la nature dans l’athéisme nouveau de Darwin », E. Méric, op. cit. (...). pp. 369-370.
27 Afin de nourrir la collusion entre le matérialisme et les événements de la commune, Dupanloup citait à titre d’exemple le journal du communard Raoul Rigault intitulé Le barbare journal du matérialisme (Dupanloup : 1872, p. 14). ; Les positivistes sont stigmatisés par J. de Bonniot (ibid., p. 439) et les anthropologues et les scientifiques étrangers par E. Méric et A. Delys.
28 L. Clark a dépouillé plus précisément : La Gazette de France, L’Assemblée nationale de 1848. Le Temps, Le Petit Journal, Le Figaro, Le Soleil, La Liberté, La Défense. Le Siècle, Le Rappel. L’Événement. La Petite République française, Le Gaulois, Le Pays, L’Estafette, La France. La République française.
29 On trouve d’autres témoignages de cette lente diffusion du darwinisme... certaines exploitations sont curieuses, ainsi Degas s’inspira de l’ouvrage de Darwin publié en 1874 « l’expression des animaux chez l’homme et les animaux » pour croquer des portraits de ses contemporains (in Loyrette : 1991, pp. 385-386).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Archives « secrètes » , secrets d’archives ?
Historiens et archivistes face aux archives sensibles
Sébastien Laurent (dir.)
2003
Le darwinisme social en France (1859-1918)
Fascination et rejet d’une idéologie
Jean-Marc Bernardini
1997
L’École républicaine et la question des savoirs
Enquête au cœur du Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson
Daniel Denis et Pierre Kahn (dir.)
2003
Histoire de la documentation en France
Culture, science et technologie de l’information, 1895-1937
Sylvie Fayet-Scribe
2000
Le photoreportage d’auteur
L’institution culturelle de la photographie en France depuis les années 1970
Gaëlle Morel
2006