Henri Mendras
p. 167-170
Texte intégral
1Georges Friedmann fut mon professeur en dernière année de Sciences-Po, en 1948. Il inaugurait son cours de sociologie industrielle où il nous faisait découvrir les enquêtes américaines, notamment, celle de Elton Mayo à la Western Electric. À cette époque, la condition ouvrière était la préoccupation sociale primordiale des jeunes bourgeois soucieux d’une plus grande justice. Pour ma part, j’étais membre des Équipes sociales de Robert Garric et j’allais chaque mercredi soir rencontrer de jeunes apprentis à l’usine de Vitry qui fabriquait des moules pour matières plastiques. Nous leur faisions des exposés sur des sujets variés et discutions avec eux jusque tard dans la soirée. La présentation de ce qui avait fait l’originalité des Problèmes humains du machinisme industriel prenait donc pour moi un relief particulier. Par ailleurs, je suivais les enseignements de Gabriel Le Bras qui dispensait un cours sur la sociologie religieuse de la France et, surtout, faisait venir à son séminaire toutes sortes de spécialistes. Je me souviens en particulier des séances où Paul-Henry Chombart de Lauwe faisait une géographie sociale de Paris, surprenante pour nous alors, qui paraîtrait bien naïve aujourd’hui. Enfin, il y avait le cours de Jean Stoetzel qui nous dévoilait cette réalité inimaginable qu’était l’opinion publique et cette technique étrange des sondages.
2M’interrogeant sur mon avenir, j’envisageais l’utilisation possible de la sociologie pour servir le bien de la cité tout en gagnant ma vie. J’accrochais Georges Friedmann à la sortie d’un cours pour lui soumettre mon projet. Il m’écouta comme il savait le faire, et me conseilla d’aller voir un jeune normalien et de parler de ces problèmes avec lui. Un beau jour, je montais donc vers la rue d’Ulm, très impressionné par ce haut lieu (au propre et au figuré) de la vie intellectuelle. Je trouvais Alain Touraine dans sa thurne ; il rentrait d’une année dans une usine du Nord où, en rupture avec sa famille et ses études, il avait fait sa plongée dans l’univers ouvrier, à l’image de Simone Weil dont le livre donnait mauvaise conscience à tout jeune bourgeois. Je me rappelle mal ce que nous nous sommes dit, mais j’ai un souvenir très vif de notre promenade sur le trottoir de la rue d’Ulm au cours de laquelle nous avons imaginé quels avenirs nous étaient ouverts.
3L’année suivante, je décidais de suivre le séminaire de l’École pratique des hautes études, temple de la science que je connaissais pour avoir suivi le cours d’histoire sociale de Ernest Labrousse. Nous n’étions guère qu’une dizaine d’assidus à écouter Friedmann qui raffinait alors sa théorie sur le contraste entre milieu technique et milieu naturel. Ce qui m’était particulièrement utile parce que je préparais un mémoire de Diplôme d’études supérieures (l’ancêtre du DEA) sur le village de ma grand-mère en Rouergue, sous la direction de Georges Gurvitch. Le problème de l’incroyance au xvie siècle dans le beau livre de Lucien Febvre sur Luther, la mesure du temps telle que révélée par les mémoires du Sire de Gouberville qui venaient d’êtres publiées, la relation ville-campagne dans les souvenirs de Martin Nadeau, telles étaient les matériaux de sa construction sociologique, ce qui me fascinait. En même temps, il organisait des stages d’entreprise grâce à un de ses disciples, directeur du personnel dans une entreprise de Nanterre. Tous les jeudis matin, nous étions une petite escouade à faire des « études de poste » dans un atelier dont je ne me souviens guère que l’apparence générale, je ne me rappelle plus ce qu’on y produisait.
4Ayant obtenu une bourse d’études, Éric de Dampierre et moi, nous sommes partis à l’université de Chicago, munis de lettres de créance de nos maîtres. En particulier, Friedmann, alors directeur du Centre d’Études sociologiques, m’avait recommandé de passer par New York rencontrer R. K. Merton et P. Lazarsfeld au Bureau for Applied Social Research de l’université de Columbia. Je revois encore l’appartement où était bien mal logé ce bureau qui pourtant était, alors, à l’apogée de ses succès. J’y ai appris ce que pouvait être une recherche sociologique mi-universitaire mi-commerciale.
5Au retour des États-Unis, ne voulant plus être totalement à la charge de mes parents, je cherchais un petit job ; Friedmann me proposa d’être son nègre, ce qui était une occasion merveilleuse d’un apprentissage passionnant auprès d’un maître virtuose de tous les savoir-faire d’un métier dont je ne connaissais rien. Il m’a appris tous les tours de mains du chercheur besogneux, depuis la correction des épreuves jusqu’à chercher dans les romans soviétiques des matériaux pour enrichir son livre De la Sainte Russie à l’URSS, qu’il envisageait de republier. Mon aide n’a pas dû lui être très utile puisque la nouvelle version n’a jamais paru. Plus important, il m’introduisait dans le monde des universitaires.
6L’histoire de ces années me paraît typique de la façon dont Friedmann s’est constitué son entourage de jeunes sociologues. Ce n’était pas une école, certes non, mais une sorte de réseau personnel qui fonctionnait en dehors de toute institution ou à travers des institutions diverses. Il nous conduisait ainsi, de près ou de loin, dans le dédale d’une initiation pour une discipline qui n’existait pas encore en France. Si on me demande si j’ai été son élève, j’ai envie de répondre que je ne l’ai jamais été au sens strict et, en même temps, il a été sans doute, parmi mes maîtres, celui qui a eu l’influence la plus profonde sur la façon dont j’ai exercé mon métier de chercheur et d’enseignant. Ainsi s’explique, sans doute, l’extraordinaire diversité de ceux à qui il a mis le pied à l’étrier : de Roland Barthes et Edgar Morin au trio Touraine, Crozier, Reynaud, et beaucoup d’autres, de moindre renom, qui ont pu, grâce à lui, réaliser ce qu’ils portaient en eux. La liste des 21 auteurs de l’Hommage que nous avons composé pour lui en 1973 en est la meilleure preuve et la phrase suivante de l’avant-propos est particulièrement juste : « Attentif, confiant, amical, Georges Friedmann nous a ouvert nos horizons, et chacun de nous sait qu’il nous a aidés à accoucher de nous-mêmes. »
7Friedmann a eu aussi une influence déterminante sur mon choix de spécialité. J’ai raconté ailleurs comment il m’avait convaincu de me consacrer à l’étude de la paysannerie en me disant : « Touraine et Reynaud s’occupent des ouvriers, Crozier des fonctionnaires, Tréanton de la ville, vous êtes le seul à comprendre quelque chose aux paysans, occupez-vous en ! » C’était bien me connaître ; et me donner le bon conseil que je n’ai jamais regretté d’avoir suivi, puisque j’ai eu le rare et triste privilège d’observer la disparition de la paysannerie et la mise en place de l’agriculture moderne, la révolution sociale la plus dramatique de cette fin de xxe siècle. Lorsqu’un ou deux ans plus tard, je venais lui raconter mes premières enquêtes avec René Dumont, je le vois encore dire ironiquement en me regardant : « Mendras est un petit poisson rouge dans un grand bocal ! »
8De cette manière, sans en avoir l’air, il gérait toute notre génération, permettant à chacun de trouver son champ à défricher. Ainsi, il a investi la plupart des champs sociaux, laissant la religion à Le Bras, la psychologie sociale à Stoetzel et la politique à Aron. Ce qui permettait à chacun et de se faire sa compétence, puisque nous étions tous des autodidactes. Avec une vue très réaliste du développement de la discipline, il préparait notre petite escouade qui serait prête le jour où, selon son mot, « le ministère se déciderait à créer des postes à l’Université ». En attendant, il utilisait au mieux les institutions existantes : le CNRS, les Hautes Études et Sciences-Po. Dans cette dernière maison, lorsqu’il fut question de créer un cours d’initiation à la sociologie, il dit simplement au directeur, Jacques Chapsal : « Reynaud vous fait l’industrie, Mendras les paysans, à eux deux ils vous feront la sociologie générale. » Ce qui était bien vu, puisque de cet enseignement, j’ai pu publier, grâce à la générosité de J.-D. Reynaud, les Éléments de sociologie. Quel contraste avec cet ancien directeur des enseignements supérieurs, ce grand savant qui plus tard me dit : « Je crois que j’ai eu raison de créer la licence en sociologie, mais je n’avais pas imaginé que je ne trouverais pas d’enseignants. »
9Puis, lorsqu’il nous eut tous « casés » – au sens médiéval du terme : mis en possession de notre lopin –, il se retira discrètement laissant les rênes de la discipline à Stoetzel et à Aron. Il me l’a dit expressément lorsque j’étais élu à la commission du CNRS : « Je ne me ferai pas renommer, c’est votre tour, celui de votre génération », sous-entendu : « Débrouillez-vous ! »
10Il n’en continua pas moins à maintenir un lien entre nous tous, grâce à son séminaire des Hautes Études qui n’était plus le séminaire d’enseignement que j’avais suivi dix ans plus tôt, mais un séminaire de recherche, sorte de préfiguration des séminaires de doctorat qui se sont multipliés lors de la création des thèses de 3e cycle. Tous les mercredi de l0h à 12h, l’un d’entre nous venait y rendre compte de sa recherche : Jean-Daniel Reynaud et Alain Touraine des laminoirs de Mont-Saint-Martin, Michel Crozier du centre de chèques postaux, Edgar Morin des stars, Odile Benoît-Guilbot des grèves chez Merlin-Gérin, Henri Mendras du maïs hybride à Nay, Viviane Isambert et Madeleine Guilbert du travail des femmes, Violette Morin du bébé royal, Joffre Dumazedier de la dynamique culturelle des loisirs, Jean-René Tréanton des nouveaux quartiers de Troyes, Jacques Dofny des ateliers de chaussure à Romans, Henry Raymond du club Méditerranée, les Van Boekstaël de leurs premières « interventions » sociologiques, etc. Malheureusement, je n’ai pas pu retrouver le programme des séances de l’une ou de l’autre année. Après une première heure d’exposé et une mi-temps dans le couloir, la discussion était généralement à fleurets mouchetés, les critiques virulentes ne s’exprimant que dans l’escalier à la sortie. Friedmann invitait aussi des étrangers de passage à Paris : Nathan Leites présentait son analyse de la vie politique française, Paul Lazarsfeld la diffusion des médicaments parmi les médecins, etc. D’autres séances étaient consacrées à un thème plus général avec un invité de marque ; je me souviens de la discussion sur « histoire et sociologie » menée par Fernand Braudel. Nous n’étions pas tous aussi assidus, mais cette occasion de nous retrouver et de discuter nos recherches entretenait entre nous un lien de camaraderie qui ne s’est jamais démenti, même s’il s’est distendu à mesure que chacun, à son tour, a dirigé une équipe et fait école.
11Après 1968, lorsqu’il s’est tourné vers les communications de masse, j’ai perdu presque tout lien professionnel avec lui, mais il nous a fait, à ma femme et à moi, le grand privilège de son amitié : pour nous, il est devenu « Georges ». En particulier, il est venu plusieurs étés passer quelques jours en famille en Périgord. Il connaissait bien notre coin pour s’y être réfugié pendant l’Occupation. Nos enfants l’interrogeaient sur les écrivains qu’il avait côtoyés à la NRF dans l’entre-deux-guerres. Son propos définitif sur Malraux scandalisa mon fils aîné qui était alors plongé dans L’Espoir. Catherine et moi lui devons un étrange et merveilleux voyage en Sicile. Toujours sensible aux moyens de soulager les malheurs de l’humanité, il s’était passionné pour l’œuvre du Gandhi sicilien, prix Nobel, Danilo Dolci qui avait entrepris de guérir la Sicile occidentale de son mal endémique, la mafia. Georges avait pensé qu’il fallait routiniser le charisme et que le prophète avait besoin de son sociologue. C’était mal connaître le prophète et prêter trop de confiance à la discipline et à ma compétence. Avec Catherine, nous avons fait un merveilleux séjour dans un pays de rêve et une extraordinaire plongée dans cette société du malheur, mais mon expertise sociologique a été parfaitement sans effet.
12Pour terminer, je voudrais évoquer une séance du séminaire en 1970 où nous étions tous réunis, la vieille et fidèle équipe, pour discuter le livre qu’il venait de publier : La Puissance et la Sagesse. Je fis ma contribution sur le thème : « Maître, tu nous abandonnes, tu nous a conduits sur le chemin de l’observation empirique et tu reviens à de la réflexion sur la société ». À la sortie, Touraine m’a dit : « Je me demande si ta philippique lui aura plu… » A la réflexion, je crois qu’il aura été sensible à cette marque de fidélité filiale.
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