Violence et folie dans l’œuvre de Jérôme Bosch
p. 569-588
Texte intégral
1La violence est un thème omniprésent au sein de la production artistique de Jérôme Bosch, peintre néerlandais de la fin du Moyen Âge. Elle contamine régulièrement son œuvre et devient, parfois, l’unique motif instigateur d’une dynamique qui apporte mouvement et vitalité, au cœur du tableau. La violence peut alors être acceptée comme féconde, puisqu’elle est fédératrice d’actions. Souvent mise en scène dans ses représentations de l’enfer, où les démons font subir d’atroces tortures aux nombreux pécheurs, la violence est avant tout pour le maître de Bois-le-Duc l’attribut des hommes. Elle peut être illustrée à travers des actes brutaux que s’infligent des êtres entre eux et même conduire à la déformation du physique de ceux qui la perpétuent. Le corps demeure donc le lieu privilégié de l’expression visible de la violence. Il est non seulement le reflet du supplice subi par la victime, mais aussi celui du pouvoir haineux du bourreau. Sous ses aspects les plus pervers, la violence ne se contente pas d’engendrer la souffrance sensible, mais peut également être traduite sous forme de pression morale qui fait sombrer les victimes dans la peur et l’angoisse1.
2Quel que soit l’aspect que peut revêtir la violence, son origine provient de la folie des hommes, laquelle englobe la bêtise qui pousse l’âme à s’égarer loin de Dieu. Elle engendre toutes sortes de péchés qui avilissent l’esprit et rapproche inexorablement celui qui propage la violence de la mort. Face à la tentation des biens éphémères et des plaisirs liés à la chair, les infidèles n’hésitent pas à oublier leur salut et à faire usage de la force pour parvenir à leurs misérables objectifs. Ainsi, détournés de Dieu, les acteurs de la violence sont plongés dans une intense frénésie qui les conduit à des comportements immoraux et excessifs2.
3Si la violence revêt une apparence menaçante sous le pinceau de Jérôme Bosch, elle n’est pourtant pas stérile, car, par ce biais, l’artiste a la volonté de dévoiler à son spectateur que la transgression des lois divines nuit à l’ordonnance de l’âme et de la société. En effet, c’est avec une visée didactique que le peintre a créé une esthétique de la violence, afin de solliciter le fidèle à se repentir de ses fautes et à se consacrer entièrement à l’enseignement délivré par le Christ. Cette profonde méditation à tendance moralisatrice se retrouve dans un ouvrage diffusé dans les anciens Pays-Bas au xve siècle, L’Imitation de Jésus-Christ. Dans ce petit livre, attribué à Thomas a Kempis, sont traités des sujets chers à la Dévotion moderne3. Ce courant spirituel, qui sous l’impulsion des Frères et Sœurs de la Vie commune4 connut un large rayonnement dans les anciens Pays-Bas à la fin du xive siècle et au xve siècle, recommandait une vie dévotionnelle plus intériorisée.
4À l’instar de Thomas a Kempis qui prévenait son lecteur des dangers et de la violence qui émanent du monde extérieur, le peintre transmet dans ses tableaux une critique très forte face à la déchéance morale de la société. Ils fustigent également les comportements insensés de leurs contemporains et appellent les hommes à la conversion. Jérôme Bosch prend ainsi le relais des écrits et, par des images au grand pouvoir suggestif, il pousse son spectateur à se confronter à son statut de pécheur. À travers la représentation de la violence et de la folie, il encourage non seulement le fidèle à se rendre compte de ses imperfections, mais il lui montre avec beaucoup de véracité que la plus grande absurdité réside dans le fait de ne pas chercher à se corriger continuellement et de vivre sans aspirer à se rapprocher du Christ. Dans ses œuvres salutaires, l’artiste ne dépeint pas la violence pour elle-même, mais il l’utilise à des fins très différentes. En effet, si elle apparaît comme une pulsion libératrice, mais destructrice, dans ses allégories moralisantes comme le triptyque du Chariot de foin, elle devient, dans ses tableaux appartenant au cycle de la Passion du Christ, une arme repoussante utilisée à outrance pour engendrer chez le dévot une intense empathie à l’égard du Sauveur souffrant. Jérôme Bosch interroge ainsi, par ses propres moyens, les limites de la violence. Il la visualise, l’exhibe, lui donne une vigueur qui oscille entre vie et mort, mais il sait aussi la rendre ineffable, quand elle se propage à la sphère sacrée.
Le triptyque du Chariot de foin : la vanité et la violence des hommes
L’homme face aux menaces du monde
5Sur le revers du triptyque du Chariot de foin, Jérôme Bosch a peint un homme d’âge mûr qui avance sur le chemin de la vie en essayant d’échapper aux menaces du monde5. Ce personnage, pauvrement vêtu et affublé d’une lourde hotte d’osier6, ainsi que d’un bâton semblable à celui des pèlerins, est cerné de toutes parts par la violence et la tentation. Dans le vaste paysage aux allures inquiétantes, l’artiste a savamment agencé autour de cet être au corps fragile et fatigué par l’âpreté de l’existence, trois scènes évoquant la brutalité humaine, la férocité cruelle des animaux et les mœurs dissolues. Elles sont inévitablement couronnées par la mort qui se profile à l’horizon à travers la redoutable image d’une potence située au-dessus de la tête du vagabond.
6Tandis qu’à l’aide de son bâton, le protagoniste est obligé de se protéger des persécutions du monde représentées par un petit chien hargneux dont le collier est garni de pointes, à ses pieds se trouve une lugubre nature morte composée d’un squelette de cheval7. Au-dessus de cette carcasse blanchie par le temps et d’un ossement auquel est encore accroché sordidement un sabot, se trouvent deux oiseaux noirs de mauvais augure.
7À quelques pas derrière le colporteur se déroule une rapine. Des brigands armés sont en train de détrousser un voyageur attaché à un arbre. Si l’attaque a déjà eu lieu, le peintre a pris soin de disposer sur l’herbe toutes sortes d’armes pour exposer de façon significative la. virulence de ce délit intolérable8. La diversité de ces instruments de combat (une arbalète, une épée ou un couteau), détournés ici de leur utilisation première car ils ne servent aucunement à guerroyer mais à dépouiller autrui, souligne la multiplicité des tortures qui peuvent être infligées à l’aide de ces outils tranchants9. Ces voleurs commettent leur larcin impunément alors que le gibet suggère la lourde peine qui les guette. Comme le rappelle, en effet, Johan Huizinga, le brigandage était l’un des délits les plus sévèrement punis à la fin du Moyen Âge10. De plus, les nombreuses silhouettes qui se dessinent autour du gibet rappellent que le peuple prenait une part active à ce type d’exécution en tant que spectateur11. En dévoilant l’abondance des dangers qui guettent les hommes, Jérôme Bosch prévient le fidèle du caractère incertain et surprenant de la mort. Avec une intention du même ordre, Thomas a Kempis décrivait lui aussi, dans son ouvrage, de violents passages dans l’au-delà.
« Insensés, sur quoi vous promettez-vous de vivre longtemps, lorsque vous n’avez pas un seul jour d’assuré ?
Combien ont été trompés et arrachés subitement à leur corps !
Combien de fois avez-vous ouï dire : Cet homme a été tué d’un coup d’épée ; […] l’autre en jouant ; l’un a péri par le feu, un autre par le fer, un autre par la peste, un autre par la main des voleurs12. »
8Sur les panneaux extérieurs du triptyque du Prado, Jérôme Bosch traduit picturalement la pensée du moine. Il rappelle à chacun que la mort peut survenir à tout instant, de manière brutale, tant le monde regorge de violence. Par ailleurs, en encerclant le protagoniste d’abondantes allusions à la décrépitude humaine, il cherche à mettre en évidence que l’une des plus grandes folies de l’homme est d’oublier que l’existence est éphémère et que l’on doit continuellement se préoccuper de son âme par l’exercice des vertus.
9Devant le colporteur, un couple de bergers danse avec ardeur au son d’une cornemuse. Cet instrument de musique fréquent dans l’œuvre de Jérôme Bosch a une valeur symbolique très négative et indique une sexualité débridée. Au lieu de veiller sur leurs moutons et de pratiquer les bonnes œuvres, ces pâtres préfèrent des plaisirs triviaux. Submergés par leur obscure passion licencieuse, ils évoquent la violence avec laquelle la démesure peut mener à l’obscénité13.
10Toutefois, en suivant la recommandation de Thomas a Kempis – « Vivez sur la terre comme un voyageur et un étranger à qui les choses du monde ne sont rien14 » –, le personnage reste indifférent aux sollicitations violentes et perverses du monde. Il préfère passer sa route pour se diriger vers l’adversité de la vie, figurée par une passerelle aussi étroite que fissurée.
11C’est avec une sévère discipline intérieure que cet être devra ne pas écouter les turbulences de sa chair et, en conséquence, se faire violence à lui-même. La violence, exprimée ici selon une forme personnelle, ne provient pas d’autrui, mais de la force de l’âme. Elle évolue vers une valeur positive, car elle permet, selon l’idéal chrétien, telle une énergie salvatrice, de dompter les sens. Contrairement aux aspects néfastes que la violence peut avoir quand elle nuit à l’intégrité de chacun, elle se présente dans ce cas comme une volonté, voire une détermination sincère, qui permet de triompher de ses plus sombres désirs et de trouver la voie qui mène au repentir.
12Lorsque Thomas a Kempis utilise le terme de violence dans son livre, il l’emploie de façon moralisatrice pour encourager le dévot à cesser de se conforter dans ses mauvaises tendances et à prendre conscience que, malgré sa nature pécheresse, il peut prendre ses distances vis-à-vis de ses propres appétences.
« Il faut aussi quelquefois user de violence, et résister aux convoitises des sens avec une grande force, sans prendre garde à ce que veut la chair et à ce qu’elle ne veut pas ; et travailler surtout à la soumettre à l’esprit malgré elle15. »
13Partagé entre l’attrait des vices et celui des vertus, le voyageur de Jérôme Bosch va être obligé de se battre contre lui-même pour se comporter comme un homme bon et ne pas s’écarter du droit chemin.
Fureur et violence destructrice autour du foin
14Alors que la violence était disséminée dans le paysage des panneaux extérieurs du triptyque, à l’ouverture de celui-ci elle atteint une forme spectaculaire. Le panneau central fourmille de tant de scènes de violence, qu’il semble être une vaste évocation d’un univers infernal. Pourtant, s’il y a bien la présence de démons qui tirent inévitablement le chariot de foin vers l’enfer, ils ne prennent pas part aux nombreuses rixes. Ce sont les hommes, devenus à la fois tortionnaires et victimes, qui s’infligent eux-mêmes d’horribles souffrances pour obtenir quelques misérables poignées de foin.
15Sur le volet gauche, prélude de cette déchéance, le peintre a retracé de façon narrative le péché originel16, surplombé de la représentation de la Chute des anges rebelles. Le maître a dépeint ce virulent combat cosmique, opposant les troupes de l’orgueilleux Lucifer aux bons anges, avec un trait considérablement vigoureux, mettant ainsi la texture picturale au service du sens de son œuvre. En effet, la touche légère, mais emportée, de l’artiste met en valeur l’effervescence de cet événement préfigurant l’exclusion d’Adam et Ève du paradis terrestre. C’est avec emportement que l’archange incite le premier couple à s’éloigner de l’Éden à jamais perdu. L’épée levée et le regard menaçant de cet être céleste trahissent la violence de ce châtiment et rappellent également au fidèle la dureté de la punition divine17.
16Pourtant, insouciante et aliénée par sa vanité, l’humanité corrompue continue de s’adonner au péché. Enivrée par sa soif de pouvoir, elle s’attache à poursuivre de sombres desseins et s’entête dans sa quête de biens terrestres, symbolisés ici par le foin. L’immense chariot, dont la saisissante couleur jaune ressort au sein d’une nature verdoyante, constitue l’élément central de la composition. L’origine de ce motif proviendrait d’un ancien proverbe flamand : « Le monde est comme un chariot de foin, chacun en prend ce qu’il en peut saisir18 », qui serait à rapprocher d’un extrait du livre d’Isaïe : « Toute chair n’est que de l’herbe, et toute sa gloire est comme la fleur des champs19. »
17Réunis dans un parfait chaos, les nombreux personnages que Jérôme Bosch a disposés autour du chariot de foin cherchent à s’assurer, par des moyens les plus vils, la possession d’un peu de paille. La violence, mise à jour sous ses aspects les plus terribles, devient un facteur d’unification entre ces êtres. Aveuglés par la cupidité, ils s’agitent comme de pauvres créatures à la recherche de satisfactions insignifiantes pour leurs âmes. Saisis d’une fureur frénétique, qui conduira certains à des pulsions mortelles, les personnages obéissent à leurs instincts les plus primaires. Thomas a Kempis portait également un regard très sévère sur les pécheurs, qui couraient après les joies futiles, et fustigeait leur cupidité.
« Oh ! Que tous ces plaisirs sont courts, qu’ils sont faux, criminels, honteux !
Et cependant des malheureux, enivrés et aveuglés, ne le comprennent point ; mais, semblables à des animaux sans raison, ils exposent leur âme à la mort, pour quelques jouissances misérables dans une vie qui va finir20. »
18Les personnages dessinés par Jérôme Bosch semblent eux aussi avoir perdu toute raison. Pris de folie ils s’égarent, tels des êtres dénaturés, dans le péché, indissociable de la finitude humaine. Le maître n’épargne dans cette critique aucun groupe de la société. Autour du char se trouvent aussi bien les plus miséreux que le clergé, ou les plus grands de ce monde fugace (un pape, un empereur avec sa cour ou encore des nobles). Toutefois, grâce à leurs privilèges, les puissants suivent impassiblement le chariot sur leurs magnifiques montures, et ce sont les infidèles appartenant aux couches les plus basses de la société qui font usage de la violence pour parvenir à attraper quelques brins de paille. L’artiste instaure une distinction entre ces différentes classes sociales, et présente la violence comme caractéristique d’une communauté, celle du petit peuple.
19Comme saisis d’une panique absurde, celle de ne jamais avoir assez de foin alors que la voiture en déborde, les hommes n’hésitent pas à user de la force pour parvenir à leurs fins. Semblables à une horde d’enragés, ils se livrent une bataille sans merci. D’ailleurs, la concentration de cette foule peut être une des causes génératrices de la violence, car chacun a peur d’être lésé par rapport à son prochain et se sent menacé par la simple présence de l’autre21.
20La multiplication des images de brutalité autour du chariot accentue l’horreur fiévreuse qui se dégage de ce panneau. Si la finalité de cette œuvre est indéniablement d’instruire le fidèle, face à la forte diversité du répertoire visuel qu’offre cette composition en matière de violence, il semblerait que la représentation de ces corps meurtris, tout comme ceux disposés en enfer, puisse jouer un rôle attractif chez le spectateur. La mise en scène de la dimension cruelle de la violence a un statut qui peut être qualifié d’ambivalent, car elle a non seulement la faculté d’interpeller et d’émouvoir le public, mais aussi celle de susciter chez lui une forme d’excitation. Quoique Jérôme Bosch dévoile les nombreux aspects négatifs de la violence, la limite entre l’horreur et la fascination qu’inspire cette brutalité bouillonnante est souvent mince, et elle contribue sans doute au pouvoir subjuguant de ce triptyque22.
21L’artiste a décliné ici un langage de la violence allant de la bagarre à l’assassinat, en passant par l’autodestruction. En effet, c’est au péril de sa vie qu’un individu s’est approché trop près du chariot et s’apprête à être broyé sous les roues. Au lieu de s’éloigner à temps, il expose inconsciemment son corps à l’anéantissement.
22À côté de lui, pendant que certains brandissent des échelles, manient des harpons et tentent par tous les moyens de se cramponner au foin, d’autres se massacrent dans une quasi indifférence générale. À gauche, deux pèlerins, reconnaissables à leurs costumes, ainsi qu’à leurs chapeaux ornés des emblèmes des lieux saints visités, s’entretuent. Tandis que l’un d’eux, envieux de la maigre poignée de foin que tient fermement son compère, brandit un couteau, ce dernier est prêt à lui assener un coup de béquille. L’image de ses hommes se répondant par la force traduit l’idée que la violence peut être contagieuse. Au cœur même de la violence, il existe une forme de réciprocité, car l’agressivité de l’un appelle une réponse de l’autre qui l’imite23.
23L’empoignade qui se déroule entre les roues du chariot révèle que la violence peut aussi être perpétrée par les femmes, puisqu’une béguine ivre de colère lève son poing fermé en direction d’un moine couché sur de la paille24. Sa rage est telle, qu’elle lui a permis de prendre l’ascendant sur un homme25. Victime de son comportement instinctuel, elle s’est égarée loin de Dieu, et seule la folie se lit dans son regard.
24La violence atteint son paroxysme, lorsqu’un individu, caché sous un grand chapeau doré, désobéit au Commandement de Dieu : « Vous ne tuerez point26 ». Armé d’un couteau, il est en train d’égorger sa victime, dont le cou est recouvert de sang. Les bras étendus en croix de cet homme proche de la mort font écho à la position de ceux du Christ de la Passion. Le Sauveur apparaît haut dans le ciel au sein d’un nuage d’une incroyable luminosité. Il expose les plaies de son sacrifice et observe avec désolation l’humanité qui court à sa perte. Personne ne semble l’apercevoir et nul ne suit son édifiant exemple. Seul, un petit ange agenouillé au sommet du char se tourne vers lui. Les mains jointes en prière, l’ange paraît implorer la clémence de Jésus pour cette triste foule.
25Les yeux rivés sur le foin illusoire, aucun de ces infidèles ne remarque que le chariot est conduit par des montres hybrides, également en proie à la violence de leurs semblables – ils subissent les coups de « fouet » du conducteur –, vers l’enfer. La violence que s’infligeaient les hommes sur le panneau central trouve sa conclusion la plus fatale, lorsqu’elle devient transposée dans cet abîme diabolique, où règne un rougeoyant incendie. L’imagination du peintre est intarissable, quand il s’agit de donner forme aux nombreux sévices que font subir les démons aux damnés. Les punitions, à associer principalement aux péchés capitaux27, sont proportionnelles aux fautes commises par les coupables, car, comme l’indiquait Thomas a Kempis, « L’homme sera puni plus rigoureusement dans les choses où il a le plus péché28. » Les diables hideux prennent un plaisir infini à violenter les impurs à l’aide de toutes sortes d’outils aiguisés. La chair, objet des plaisirs terrestres, est ici meurtrie sans mesure. À travers cette sombre évocation de l’enfer où règne la cruauté, le peintre cherche à apeurer le fidèle et l’incite à réfléchir sur l’instabilité de sa vie.
26De même, si Jérôme Bosch a pris tant de soin à mettre en scène la violence dans le panneau central, c’est non seulement pour blâmer ceux qui en font usage, mais aussi pour l’exorciser. En effet, par la représentation de la violence, il cristallise dans son œuvre la Terreur, mais aussi, nous l’avons vu, le plaisir que cette sauvagerie peut inspirer, tout en permettant au spectateur de chercher à s’en purifier. L’œuvre acquiert du coup une dimension cathartique29, car tout en dévoilant le caractère immodéré de la violence, elle se présente pour le spectateur comme un exutoire. En exaltant avec tant de vitalité cette violence, à la fois libératrice et oppressante, le peintre rappelle pourtant à chacun son aspect destructeur.
27À l’image de l’enfant vu de dos à gauche, sorte de personnage relais pour celui qui observe le tableau puisqu’il a la même position que lui face à ce spectacle, le fidèle est invité à regarder la folie décadente et la violence, qui animent la foule. Néanmoins, à l’instar de cet être innocent, l’attitude qu’il doit adopter devant une telle agitation est celle de la retenue.
28Dans le triptyque du Chariot de foin, l’artiste propose une virulente critique des hommes ayant perdu toute sagesse et s’adonnant à la violence. Les individus sont responsables de leur état, et Jérôme Bosch ne semble prendre aucun parti pris entre les victimes de brutalité et les agresseurs. Au contraire, dans ses abondantes versions peintes de la Passion du Christ, il est indéniable que le maître révèle la violence sous le jour de celui qui la subit. Le Supplicié supporte dignement d’affreuses souffrances et demeure l’exemple à suivre pour tous les chrétiens.
La Passion du Christ : la souffrance glorieuse du Christ et la violence haineuse des bourreaux
Le Couronnement d’épines : de la sobriété à la cruauté de la violence
29Tout au long de sa carrière, Jérôme Bosch a traité des thèmes issus du cycle de la Passion du Christ. En puisant aux sources des textes bibliques, des ouvrages apocryphes, notamment celui de La Légende dorée, et de la spiritualité de la Dévotion moderne, il a produit des tableaux empreints d’une incroyable densité dramatique.
30L’artiste présente ce sacrifice ultime de Jésus et la façon édifiante dont il a vécu sa Passion comme le modèle le plus parfait que le dévot doit imiter pour trouver la voie du salut. Le message de ses tableaux trouve encore une fois une continuité avec celui délivré par Thomas a Kempis, puisque ce dernier place aussi le Christ au centre de sa dévotion et exhorte son lecteur à méditer continuellement sur les douleurs liées à la Crucifixion. À l’instar du peintre, le moine revient continuellement sur la solitude du Sauveur, lors de cette épreuve, et sur l’ignominie de sa souffrance.
« Jésus-Christ aussi a été méprisé des hommes en ce monde, et, dans les plus extrêmes angoisses, abandonné des siens, de ses amis, de ses proches, au milieu des opprobres. […] Souffrez avec Jésus-Christ et pour Jésus-Christ, si vous voulez régner avec Jésus-Christ30. »
31Dans le Couronnement d’épines31 de Londres, le Christ apparaît seul au milieu des ses détracteurs. Le cadrage resserré sur ces personnages vus à mi-corps32, ainsi que le fond neutre, d’un gris aux nuances bleutées, créent un effet tout à fait saisissant. Par l’épuration de tout élément décoratif, le peintre ôte tout repère spatial dans cette scène et lui donne une perspective intemporelle. Grâce à ce procédé, lui-même violent pour le spectateur engagé affectivement dans le drame de la Passion, l’artiste incite le dévot à focaliser sa méditation sur la souffrance rédemptrice du Christ33. Dans cette image de dévotion, où l’action est comme suspendue, Jérôme Bosch a préféré mettre en relief la délicate figure du Christ opposée à la méchanceté de ses tortionnaires, au détriment de la narration. Si, à première vue, ce tableau semble contenir une violence voilée, puisque le front du Christ n’est pas encore ceint de la couronne d’épines, il exprime tout de même une propension à la cruauté par la proximité indécente qu’entretiennent les bourreaux avec Jésus. Disposés à chaque coin de l’œuvre, ils enserrent le Christ de leurs regards malveillants et envahissent son corps de leurs mains souillées par le péché. Pendant que l’un d’eux lui pose une lourde main sur l’épaule pour souligner son pouvoir momentané, celui qui lui fait face approche dangereusement son gantelet du visage du futur Crucifié. Un autre sbire s’apprête à lui arracher sa tunique et, enfin, un quatrième personnage, à la physionomie bestiale, lui prend la main avec dérision. La douceur de ce geste ironique révèle une violence inquiétante car, à défaut d’être extériorisée par une attitude tumultueuse et irréfléchie, elle est traduite par un comportement calme, qui dévoile, à son tour, avec quelle facilité mécanique cet individu peut perpétuer la souffrance34. En outre, les couleurs vives des vêtements des bourreaux tranchent avec la blancheur de la tunique du Christ. Ce violent contraste met en valeur la pureté du Supplicié face à la bêtise cruelle de ses détracteurs. Les accessoires aux matières dures et froides qu’arborent les bourreaux s’opposent également à la délicate carnation de Jésus35. Le gantelet de fer et le collier à clous – le même que celui du chien du triptyque du Chariot de foin –, objets possédant une forte puissance visuelle, trahissent le sadisme sous-jacent de ces brutes. Toutefois, leur folie aveuglante, qui les a conduits à ne pas reconnaître le Sauveur de l’humanité, ne semble pas affecter le Christ. La tête penchée sur le côté, il regarde avec bonté en direction du spectateur, l’invitant ainsi à l’imitation et à la prière36.
32Alors que dans cette œuvre les bourreaux gardent encore une certaine humanité, dans les tableaux suivants, leur violence va peu à peu altérer leur nature humaine et entraîner des déformations physiques, reflets des troubles de leurs âmes37.
33Dans une version suivante du Couronnement d’épines, Jérôme Bosch a eu recours à la même organisation de l’image que dans le tableau précédent en plaçant le Christ au centre de l’amas haineux que forment les exécuteurs38. Ceux-ci ont des visages individualisés, animalisés, ponctués de dissonances qui dénoncent la malignité qui les habite.
34La scène, autour de laquelle se déroule une lutte acharnée entre les anges et les démons, est inscrite dans un médaillon. Figure cosmique, ce cercle dirige le regard du spectateur et concentre son attention sur le sujet essentiel du tableau, le supplice de Jésus. En outre, grâce à un jeu subtil de diagonales articulées autour du Christ, l’artiste a su créer, à l’intérieur même de ce tondo, un autre cadre composé des corps de deux tortionnaires situés sur la partie droite de l’œuvre. Ces personnages aux visages maléfiques enserrent violemment le Sauveur, dont le regard rempli de tristesse et d’austérité est, une nouvelle fois, dirigé vers le spectateur. L’homme au sourire sournois enfonce avec un plaisir sadique la couronne d’épines à l’aide d’un bâton et exhibe outrageusement son genou dénudé sur le petit parapet. Il proclame ainsi fièrement sa domination virile sur sa victime39. À côté de lui, un autre bourreau persécute le Christ en dévoilant son sein nu à la vue de tous. Le calme inébranlable qu’affiche Jésus s’oppose, de façon poignante, aux mouvements fougueux de ces êtres malfaisants. Silencieux et humble, il endure courageusement sa glorieuse Passion. Toutefois, son visage émacié, sa bouche légèrement entrouverte et son expression tendue trahissent la douleur qui l’envahit. La couronne d’épines le blesse au plus haut point et son sang sacré coule le long de sa tempe. Sa vulnérabilité face à la violence accentuée de ses bourreaux est telle, qu’elle suscite chez le fidèle une compassion des plus vives.
Le Portement de croix : violence avilissante de la foule et déshumanisation des tortionnaires
35L’expérience collective de la violence atteint son plus haut degré d’horreur dans les représentations du Portement de croix. Dans la version de Vienne, Jérôme Bosch présente des hommes excités par la détresse du Christ et abêtis par des comportements de masse menant à la méchanceté et à la grossièreté40. Peu à peu, ils perdent toute individualité et se noient dans une monotonie malsaine. Imbriqué au milieu de ces pécheurs, Jésus est entraîné avec force par le mouvement de la foule. C’est encore seul qu’il doit assumer l’animosité de ses oppresseurs41. Au premier plan, les deux larrons ont arrêté leur marche. Le mauvais affronte les soldats, et le bon, plein de repentir, se confesse à un moine tonsuré.
36L’importance que le maître a accordé à la lourde croix et à la douleur qu’elle impose au corps du Christ peut être éclairée une nouvelle fois par la spiritualité de la Dévotion moderne à travers l’ouvrage de Thomas a Kempis. En effet, ce dernier consacre de nombreux passages de son traité au thème de la croix du Supplicié et incite le dévot à méditer sur ses bienfaits.
« Prenez votre Croix et suivez Jésus, et vous parviendrez à l’éternelle félicité.
Il vous a précédé portant sa Croix, et il est mort pour vous sur la Croix, afin que vous aussi vous portiez votre Croix, et que vous aspiriez à mourir sur la Croix.
Car si vous mourez avec lui, vous vivrez aussi avec lui ; et si vous partagez ses souffrances, vous partagerez sa gloire42. »
37En rappelant les souffrances du Christ associées à la croix, Thomas a Kempis demande à son pieux lecteur de s’identifier à l’immense peine du Sauveur. Il l’exhorte à porter lui-même sa propre croix pour qu’il ressente jusqu’au plus profond de son âme les tourments qu’eut à supporter Jésus. Cet appel à l’imitation touche puissamment la sensibilité du chrétien et le pousse à la pénitence et à la contrition.
38La croix devient également chez Jérôme Bosch plus qu’un instrument de la Passion. Elle incarne l’infamie du calvaire du Christ, mais aussi sa gloire prochaine. Démesurément grande, elle occupe le centre de l’image et souligne le sens de la marche de ce furieux cortège. Dirigé par un homme portant sur son dos un bouclier orné d’un crapaud (motif hérétique) et maintenant sur son épaule la corde attachée à la taille du Christ, cet attroupement écrase littéralement Jésus par leurs péchés. La verticalité de leurs corps, rehaussée par leurs lances et l’échelle, se dresse tragiquement face à la figure courbée du Christ. De plus, tandis qu’un soldat à l’air ignare pose son bras de fer sur la croix pour en accentuer le poids, le bourreau vêtu d’un habit rose lève violemment son bras en l’air pour frapper le Supplicié. L’élan de son geste brutal déploie son vêtement en de multiples tourbillons qui créent un antre pernicieux dans lequel s’enclave le Christ.
39Pour accentuer l’atrocité de cette épreuve, Jérôme Bosch a rajouté un détail terrifiant dans la scène. Des sandales de bois hérissées de clous déchirent les pieds et les chevilles du Christ à chacun de ses pas. L’intrusion de cet objet de barbarie concourt à faire naître chez le spectateur une vive émotion, où s’entremêlent effroi et compassion. L’horreur côtoie sans vergogne le sublime. L’image devient alors elle-même violente du fait des sentiments qu’elle peut susciter chez le spectateur. Toutefois, elle trouve sa justification dans l’édification morale qu’elle apporte au fidèle.
40Dans la dernière représentation du Portement de croix qui nous est parvenue, l’atmosphère est devenue plus oppressante43. La violence des bourreaux s’est accrue, et le Christ a intériorisé sa désolante souffrance derrière ses paupières closes. Le processus d’élimination de tout élément scénique rencontré dans les tableaux précédents s’est intensifié. Les personnages, réduits pour la plupart au visage, émergent sur un fond compact et noir. Le peintre renvoie à son spectateur l’image angoissante d’un monde sans dimension et sans espace pour le plonger au cœur du drame de la Passion. Aucune échappatoire ne paraît possible dans cet enchevêtrement de trognes menaçantes qui écrasent le Christ. Les bourreaux, considérablement nombreux, ne sont jamais apparus aussi hideux. Leur bassesse n’a d’égale que la cacophonie qu’ils propagent autour d’eux. Déshumanisés par leur violence haineuse, ils se sont métamorphosés en des bêtes démoniaques. Le peintre offre ici une impitoyable étude de la physionomie des impies en les dépeignant sous tous les angles possibles, figés, tels des masques grimaçants44. La seule beauté qui émane de ces horribles tortionnaires provient des nuances subtiles des coloris de leurs vêtements. Ici et là, le peintre a su habilement scander son œuvre de magnifiques touches rouges et bleues dans lesquelles la lumière pénètre avec éclat.
41Les yeux des tourmenteurs, écarquillés ou à demi-fermés, trahissent leur fol aveuglement. D’ailleurs, aucun d’eux n’observe leur victime. Stimulés par leur hargne, ils ignorent45 celui qu’ils ont condamné et préfèrent évoluer dans une violence malsaine. Seuls les deux individus édentés situés à proximité du visage du Christ sont en train de méchamment loucher sur leur proie. L’un tend une main vers lui, alors que celui au faciès agrémenté de bijoux dorés semble hurler. Proche de l’hystérie, il inflige une violente persécution sonore au Christ46. Les deux larrons subissent eux aussi le déchaînement des bourreaux. Ils apparaissent au sein de petits groupes animés par de vives discussions. Dans le coin inférieur droit du tableau, le mauvais larron répond avec impétuosité à la provocation malicieuse des trois hommes qui le gardent attaché à une corde. Le bon larron, à la chair livide, semble prêt à défaillir à l’écoute des paroles de l’effrayant moine. L’épaisse langue noire de ce dernier laisse suggérer tous les mots terrifiants qu’elle peut produire. Il intimide l’otage de sa perversion et lui fait subir une pression morale insupportable.
42Étrangement, c’est le personnage dont la face est cachée dans l’ombre qui semble le plus inquiétant. Le peintre l’a mis en valeur en traitant les reliefs de son visage dans un magnifique clair-obscur et en générant autour de lui le seul espace vide du tableau. Il s’agit de l’homme situé sous la croix. La position renversée de sa tête, dont seules se détachent une mâchoire musclée et une gorge cerclée de lanières de cuir, évoque la savoureuse délectation que lui procure le calvaire du Christ. De ses deux mains, il enserre la croix, et en accentue le poids sur l’épaule du Supplicié. La violence dont il fait preuve n’a pour unique fin que le plaisir qu’elle peut lui procurer. Pourtant, Jésus préfère fermer les yeux devant une telle brutalité. Plongé dans une profonde méditation, il sort de la nuit noire profonde et quitte les ténèbres pour rejoindre le chemin de la clarté. Tout comme son modèle, la délicate sainte Véronique se détourne de ses bourreaux et expose à la vue du spectateur le voile sur lequel le Christ a laissé l’empreinte de son visage. C’est par l’intermédiaire de cette image que le Sauveur observe frontalement le fidèle et l’invite à un dialogue visuel.
43Enfermés dans leur violence destructrice, les hommes ne semblent pas se rendre compte que Jésus n’est pas la seule victime de leur folie. En se confinant dans le carcan perfide de la violence, ils se sont eux-mêmes entravés dans un monde cruel, où ils seront privés de l’amour du Christ pour l’éternité.
44L’amour est la plus belle réponse à la violence. Il l’absorbe par sa douceur et l’anéantit par sa pureté. Sa quintessence est déjà la promesse de l’union avec Dieu. Mais laissons une dernière fois Thomas a Kempis guider notre pensée :
« Rien n’est plus doux que l’amour ; rien n’est plus fort, plus élevé, plus étendu, plus délicieux ; il n’est rien de plus parfait ni de meilleur au ciel et sur la terre, parce que l’amour est né de Dieu, et qu’il ne peut se reposer qu’en Dieu, au-dessus de toutes les créatures47. »
Notes de bas de page
1 Xavier Crettiez rend compte de la « multiplicité des formes de la violence et [de] leur stricte dissemblance », Crettiez X., Les formes de la violence, Paris, La Découverte, 2008, p. 3.
2 De nombreux textes, tel que La Nef des fous de Sébastien Brant, témoignent que la folie, opposée à la sagesse des hommes, était au centre des préoccupations des contemporains de Jérôme Bosch.
3 La Dévotion moderne et son évolution ont suscité de nombreux écrits. Pour les fondements, voir Epiney-Burgard G., Gérard Groote fondateur de la Dévotion moderne. Lettres et traités, Turnhout, Brepols, 1998, p. 9-47, et Toussaert J., Le sentiment religieux en Flandre à la fin du Moyen Âge, Paris, Plon, 1963, p. 353-360.
4 La présence à Bois-le-Duc de deux couvents fondés par les Frères et Sœurs de la Vie commune, dont l’un était situé à quelques pas du lieu où vivait l’artiste, confirme que la pensée de la Dévotion moderne était très présente dans la ville de Jérôme Bosch, Koldeweij J., « Jérôme Bosch dans sa ville de ‘s-Hertogenbosch », Jérôme Bosch. L’œuvre complet, Paris, Flammarion, 2002, p. 59.
5 Vers 1504, huile sur bois, panneau central, 135 x 100cm, panneaux adjacents : 135 x 45cm (Madrid, Musée du Prado). Une autre version de ce triptyque, également signée en bas du panneau latéral gauche « Jheronimus Bosch », est conservée au monastère San Lorenzo à l’Escurial. Celle du Musée du Prado est généralement jugée comme étant de meilleure qualité. Voir Cinotti M., Tout l’œuvre peint de Jérôme Bosch, Paris, Flammarion, 1967, p. 94.
6 Ce personnage est couramment assimilé à un colporteur à cause de la présence de cette hotte d’osier à laquelle est accrochée une cuillère en bois. Vandenbroeck P., « Jérôme Bosch : la sagesse de l’énigme », Jérôme Bosch, op. cit., p. 183 ; Silver L., Bosch, Paris, Citadelles et Mazenod, 2006, p. 260.
7 . Cet animal, qui a toujours une connotation maléfique et luxurieuse – c’est sur cette bête que sont montés les hommes nus formant la folle farandole du triptyque du Jardin des délices (vers 1480-1490, Madrid, Musée du Prado) – dans l’œuvre de Jérôme Bosch, devient ici une manifestation de la mort. Comme le soulignent Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, cet animal domestique est inséparable de la destinée de l’homme, J. Chevalier, A. Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris, R. Laffont, 1982, p. 223.
8 La multiplication des scènes de violence et des armes au sein de cette œuvre ne doit pas être perçue comme pleinement représentative de la violence à la fin du Moyen Âge, car la volonté du peintre est ici de juger durement l’agressivité des hommes. Claude Gauvard remarque justement que l’idée selon laquelle « le Moyen Âge serait par excellence le temps de la violence » est fausse, car celle-ci était autant condamnée par l’Église que par l’État. Gauvard C., Violence et ordre public au Moyen Âge, Paris, Picard, 2005, p. 11.
9 Le vieux colporteur porte aussi sur lui un couteau. Toutefois, la lame n’est pas visible et seul le manche ressort sous ses tristes haillons. Si cette arme, tout comme son bâton, est présentée ici comme un moyen de défense, sa présence signale tout de même que cet homme peut lui aussi répondre violemment aux attaques extérieures.
10 Huizinga J., L’automne du Moyen Âge, Paris, Payot, 2002, p. 48.
11 Huizinga J., op. cit., p. 49. L’auteur évoque à ce sujet le « plaisir animal » que prenait le peuple à voir souffrir le condamné à mort.
12 Thomas a Kempis, L’imitation de Jésus-Christ, trad. Lamenais F., Paris, Fayard, 1963, p. 50.
13 La débauche et l’impureté liées à un violent dérèglement des sens se retrouveront à l’intérieur du triptyque autour du joueur de cornemuse (à laquelle pend une saucisse) situé au premier plan. René Girard souligne d’ailleurs que la « sexualité a fréquemment maille à partir avec la violence […] », Girard R., Violence et sacré, Paris, Grasset, 1972, p. 57.
14 Thomas a Kempis, op. cit., p. 50.
15 Ibid., p. 112.
16 Genèse II, 21 – III, 7.
17 Dans une autre œuvre, intitulée le Jugement dernier (vers 1482. Vienne, Akademie der Bildenden Künste), l’artiste avait également uni dans une même composition l’origine de la chute de l’homme et la damnation éternelle en enfer.
18 Source proposée par Tolnay C. de, Jérôme Bosch, Paris, R. Laffont, 1967, p. 25. En outre, comme le souligne Paul Vandenbroeck (op. cit., p. 135), l’allégorie du chariot de foin était reprise au xve siècle dans les cortèges (Ommegang) qu’organisaient les villes. Ainsi, le sens de cette œuvre satirique était tout à fait compréhensible pour les contemporains de Jérôme Bosch.
19 Isaïe, XL, 6.
20 Thomas a Kempis, op. cit., p. 114.
21 Dans un autre contexte, Robert Muchembled rapporte qu’une « forte densité de population […] augmente les comportements agressifs ». Muchembled R., Une histoire de la violence de la fin du Moyen Âge à nos jours, Paris, Seuil, 2008, p. 25.
22 À propos de l’ambiguïté de la violence (représentée et regardée), qui peut être à la fois « répulsive et fascinante », Watthee-Delmotte M., Boulogne J., Sys J., « Introduction », La violence : représentations et ritualisations, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 10-12.
23 Voir Girard R., op. cit., p. 217 sqq.
24 Cette femme a été identifiée comme étant une béguine (ce type de religieuse n’ayant pas prononcé de vœux, mais vivant en communauté, était très fréquent dans les Anciens Pays-Bas à l’époque du peintre) par Silver L., op. cit., p. 270.
25 Dans le panneau de la Nef des fous (vers 1494. Paris, Musée du Louvre), c’est également une femme qui est actrice de la violence. Elle fait pendant à un individu dont le capuchon est surmonté de deux oreilles d’âne. Isolé du reste du groupe, la bêtise de ce dernier ne le conduit pas à la brutalité et aux querelles. Au contraire, ce fou « rappelle à chacun sa vérité » (Foucault M., Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972, p. 24).
26 Exode, XX, 13.
27 Cinotti M., op. cit., p. 96.
28 Thomas a Kempis, op. cit., p. 51.
29 M. Watthee-Delmotte, Jacques Boulogne et Jacques Sys (op. cit., p. 12) évoquent que la catharsis (dans le cadre de la violence) « peut s’effectuer par la voie de l’art ».
30 Vers 1485. Huile sur bois, 73 x 59 cm. National Gallery. Thomas a Kempis, op. cit,. p. 53.
31 Le sujet de cette scène provient des Évangiles des apôtres, dans lesquels ils rapportent tous de façon quasi-similaire les humiliations infligées au Christ. Saint Matthieu est celui qui fournit le plus de détails (XVII, 27-31).
32 Ce cadrage resserré sur les personnages, qui concentre le regard du fidèle sur la violence que les bourreaux infligent au Christ, contraste avec celui du triptyque du Chariot de foin. En effet, dans cette œuvre les corps violentés grouillent dans l’espace, et aucun des personnages n’attire particulièrement l’attention du spectateur.
33 S. Ringbom présente ce tableau comme un « excellent exemple d’Andachtsbild » (image de méditation), Ringbom S., De l’icône à la scène narrative, Paris, G. Montfort, 1997, p. 179.
34 Jean-Marie Tézé évoque également la « sobriété » inattendue d’une telle « scène de torture », Tézé J.-M., Au cœur de la violence, Jérôme Bosch. Le Portement de croix de Gand, Paris, Mame, 1998, p. 24.
35 Tézé J.-M., op. cit., p. 25.
36 Sixten Ringbom mentionne à ce sujet la notion de « Passion perpétuelle », au sens où si l’homme peut rendre la Passion du Christ « moins douloureuse » par ses prières, il la rend également éternelle par ses péchés. Le spectateur, impliqué dans le drame de la Passion, est ainsi confronté à sa propre culpabilité, Ringbom S., op. cit., p. 180.
37 Les expressions totalement figées des bourreaux sont également de plus en plus accentuées et témoignent de leur malveillance. Leurs yeux sont creusés, leurs sourcils sont exagérément froncés, leurs nez, excessivement ronds ou crochus, sont déformés, et leurs bouches fines sont plissées dans un rictus qui évoque la haine, parfois mêlée de satisfaction sadique.
38 Vers 1510, huile sur bois, 165 x 195 cm, Madrid, Escurial. Le personnage vêtu d’un manteau vert et à la chevelure ondulée est souvent considéré comme un autoportrait de l’artiste à cause de sa ressemblance avec le célèbre portrait de Jérôme Bosch dans le Recueil d’Arras. Voir Vandenbroeck P., « Jérôme Bosch : la sagesse de l’énigme », Jérôme Bosch. L’œuvre complet, op. cit., p. 163. Le peintre se serait alors représenté sous les traits d’un homme en pleine force de l’âge, et dont l’expression oscille entre étonnement et subjugation face à tant de mal.
39 J. Wirth propose l’idée qu’en soulignant « la virilité agressive des bourreaux et la soumission de la victime, les artistes suggèrent le viol », Wirth J., « Le corps violenté du Christ », Porret M. (éd.), Le corps violenté. Du geste à la parole, Genève, Droz, 1998, p. 41. Il n’y a pas ici de scène de viol à proprement parler. Toutefois, par leurs gestes indécents, notamment celui de dénuder le Christ, les tortionnaires portent atteinte à son intégrité physique et morale.
40 Vers 1490-1500, huile sur bois, 57, 2 x 32 cm, Kunsthistorisches Museum. Ce panneau formait à l’origine le volet gauche d’un retable, dont les autres parties ont disparu. Le panneau central pouvait représenter une Crucifixion, et le volet droit une Mise au tombeau. Voir Cinotti M., op. cit., p. 93.
41 Dans les Évangiles synoptiques, Simon de Cyrène est mentionné comme étant celui que les soldats obligèrent à aider le Christ pour soutenir sa croix. Le personnage aperçu de profil et vêtu d’un manteau rouge a souvent été assimilé au Cyrénéen. Toutefois, cette identification peut être remise en cause, car cet homme touche à peine la croix et semble même s’en désintéresser. Il est plus aisé de le reconnaître dans la version du Musée de l’Escurial (vers 1505-1507, 150 x 94 cm, huile sur bois. Madrid), où désigné du doigt par un soldat, il soulève d’un air maussade la croix avec ses deux mains.
42 Thomas a Kempis, op. cit., p. 83.
43 Vers 1515-1516, huile sur bois, 76,5 x 83,5 cm. Gand, Musée des Beaux Arts.
44 Ces visages, à la limite de la caricature, sont parfois rapprochés des mystères médiévaux. Cinotti M., op. cit., p. 115.
45 Selon Jean-Marie Tézé, si les bourreaux ignorent le Christ, c’est que ce n’est pas lui qu’ils agressent, « ce sont les autres, […] ce sont les hommes », Tézé J.-M., op. cit., p. 89.
46 Jacques de Voragine rappelle que le Christ eut à subir « la passion dans son ouïe, car il eut à entendre toutes sortes d’opprobres et de blasphèmes », Voragine J. (de), La Légende dorée, trad. du latin [1911] par Wyzewa T. (de), Paris, Seuil, 1998, p. 198.
47 Thomas a Kempis, op. cit., p. 100.
Auteur
Centre d’Études Supérieures de la Renaissance - Université François Rabelais (Tours)
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