La première génération des historiens de la Révolution française face à la violence
p. 479-500
Texte intégral
1La Révolution française se signale, pour ceux qui l’ont vécue, comme une époque qui se caractérise par la remise en cause brutale des pouvoirs en place, politique, religieux, administratif, culturel. Cette remise en cause s’accompagne d’un déchaînement de violences qui sont de tous ordres : violences populaires (manifestations, pouvant déboucher sur des destructions, des meurtres ou des massacres), violence d’État (exécutions après ou sans jugement), affrontements militaires. Physique, cette violence a pu être oratoire (au sein des assemblées) ou bien « de papier » (dans les journaux). Elle est surtout l’expression de rapports de forces politiques très changeants pendant toute la décennie. Mais ces violences révolutionnaires sont, en partie, des violences héritées de comportements déjà bien réels pendant l’Ancien Régime, portées par l’événement spécifique qu’est la Révolution, si l’on s’en tient à la démonstration faite par Jean-Clément Martin dans l’un de ses derniers ouvrages, intitulé Violence et Révolution (2006). Il peut être intéressant de considérer désormais les analyses élaborées par les historiens de la Révolution qui ont vécu pendant la période dont ils ont fait l’histoire juste après.
2Cet événement politique de grande ampleur suscite, dès le début, l’écriture de son histoire chez des gens parfaitement conscients de son historicité, d’abord dans des journaux, ensuite dans des livres. On écrit cette histoire à toutes les époques de la Révolution, mais le rythme des publications s’accélère à partir du moment où, Robespierre ayant été exécuté (juillet 1794), la parole se libère à nouveau, d’autant que les observateurs ont la sensation d’avoir passé un cap. La République française, victorieuse de ses ennemis intérieurs et extérieurs, semble évoluer vers une forme de stabilité. On voit donc, tour à tour, des polygraphes et d’anciens acteurs politiques se mettre à écrire des histoires de la Révolution : les écrits du girondin Fantin des Odoards sont les premiers (1795) ; ils sont suivis par ceux de l’ancien ministre de Louis XVI, Necker (1796), de Pagès, un ancien rédacteur des Tableaux de Paris (1797). Après Brumaire, on peut encore lire les livres d’un ancien diplomate de Louis XVI, Ségur (1800) ; d’un militaire d’option républicaine, Toulongeon (1801-1810) ; d’un ancien ministre de Louis XVI, Molleville, exilé en Angleterre (1800) ; de deux feuillants devenus brumairiens, Lacretelle (1801-1806) et Beaulieu (1803). Après la fin de l’Empire, paraissent les ouvrages de l’abbé Papon (mort en 1803), de l’ancien Conventionnel Paganel (1815), de Mme de Staël (1818) et d’un royaliste passé au bonapartisme, Norvins (1819).
3La question de savoir comment des contemporains ont pu rendre compte des violences de l’époque est d’autant plus importante que celles-ci ont été, dans certains cas, une raison de faire de l’histoire immédiate. L’un des auteurs les plus emblématiques de cette génération se trouve être, à cet égard, Charles Lacretelle. Journaliste royaliste pendant la Révolution, proscrit à plusieurs reprises, il perd de nombreux amis sur l’échafaud. Il passe alors à l’écriture de l’histoire, celle de la Révolution, en insistant sur l’horreur des violences commises par les Jacobins à l’encontre du Roi et de tous ceux qui se sont opposés à eux. Il eut toute sa vie – il ne disparaît qu’en 1855 – à cœur de rendre compte de cette terrible décennie, en ayant eu recours à tous les genres pour tenter de se faire entendre de sa propre génération et des suivantes. Livres d’histoire, cours, déclarations à l’Académie française, poèmes, tout est bon pour convaincre ses lecteurs et/ou auditeurs du Mal que représente la Révolution et les violences qui vont avec.
4Car l’enjeu est de taille : derrière la question de la violence et de son évocation historique se pose la question du fonctionnement politique d’une société, de ses institutions et de l’enseignement de l’histoire d’une période qui en France a longtemps constitué – et constitue peut-être encore – le début d’une nouvelle ère. Violence et Révolution semblent consubstantielles et, pour ces historiens confrontés à la Révolution parfois jusque dans leur chair, le défi qui se pose à eux est de savoir jusqu’à quel point une société peut progresser, d’un point de vue politique et social, sans violence.
Une condamnation unanime des violences commises
5Tous les auteurs de l’époque condamnent les violences commises, violences d’ordre physique et politique.
Décrire la violence physique
6Les premiers historiens de la Révolution ne décrivent pas les violences physiques de la même façon : chez les auteurs prorévolutionnaires, on s’en tient à des présentations très générales qui visent à condamner les « buveurs de sang » ayant mis la France en coupe réglée et trahi les idéaux de la Révolution (cf. le girondin Fantin des Odoards et le montagnard modéré Paganel). Dans certains cas, les analyses sont trop rapides pour donner lieu à des descriptions précises (cf. Ségur). D’autres répugnent à entrer dans des détails inutiles, tel Toulongeon qui, présentant les massacres de septembre, indique au lecteur :
« Après les violences du 20 juin, il fallut les violences du 10 août : elles amenèrent les massacres du 2 septembre, et ceux-ci, rompant toutes les digues, le torrent de sang inonda la capitale et déborda sur les provinces. L’histoire n’est pas condamnée aux détails des meurtres, et des assassinats publics ; elle a le droit d’épargner à la postérité ces récits semblables, où le tableau est toujours le même ; la victime sans défense, présente la gorge, et le bourreau frappe1. »
7D’autres, à l’instar de Fantin des Odoards, n’hésitent pas, très tôt, à dénoncer la « boucherie » qui a eu lieu le 10 août 1792, et quelques jours plus tard, lors des massacres de septembre : le lecteur est entraîné à faire une terrible visite des prisons dans lesquelles les autorités ont laissé abattre des centaines de personnes, prêtres ou aristocrates suspects d’organiser un soulèvement en plein Paris. Chez les royalistes, la condamnation est beaucoup plus vigoureuse et le récit des massacres de l’époque révolutionnaire donne lieu à des interrogations (faut-il tout dire ?), à des présentations assez précises de ce qui s’est passé, à des conclusions sentencieuses et à des interrogations portant sur l’identité des coupables. Ainsi Beaulieu s’intéresse davantage aux résultats de ces massacres et aux responsables qu’au déroulement des tueries : il nous décrit des rues pleines de « cadavres amoncelés » et de « charrettes chargées de corps nus2 ». Chez Charles Lacretelle, les massacres et les exécutions constituent de véritables morceaux d’anthologie mélodramatique, reliés les uns aux autres par l’historien indigné, les premiers (le massacre de la Glacière, à Avignon) ne faisant qu’annoncer les suivants (massacres de septembre 1792, exécutions de 1793-1794) :
« La ville est investie, les portes sont fermées, une troupe, commandée par le barbare Jourdan, va chercher, dans leurs maisons, les malheureux voués à la mort. On les entasse, au nombre de plus de soixante, dans le palais ; les monstres, que rien n’empêche de commettre leur crime, attendent cependant les ténèbres, comme plus favorables à leur férocité. Ils viennent enfoncer les portes de la prison, chacun d’eux est maître d’assouvir sa rage par un supplice de son choix. On rapporte qu’un jeune homme, de 18 ans, immola quatorze personnes de sa main, et qu’il se plaignait encore de sa lassitude. Le père est rapproché de ses enfants, la mère de sa fille, comme pour les faire expirer à chaque coup qui tombe sur des êtres si chers. Douze femmes sont immolées : ma plume ne peut exprimer quelles tortures on leur fit subir. Le jour paraît, deux victimes ont échappé à la faveur de la nuit, on les retrouve, on les rejoint à leurs malheureux compagnons. Parmi eux était un prêtre âgé de 78 ans, bienfaicteur [sic] des pauvres ; ni la pitié, ni même la reconnaissance, ne peuvent le protéger. Enfin, quand il ne reste plus, devant ces bourreaux, que des restes inanimés, ils les déchirent, ils mutilent, et les cadavres, tronqués, sont entassés dans une glacière qu’on mure ; d’autres sont jetés dans le Rhône. Telle fut cette nuit désastreuse, modèle des horreurs qui bientôt devaient se commettre parmi nous3. »
8Le sommet est atteint, selon lui, avec le règne de la Convention,
« époque […] qui offre à l’esprit des sujets d’épouvante et des sujets de méditation. Quel que soit le penchant qui nous entraîne vers tout ce qui émeut violemment, précise l’auteur, l’imagination se rebute d’une longue série de catastrophes qui présentent le malheur et la mort sous mille formes différentes, mais toujours le malheur et la mort4. »
9L’auteur n’hésite pas à exalter le courage des victimes, prêtres et femmes massacrés par des « tueurs à l’ironie féroce ».
10Molleville, un autre royaliste, réfugié à Londres, décrit avec rage les manifestations de violence qui se déroulent partout en France : son histoire de la Révolution n’est qu’une suite d’« attentats » et de « catastrophes », qui s’achève avec l’exécution du Roi, violence ultime. Pour lui, cette Révolution « a surpassé toutes les autres en atrocités », et il aurait fallu un Roi et des ministres assez forts pour rendre coups pour coups aux agitateurs. Molleville a d’ailleurs mis en place une police secrète chargée d’empêcher les Jacobins d’agir, sans réel succès, puisqu’il doit quitter Paris pour Londres en septembre 1792 : son Histoire ne constitue qu’un long réquisitoire contre la Révolution et se compose donc d’une liste de tous les « attentats » commis contre la monarchie et l’ordre en France. En revanche, Necker, qui a quitté la France dès 1790 et qui est plus attentif à défendre la politique qu’il a menée, ne donne qu’un récit très écourté des massacres (une demi-page).
11Mme de Staël et Norvins, deux amis de Lacretelle, publient leurs ouvrages au début de la Restauration. Ils ont vécu les événements et, parfois, subi les rigueurs de la proscription. Mme de Staël, fille de Necker, est l’une des égéries des révolutionnaires et des royalistes modérés. Elle quitte Paris au lendemain des massacres de septembre grâce à l’entremise des autorités de l’époque, y revient pendant le Directoire avant d’en être écartée par Bonaparte premier consul. Ses Considérations sur la Révolution française paraissent un an après son décès, en 1818. Du même âge, Norvins, lui, est un royaliste, qui, après avoir été emprisonné sous le Directoire, s’est rallié au bonapartisme. Il publie son Tableau de la Révolution en 1819. Les deux ouvrages évoquent les violences révolutionnaires avec beaucoup de retenue : Mme de Staël n’évoque que les violences dont elle a été témoin (celles d’octobre 1789 et d’août-septembre 1792) en parlant de « forfaits ». Alors que tous les autres historiens décrivent les massacres de septembre 1792, en montrant ce qui se passe dans les prisons parisiennes, Staël n’évoque que ce qu’elle a fait pour sauver ses amis. Même si les foules révolutionnaires lui font horreur, elle refuse, à l’inverse de Lacretelle, de ne s’en tenir qu’à des détails sanglants :
« […] Les faits se confondent à cette époque, et l’on craint de ne pouvoir entrer dans une telle histoire, sans que l’imagination en conserve d’ineffaçables traces de sang. L’on est donc forcé de considérer philosophiquement des événements sur lesquels on épuiserait l’éloquence de l’indignation, sans jamais satisfaire le sentiment qu’ils font éprouver. […] Mais, après plus de vingt années, il faut réunir à la vive indignation des contemporains l’examen éclairé qui doit servir de guide dans l’avenir5. »
12Norvins, quant à lui, évacue quasiment la violence de son court récit (170 pages) des événements révolutionnaires : la prise de la Bastille fait « des victimes » sans que le lecteur puisse deviner qui elles sont ; les massacres de septembre sont traités en deux pages. Là n’est pas son propos : son Tableau de la Révolution n’est écrit que pour servir d’introduction à la première histoire de la Révolution, rédigée en 1791 par le pasteur et constituante, plus tard guillotiné, Rabaut Saint-Étienne. Libéral comme son prédécesseur, Norvins condamne la Terreur sans ambiguïté : « La guillotine est partout, elle est sur les places, sur les grandes routes, elle suit les drapeaux. Elle moissonne la jeunesse, la vertu, la gloire6. »
13L’exécution du Roi est, avec les massacres de septembre, les guerres de Vendée et les exécutions du printemps 1794, l’un des moments-clés de ces histoires de la Révolution. L’événement est traité avec une certaine retenue par les historiens, qu’ils soient royalistes ou républicains, les premiers ayant davantage à tomber dans l’émotion que les seconds.
Décrire la violence politique et psychologique
14Tous les historiens de la Révolution qui ont vécu la décennie 1790 s’accordent sur l’ambiance qui règne dans la France révolutionnaire : la violence est palpable dans les assemblées comme dans les journaux, avec son corollaire et conséquence immédiate : la peur. Le Feuillant Beaulieu décrit la Révolution comme le « règne de la peur » et considère que « c’est la peur qui donna naissance à la plupart des épouvantables divinités pour qui la révolution fit dresser des autels7 ». Il décrit les députés de la droite modérée aux prises avec des « hueurs » stipendiés par les Jacobins pour les empêcher de parler à l’Assemblée, les Feuillants étant empêchés de se réunir par de « jeunes polissons » payés eux aussi par les Jacobins.
15Tous décrivent abondamment le fonctionnement des Assemblées nationales successives, devenues le centre de la vie politique nouvelle. Les historiens se rendent compte de la violence qui règne dans le cadre des Assemblées, violence exercée par des représentants de la Nation sur d’autres représentants de la Nation. Intimidation, mensonge, soupçon, accusation mensongère, mauvaise foi semblent avoir triomphé dans les assemblées de la Révolution. Fantin des Odoards parle d’une « grande tactique » et d’un « art politique » particulier fait pour emporter l’adhésion des foules ; Ségur, ancien diplomate, décrit la « tactique des Assemblées » ; le républicain modéré Toulongeon utilise la notion de « tactique révolutionnaire », décrite et combattue sur le terrain par Molleville. Lacretelle, de son côté, se montre plus précis que les autres dans la description de la méthode utilisée par les Jacobins pour l’emporter, car, durant la Révolution, il se trouve confronté à cette action politique d’un nouveau genre, du fait de son activité journalistique et de son positionnement politique (royaliste). Pendant toute la décennie, et même après, Lacretelle ne cesse de s’interroger sur les raisons de la victoire jacobine :
« La société des jacobins perfectionna encore, sous de tels maîtres, ce talent monstrueux qu’on a appelé tactique révolutionnaire. C’est une profonde étude de tous les vices, de toutes les extravagances, qui sont le partage des hommes assemblés. Elle fut connue sous l’assemblée constituante ; ceux qui la conçurent les premiers s’épouvantèrent de leur ouvrage ; les girondins s’en servirent pour attaquer le trône ; et ils ajoutèrent encore à cette science funeste, les subtilités et les ambiguïtés qui caractérisaient quelques-uns d’entre eux ; mais il n’appartenait qu’à des scélérats consommés [les jacobins] d’en développer toute la profondeur8. »
16Lacretelle ne parle de tactique révolutionnaire que pour annuler la notion, utilisée par ses adversaires, de « complot aristocratique ». En fait, la tactique révolutionnaire décrite par l’historien royaliste relève autant de la description d’une méthode de prise du pouvoir que de l’apostrophe d’un homme qui constate l’incapacité de son parti à conquérir le pouvoir. Plus que la peur, c’est la « terreur » qui est en cause, cette terreur qui « glace », qui se traduit par une disparition de tous les moyens de défense psychologique ; la « terreur » est présentée comme une arme, un moyen de domination politique. L’usage qui en est fait est d’autant plus condamnable qu’elle n’était pas justifiée. Ainsi, modère Lacretelle,
« dans l’ordre chronologique des faits, on voit un rapprochement monstrueux ; on lit à chaque page : Tel jour on massacra à Lyon, à Toulon, à Nantes, à Paris ; le même jour une grande et généreuse victoire fut remportée aux frontières. L’honneur et la morale demandent, la réflexion permet de séparer ce que l’ordre des temps semble confondre. Si cependant la plus horrible tyrannie eût quelque part au mouvement qui sauva notre indépendance, ne dissimulons point cette part, mais sachons l’apprécier9. »
17En revanche, pour le républicain Toulongeon, la tactique révolutionnaire n’est pas le seul fait des Jacobins : elle est aussi utilisée, en vain, par les Royalistes lors de l’insurrection du 13 Vendémiaires an IV.
18Les années 1793-1794 constituent pour ceux qui rédigent l’histoire de la Révolution la période la plus violente et la plus sombre de la Révolution. Les royalistes et les républicains rappellent les souffrances endurées par le Roi, son courage (« courage passif » selon Lacretelle) face à l’adversité : la prise des Tuileries, les décisions de l’Assemblée concernant le Roi captif, son procès. Robespierre est celui qui incarne le plus avec Marat, Couthon et Saint-Just, cette violence arbitraire. Il est présenté comme un monstre, le grand responsable de ce qui s’est passé en France pendant ce qu’on appelle, par facilité de langage, le « règne de la terreur ». Il dégoûte visiblement les historiens, républicains comme royalistes : décrit comme « féroce et lâche » par Fantin des Odoards, envieux par Ségur et Lacretelle, avec des « traits ignobles » par Staël, « repoussant comme la vipère » selon Toulongeon. D’après Molleville, ou plutôt pour son successeur, Delisle de Sales,
« c’était un scélérat mal organisé, qui la tête d’idées paradoxales, mal digérées, se jetait au milieu des événements sans les prévoir et sans les maîtriser, ne comptant la vie des hommes pour rien, pourvu qu’il arrivât obliquement ou en droite ligne à ce qu’il appelait un principe ; sacrifiant ses partisans comme ses ennemis à la politique du moment, également jouet de la terreur qu’il ressentait et de celle qu’il savait inspirer. La plus grande partie des exécutions qui eurent lieu pendant le régime de la terreur, furent dues à Robespierre10. »
19On comprend mieux, dans ces conditions, le soulagement que provoque chez tous les auteurs la mort de Robespierre, à qui l’on attribue toutes les exécutions et toutes les exactions commises en France (mitraillades de Lyon, mariages républicains de Nantes, etc.), alors que des travaux récents ont démontré que la plupart d’entre elles étaient liées au sadisme de quelques conventionnels dévoyés. Loin d’être un ramassis de criminels, la Convention, accusée de tous les maux, est une assemblée composée de nombreux juristes, et à ce titre, désireux d’encadrer le plus possible la violence de ceux qu’on appellera par facilité de langage des « extrémistes de gauche » (hébertistes). Ainsi la Terreur n’a jamais été mise à l’ordre du jour par la Convention nationale, même si les sans-culottes ont demandé à ce qu’elle le soit. Par la suite, la Terreur a pu être mise à l’ordre du jour suite à des initiatives individuelles11. Langage difficilement audible pour des gens à qui il faut un responsable de tous les excès commis dans un pays connu jusque-là pour son bonheur de vivre et la gentillesse de ses habitants. On peut, à cet égard, considérer l’historien royaliste Charles Lacretelle comme absolument à part : pour lui, s’il importe de se souvenir des crimes commis et de ceux qui les ont perpétrés, il faut surtout penser aux victimes. En restituant les épanchements de larmes, en s’indignant des mensonges et de l’insincérité des uns et des autres qui ont conduit à la Révolution et à ses atrocités, il produit une histoire émotionnelle dans le droit fil de la révolution sentimentaliste du xviiie siècle. La Révolution aurait dû être la fille des Lumières : l’irruption du peuple dans la politique, qui se produit de manière très violente, vient briser ce rêve d’une régénération douce12.
20Le 18 Brumaire est également un moment de grande violence politique, diversement apprécié selon les auteurs. Si des royalistes modérés comme Lacretelle et Beaulieu célèbrent cette reprise en main, les libéraux et les républicains se désolent de la méthode utilisée par le général Bonaparte : « Ce jour-là, nous dit Norvins, le plus grand attentat fut commis contre cette liberté par la violation de la représentation nationale que la force avait dispersée, et il imprima le sceau de l’usurpation au salut de la France13. » Paganel présente Bonaparte comme le fossoyeur de la Révolution, ne raconte pas le coup d’État en tant que tel, mais ses conséquences (« Tous courent aux places14 »). Mme de Staël, qui voue une haine pour le Premier consul, affirme qu’il n’a fait que ressusciter l’arbitraire monarchique en ayant recours à une « tactique très-facile » : laisser croire à un éventuel retour du jacobinisme si on ne lui donnait pas le pouvoir. Toulongeon, pour sa part, omet tout simplement d’évoquer l’épisode dans un « appendice » de conclusion, à la fin du septième tome de son Histoire de la Révolution. Fantin des Odoards, à la recherche d’un poste officiel, donne dans son Abrégé de 1802, un compte rendu très neutre du coup d’État.
Les violences de la Révolution : expliquer l’inexplicable
21Comment alors expliquer ce déchaînement de violence ? Quelque chose se serait-il détraqué chez les Français ? Qui sont les personnes et les groupes à l’origine de ce dérèglement généralisé ? Telles sont les questions posées par la première génération des historiens de la Révolution ? Afin de répondre à ces questions, il faut d’abord considérer qui sont les violents : certains hommes politiques et journalistes (Marat), et des hommes issus du peuple, plus précisément d’un bas peuple citadin qui comprend aussi des aventuriers, des brigands, des opportunistes. Les historiens fournissent alors (simultanément ou non) trois types d’explications : de natures morale, politique et providentielle, qui, lorsqu’elle est laïcisée, confine à ce qu’on qualifie de « fatalisme » dans les années 1820.
Pourquoi cette violence ? Des tentatives d’explication
22L’explication la plus communément admise de ce déchaînement de violence, à l’époque, est la victoire de l’amoralité et de l’immoralité. Pour Beaulieu, la Révolution a été causée par des clercs et des nobles qui se sont mal comportés (CIT) ; selon Lacretelle, la nullité des ministres et, parfois, leur « licence », renforcée par l’irréligion de certains philosophes (Helvétius, Diderot, voire Voltaire), se trouvent à l’origine de la contestation de la monarchie et, en fait, de toute autorité. D’après Molleville, tout est lié au défaut d’autorité ayant affecté la France des années 1780 et permis le relâchement des mœurs dans ces mêmes années. Selon Pagès, qui soutient le Directoire, « la Révolution est la fille de la philosophie et du crime15 », une philosophe bienfaisante qui aurait été trompée et détournée par les scélérats et les buveurs de sang de 1793. Ségur pense, de son côté, que tout est lié à la peur et à l’envie. Pour Toulongeon, ce déchaînement de violence s’explique, en partie, par le manque de discernement des uns et des autres, la perte de repères de toute une génération :
« La première punition des sociétés qui laissent dénaturer en elles les principes de justice et de vertu publiques, qui fondèrent le premier code de leurs lois, et furent reconnues comme la base et la condition expresse de leur réunion, leur première peine est de ne plus savoir où retrouver le fil de droiture, de conduite, qu’elles ont perdu ; égarées dans les ténèbres de l’anarchie, au milieu d’un labyrinthe sans issue, elles s’agitent en tourbillon sans direction, et chacun est réduit à frapper autour de soi pour se faire place et sortir de la presse16. »
23Cependant, le facteur moral n’explique pas tout : le facteur politique est essentiel. Tout le monde insiste sur l’affaiblissement du gouvernement, le fait que le Roi, trop indécis, perd l’initiative. Politique et moralité sont liées, pour de très nombreux auteurs. Ségur indique, après coup, que la Révolution était prévisible en France :
« Avec un peu plus d’expérience en politique, on aurait pu prédire aussi les désastres de cette révolution, si l’on avait bien considéré à cette époque les mœurs des deux classes extrêmes de la nation. La cour était amollie par le luxe. […] La classe inférieure du peuple, négligée, ignorante, abrutie, aigrie par la misère, était un instrument terrible, prêt à suivre toutes les factions et disposé à se livrer à tous les excès17. »
24Plus tard, pendant la Révolution, les auteurs décrivent un pays qui s’enfonce dans une crise politique de plus en plus aiguë : crise endogène liée à l’abdication des Constituants qui auraient dû se perpétuer au pouvoir, en n’autorisant que les seuls propriétaires à gouverner (Ségur) et à l’appétit de pouvoir des uns et des autres, notamment du duc d’Orléans. Cette thèse, défendue par Lacretelle, est atténuée par Toulongeon et combattue par Staël qui juge le personnage incapable de mener à bien un tel projet. En revanche, tout le monde est à peu près d’accord pour indiquer que les violences ont été provoquées depuis l’extérieur, par les Anglais. Toulongeon va jusqu’à expliquer qu’il s’agit pour Londres de se venger de la perte de ses colonies américaines ; il décrit l’argent anglais circulant dans tout le pays au moment de la Grande Peur. Concluant sur l’exécution du Roi et sur les mesures qui suivirent, l’historien affirme qu’« on ne peut s’empêcher de reconnaître dans la marche de Robespierre une agence de l’étranger, et un plan suivi pour se défaire de l’Assemblée nationale. Le dernier moyen employé fut le fer, et il réussit pendant quinze mois18. » Dès 1797, Pagès ne dit pas autre chose :
« Nous avons prouvé […] que l’Angleterre a dirigé tous nos mouvements révolutionnaires, ou plutôt anti-révolutionnaires, toutes nos commotions politiques, tous les égorgements des tribunaux révolutionnaires, de la Vendée, des réactionnaires et des chauffeurs, enfin ce long cordon d’assassinats qui s’est étendu du nord au midi ; l’Angleterre a organisé les catastrophes sanglantes et désastreuses de nos colonies. […] On a découvert après la mort de Robespierre qu’il avait placé des fonds en Angleterre. […] Dès les premiers jours de la révolution, les guinées étaient les monnaies courantes dans Paris19. »
Une violence inévitable ?
25Tous s’accordent à dire que ce qui s’est passé est inimaginable et correspond à une « catastrophe ». Mais tous ne la comprennent pas de la même manière : pour les Royalistes, la Révolution et la violence qui a suivi étaient évitables. Les Républicains n’ont pas le même avis : Pagès, qui contribue aux Tableaux de Paris, pense que « l’insurrection est en partie de l’oppression » ; Pierre Paganel, ancien membre des comités de 1793, s’en prend en 1810, puis en 1815, aux Royalistes et aux catholiques qui ne cessent de stigmatiser les promoteurs de la Révolution française : « Ils savent bien […] que tous nos malheurs dérivent de l’opposition qu’éprouvèrent l’application de ces mêmes principes et l’exécution du pacte de 179120. » La violence, pour déplorable qu’elle soit, ne doit être comprise que comme une réplique aux assauts de la Contre-Révolution. Mme de Staël, quant à elle, remonte beaucoup plus loin dans le temps : « On ne soupçonnait pas ce qui n’a été que trop prouvé depuis, c’est que, la violence de la révolte étant toujours en proportion de l’injustice de l’esclavage, il fallait opérer en France les changements avec d’autant plus de prudence que l’ancien régime avait été plus oppresseur21. » Du coup, ce déchaînement de violence est parfaitement logique : « les malheurs de la révolution sont résultés de la résistance irréfléchie des privilégiés à ce que voulaient la raison et la force22. »
26La violence de l’événement révolutionnaire serait donc inscrite dans l’histoire comme le dénouement d’un rapport de forces entre dominants et dominés. Langage inaudible pour les historiens royalistes qui, eux, refusent de considérer les massacres et les exécutions de la période comme justifiés et justifiables. Seul un auteur comme Joseph de Maistre, qui n’est pas historien, mais plutôt un théoricien de la contre-Révolution, écrit que « tous les monstres que la Révolution a enfantés, n’ont travaillé suivant les apparences, que pour la royauté » : la violence révolutionnaire ne constituerait ainsi qu’un moyen de purification morale et politique pour la France, laquelle pourrait ensuite redevenir une monarchie. Le Républicain qu’est Toulongeon rappelle que cet état d’esprit était assez répandu dans la France de 1793 :
« il semblait que le régime qui gouverna alors la France, fut un fléau céleste auquel la vertu ne croyait pas devoir se dérober ; les victimes se regardaient comme des hosties propitiatoires, dont le nombre était compté, et que des ordres suprêmes avaient désignées d’avance ; on en vit dans les juges que les exécuteurs des sentences portées par un tribunal invisible, et l’on attendit que la divinité, quelle qu’elle fût, apaisée et satisfaite, retirât son bras vengeur ; l’excès du mal en fit seul espérer le terme23. »
27Le seul historien à recourir à la Providence est le royaliste Charles Lacretelle : il s’agit pour lui d’exprimer une morale de l’Histoire, mais seulement quand il s’agit d’évoquer le destin de Louis XVI et de Robespierre, qui constituent les deux « personnages-principes » de la Révolution. Toutefois, le propos reste assez neutre : Robespierre est présenté comme le mal absolu, un instrument de la Providence qui l’installe et le retire de l’histoire à son gré : « La destinée, qui voulut se servir de ce rhéteur médiocre pour nous donner le joug le plus atroce et le plus humiliant, venait de se placer dans une position où il commençait à attirer les regards24. » Et, après avoir raconté l’arrestation de Robespierre en thermidor, l’auteur se réjouit de ce que « la providence disposa des événements de cette journée de manière à ce qu’elle fut le salut des peuples25. »
Les historiens, le politique et la violence : plus jamais ça !
28Dans quelle mesure le discours de ces historiens sur la violence, discours qui se caractérise par sa grande diversité, a-t-il été entendu ? Quels succès rencontrent-ils ? En quoi le discours qu’ils produisent sur la violence peut-il avoir des répercussions sur la société, à une époque où le politique (par exemple, Napoléon) entend dépolitiser celle-ci en donnant un nouveau sens à l’histoire ?
Quelle histoire faut-il écrire ?
29D’une part, il faut revenir sur le grand succès des histoires de la Révolution publiées dès 1795. Avec l’arrivée de Bonaparte au pouvoir (1799) et davantage encore après le Consulat à vie (1802), les historiens qui peuvent écrire et publier sur ce thème brûlant qu’est la Révolution ont néanmoins tendance à se réduire. Les historiens qui ne sont pas en accord avec le nouveau régime hésitent à publier (cf. l’abbé Papon, Mme de Staël), modifient leur discours (cf. Fantin des Odoards et Toulongeon) ou prennent le risque d’être censurés (cf. Paganel). Au contraire, ceux qui considèrent Bonaparte comme un sauveur (cf. les royalistes modérés, Lacretelle et Beaulieu, qui occupent des postes dans l’administration impériale) ne recontrent aucune difficulté. Celui qui connaît, à l’évidence, le plus de succès est Charles Lacretelle : convaincu de la nécessité d’un pouvoir fort qui serait apolitique et qui restaurerait la paix, il sert, sans complexe aucun, le Consulat et l’Empire. Il s’agit pour lui de dés-historiciser le présent, afin d’éviter le retour de la Révolution et des violences collatérales. Censeur de la presse, rédacteur de l’un des quelques grands journaux qui peuvent encore paraître à Paris, il devient, après avoir écrit un Précis historique de la Révolution française particulièrement antijacobin et brumairien – pour ne pas dire bonapartiste –, professeur d’histoire à la Sorbonne, dans le cadre de la nouvelle Université impériale et même Académicien français. À cette époque, Lacretelle est sans doute le plus lu des historiens de la Révolution, et pas seulement parce qu’il peut publier tout ce qu’il veut sur le sujet. Son histoire plaît : morale, modérée, décrivant et dénonçant les violences subies, elle soulage les lecteurs qui ont parfois subi la Révolution de manière catastrophique. Elle est à la fois un rappel et un appel : un rappel de ce « triste ressouvenir » et un appel (sinon une prescription) aux gouvernants pour qu’ils fassent tout pour éviter le retour de la Révolution.
30C’est, d’ailleurs, l’objectif de Bonaparte, qui considère qu’il est nécessaire de faire écrire une histoire du xviiie siècle pour y mener une comparaison entre lui, restaurateur de la paix civile, et ses prédécesseurs de la « troisième race », qui n’ont pas su éviter les dissensions internes. Il faut donc, pour éviter les violences, écarter le peuple des affaires politiques. C’est ce qui s’est passé lors de la Révolution américaine et c’est la raison pour laquelle il n’y a pas eu trop de violences à déplorer de l’autre côté de l’Atlantique26. Cela, Lacretelle n’est pas le seul à le suggérer : Ségur, devenu entre-temps grand-maître des cérémonies de l’Empereur, estime dans sa Décade, parue en 1800, qu’une révolution des propriétaires aurait suffi, que les Constituants n’auraient jamais dû abandonner la direction des opérations à d’autres, et surtout à des non-propriétaires. Les idéologues, ces républicains modérés détestés de Napoléon, ne sont pas loin de penser la même chose. Si la Révolution a eu des aspects positifs, il convient de trouver une solution pour limiter les errements et les violences, d’où l’idée de créer une science morale et politique qui permettrait d’éviter les désordres. Dans cette configuration, l’histoire, son écriture et son enseignement constituent un enjeu majeur pour l’avenir de la société. En quoi l’histoire peut-elle devenir une science morale et politique ? C’est l’objet du débat qui oppose les Idéologues (Volney) aux monarchistes néo-catholiques (Lacretelle).
31Ces groupes sont formés d’hommes de lettres, de scientifiques et d’hommes politiques qu’on pourrait qualifier de modérés : ils ont un même objectif, celui d’éviter le retour des désastres des années 1792-1795. Ils s’entendent sur la nécessité de former et de réformer les mœurs nationales en s’appuyant sur l’histoire, mais se divisent sur le type de morale qu’il faut inculquer et les finalités de l’histoire écrite et enseignée. Pour les Idéologues, Bonaparte apparaît comme un allié, du moins au début. Jeune, membre de l’Institut, général ayant mis fin de manière autoritaire à l’anarchie et aux déboires du Directoire, il incarne le sauveur de l’héritage philosophique et intellectuel du meilleur de la Révolution. Mais le Premier consul et les idéologues n’ont pas la même vision de l’histoire. Pour Bonaparte, féru d’histoire, il faudrait créer une école spéciale d’histoire et encourager les historiens à s’occuper d’histoire contemporaine27. Pour un homme comme Volney, Constituant devenu professeur à l’École Centrale en 1795, il convient de se méfier de l’histoire, même si elle peut constituer une « science physiologique des gouvernements ». La fin du xviiie siècle n’a-t-elle pas vu
« une tempête nouvelle [qui] a renversé l’édifice naissant de la raison, et nous a fourni un nouvel exemple de l’influence de l’histoire, et de l’abus de ses comparaisons. […] Je veux parler de cette manie de citations et d’imitations grecques et romaines, qui, dans ces derniers temps nous ont comme frappés de vertiges28. »
32François Daunou, ancien Conventionnel, créateur de l’Institut et des Écoles centrales, co-rédacteur de la Constitution de l’an VIII et nommé un temps tribun par Napoléon, pense également que l’histoire a vocation à améliorer la morale privée comme la morale publique. Il répond d’ailleurs positivement à l’offre de l’Empereur qui lui propose de rédiger une histoire du xviiie siècle, mais, faute de temps, il n’ira pas au bout du travail, d’autant qu’il va se muer en l’un de ses opposants. D’autres auteurs, un peu moins connus, se sont exprimés sur la vocation des historiens : un certain Bayard de la Vingtrie souhaite que l’on écrive républicainement l’histoire et que l’on ôte des récits « tout ce qui la rend dangereuse à la jeunesse française, tout ce qui la met en opposition avec nos idées politiques et philosophiques29. » Joseph Blanc de Volx insiste sur la nécessité d’écrire et d’étudier une histoire qui serait une science morale et politique, de manière à ce que l’histoire (en l’occurrence, les violences révolutionnaires) ne se répète pas. Pour les Idéologues, la mise en place d’une morale civique permettra d’éviter tout risque de crise.
33D’autres proposent d’écrire l’histoire en s’intéressant principalement aux grands hommes, de manière à mettre en valeur les vertus des uns et les vices des autres. Joseph-Marie Portalis (le fils du rédacteur du Code Civil) s’attaque aux historiens philosophes qui, tel Condorcet, ont voulu voir dans la Révolution un apogée de l’histoire de l’Humanité et qui, de ce fait, font l’histoire des sociétés en oubliant le sort des individus. Pour Portalis fils, oublier l’individu revient à excuser le crime et l’immoralité. Avec Bonaparte, les « adeptes » des grands hommes sont servis. Mais Bonaparte ne se tourne pas vers les Idéologues pour gouverner. Il s’adresse aux royalistes, dont les réseaux vont l’aider à peupler les nouvelles institutions d’hommes respectueux du nouvel homme fort.
34Avec ces hommes-là, Bonaparte (puis Napoléon) dispose d’hommes sûrs, d’autant plus attachés à son régime qu’ils sont revenus d’émigration grâce à lui. Chateaubriand, La Harpe, Bonald écrivent dans le Journal des Débats et le Mercure de France pour se réjouir du retour de l’ordre et de la renaissance religieuse. Lacretelle, de son côté, est le rédacteur du Publiciste, il a sa propre solution pour empêcher le retour des violences : le rejet des théories fumeuses de Volney et de Condillac, de la morale laïque défendue par certains Philosophes athées et l’adhésion à la religion. Selon lui, l’historien doit s’adresser à toutes les générations : à la sienne, qui a connu la Révolution, pour commémorer ; aux suivantes, pour avertir et prévenir. L’histoire est une école d’expérience, dit Lacretelle, ce qui le rapproche de Voltaire selon qui « les grandes fautes passées servent beaucoup en tout genre. On ne saurait trop remettre devant les yeux les crimes et les malheurs causés par des querelles absurdes. Il est certain qu’à force de renouveler la mémoire de ces querelles, on les empêche de renaître30. »
Plus jamais cela ! Devoir de mémoire ou devoir d’oubli ?
35La prise de conscience est terrible pour ces historiens contemporains des événements : la Révolution a généré des violences insupportables. De là naît une réflexion sur l’essence et la nécessité de la Révolution. Les violences ont-elles contribué à montrer les limites des expériences humaines ou s’agit-il de les considérer comme des dommages collatéraux qu’il faudra empêcher de se reproduire, sans que pour autant il faille condamner la Révolution ? Faut-il tout dire aux générations suivantes, pour leur éviter de connaître ce que leurs ancêtres ont déjà subi ou faut-il oublier, et ne considérer la violence que comme un outil du changement social ? Sur le sujet, les historiens se divisent.
36Il ne convient pas de tout dire pour ne pas donner de mauvais exemples, avancent certains partisans de la Révolution libérale, pour qui les violences doivent être dénoncées sans que les acquis de la Révolution ne soient remis en cause. Après avoir décrit les massacres de septembre, Toulongeon écrit :
« Ces pages que l’on voudrait pouvoir arracher de l’histoire des nations, doivent au moins n’y être qu’un exemple terrible où les nations apprennent qu’en brisant le joug des lois jurées, elles brisent tous les liens qui unissent les hommes les uns aux autres, et les rattachent à la société commune31. »
37« Il ne faut pas toujours montrer aux hommes, on l’a vu, tout ce dont ils ont été capables, dit-il plus loin, l’oubli réclame sa part des forfaits publics, il est l’asile que la sagesse supérieure leur a ménagé » (III, Sept E, p. 358). Évoquant le rapport Lequinio, qui fait le point sur les atrocités commises par les colonnes infernales en Vendée, il en évacue les trop terribles descriptions en disant que l’histoire a le droit de les reléguer parmi les détails partiels dont sa dignité le dispense » (IV, 8, p. 276). Toulongeon, comme Ségur ou Fantin des Odoards, produisent une histoire qui se veut relativement apaisée et pacifiante. Lacretelle, pour sa part, joue plutôt sur l’opposition entre le présent (réconfort et soulagement de se trouver, en 1800, sous la protection de Bonaparte) et le passé (horreurs de la proscription et violences diverses). Au contraire, un Républicain comme Pagès considère, en 1797, qu’il ne faut pas hésiter à tout dire… pour sauver la République :
« L’histoire doit les saisir de son bras d’airain, et les traduire au tribunal de la postérité. Quelque peinture qu’elle fasse de ces hommes de sang, on ne pourra l’accuser de calomnie : les temps désastreux où nous avons vécu ne sont malheureusement pas calomniables [sic] ; il n’est aucune langue capable de les caractériser ; nos tyrans ont couvert la France d'une robe de sang, et ils auraient fait croire que ce globe n’était formé que pour l’erreur et le crime32. »
38La Révolution française est donc, dans bien des cas, jugée à l’aune de la violence ressentie, violence physique, psychologique, politique. Les hommes qui, ayant vécu cette époque et se muent en historiens de cette époque, prennent conscience, et souvent de manière assez douloureuse du fait que l’apprentissage de la politique se fait de manière assez difficile, qu’il est préférable de réserver la politique à une élite qui saura, jusqu’à un certain point, canaliser les énergies. Dans ce contexte, on comprend l’accueil fait par une majorité d’intellectuels au général Bonaparte, dont la dictature viendra rétablir la paix civile. Traumatisés par ce qui s’est passé, ils sont prêts à adhérer pour un temps à cet ordre nouveau, qui vient synthétiser les acquis des Lumières, des travaux de la monarchie administrative et de l’œuvre des assemblées révolutionnaires.
39Les historiens de la Révolution de la génération suivante qui, eux, n’ont pas connu la Révolution, resteront marqués par ce discours sur la violence : ils la condamneront également, s’en prenant au passage à leurs devanciers en les accusant de voir la Révolution « de trop bas ». Thiers, Mignet, Michelet, Lamartine, Louis Blanc : les libéraux, les républicains et les robespierristes qui publient leurs Histoires dans les décennies 1820-1830-1840 glorifient la Révolution ; la seule Révolution libérale pour les uns (celle de 89), la Révolution de 93 pour les autres. On parvient, à ce moment-là, à distinguer l’idéal révolutionnaire de la violence, néanmoins reconnue par certains comme une arme terrible, mais justifiée et même nécessaire pour modifier les rapports de force en politique : désormais, avec du recul, on considère que la violence est la suite logique de l’apprentissage de la vie démocratique et la condition malheureuse de tout grand changement. Louis Blanc ne dit rien d’autre à la fin de son Histoire de la Révolution publiée en 1862 :
« L’esprit reste confondu quand on songe aux tragédies contemporaines de ce grand enfantement. De quel pouvoir étrange ne fallait-il pas qu’elle soit douée, cette révolution qui produisit tant de tribuns studieux, tant d’athlètes méditatifs, et fit sortir du déchaînement de toutes les passions en délire, les calmes triomphes de la pensée ? Ah ! que les hommes de la génération présente la maudissent s’ils veulent, eux qui profitent de ses travaux : leurs anathèmes ne feront pas qu’elle n’ait pris souverainement possession d’eux, en dépit d’eux-mêmes ; qu’elle n’ait marqué leur intelligence de son empreinte brûlante ; qu’elle n’ait, à leur insu, fait passer dans leur âme une partie de son âme. Non, Saint-Just ne disait pas assez lorsqu’il disait : “La Révolution est une lampe qui brûle au fond d’un tombeau” ; il aurait dû dire : “La Révolution est un grand phare allumé sur des tombeaux”33. »
Notes de bas de page
1 de Toulongeon F.-E., Histoire de la Révolution de France, 1801, II, Cinquième époque, p. 280-281.
2 Beaulieu C.-F., Essais historiques sur les causes et les effets de la Révolution de France, 1803, IV, 1, p. 115.
3 Lacretelle C., Précis historique de la Révolution française, Assemblée législative, 1801, p. 107-109.
4 Id., Précis historique de la Révolution française, Convention nationale, 1803, I, p. 1.
5 de Staël G., Considérations sur la Révolution française, 1817, I, 3e partie, chap. 14, « Du gouvernement appelé “le règne de la terreur” ».
6 Marquet de Montbreton de Norvins J., Tableau de la Révolution française, 1819, p. 102.
7 Beaulieu C.-F., Essais, op. cit., III, p. 49.
8 Lacretelle C., Précis historique de la Révolution op. cit., I, 1, p. 33-34.
9 Id., Précis historique de la Révolution française, op. cit., II, 3, p. 140.
10 Bertrand de Molleville A., Histoire de la Révolution, 1800, XII, chap. 17, p. 424. En fait, Molleville ayant cessé d’écrire après le récit de l’exécution de Louis XVI, les quatre derniers tomes (qui portent sur la période 1793-1797) ont été rédigés par un polygraphe en mal de publication, Jean-Baptiste Delisle de Sales (1741-1816).
11 Martin J.-C., Violence et Révolution. Essai sur la naissance d’un mythe national, Paris, Seuil, 2006, p. 186-193.
12 Barrault E., Écrire l'histoire de la Révolution française pendant le premier XIXe siècle. Charles de Lacretelle (1766-1855) : un historien « modéré » dans la France post-révolutionnaire, Thèse pour le Doctorat en Histoire contemporaine, Paris I Panthéon-Sorbonne soutenue le 10 décembre 2008, 1000 p., p. 306-311.
13 de Norvins J., op. cit., p. 136.
14 Paganel P., op. cit., 1815, III, 7e époque, L, p. 116.
15 Pagès F.-X., Histoire secrète, op. cit., 1797, II, 31, p. 479.
16 de Toulongeon F.-E., op. cit., V, p. 280.
17 de Ségur L.-P., Décade historique, 1800, I, 7, p. 207.
18 de Toulongeon F.-E., op. cit., VI, p. 167.
19 Pagès F.-X., op. cit., III, 36, p. 318.
20 Paganel P., op. cit., Avant-propos, p. IV.
21 De Staël G., op. cit., I, 2e partie, 11, p. 262 et suivantes.
22 Id., op. cit., II, 10, p. 76.
23 de Toulongeon F.-E., op. cit., VI, p. 449-450
24 Lacretelle C., Précis historique, op. cit., I, p. 13.
25 Id., Précis historique, op. cit., II, 4, p. 322.
26 Lewis B., Histoire des États-Unis, Paris, Flammarion, 1997 [rééd.], p. 47.
27 Bonaparte, devenu Empereur, commande d’ailleurs une Histoire de France du xviiie siècle à trois historiens très différents : le royaliste Lemontey et les pro-révolutionnaires Daunou et Chénier. Mais cette histoire ne verra jamais le jour.
28 de Chasseboeuf C.-F., comte de Volney, Leçons d'histoire prononcées à l’École Normale [1795], édition de 1826 conforme aux Leçons prononcées à l’École Normale en 1795, Sixième séance, p. 601-602.
29 Bayard de la Vingtrie F., Discours sur la nécessité d'écrire républicainement l'histoire, lu à la seconde séance publique du Portique républicain, le 17 vendémiaire an 8, Paris, Catineau et Rat, an VIII, p. 13.
30 Voltaire, « Histoire », Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, VIII, 1750, p. 223.
31 de Toulongeon F.-E., op. cit., V, p. 283.
32 Pagès F.-X., op. cit., I, Introduction, p. 11.
33 Blanc L., Histoire de la Révolution française, 1862, XII, 16, p. 606-607.
Auteur
IHRF – UMS 622 – CNRS – EA 127
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