Violence et société dans le duché de Milan
Les requêtes de grâce adressées au Sénat (1588-1590)
p. 89-111
Texte intégral
1Les suppliques de grâce adressées aux autorités du duché de Milan à la fin du xvie siècle se présentent comme des sources d’archives complexes qui peuvent constituer la base d’une étude se rapportant autant au domaine de l’histoire institutionnelle et politique qu’à celui de l’histoire sociale, à travers les éléments qu’elles proposent concernant les différentes formes de violence et de criminalité. Répondant à une typologie précise, tant sur le plan de la forme que sur celui de la rédaction, les juristes ayant progressivement défini les éléments et les formules qui contribuent à la validité du document, les suppliques sont rédigées par un notaire, garant de l’« instrumentum », de la validité du document et de sa conformité aux pré-requis des instances judiciaires. Cependant, chaque texte se présente avant tout comme le récit détaillé d’un crime ou d’un délit, le suppliant, qui participe à la rédaction de la requête, étant la principale source d’information. Du nom, du lieu de résidence et de la profession du criminel, en passant par les motivations de son crime et l’acte, jusqu’à sa réaction face à l’enquête et à la condamnation : les précisions apportées par ce type de document sont autant d’éléments essentiels à l’évaluation et à la compréhension des manifestations de la violence dans la Milan espagnole de la fin du xvie siècle. Et, au-delà des nombreux aspects socio-économiques que révèle l’étude de ces sources, transparaît la personnalité de chaque délinquant et, ainsi, une esquisse de psychologie criminelle. En établissant une véritable géographie et typologie des violences dans la Lombardie de la fin du xvie siècle, les sources rendent compte que la société et la criminalité entretiennent un rapport symbiotique. Ces deux notions apparaissent comme inaliénables, puisque les structures de la société déterminent les situations et les circonstances dans lesquelles survient le crime. Le criminel faisant partie intégrante de la société, son crime est révélateur de certains aspects sociaux et de son évolution politique, judiciaire et culturelle. La justice et ses instruments, nouveaux garants de l’ordre et de la normalisation sociale, participent des rouages régissant violence et société.
2Sur le plan social, la violence peut menacer ou faciliter les rapports interrelationnels et apparaît, ainsi, à la fois comme une transgression et une valeur prônée, en fonction de ses circonstances et de sa nature. Le crime est, par définition, en rapport étroit avec la notion de norme, puisqu’il se situe, pour l’État, en dehors de toute norme ou loi judiciaire comme une transgression de celle-ci, et il peut, de manière contradictoire, s’expliquer par la volonté de préserver une norme sociale ou de défendre les valeurs d’un groupe. Par là même, la violence et le crime, que l’on peut tenir pour l’expression de la violence, s’articulent à travers les notions d’exclusion et d’intégration : exclusion sociale et judiciaire, à laquelle ils peuvent donner lieu, par le biais d’une forme institutionnalisée d’exclusion (le ban), ou intégration au groupe facilitée par le crime, lorsqu’il s’agit d’un crime d’honneur ou d’une vengeance nobiliaire. La grâce apparaît comme une forme de réintégration sociale, le pendant du bannissement étatique et social. Les formes les plus fréquentes de crimes reflétant les formes les plus fréquentes de relations sociales, il convient de déterminer les différents types de violence selon les groupes et les différents types de structures sociales, puis de définir une typologie des formes de criminalité, afin de tirer de nos sources des informations d’ordre social. Il ne s’agit pas, ici, d’évoquer les violences aristocratiques, lesquelles sont presque totalement absentes de nos sources, car elles répondent à une forme spécifique – la « faida » – en raison même de la structure de cette classe sociale qui nécessite une gestion directe du souverain et du Gouverneur, détenteur du pouvoir de la grâce. Au contraire, la criminalité populaire donne à voir de nombreux éléments qui permettent d’évaluer le rôle de la violence dans la société lombarde à la fin du xvie siècle.
La violence populaire comme révélateur des structures sociales
3La criminalité populaire constitue une part importante des violences commises à la fin du xvie siècle, mais répond à des mécanismes socio-économiques et psychologiques spécifiques. Afin de déterminer une typologie des criminels issus des classes populaires, urbaines ou rurales, il convient en premier lieu de distinguer la criminalité « professionnelle » de la criminalité « occasionnelle ». Le premier groupe est formé par ceux qui mènent une vie de hors-la-loi et qui consacrent leur existence à l’organisation de méfaits, autant contre les particuliers que contre l’État, car ils ne respectent pas les nombreux décrets que celui-ci édicte. Peuvent donc être inclus dans cette catégorie les nombreux pauvres qui, vivant en ville, subsistent grâce au vol d’objets de luxe, et, à la campagne, grâce au vol d’objets usuels, la proximité avec les classes dirigeantes leur permettant d’observer les habitudes de leurs futures victimes et d’organiser le cambriolage ou le larcin. Cette catégorie est étoffée par le groupe de ceux appelés de bandits, qui se confondent souvent avec les braves et vivent généralement aux frontières, car ils sont bannis de l’État pour une quelconque activité criminelle. Il est nécessaire aussi de citer les contrebandiers et les fraudeurs qui apparaissent, parallèlement aux décrets de limitation des exportations de vin ou de grain hors du territoire.
4Les suppliques de grâce suivent une forme très précise, scandée par des formules juridiques normatives. Certaines, plus personnalisées, se distinguent par une connaissance très fine des institutions judiciaires de la part du suppliant : il s’agit alors, le plus souvent, d’un individu récidiviste, voire d’un criminel professionnel, habitué aux subtilités de la justice lombarde à laquelle il a déjà eu à faire pour un crime souvent moins grave ou, parfois, similaire à celui pour lequel il demande la grâce. Certains individus récidivistes ont même été graciés pour des délits précédents. Sur la totalité des suppliques de grâce étudiées (146), il y a sept requêtes de la part de récidivistes. La plupart d’entre eux ont des antécédents judiciaires relatifs à des délits mineurs (blessures, blasphèmes, vol), une minorité ayant déjà été condamnée pour homicide. Deux requêtes se distinguent des autres, car elles font suite à des évasions de prison, avec coups et blessures sur les gardiens. Il est alors intéressant de voir que, dans ces deux cas, les suppliants ont été incarcérés pour homicide et d’autres délits mineurs, mais surtout, qu’ils justifient leur fuite avec une mauvaise foi flagrante ; certains incarcérés en fuite précisent qu’ils ont trouvé la porte de leur cellule ouverte, malgré le témoignage contraire du gardien blessé. Le cas de Benedetto Piantino est riche en informations relatives à l’état d’esprit de ces récidivistes et à leur rapport avec la justice1. Benedetto Piantino a été l’objet de six enquêtes pour blessures, insultes, assistance à des rixes, vol d’eau, compagnie à un bandit et, finalement, homicide, pour lequel il demande la grâce. Selon lui, « ces imputations sont légères et peu importantes », puisque chaque fois il « a été libéré, car jugé innocent ». Néanmoins, elles sont révélatrices du tempérament querelleur, voire violent, du sujet qui semble être un fin connaisseur des milieux criminels et, partant, des procédures judiciaires visant à atténuer les peines. En effet, le suppliant commence sa lettre en se déculpabilisant de la plus grave imputation, l’homicide en rixe, qui lui a fait « pâtir d’une condamnation injuste » : il « n’aurait rien à voir avec cette affaire » et il n’a pas comparu au procès, car il n’aurait pas eu « nouvelle de l’enquête, sinon il se serait défendu d’une telle injure par voie de justice ». Insistant toujours sur sa prétendue innocence, il poursuit d’une façon qui prouve sa large connaissance des mécanismes de justice : se disant acteur secondaire de la rixe et, donc, n’ayant pas donné le coup fatal, il rappelle avec malice un décret du Sénat « qui dispose que pour les homicides ou blessures advenus en rixe, ne peuvent être condamnés que les principaux protagonistes et ceux qui ont mortellement blessé la victime, et que les autres ne sont pas condamnés ». Il insiste sur la rigueur excessive de la justice, en rajoutant qu’elle « a déjà de nombreuses fois été réputée excessive, lorsque celui qui a aidé à la rixe a été mis en examen ». Cette phrase apparaît comme une discrète attaque contre le Sénat, qui se fonde dans les formules parfaitement exprimées de la lettre de requête de grâce. Cette supplique, la plus longue de notre échantillon, mais la plus complète (tous les documents requis sont joints), exprime la grande connaissance des procédures et des lois de la part de ce suppliant qui, pourtant, n’a pas moins de six condamnations à son actif. Si le récidiviste a peu de chances de recevoir la grâce, il reste néanmoins un suppliant « parfait » qui connaît, de par son passé criminel, les rouages de la justice et les formules prescrites dans les requêtes. À la catégorie des criminels professionnels et récidivistes s’oppose celle des criminels « occasionnels », composée de ceux qui recourent au crime occasionnellement et souvent inopinément, en proie au désespoir ou à la colère, mais qui ne se considèrent pas comme de réels criminels. Ce sont ces hommes, ces femmes et ces enfants que l’on retrouve majoritairement dans les requêtes de grâce.
5Qui sont ces criminels occasionnels issus des classes populaires ? Suppliques et lettres de grâce rendent compte d’une masse de pauvres ruraux : paysans, meuniers, bergers, mesureurs d’avoine, ainsi qu’une multitude de membres des basses couches de la société citadine – petits artisans (tailleur, cordonnier…), boutiquiers, serviteurs d’une maison noble ou d’une auberge. La part de ceux dont la profession exclut toute sédentarité n’est pas à négliger : soldats pauvres, bateliers et commerçants itinérants, miséreux reconnus comme tels, vagabonds. Cependant, la catégorie se rapportant aux personnes sans métier précis est encore plus importante. Il y a quelques individus exerçant une profession libérale, notamment un gestionnaire de fonds. Qu’ils soient récidivistes ou prétendument innocents, tous sont aux prises avec la justice et recourent à la grâce, dans la grande majorité des cas pour des violences sur la personne : une agression avec blessures, une injure, un rapt, mais le plus souvent, un homicide, « absae anima deliberata », survenu au cours d’une rixe ou après des voies de paroles. Les délits, c’est-à-dire le non-respect des décrets édictés par le Gouverneur, et les crimes contre la propriété sont secondaires, quoiqu’ils ne soient pas absents du système des grâces sénatoriales. En se fondant sur les professions, la provenance des suppliants et le lieu des délits, il est possible de constater qu’il y a une légère supériorité des crimes commis en milieu urbain (Milan, mais aussi les villes secondaires du duché, Crémone, Alessandria, Pavie, Lodi…) sur ceux perpétrés en milieu rural, même si la criminalité urbaine et la criminalité rurale possèdent des caractéristiques diverses. Si les villes citées, à l’exception de Milan, ne sont alors que des petits centres urbains ou des gros bourgs, elles possèdent néanmoins les traits des milieux citadins comme la présence de certains corps de métiers ou la grande mixité sociale : la présence traditionnelle d’une noblesse urbaine est confrontée à l’accueil croissant, en raison des conjonctures économiques néfastes de cette époque, de miséreux et de vagabonds. La population y est plus dense, et les tensions politiques et sociales plus exacerbées, d’où l’importance des violences. Ensuite, considérant le regain des actes violents contre les personnes à la fin du xvie siècle, il est intéressant de mesurer la part des crimes commis par des soldats. La Lombardie est alors le théâtre de nombreux passages d’armées étrangères et de mercenaires, comme le prouvent les nombreuses plaintes collectives et demandes de paiement suite à l’installation de soldats sur des terres privées, qui figurent dans les sources étudiées2. De plus, de nombreux soldats lombards restent, après la fin des guerres, désœuvrés, prennent dès lors le statut de « braves », hommes d’armes s’engageant auprès des seigneurs comme hommes de main et acquièrent une réputation fondée de criminels protégés contre lesquels les gouverneurs successifs édictèrent de nombreux décrets. Il n’est sans doute pas inutile de rappeler la part prépondérante prise par de tels hommes dans chaque entreprise criminelle, qu’elle soit organisée ou spontanée, décrite dans le grand roman historique d’Alessandro Manzoni, I promessi Sposi3 ! Ce grand nombre de soldats de passage ou désoccupés participe sans doute de cette augmentation des actes de violence et des crimes propres à la fin du xvie siècle.
6L’issue des démarches judiciaires, comme le recours à la grâce, pour cette multitude de personnes de basse, voire de vile condition, prise entre les rouages de la justice, pourrait sembler moins favorable que pour les coupables issus d’une noble ou grande famille… Cependant, la fréquence des grâces concédées tend à prouver le contraire : la justice lombarde du xvie siècle n’est pas plus coercitive et sévère avec les miséreux qu’avec les nobles. Elle respecte les peines prévues pour chaque délit et prend en compte, dans la mesure de la légalité du document, les fois de pauvreté du suppliant. Cette démarche s’inscrit dans la recodification pénale propre au début de l’époque moderne qui cherche à intégrer au système la notion d’égalité face à la justice. Néanmoins, il reste indéniable que la situation d’un pauvre ou d’un miséreux, une fois commis le crime ou le délit, s’annonce plus difficile, voire dramatique. Il s’agit alors pour lui de se présenter devant la justice, d’assumer les frais de défense, de payer parfois une peine pécuniaire, de supporter les affres de l’incarcération, dans des prisons le plus souvent vétustes et insalubres4, ou les châtiments corporels prévus par une éventuelle commutation de peine en cas d’impossibilité de paiement d’une amende. Ou, comme c’est souvent le cas, il peut choisir de s’éloigner de la ville, voire de l’État, et d’être condamné par contumace. Se profilent ainsi, pour lui, la condition hasardeuse de bandit et l’éloignement de sa famille, laquelle, dans la plupart des cas, ne peut plus, en l’absence du chef de foyer, subvenir dignement à ses besoins. Si la plupart des suppliants ont été condamnés en contumace, une part réduite des requêtes a trait à des condamnés qui purgent une peine de prison ou sont incarcérés dans l’attente de l’application de leur peine, ces derniers utilisant une procédure de grâce particulière, après la visite en prison de deux sénateurs qui jugent de la « graciabilité » du condamné. Sur le plan judiciaire, il est intéressant de voir comment la pauvreté officialisée du suppliant peut participer de manière institutionnalisée et normalisée à la clémence des juges. En effet, sur 146 requêtes de grâce étudiées, dix-sept précisent qu’elles sont accompagnées d’une foi de pauvreté du suppliant, validée par un notaire privé ou un actuaire. Une supplique est même accompagnée d’une foi de « misérabilité5 ». L’ensemble représente un total de 11,6 %. Ces fois rendent officiel le statut de misérable du suppliant. Pour celui qui ne peut pas payer les frais d’un procès, la fuite et la condamnation en contumace restent la seule issue, la grâce n’étant pas un recours que tous peuvent se permettre.
7L’homicide en rixe, survenu « absae anima deliberata », est le délit le plus fréquent, puisqu’il représente plus de 84 % des requêtes de grâce. Non que cette prolifération soit représentative de la criminalité générale dans la Lombardie de la fin du xvie siècle, la nature de nos sources expliquant la prépondérance de ce type de délit. Dans un premier temps, la gravité de l’homicide et l’ampleur de la peine prévue – condamnation à la potence ou amputation de la tête, doublée d’une confiscation des biens – justifient une requête de grâce : la peine de mort est une perspective moins supportable que les châtiments corporels, la peine pécuniaire ou la prison. Dans un second temps, si l’homicide en rixe, non prémédité, est largement représenté, c’est en raison de la plus grande tolérance des instances qui délivrent la grâce pour ces homicides arrivés inopinément au cours d’une querelle, tolérance institutionnalisée par les différents textes qui régulent le pouvoir et le système de la grâce, mais aussi normalisée par la pratique, la jurisprudence et l’arbitraire des juges. L’homicide non prémédité est une condition à l’octroi de la grâce. D’où, par ailleurs, cette volonté manifeste dans les suppliques de présenter l’homicide comme un fait casuel ou parfois même forcé, à travers l’usage de notions telles que l’inimitié ou les fêtes, qui fournissent des informations sur les structures sociales. Car les rixes et les violences se produisent souvent non sans raison, mais dans un contexte social ou psychologique précis : en particulier, lors de fêtes qui voient la consommation d’alcool prendre de l’ampleur et sont propices à la violence interpersonnelle. Bals publics ou fêtes privées sont alors l’occasion d’une exaspération des rancœurs, amplifiée par une consommation de vin qui pousse au geste fatal, mais qui peut, dans certaines suppliques, justifier en quelque sorte le crime ou, du moins, l’expliquer. L’homme en état d’ébriété était tenu par les juristes pour incapable d’utiliser sa raison et pouvait donc bénéficier d’une certaine clémence.
8Une nuit de février 1588, Alessandro Maiano, Antonio Maria Fasolo et Fabrizio Marco, tous mariés et pères de famille, se retrouvent chez une certaine Isabella Possa à Lodi pour danser et jouer du luth6. Après avoir dansé avec quelques jeunes filles, notamment avec « Speranza Biscaglia, aimée de Danese Mariscotto, serviteur de Thomaso Carparo », la joyeuse bande sort « sur la voie publique de Lodi et en vient aux armes avec ledit Danese », qui meurt d’une série de blessures. Tous trois sont condamnés en contumace par le podestat de Lodi à mort et à la confiscation des biens. Il est intéressant de voir que dans leur supplique, le crime, survenu dans des circonstances particulières sous-entendues, puisqu’il est facile de supposer que la jeune fille aimée du défunt a dû faire préalablement l’objet d’une controverse amoureuse entre les parties, est justifié : « le cas est le fruit du hasard et les suppliants ont perdu le peu de facultés qu’ils avaient. » Aussi une consommation abusive d’alcool serait-elle aux prémisses de la rixe et utilisée, afin de provoquer une plus grande indulgence des juges et des instances qui octroient la grâce en présentant le geste comme un fait non voulu, causé par un état second. Voici un autre exemple encore plus explicite : alors que le cordonnier Gio Maria Bregolondo dîne à l’auberge du Maure, à Lodi encore, le soir du 24 janvier 1588 avec, entres autres, son compagnon et ami Giacomo Borrano, une rixe éclate lors d’une partie de cartes qui suit le repas7. Giacomo s’empare du chandelier pour frapper son ami, éteignant ainsi la bougie, et Gio Maria sort son poignard et frappe sans rien voir. Condamné à la prison à vie par le podestat de Lodi après la mort de Giacomo, le suppliant insiste, dans sa requête pour obtenir la grâce, sur la rémission obtenue par la femme et les héritiers du mort, la foi démontrant sa bonne réputation, et, enfin, moins classique, sur le fait que « l’homicide est advenu en rixe et était le fruit du hasard, et que le mort et le suppliant étaient amis et se trouvaient réchauffés » par Maria, le vin figurant explicitement comme un élément qui a causé le crime et est censé favoriser l’obtention de la grâce.
9Un autre facteur important peut être à l’origine de la rixe : l’inimitié qui, au-delà de sa compréhension psychologique, pose le problème des relations sociales. Celle-ci peut créer des réseaux d’alliance contre le même « ennemi » et expliquer le phénomène des factions ; elle participe donc à la complexité des rapports sociaux. Mais surtout, exaspérée par un événement quelconque, elle est souvent la cause d’un conflit, ou sa conséquence, et aboutit quelquefois à un homicide suite à une rixe. L’inimitié s’articule souvent avec le crime « de voisinage », la proximité étant sans doute une cause de tension sociale. Tel est l’exemple offert par Battista Roncalio, condamné par le juge du Maléfice de Crémone, le 17 août 1582, en contumace à la peine capitale et à la confiscation des biens pour le double meurtre de Paolo et Antonio de Cassetti8. La supplique de grâce précise qu’il « y avait inimitié entre Antonio et Paolo, père et fils de Onelda de Cassetti et Matteo, Battista et Cesare, père, fils et frère de Roncalio, à cause desquels elle est mentionnée dans le procès fait par le podestat de Castillione ci-joint. » Malheureusement, il n’est pas possible de connaître le contenu exact de ce procès, car la source n’est que la copie de chancellerie de la supplique et ne contient donc pas les documents joints originellement. Cependant, il est possible de savoir que le gendre de Matteo Roncalio surprend les Cassetti en train d’irriguer leurs champs et les accuse du vol de l’eau utilisée. Il ameute ses parents qui se présentent avec des armes à feu : suivent la rixe et le double meurtre dont on a parlé. Si Battista obtient la paix et la rémission, il précise aussi dans la supplique que « le cas était inopiné, fruit du hasard et advenu pour des causes nouvelles ayant comme précédent l’eau ». Aussi, les causes d’un précédent procès pour la propriété de l’eau, peut-être d’une source, expliquent-elles une possible inimitié allant jusqu’au meurtre, la proximité des protagonistes exacerbant la haine.
La criminalité juvénile et féminine : normalisation de la violence et déviance sociale
10La criminalité des enfants et des femmes, qui fait partie intégrante de la criminalité populaire, pourrait paraître marginale en raison de la prépondérance à la fois de la criminalité populaire classique et du phénomène économique, social et politique qu’est la criminalité aristocratique. Ces groupes de la société d’Ancien Régime semblent plus faibles et plus fragiles face à une justice d’État centralisée qui requiert une compréhension de ses rouages ou une aide notariale et juridique souvent payante –, donc peu enclins à profiter de l’instrument du droit qu’est la supplique de grâce. En outre, ces groupes sont soumis à d’autres entités de contrôle social que la justice d’État, parmi lesquelles la famille, le voisinage et la parentèle qui prenaient une plus grande importance que pour les hommes. Ils n’apparaîtraient, ainsi, que peu souvent dans les sources étudiées… Cependant, nos recherches révèlent une réalité différente, notamment en ce qui concerne la criminalité juvénile qui prend une ampleur surprenante dans l’éventail des types de violences et de criminels qu’il est possible d’énumérer.
11La criminalité juvénile se présente comme une image de la réalité criminelle dans la Lombardie espagnole à la fin du xvie siècle, réalité marquée par des homicides, des coups et blessures, des vols, des viols et des ports d’arme abusifs. Ainsi, tous les degrés de l’échelle de gravité des délits sont représentés, la criminalité des enfants étant peu différente de celle des adultes. Tel est l’exemple offert par Benedetto Pattillano, âgé de 15 ans à l’époque où il commet un homicide en rixe contre son ami Cesare Gambalaita9. Le récit du crime relaté dans la supplique est calqué sur celui du document de l’enquête et stipule que les deux adolescents, en mars 1580, en seraient venus aux mains et aux armes – l’objet du crime ayant été le poignard du suppliant –, après des voies de paroles survenues pour une raison inconnue et la fuite de Cesare que Benedetto poursuit et assassine sur le parvis de l’église Santa Maria della Scala à Milan. Le lieu même du meurtre, l’église étant un asile ecclésiastique pour toute personne menacée par l’État ou par un privé, laisse imaginer la volonté de la victime d’échapper à son poursuivant. Cependant, dans la suite de la supplique, le condamné se dit innocent et dément cette version des faits : la victime aurait été blessée, et donc tuée, par Camillo, le frère du suppliant, qui s’était déjà plaint du bruit que faisaient les deux jeunes gens en chahutant devant chez lui. S’étant présenté aux autorités et affirmant être innocent, Camillo a été relâché. L’accusation s’est alors portée sur Benedetto, condamné à mort et à la confiscation des biens en contumace. Les termes de la condamnation sont les mêmes que pour les autres cas d’homicides figurant dans les sources, dont l’auteur est un enfant ou un adolescent, et peuvent surprendre par leur sévérité, mais aussi par la seconde partie de la condamnation : la confiscation de biens que l’enfant ne possède certainement pas. La peine correspond à celle prônée par les normes judiciaires, malgré l’attention portée par certains juristes comme Giulio Claro à la nécessité d’une atténuation de la peine pour les jeunes de moins de 25 ans10. Quant à la confiscation des biens, elle révèle que, même si le cas sort de l’ordinaire, la sentence prévue par les Nuove Costituzioni, texte de compilation des lois et décrets, véritable arme juridique de l’État centralisé, est appliquée de manière automatique et uniforme contre l’avis de nombreux juristes. Afin d’expliquer cette fréquence des actes de criminalité juvénile, il convient de souligner l’existence de trois schémas types de délits, dont l’auteur a moins de 20 ans. Tout d’abord, le vol et les délits mineurs semblent l’apanage de jeunes issus de familles pauvres : Giovannino de Fadini, âgé de 16 ans au moment de l’envoi de sa supplique, enregistrée le 1er juin 1588, est en prison pour avoir commis un homicide en rixe11. Si la condamnation à l’incarcération paraît avoir été atténuée par le jeune âge du coupable et par les circonstances inconnues du crime – c’est ici le seul cas de condamnation atténuée trouvé dans les sources –, le parcours du jeune garçon apparaît comme atypique, puisqu’il a déjà été condamné pour port d’arme abusif, ayant été trouvé à cinq heures du matin dans le quartier de Porta Nuova à Milan avec un poignard « contre le décret de S. E. », mais aussi pour le vol de certaines plantes aromatiques. Libéré pour ces délits, il cherche à obtenir la grâce pour la condamnation pour homicide en se déclarant comme « très pauvre ». À travers l’éventail des violences commises par les deux jeunes hommes, il est intéressant d’insister sur la ressemblance de leurs comportements criminels avec ceux des adultes, sur le plan à la fois des types de crimes perpétrés et de la réaction face à la justice, Benedetto, condamné en contumace, ayant choisi de fuir l’État. Quant aux occasions de violences entre enfants, elles résultent souvent d’un jeu ou d’une plaisanterie qui tourne mal : la violation d’une règle ou un geste malheureux peuvent déterminer la rixe et ses inévitables blessures. C’est le cas, par exemple, pour Alberto de Rossi, âgé de 15 ans qui, à trois heures du matin, se trouve avec des amis dans la rue12. Les jeunes gens « s’amusent à réciter des comédies et à plaisanter. » Ils en viennent à se battre par jeu et le jeune homme tua de manière non délibérée son ami Paolo Tetone. La violence peut aussi être le fruit d’une imitation du monde des adultes. Tel est le cas d’Alessandro Sogagnano, originaire du territoire de Parme, âgé de 15 ans, qui aurait délibérément tenté d’assassiner Bernardo Gualtero13. La victime échappe à la mort, mais la tentative ayant été commise en groupe rappelle que la formation de cette bande de jeunes garçons dans un but criminel pouvait s’apparenter aux groupes de braves, phénomène très présent dans la Lombardie espagnole.
12À l’instar de la criminalité juvénile, la criminalité féminine se présente comme une facette de la réalité des violences dans la Lombardie de la fin du xvie siècle. Cependant, elle se distingue d’abord par sa rareté : en effet, sur l’ensemble des sources – suppliques et lettres de grâce confondues –, il n’existe que trois cas de femmes délinquantes, l’équivalent de 1,4 % de la totalité des suppliants étudiés. Ensuite, force est de constater que les types de crimes perpétrés par les femmes sont différents de ceux commis par les hommes : dans deux cas sur trois, il s’agit d’homicides involontaires suite à un jet de cailloux, geste exceptionnel exprimant une colère non contrôlée, en aucun cas une violence féminine ordinaire ou une volonté réelle de meurtre. Si ce geste reste représentatif d’une violence banalisée de la société, la nature de l’arme utilisée en fait une réaction de fureur spontanée et un homicide non prémédité. Le troisième cas se distingue par l’ambiguïté des événements rapportés et exprime la complexité des rapports entre la femme, la société et la justice sous l’Ancien Régime. Quel est, dès lors, le rapport des femmes, dont le comportement est considéré comme déviant par la société elle-même, cette dernière se présentant comme le juge suprême de l’honorabilité et de la conduite féminine ? Lorsqu’il ne s’agit pas d’homicide ou de crimes « atroces » qui sont assumés par la justice d’État, la gestion de la délinquance ou de la déviance féminine semble être ainsi confiée à des instances infrajudiciaires, la société ou la famille étouffant et réglant elles-mêmes le problème.
13Caterina de Gattinoni, protagoniste de l’un des deux cas de violence, est mise en examen, puis condamnée « à la peine capitale et bannie » du duché de Milan par le podestat de Lecco au printemps 1589, car elle blessa par un jet de cailloux un certain Pedro Invernitio, lors d’un litige entre celui-ci et le mari de la suppliante au sujet d’une source14. Elle précise, dans sa supplique, qu’elle a accompli ce geste par autodéfense sans « l’accord de son mari contrairement à ce qui a été écrit dans l’enquête ». Ces premiers éléments soulignent, d’abord, la dépendance de la femme d’Ancien Régime par rapport à son mari, puisque Caterina, afin de protéger son époux de la Justice, le déculpabilise en insistant sur ce geste de violence qu’elle a réalisé de manière indépendante, ce qui est apparu à l’origine invraisemblable au podestat ayant mené l’enquête. Ensuite, il est possible de remarquer la grande sévérité de la justice : Caterina est, en effet, condamnée à la même peine capitale que si son geste avait causé la mort de Pedro et est bannie de l’État. Si nous pouvons parfaitement imaginer un homme, banni, rejoindre un groupe de bandits ou vivre chez des parents dans un autre État, il semble, en revanche, plus difficile pour une femme de quitter sa patrie et sa famille, Caterina indiquant qu’elle avait quatre enfants. Ayant obtenu la rémission de l’offensé, et malgré la sévérité de l’instance qui l’a jugée par contumace, Caterina fut graciée par le Sénat de Milan le 27 mars 1590, environ trois mois après l’enregistrement de sa supplique par le Fisc. L’anomalie de sa condamnation à la peine de mort est ainsi corrigée par le système de la grâce.
14La supplique de Caterina Sormana se distingue par son originalité et par la complexité des rapports sociaux et juridiques qu’elle laisse entrevoir : la femme y apparaît comme broyée par la rigueur de normes sociales qui placent la notion de l’honneur au sommet de l’échelle des valeurs15. Dans ce cas, il est intéressant de considérer de quelles façons les règles dictées par la société sont utilisées par la justice de l’État pour défendre le principe traditionnel de l’honneur que la jeune femme aurait bafoué. Caterina Sormana, âgée de 22 ans et au service de la femme du podestat de Mandello, est en effet condamnée par celui-ci à être fouettée en public. Alors qu’elle envoie sa supplique au Sénat milanais, elle est en prison, dans l’attente de son supplice. Quelle loi Caterina aurait-elle enfreinte pour être soumise par son propre patron à un châtiment corporel infamant16 ? Sa supplique décrit avec des termes émouvants sa mésaventure, ce qui laisse deviner la grande participation de la jeune femme à la rédaction de la requête. La plupart des requêtes, écrites avec l’aide d’un notaire, suivent, en effet, un schéma type qui ne manque pas de dépersonnaliser la supplique. Les malheurs de Caterina commencent, lorsqu’elle est « violée par Baldassar della Torre, du bourg d’Assio, avec le prétexte de la prendre pour femme, si elle se donnait charnellement, l’infortunée consentit et tomba enceinte. » Ces prémisses placent le crime de Caterina sous le signe du déshonneur, puisqu’elle devient fille-mère à la suite du viol. En dépit de son état de victime, la jeune femme porte préjudice non seulement à sa famille, mais aussi à celle de son patron. Elle a conscience de sa faute et des conséquences possibles, c’est la raison pour laquelle, voyant que Baldassar ne tenait pas sa promesse, Caterina, conseillée par des femmes pieuses, redoutant le déshonneur et la colère de son patron, abandonne son enfant, car la condition de fille-mère est alors déshonorante, voire infâmante, donc inenvisageable. Malgré le manquement de la jeune femme à une valeur clef de la société d’Ancien Régime, une solidarité villageoise (et féminine) se met en place, afin de lui éviter le pire. Ainsi la communauté, par sa structure et sa hiérarchie – les femmes pieuses qui conseillent Caterina sont certainement des femmes respectées du village, peut-être faut-il même y inclure l’épouse du podestat –, tente de régler cette difficulté de façon infrajudiciaire, puisqu’elle peut rejaillir négativement sur l’ensemble de la société. Cependant, le podestat, informé de l’affaire et estimant qu’il lui a été fait injure, puisque l’infamie se serait produite au sein de sa maison, décide d’utiliser son droit de porter plainte et d’user de ses prérogatives judiciaires pour punir la jeune femme, quoiqu’il lui concède sa rémission. Dans la supplique, Caterina fait preuve de clairvoyance au sujet des conséquences de cette punition publique et, partant, de l’importance de l’octroi de la grâce sur son futur. Dans l’intention de gagner la clémence du Sénat, elle déclare qu’elle peut rester déshonorée par la condamnation tout le reste de sa vie et ne jamais trouver de mari à cause de cette infamie et doit, donc, entrer au couvent. Surtout, elle se déculpabilise de l’abandon de l’enfant, en affirmant qu’elle pâtira toujours de la promesse non tenue, et qu’elle a abandonné la créature pour la sauver comme le montre le lieu d’exposition [une église]. Le Sénat a-t-il donné suite à cette touchante supplique ? Rien ne permet de le savoir. Toutefois, il reste un document qui fournit des éléments importants, notamment sur la compréhension des liens existant entre la justice et l’infrajustice : dans ce cas, la justice élargit son champ d’action en s’occupant d’une affaire d’honneur censée rester dans la sphère du privé ou de l’infrajudiciaire.
Les violences domestiques et familiales : vers une gestion publique des violences privées
15Les maisons privées sont aussi le lieu de drames familiaux ou domestiques qui présentent des caractéristiques différentes de celles survenues sur la voie publique ou dans les auberges, mais qui n’en sont pas moins représentatives de la sociabilité d’Ancien Régime. Tout lien, qu’il soit familial, social ou professionnel, fait ressortir une solidarité de groupe, de corps ou de réseau. Le corps familial, dans son sens restreint ou élargi, peut être, en effet, le théâtre de tensions parfois exacerbées, souvent en raison du caractère violent ou dégénéré de l’un de ses éléments qui transgresse la norme sociale, non écrite, mais sous-entendue et connue par tous. Si le crime et ses raisons sont caractérisés par leur caractère intime et privé, ils n’en sont pas moins portés devant la justice criminelle, devenant ainsi une affaire publique, puisque l’homicide demeure une double transgression à la loi naturelle et à celle dictée par l’État. Nos sources offrent peu de cas de ce type, mais, pour tous, le délit en question est un homicide. Il est possible d’avancer, en effet, que les délits mineurs (par exemple, les vols) sont réglés de manière privée, dans un sens strict ou par un notaire civil, l’homicide étant au contraire pris en charge par la justice criminelle. Le caractère privé du conflit à l’origine du crime paraît toujours plus difficile à entretenir en raison de l’investissement croissant de l’État et de la justice dans la sphère privée et dans les traditionnels réseaux de solidarité familiale et de voisinage.
16Les crimes dits « domestiques » ou perpétrés au sein de la maisonnée, considérée dans une acception large, concernent des rapports de hiérarchie parfois difficiles et contestés entre maîtres et serviteurs. Si l’agression du patron sur son serviteur est un phénomène fréquent dans l’Europe préindustrielle, elle est toutefois peu exposée dans le domaine public, puisque les normes écrites reconnaissent souvent le droit du patron à imposer sa discipline par la force17. Néanmoins, il s’avère intéressant d’en proposer une analyse, puisqu’ils impliquent la rupture d’un lien hiérarchique et, en conséquence, la transgression d’un lien d’appartenance à une famille, à un groupe. Plus qu’une norme sociale admise, ils transgressent aussi une loi interne à la maisonnée, dont l’équilibre repose sur la suprématie du maître et, parallèlement, sur l’obéissance du serviteur, duquel dépend également la réputation de la maison, à laquelle il fait partie. Si l’on reprend l’affaire Caterina Sormana, il est possible de constater, par exemple, que l’erreur de la jeune servante peut entacher à la fois sa réputation, celle de sa famille et l’honneur de son patron, grand notable du bourg où il exerce la fonction de podestat18. Il estime qu’une injure lui a été faite, puisqu’il décide de conduire la jeune femme en justice et n’hésite pas à la faire mettre en prison. Non seulement le rapport hiérarchique, mais aussi la norme sociale ont été, dans ce cas, brisés : la servante a porté le déshonneur et la honte sur la maison de son maître qui, étant podestat, n’a pas manqué d’utiliser ses pouvoirs judiciaires, conférés par l’État central, pour intervenir de manière publique dans cette affaire qui aurait pu être réglée discrètement.
17Mais qu’en est-il, lorsque c’est le maître qui commet le délit, voire le crime, au préjudice de son subalterne ? Lorenzo Bossi est mis en examen le 17 juillet 1587 par le podestat de Lodi et, ensuite, condamné en contumace à l’amputation de la tête et à la confiscation des biens pour le meurtre de Clemente Soflentino, serviteur de Giovanni Bossi, le père de Lorenzo19. Comment les faits sont-ils décrits dans sa supplique de grâce enregistrée en mars 1589 ? Le serviteur se trouvait dans un champ, près de la maison de son maître, gardait les bêtes et avait dans la main du pain qu’il mangeait. « Ledit suppliant lui dit : “Tu as pour mission de garder les bêtes, pourquoi manges-tu ?” Ce à quoi ledit Clemente répondit : “Je mange, parce que j’ai faim” ; et le suppliant répliqua qu’il ne voulait pas qu’il mange jusqu’à ce qu’il ait fini son travail. » Suivent des insultes proférées aussi bien par le serviteur que par le maître ; le suppliant s’éloigne et revient muni d’une barre de fer avec laquelle il frappe et tue le domestique trop impétueux. Ce fait confirme le rapport de force hiérarchique instauré, le jeune maître étant prêt à tout pour être obéi. Sans doute plus âgé, le serviteur transgresse cette norme, non pas en mangeant comme semble le croire le maître, qui paraît témoigner lui-même d’un caractère violent et tyrannique, mais en insultant le suppliant, son supérieur social et hiérarchique. Si l’un transgresse les règles sociales et la loi de la maisonnée, et en paie de sa vie, l’autre transgresse une loi de l’État, en commettant un homicide. Lorenzo Bossi est condamné à mort et banni, donc sévèrement puni, le serviteur restant protégé par la loi étatique qui, si elle s’insinue dans les affaires privées parallèlement à la construction de l’État moderne et à la centralisation des pouvoirs, cherche à garantir une justice égale pour tous les individus, quel que soit leur rang.
18Tout crime se produisant au sein d’une cellule familiale figure comme une transgression de normes et de liens à la fois naturels et sociaux. En effet, la famille, dans un sens élargi qui intègre les cousins, les oncles et les autres membres de la parenté, peut être à l’origine de la formation d’un véritable réseau de solidarité, comme c’est souvent le cas pour l’aristocratie. Le crime familial prend dès lors une ampleur et une gravité plus perceptibles, puisque se trouvent rompus non seulement le lien familial, mais aussi le lien social. Un cas de crime familial confirme l’idée que la transgression d’une norme sociale tacitement acceptée sert à justifier ou, du moins, à expliquer l’homicide du transgresseur. Gio Antonio Galiano, du bourg de Carate, banni depuis trois ans et demi au moment de sa supplique enregistrée par le Sénat en janvier 1589, relate ainsi les faits l’ayant poussé au meurtre de sa femme, Hocentina Cancia, laquelle est décrite comme une femme de mauvaise vie, qui ne se contentait pas de pratiquer de scandaleux adultères, mais qui était aussi la cause de la prostitution de nombreuses filles du village20. Son mari, « en bon chrétien », chercha à couvrir tous ces scandales en la remettant aux femmes du secours. L’épouse s’enfuit du couvent et mène une vie déplorable, selon les dires de son époux. Elle rentre chez elle un soir de janvier, après une longue absence, crie et insulte son mari qui, exaspéré, a « mis la main à son poignard avec lequel il lui fit plusieurs blessures et la tua ». Gio Antonio, qui précise qu’il n’a jamais commis d’autres crimes, foi à l’appui, se présente comme une « personne tranquille », afin que lui soit concédée la grâce. Le vocabulaire employé dans cette supplique pour présenter la victime s’oppose à celui qu’utilise le suppliant, lorsqu’il s’agit de parler de lui-même : son épouse est perçue comme une femme fautive et une maquerelle ; lui, comme un homme responsable et respectable. Aussi, Hocentina, tant sur le plan familial, puisqu’elle manque à ses devoirs d’épouse, que sur le plan social, puisqu’elle guide des jeunes personnes sur le chemin de la dépravation, est l’expression de la transgression des conventions. Marginalisée, elle apparaît comme la véritable coupable, celle ayant poussé son mari au meurtre : celui-ci peut d’autant plus facilement expliquer son geste et obtenir la grâce qu’il est, contrairement à son épouse, intégré à la société de la Contre-réforme.
19Force est de constater que, dans le cas des crimes familiaux, toute transgression sociale exagérée d’un membre de la famille peut être aussi insupportable que certains motifs de caractère privé pouvant pousser au meurtre. L’unité familiale est susceptible de se briser avec une transgression qui met en jeu l’honneur et la réputation de la maisonnée, même lorsqu’il s’agit de gens du peuple. La question de l’honneur et de sa préservation est un moteur de certaines violences réalisées au sein de la maisonnée ou de la famille, à l’instar des « faide » aristocratiques. Cependant, la valeur de l’honneur n’est pas l’apanage des grandes familles. L’homme du peuple, aisé ou misérable, se doit aussi de préserver son honneur et celui de sa famille dans une société d’Ancien Régime, dont les comportements sont dictés par des normes sociales, prônées par le catholicisme de la période post-tridentine qui consolide ces règles ou par les us et coutumes locaux. Face à cette société « d’inclusion et d’exclusion », qui se définit comme un ensemble de groupes (classes sociales, corporations, clientèles, factions, familles, parentés) et non d’individus, se construit et s’organise selon la puissance des solidarités existantes, l’honneur individuel et, partant, familial – l’individu étant perçu comme la composante d’une entité plus large –, apparaît comme la garantie de son intégration et de son intégrité sociales.
20Le meurtre de Hocentina Cancia perpétré par son époux Gio Antonio Galiano se présente comme l’exemple d’un crime d’honneur effectué au sein de la cellule familiale, afin que l’homme, son nom et sa famille conservent à la fois le mérite et la réputation. Nous avons vu comment l’« indignité » et le caractère asocial de la femme a poussé le mari à l’homicide, même si, dans ce cas, la colère et l’exaspération de l’époux constituent le véritable moteur du geste irréversible. De tels éléments se retrouvent, de façon moins équivoque, dans deux affaires d’infanticide, singulièrement regroupées dans nos sources comme s’il s’agissait de la même requête ou du même homicide, puisqu’elles ne sont séparées sur le registre de la chancellerie par aucune formule d’usage : les deux suppliques s’enchaînent sans transition, l’une après l’autre21. Les deux suppliants n’ayant aucun lien – l’absence de dates précises ne permet pas de prospecter un quelconque rapprochement entre les deux faits –, il est cependant possible de supposer que les suppliques ont été rassemblées en raison de la saisissante similitude des événements relatés. Il s’agit des requêtes de Zanettino Loccardo et de Gianetto de Leccardi, tous deux condamnés à mort et à la confiscation des biens pour les meurtres non prémédités de leurs filles respectives. L’arme utilisée s’avère être la même dans les deux cas : le couteau. Cet élément ramène le crime au sein de son cadre et de son caractère familial, la nature de l’arme en faisant un objet domestique du quotidien, loin des arquebuses et des autres armes d’assaut interdites par les bans du gouverneur, mais très largement présentes pour les crimes de taverne ou de rue. Cependant, l’arme du crime fait aussi de l’acte commis un geste spontané et imprévu, motivé par la colère de deux pères qui voient leur honneur bafoué. Les motifs et les rouages du meurtre sont décrits dans des formules quasiment identiques : les suppliants font « en rixe une blessure avec un couteau à leurs filles qui leur faisaient déshonneur. » Les deux jeunes filles, dont l’âge n’est pas indiqué, meurent à la suite de leurs blessures. La question de l’honneur revêt une grande importance, puisqu’elle pousse des pères de famille, sans aucun antécédent judiciaire, à assassiner leur progéniture : quoiqu’il n’y ait aucun élément qui puisse le certifier, il est permis toutefois de supposer que les deux jeunes filles ont dû déroger aux règles sociales (et religieuses) sous-jacentes, en fréquentant des jeunes garçons, la pureté et la chasteté féminine étant des conditions essentielles à un mariage honorable tout comme avantageux sur le plan économique pour la famille de la jeune fille. Ces deux suppliques, réunies en une seule, rend compte des implications relatives à la notion de l’honneur, régie par des intérêts à la fois sociaux et économiques, qui suppose une cohésion du groupe, ici familial, et une acceptation totale des règles sociales. Un autre élément de la requête de Zanettino Loccardo nous renseigne sur l’ampleur de cette notion qui ne touche pas seulement les hommes, mais aussi tous les membres de la famille. En effet, la supplique présentée au Sénat n’a pas été faite par le coupable, mais par « la malheureuse épouse dudit Zanettino et mère de la morte », qui « supplie humblement que soit fait grâce de la condamnation à son mari. » Si l’épouse se retrouve dans une situation familiale et financière difficile en raison de l’absence de son mari, qui a été condamné en contumace, elle n’hésite pas, néanmoins, à employer le mot de « déshonneur » dans la supplique. Elle semble même touchée autant par la faute que par la mort de sa fille.
21Ainsi il s’avère que tous reposent sur l’honorabilité ou sur la défense de l’honorabilité des femmes de la maison, qui sont souvent l’enjeu de la réputation de l’homme, de la famille et du réseau villageois ou paroissial. Les normes sociales pèsent indiscutablement sur elles, puisqu’elles risquent, à la moindre infraction, la prison ou la mort, décidées par le juge suprême au sein de la maisonnée, véritable symbole d’une conception familiale traditionnelle prônée par l’Église et la société : le chef de famille. La liste de ces crimes d’honneur ou des violences effectuées à l’issue d’un tel crime rend manifeste, au cœur de ces violents homicides ayant pour cause principale la défense de la réputation, la présence d’une femme, dont le comportement et le respect sont les garants de l’honneur du groupe.
22À la lumière des différents cas étudiés, la violence apparaît comme une preuve de déviance au sein de la société du xvie siècle. Elle nécessite, au-delà d’une gestion spécifique, une véritable exclusion de son auteur des nœuds sociaux qui sont au fondement même de cette société et cela à deux niveaux. D’abord, sur le plan étatique, le ban qui touche le criminel apparaît comme le symbole de la rupture sociale du criminel avec la société. Il s’agit d’une forme de marginalisation institutionnalisée et officielle de celui qui a transgressé la loi. Dès lors, la systématisation des procédures influe sur la criminalité en tant que telle et, notamment, sur sa perception. Sa nouvelle visibilité fait apparaître la violence comme une difficulté prépondérante qui nécessite une gestion spécifique et automatique. La violence devient un ennemi de l’État, mettant en jeu l’ordre établi. Ensuite, sur le plan social, l’exclusion prend des formes tacites et pratiquement irrévocables (couvent, abandon), allant parfois jusqu’au meurtre. Ici, les nœuds sociaux se complexifient, la violence touchant l’espace social et le sentiment d’appartenance au groupe qui définissent l’individu. Paradoxalement, c’est parfois le ressenti social et la défense des valeurs revendiquées par une catégorie de personnes qui sont à l’origine des violences et les justifient, sinon dans la sphère étatique, du moins dans la sphère sociale.
23S’imbriquant ainsi dans des jeux relationnels complexes, la violence populaire opère à plusieurs niveaux : la famille, le voisinage, le réseau social et le groupe. À la différence de la violence aristocratique, la « faida », violence de factions organisée et spécifique dans ses formes et aboutissants, véritable manifestation des valeurs d’un groupe et acte de défense de son mode de vie, la violence populaire, quant à elle, figure comme une action individuelle et semble constituer un péril pour l’ordre social ou étatique établi. Affirmation d’une identité individuelle et fruit d’une histoire personnelle, la violence populaire place l’individu – et non plus le groupe ou la classe – au centre de l’attention des juges. La sphère publique s’empare des faits de la sphère privée, jusque-là régulés par les instances infrajudiciaires, la violence populaire participant ainsi de la définition progressive d’une nouvelle société, déjà modifiée par la nouvelle donne politique et économique.
Notes de bas de page
1 Archivio di Stato de Milan [désormais ASM], Registri delle Cancellerie [désormais RC], carton [désormais c.] 39, supplique de Benedetto Piantino, f° 20-22, février 1589, « queste imputazioni sono leggere e di poco valore » ; « è stato liberato come innocente » ; « patire di una condanna ingiusta » ; « non [sarebbe] infatti in questa faccenda » ; « notizia dell’indagine, se no, si sarebbe difeso di una tale ingiuria per via di giustizia » ; « che dispone che per gli omicidi o ferite in risse, possono essere condannati solo i principali protagonisti e quelli che feriscono mortalmente quello che muore, e gli altri non sono condamnati » ; « già, molte condanne sono reputate come eccessive quando quello che aiuta alla rissa è inquisito dalla sorte delle ferite. »
2 ASM, RC, c. 38, avril 1590.
3 Manzoni A., Les Fiancés. Histoire milanaise du xviie siècle, Paris, Gallimard, 1995.
4 Au sujet de la réalité carcérale dramatique à Crémone, voir Massetto G. P., Un magistrato e una città nella Lombardia spagnola. Giulio Claro, pretore a Cremona, Milan, Giuffrè, 1985.
5 ASM, RC, c. 38, f° 79v°-80, requête de Vadrico Ballotti, 12 août 1588.
6 ASM, RC, c. 39, supplique d’Alessandro Maiano, Antonio Maria Fasolo et Fabrizio Marco, f° 44-45, 17 mars 1589 : « Speranza Biscaglia, amata da Danese Mariscotto, servo di Thomaso Carparo » ; « sulla via pubblica di Lodi e vennero alle armi con il detto Danese » ; « il caso è stato casuale e i supplicanti hanno perso quel poco di facoltà che avevano ».
7 ASM, RC, c. 38, supplique de Gio Maria Bregolondo, f° 49-50, 25 juillet 1588 : « sfodera il suo pugnale e colpisce senza vedere nulla » ; « l’omicidio è avvenuto in rissa ed era casuale, se possiamo dire, perchè il supplicante e il morto erano amici e compagni e si trovavano riscaldati dal vino che avevano bevuto a tavola. »
8 ASM, RC, c. 39, supplique de Battsita Roncalio, f° 42v°-44r°, mars 1589 : « c’era inimicizia tra Antonio e Paolo, padre e figlio di Onelda de Cassetti e Matteo, Battista e Cesare, padre, figli e fratelli di Roncalio, per causa della quale è menzionata nel proceso fatto dal podestà di Castellione allegato » ; « il caso è stato inopinato, casuale e avvenuto per delle cause nuove che hanno per precedente l’acqua. »
9 ASM, RC, c. 38, supplique de Benedetto Pattilano, f° 35-37r°, 25 juin 1588.
10 Massetto G. P., Un magistrato, op. cit, p. 226, n. 148.
11 ASM, RC, c. 38, supplique de Giovanino de Fadini, f° 22-23, 1er juin 1588 : « contro la grida di S. E. »
12 ASM, RC, c. 38, supplique d’Alberto de Rossi, f° 114-115, 25 septembre 1588 : « si divertano a recitare delle commedie e a scherzare. »
13 ASM, RC, c. 38, supplique d’Alessandro Sogagnagno, f° 32-33, 22 juin 1588 : « in compagnia. »
14 ASM, RC, c. 38, avril 1590, memoriale di Caterina de Gattinoni : « capitalmente e bandita » ; « il credito del suo marito diversamente da cio che è scritto nell’indagine. »
15 ASM, RC, c. 38, supplique de Caterina Sormana, f° 153v°-155r°, 23 novembre 1588 : « stuprata da Baldassar della Torre del borgo d’Assio con il pretesto di prenderla per moglie se si fosse promessa carnalmente, la sfortunata acconsenti dietro questa promessa e ne fu incinta » ; « puo rimanere disonorata dalla condanna tutto il tempo della sua vità e anche la sua famiglia, e per tale infamia non troverà marito » ; « patirà sempre per la mancata promessa, e che ha abbandonato la creatura per salvarla come lo dimostra il luogo dell’esposizione. »
16 Foucault M., Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, chap. I.
17 Weisser M. R., Criminalità e represione nell’Europa moderna, Bologne, Il Mulino, 1989, p. 86, traduit de l’anglais, Crime and Punishment in Early Modern Europe, Hassocks, Sussex, The Harvester Press, 1979 (1982).
18 ASM, RC, c. 38, supplique de Caterina Sormana.
19 ASM, RC, c. 39, supplique de Lorenzo Bossi, f° 33-34r°, mars 1589 : « faceva il buttero e avendo del pane nella mano che mangiava » ; « Il detto supplicante gli dice, hai per missione di fare il buttero, perchè mangi, al quale il detto Clemente risponde, mangio perchè ho fame, e il supplicante replica che non vuole che mangia fino a quando avra fatto il buttero. »
20 ASM, RC, c. 39, supplique de Gio Antonio Galiano, f° 6, 7 janvier 1589 : « una donna di malavità, chi non si accontentava di praticare scandalosi adulteri ma era anche la causa di meretricio per numerose ragazze del paese » ; « buon cristiano » ; « cerco a coprire tutti questi scandali la rimettando alle donne di soccorso » ; « mette la mano al suo pugnale con il quale gli fa alcune ferite e l’ammazza. »
21 ASM, RC, c. 38, suppliques de Zanettino Loccardo et de Gianetto de Leccardi, f° 104-106r°, 15 septembre 1588 : « in rissa una ferita con un coltello a [le loro] figli[e] che [le] faceva[no] disonore » ; « l’infelice moglie del detto Zanettino e madre della morta » ; « supplica umilmente che sia fatta grazia [a suo marito] della detta condanna. »
Auteur
Université de Provence (Aix – Marseille I)
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
The Asian side of the world
Editorials on Asia and the Pacific 2002-2011
Jean-François Sabouret (dir.)
2012
L'Asie-Monde - II
Chroniques sur l'Asie et le Pacifique 2011-2013
Jean-François Sabouret (dir.)
2015
The Asian side of the world - II
Chronicles of Asia and the Pacific 2011-2013
Jean-François Sabouret (dir.)
2015
Le Président de la Ve République et les libertés
Xavier Bioy, Alain Laquièze, Thierry Rambaud et al. (dir.)
2017
De la volatilité comme paradigme
La politique étrangère des États-Unis vis-à-vis de l'Inde et du Pakistan dans les années 1970
Thomas Cavanna
2017
L'impossible Présidence impériale
Le contrôle législatif aux États-Unis
François Vergniolle de Chantal
2016
Sous les images, la politique…
Presse, cinéma, télévision, nouveaux médias (xxe-xxie siècle)
Isabelle Veyrat-Masson, Sébastien Denis et Claire Secail (dir.)
2014
Pratiquer les frontières
Jeunes migrants et descendants de migrants dans l’espace franco-maghrébin
Françoise Lorcerie (dir.)
2010