Internet, l’illusion démocratique. De la « République des ingénieurs » à la gouvernance (1968-2011)
p. 119-139
Note de l’éditeur
Inédit
Texte intégral
1« Comment gouverner sans gouvernement ? », demandaient Bernard Fallery et Florence Rhodain dans « Fondements théoriques pour une régulation de l’Internet1 ». Internet échappe en effet à un gouvernement centralisé au sens classique du terme. Son caractère distribué implique des modes de régulation et de gestion multipartites et transnationaux. « Réseau des réseaux » interconnectant actuellement plus de 50 000 réseaux*, Internet pose dès le milieu des années 1990, avec son développement grand public, celui du Web et la massification de ses usages, de redoutables défis aux autorités, qu’elles soient judiciaires, politiques, de régulation ou de sécurité. Les enjeux sont bien différents des réalités des premiers groupes qui conçurent Arpanet*, puis Internet, cette « communauté scientifique idéale » qu’analysait Patrice Flichy en 19992.
2Alors que des institutions à la vocation essentiellement technique se structurent dans les années 1980 et 1990, le Sommet Mondial sur la Société de l’Information (SMSI*), organisé par l’Union Internationale des Télécommunications (UIT*) à Genève et Tunis en 2003 et 2005, révèle des aspirations à des prises de décisions moins dominées par les États-Unis et davantage multi-partenariales, au passage à une forme de démocratie technique portée par l’action conjointe des États, du secteur privé et de la société civile*. La notion de gouvernance occupe une grande place dans les débats. L’Internet grand public ne peut plus être la seule affaire des ingénieurs et du secteur privé, au sein duquel dominent déjà les entreprises américaines. Toutefois, intégrer dans les discussions des membres de la société civile, les écouter, ne signifie pas forcément qu’ils sont pleinement entendus.
3Surtout, penser Internet sous l’angle de la démocratie, entendu comme « le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » pour reprendre la formule d’Abraham Lincoln, invite à se demander de quels citoyens il est question au sein du « réseau des réseaux » : les Netizens (fusion des mots Internet et Citizen) que célébraient Ronda et Michael Hauben en 1997 sont en effet, selon ces auteurs, une assemblée de cyber-citoyens avertis, actifs, contribuant à l’usage et au développement de l’Internet, et non l’ensemble des internautes.
4Laboratoire d’une démocratie technique largement inachevée, la gouvernance de l’Internet pose la question de l’articulation du rôle des États, des experts techniques, des acteurs économiques, des groupes impliqués et des usagers en général. Elle implique de penser les continuités et ruptures dans le temps court de l’histoire d’Internet, mais aussi dans la poursuite de luttes plus anciennes pour la maîtrise de l’information et des communications (que ce soit celle du réseau télégraphique au xixe siècle ou des satellites au xxe siècle), où les rapports de pouvoir n’ont jamais été absents.
Gouvernement, gouvernance, démocratie technique
Qui « gouverne » Internet ? On ne peut pas dire qu’il soit « gouverné » au sens classique du terme, qu’il y ait un « gouvernement », un pouvoir exécutif, chargé de prendre toutes les décisions. On parle de gouvernance. Ce terme, de plus en plus intégré dans le vocabulaire politique et qui ne concerne pas que l’Internet, insiste sur l’idée de co-organisation, de co-régulation, portée par de multiples acteurs, pour effectuer des choix. Certains y voient une forme de démocratisation des choix technologiques, davantage participative. Dans le cas qui nous intéresse, cela pose la question des réalités et des limites de la participation populaire aux processus de décisions techniques et invite à penser plus précisément la notion de « démocratie technique ». Pour résumer, celle-ci touche à l’intégration des citoyens dans les processus de décisions techniques et scientifiques. Le monopole des scientifiques et des experts est remis en cause dans le cadre de controverses sociotechniques (sur les OGM, les nanotechnologies…), dans lesquelles des groupes sociaux revendiquent, et parfois obtiennent, voix au chapitre. Certains auteurs considèrent la démocratie technique comme une réponse pour affronter les défis à venir de la science et de la technique et sortir d’un modèle dénoncé comme technocratique, opaque et de plus en plus contesté (voir notamment Callon, Lascoumes, Barthe, 2001). Dans le cas d’Internet, on peut considérer qu’il y a eu le passage des aspirations à une démocratie technique, portée par les ingénieurs, se présentant comme démocratique car ouverte et collaborative au sein du milieu scientifique, à des aspirations à une « démocratie technique » plus large, au sens d’action collective portée par les groupes techniques, mais aussi les États, le secteur privé et la société civile. Internet est un intéressant laboratoire de gouvernance à l’échelle mondiale. Ses protocoles, les noms de domaine, son architecture sont discutés au sein de grands organes techniques transnationaux tels l’IETF ou l’ICANN, dont le caractère trop américano-centré est parfois dénoncé. Des groupes nationaux ou régionaux peuvent par ailleurs nourrir la réflexion de ces organismes ou recevoir d’eux certains pouvoirs en délégation (Isoc France, registres régionaux…). Toutefois, dans le fonctionnement d’Internet entrent également en jeu d’autres acteurs : il faut par exemple compter avec les fournisseurs d’accès à Internet (FAI), les éditeurs de contenus, les très grandes entreprises qui ont fondé leur réussite sur les matériels ou les services (Apple, Facebook), les États, les Autorités de régulation nationales, des Autorités de contrôle en matière de protection des données personnelles comme la Cnil* en France, ou encore les internautes eux-mêmes. C’est ce caractère multipartite du développement et de l’évolution du « réseau des réseaux » qu’a pris en compte le Groupe de Travail sur la Gouvernance de l’Internet* dans sa définition. Cette notion complexe est définie en 2005 comme « l’élaboration et l’application par les États, le secteur privé et la société civile, dans le cadre de leurs rôles respectifs, de principes, normes, règles, procédures de prise de décisions et programmes communs propres à modeler l’évolution et l’utilisation de l’Internet3 ».
V. S.
D’une « démocratie technique » d’ingénieurs à la critique de la domination des États-Unis
5Jusqu’au début des années 1990, Internet, bien que soutenu par des crédits militaires, doit largement son développement au milieu de la recherche, d’abord celui des universités américaines. Sa croissance et la diversification de ses usages dans la décennie 1990 entraînent des modifications dans sa gestion, qu’elle concerne les noms de domaine, la sécurité ou encore les aspects juridiques.
« Nous rejetons les rois, les présidents et le vote. Nous croyons au consensus approximatif et au code qui tourne4. »
6Ces phrases de David Clark, un des « pères fondateurs » d’Internet, peuvent être rapprochées de celle de Lawrence Lessig : « Le code fait loi5 ». Cette vision d’un gouvernement par la technique est fidèle à l’esprit des chercheurs qui conçurent Arpanet, dont la première démonstration publique a lieu en 1972 (les premiers nœuds entrent en service en 1969). Les objectifs sont alors scientifiques, les usages en dehors de l’économie marchande, et le développement d’Internet dans les années 1980 aux États-Unis, puis en Europe au début des années 1990, ne change pas radicalement la situation.
7Ce temps des « concepteurs-utilisateurs » repose sur une volonté de mutualiser les efforts et d’élaborer des standards ouverts : dès 1969, Steve Crocker a ainsi défini les Request for comments (RFCs*), un mode d’échange de documentation et de spécifications techniques ouvert, dédié à la mise au point de normes consensuelles. À ce jour, il y a plus de 6 000 RFCs6, mémoires de la permanente évolution d’Internet. Cette image d’ouverture est renforcée par celle du réseau, qui s’oppose aux systèmes propriétaires qui prévalent dans les années 1970 n’autorisant dans un réseau que les machines d’un même constructeur. Au contraire, avec TCP/IP, c’est la possibilité d’interconnecter non seulement des machines de constructeurs différents, mais également des réseaux de natures différentes, qui voit le jour. Réseau ouvert, distribué, Internet est souvent présenté comme libertaire. Certains pères fondateurs contribuent à cette image. Il faut toutefois se garder de faire des pionniers de l’Internet une communauté de rêveurs, ce sont avant tout des ingénieurs de talent. Comme le notait l’un d’entre eux, Jon Postel : « Soyez libéraux dans ce que vous acceptez et conservateurs dans ce que vous envoyez7. » Arpanet puis Internet se développent en dehors des organes de normalisation traditionnels, en particulier l’Organisation internationale de normalisation (ISO*). Selon Janet Abbate, historienne américaine de l’Internet, le fait que les protocoles* d’Internet viennent des États-Unis, qui dominaient le marché informatique mondial, les rendait difficilement acceptables par les autres pays (Abbate, 2000, p. 173). Il y a aussi des divergences techniques de fond, et tandis que les efforts internationaux prennent du temps dans les années 1990, c’est par une politique de standards de fait (par opposition aux « standards de droit » développés au sein des organismes de normalisation) que se construit Internet, bouleversant les règles du jeu de la normalisation. La même méthode est suivie pour le Web par son fondateur, Tim Berners-Lee, dans les années 1990 : « Plutôt que de se contenter de spécifier la technologie, ce qui est la méthode traditionnelle des organes de normalisation, Tim l’a réalisée, et offerte à tous. […] Il a dit : “Voilà du logiciel ; chargez-le, il marche”. Et il marchait8. »
La progressive institutionnalisation de la « communauté scientifique idéale »
8Cette construction en dehors des organismes de normalisation traditionnels est une originalité, qui répond à une double préoccupation des « pères fondateurs » : assurer la publicité des débats techniques et diffuser librement les spécifications pour favoriser leur adoption ; permettre à de multiples idées de naître en fonction des besoins et d’émaner de multiples acteurs. Le processus de dépôt de documents techniques, leur mise en débat et leur transformation en normes restent dès lors dans les mains des ingénieurs (Schafer, Le Crosnier, 2011, p. 104-105). Cette première phase repose sur les compétences techniques et laisse entrevoir l’utopie d’une « République des chercheurs », fondée sur la méritocratie.
9Au sein de ce milieu effervescent, il y a toutefois la structuration d’organes techniques, depuis le groupe informel de chercheurs qui forment le Network Working Group en 1968 pour réfléchir aux spécifications d’Arpanet, en passant par la création des RFCs ou la mise en place d’un groupe de réflexion international en 1972, lors de la première démonstration publique d’Arpanet. Voient ensuite le jour l’IAB* (Internet Advisory/Activities/Architecture Board) derrière David Clark, l’IANA* (Internet Assigned Numbers Authority) derrière Jon Postel pour le nommage et en 1992 l’ISoC*, Internet Society, qui coordonne les efforts de groupes de réflexion technique comme l’IETF* (Internet Engineering Task Force) ou l’IAB.
10C’est dans une logique proche que se place Tim Berners-Lee pour le Web. En 1993, il obtient du Centre Européen de Recherche Nucléaire, où il a développé son système, que les protocoles soient accessibles gratuitement. Ce choix est décisif pour l’avenir du Web mais aussi pour la structuration du W3C* (World Wide Web Consortium). Organisation internationale à but non lucratif, fondée pour garantir la bonne évolution du Web, inventer et promouvoir des langages et des protocoles universels, ses principes d’organisation reposent sur des choix fondamentaux comme la neutralité vis-à-vis du marché : les protocoles ne doivent pas privilégier une entreprise, tenir compte du marché, mais être adoptés selon une logique qui les rapproche d’un « bien commun ».
De l’idéalisme au réalisme : la création de l’ICANN, révélateur des enjeux géopolitiques de l’Internet
11Dès les années 1970, alors que les communications internationales connaissent de profonds changements, celles-ci deviennent un enjeu pour la recherche de nouveaux équilibres mondiaux. L’Unesco soutient les revendications des pays qui réclament un Nouvel Ordre Mondial de l’Information et de la Communication, tandis que la doctrine du free flow of information (libre circulation de l’information) et la domination des États-Unis, sa gestion des ressources hertziennes internationales ou son monopole de fait dans le domaine des satellites, sont critiqués (Griset, 1991, p. 234-237). Le leadership américain dans l’Internet va à son tour être contesté à la fin des années 1990, les critiques visent particulièrement l’ICANN* (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers9), association privée à but non lucratif, dépendant du droit commercial de la Californie et liée par un protocole d’accord au Département du Commerce des États-Unis10.
12Créée en 1998, l’ICANN apparaît comme le symbole d’une gouvernance trop unilatérale de ressources, qui constituent pourtant un enjeu majeur : elle est chargée d’administrer le système de nommage et d’adressage, le DNS* (Domain Name System) qui permet d’établir la correspondance entre une adresse IP et un nom de domaine. Les critiques visent le poids insuffisant accordé aux gouvernements et aux utilisateurs dans les décisions, malgré l’existence de comités représentatifs11, la forte domination des États-Unis, la faible représentativité des participants, l’insuffisante indépendance des registres régionaux* qui voient progressivement le jour, ou encore le « monopole » de VeriSign, société américaine, à laquelle l’ICANN a confié la gestion du. net, du. com et de la racine* (ce qui lui donne pouvoir sur l’annuaire de l’Internet et lui assure une manne financière). Des critiques révélatrices d’un tournant vers une Realpolitik ?
Hard et soft power dans Internet
13Dès 2006, Jack Goldsmith et Tim Wu dans Who controls="true" the Internet ? Illusions of a Borderless World, montraient que le caractère mondial du « réseau des réseaux » n’efface pas les frontières nationales, le rôle des États et leur volonté de souveraineté. Tim Wu dans The Master Switch (2010) s’intéresse aux empires de l’information en les replaçant dans le temps long, depuis le développement d’AT& T en téléphonie (dont le surnom d’Octopus indique la tendance monopolistique) à Internet : il montre comment des entreprises ont, au moment de ruptures technologiques, construit un pouvoir, qui peu à peu passe de l’ouverture à la fermeture et s’éloigne de l’intérêt général. Il souligne les menaces à l’œuvre dans Internet, sous l’action d’entreprises comme Apple ou Google. L’équilibre des pouvoirs n’est pas seulement affaire étatique, il relève aussi des acteurs économiques.
« Les illusions d’un monde sans frontières »
14Les autorités américaines ont décidé en novembre 2011 de lancer un appel d’offres pour la gestion de la racine. Cette démarche se veut un signe d’indépendance vis-à-vis de l’ICANN, même si les possibilités de voir un concurrent s’imposer dans la gestion des noms de domaines sont modestes. Pour la commissaire européenne en charge de la société numérique, c’est une avancée. « Le contrat n’est cependant toujours pas parfait », écrit Mme Kroes. « Par exemple, il est réservé aux entreprises américaines, ce qui est une honte étant donné qu’Internet est une ressource pour le monde entier12 ». Malgré la participation de multiples entités nationales, régionales, internationales à la gouvernance, les Européens, qui ont eu une position parfois jugée trop suiviste, appellent à une reconfiguration de la répartition des pouvoirs.
15Ils ne sont pas seuls dans cette lutte depuis les revendications du Groupe des 77 et de la Chine13 jusqu’aux interventions actuelles des BRICs (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) dans les débats. Parmi eux, le géant chinois occupe toutefois une position particulière, puisqu’il a créé à partir de 2006 un système de noms de domaine à « deux étages », dont un s’appuie sur les idéogrammes (« Un premier niveau accepte les noms de domaines en idéogrammes mais les tronque pour ne donner accès qu’aux sites installés sur le territoire chinois […]. Le résultat est que tout internaute chinois utilisant les idéogrammes est cantonné à ce sous-réseau, déconnecté de la Toile, et directement contrôlé par Pékin. En tapant son adresse, l’internaute chinois arrive donc en réalité sur une version chinoise du site en question, préalablement aspiré, vérifié et remis en ligne par les autorités14 »). Ce « grand schisme de l’Internet », comme le qualifie Laurent Bloch, repose avec acuité la question des noms de domaine internationalisés et du multilinguisme. Le respect de la diversité culturelle, promu avec force par l’Unesco en 2007, est une des voies pour éviter l’éclatement de l’Internet en plusieurs réseaux de langues différentes, imperméables les uns aux autres. Toutefois, dans le cas chinois, la logique est avant tout politique (construction d’une « muraille électronique » chinoise) et, comme la coupure de l’Internet en Égypte au printemps 2011, rappelle que les États n’ont pas perdu leur pouvoir coercitif, par exemple pour contraindre les FAI* à couper les connexions et imposer une censure.
Les atteintes privatives à l’universalité d’Internet et du Web
16Le risque de balkanisation* de l’Internet et la logique de fermeture ne sont pas l’apanage de pays dans lesquels il n’y a pas plus de « démocratie Internet » que de « démocratie ». Moins liberticide, mais à terme risquée pour l’« universalité » de la Toile (son libre accès par et pour tous), il faut aussi compter avec l’action des empires de la communication qui se constituent, par exemple autour d’Amazon, Facebook ou Google. Ils contribuent à créer des « jardins privés », enfermant les usagers dans leurs systèmes. Les réseaux socionumériques étanches les uns aux autres, empêchant les usagers d’exporter leurs données de l’un à l’autre, le développement d’un modèle vertical, « cathédrale », qui voit les acteurs de la chaîne Internet créer des systèmes fermés comme Apple ou s’étendre sur la chaîne de valeur Internet (Orange rachetant Deezer, Skyblog et Dailymotion ; Google développant Gmail, Google+, le système Android, rachetant Motorola ; Amazon sortant la tablette Kindle Fire et son navigateur Silk…) appellent à une réflexion sur la répartition des pouvoirs dans l’Internet. Son évolution en dépend : elle pourrait, suivant une logique privative, devenir un vaste intranet au service d’un système, celui de Google, Facebook ou Apple ou une nouvelle forme de média de diffusion, perdant de plus en plus son caractère distribué et foisonnant pour se concentrer sur le transport et l’offre de quelques pure players de l’Internet.
17Cette réflexion est menée actuellement autour de la question de la Neutralité de l’Internet, notion popularisée en 2003 par Tim Wu. Les éditeurs de contenus et les FAI, les autorités de régulation nationales chargées de veiller au respect de la concurrence (Arcep en France, FCC aux États-Unis…), les États (consultation publique lancée en France au printemps 2010), la justice, saisie de plaintes (Affaire Comcast en 2007, Cogent contre Orange en 201115) ou des associations comme La Quadrature du Net et Free Press prennent pleinement part à ces débats, qui illustrent la pluralité des acteurs et valeurs qui traversent Internet, mais aussi la difficulté à accorder logique libérale, libertaire et libertés, laisser-faire et droit à la concurrence (Schafer, Le Crosnier, 2011).
Le multipartisme et la co-régulation : réalités et limites
18En se retrouvant au cœur des débats au Sommet Mondial sur la Société de l’Information16, le « réseau des réseaux » a vu sa dimension politique et sociale largement reconnue : en 2003, la moitié des 11 000 participants sont des représentants officiels de 175 pays mais il y a également 1 000 représentants des différents organes de l’ONU, 200 d’autres organisations, 481 ONG représentées, 1 000 personnes issues du monde des médias. Bien que le jeu soit largement biaisé par le droit de parole, l’action des acteurs non gouvernementaux permet d’intégrer davantage les enjeux sociaux dans les réflexions. Le SMSI aboutit à la création du Forum sur la Gouvernance de l’Internet, lieu d’échange multipartite, dont la sixième réunion annuelle s’est tenue en septembre 2011 à Nairobi. La société civile trouve ainsi sa place dans la gouvernance de l’Internet au côté des États, des acteurs techniques et industriels.
19Quelques précisions s’imposent toutefois, quand on parle de « la société civile » : celle-ci est très hétérogène, il n’y a pas une société civile, mais une multiplicité de tendances au sein de celle-ci. Elle n’est pas apolitique, elle compte des groupes de pression ou d’intérêt. Surtout, lui donner la parole, l’inclure dans les débats, ne préjuge pas de son impact : le Forum sur la Gouvernance de l’Internet est un lieu de réflexion fécond, mais ses capacités de décision et d’action sont très limitées. Il est aussi illusoire de penser la société civile comme le représentant des intérêts des internautes. Si certains groupes impliqués se réclament d’un introuvable « peuple d’Internet », ils ne sont pas élus et n’ont pas la légitimité de la délégation de la « souveraineté du peuple ». Ils ne peuvent, en conséquence, prétendre à une représentativité fidèle des tendances qui traversent les sociétés et les usagers.
20Ces derniers peuvent d’ailleurs avoir des visions contradictoires d’Internet : ils n’ont pas les mêmes attentes quand ils effectuent une transaction financière sur Internet, dont ils attendent sécurité et contrôle, quand ils souhaitent jouer en ligne ou visionner une vidéo à la demande, dont ils espèrent une qualité de service, ou quand ils téléchargent en P2P un fichier, en souhaitant discrétion et anonymat, s’il ne s’agit pas d’un téléchargement légal. Surtout, beaucoup voient l’Internet au prisme du Web et de ses services et sont parfaitement indifférents voire consentants à troquer une partie de leurs droits et libertés au bénéfice d’une commodité de services et d’usages (réseaux socionumériques, géolocalisation...).
Conclusion : entre le discours et les faits…
21En 1996, John Perry Barlow publiait une Déclaration d’indépendance du Cyberespace tandis que Johnson et Post dans Law and Borders proposaient une vision d’Internet faisant confiance aux lois propres du cyberespace, en les déconnectant de celles du monde « réel ». Les développements grand public d’Internet, les problèmes juridiques, économiques et sociaux soulevés, ont rendu complètement caduque cette vision. Si l’histoire et la nature du « réseau des réseaux » invitent à des modes de régulation multi-acteurs, la gouvernance d’Internet peine encore à trouver un équilibre au sein des grands déséquilibres mondiaux. Entre les risques d’une oligarchie dominée par les géants de l’Internet, d’un « gouvernement éclairé » porté par un « clergé technologique » tirant sa puissance de ses compétences techniques et la démagogie qui consisterait à laisser penser que la « société civile » représente l’ensemble des internautes, il faut se garder d’une vision naïve de la gouvernance, qui verrait dans le seul dialogue multi-partenarial la condition et la preuve d’une démocratie technique pleinement réalisée.
22Alors que certains fondateurs de l’Internet réclamaient que le réseau s’affranchisse des lois et des frontières étatiques, ce qui leur paraissait une garantie du développement et de l’avenir du réseau, la préservation de ces mêmes fondements, de l’ouverture, devient de plus en plus une affaire politique17, dans laquelle les États se font parfois les garants d’une limitation des dérives autarciques ou privatives, à l’image des Pays-Bas qui ont inscrit le principe de Neutralité de l’Internet dans la loi. Les États et les autorités de régulation nationales ont un rôle à jouer pour préserver un Internet qui puisse voir s’exprimer les diverses tendances qui le traversent, celles des « rêveurs » comme celles des « marchands » (Faucilhon, 2010). C’est de la démocratie politique que peut venir la démocratie technique, et non l’inverse. Les enjeux politiques, économiques et sociaux de l’Internet contribuent à rappeler que la technique n’est pas intrinsèquement porteuse de valeurs, celles-ci viennent avant tout des Hommes. Les réponses à la consultation publique française sur la Neutralité de l’Internet au printemps 2010 ont révélé la prééminence de la participation d’acteurs économiques et secondairement de groupes impliqués. Les réponses individuelles citoyennes brillaient par leur absence, preuve que la démocratie technique, directe ou indirecte, ne s’improvise pas et ne se décrète pas : elle s’éduque.
Bibliographie
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Références bibliographiques
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Wu, T., The Master Switch, The Rise and Fall of Information Empires, New York, Knopf Publishing Group, 2010.
Notes de bas de page
1 Systèmes d’Information et Management, Vol. 15, no 3, Octobre 2010. http://www.cregor.net/membres/fallery/travaux/referencearticlereview.2010-09-13.7011673358
2 Flichy P., « Internet ou la communauté scientifique idéale », Réseaux, vol. 17, 1999, p. 77-120.
3 http://www.itu.int/wsis/docs2/pc3/off5-fr.pdf
4 “We reject kings, presidents and voting. We believe in rough consensus and running code”.
5 “The code is the law”.
6 http://www.ietf.org/rfc.html
7 “Be liberal in what you accept, and conservative in what you send”, RFC 1122, 1989.
8 Fluckiger, F., « Le réseau des chercheurs européens », La Recherche, no 328, février 2000, p. 31.
9 Société pour l’attribution des noms (de domaines) et des numéros (adresses IP) sur Internet.
10 Cet accord (Memorandum of Understanding) a pris fin en 2009
11 Ce sont respectivement le GAC, Governmental Advisory Committee, et At-Large.
12 « La “racine” du Net soumise à un appel d’offre », Le Monde, 14/11/2011
13 Le groupe des 77 est un regroupement de pays en développement formé en 1964 pour porter les intérêts de ses membres à l’ONU.
14 http://www.laurentbloch.org/spip.php?article168 et Bloch, L., « La maîtrise d’Internet : des enjeux politiques, économiques et culturels », Questions internationales, no 47, janvier-février 2011, p. 8-19.
15 L’une et l’autre de ces affaires portent sur le ralentissement de certains flux dédiés aux téléchargements : dans la première affaire, Comcast est accusé de ralentir les usages de Bittorent, dans la seconde, Cogent accuse Orange de ralentir le service MegaUpload.
16 Commission Nationale Française pour l’Unesco, La société de l’information : glossaire critique, La Documentation française, 2005.
17 Benhamou, F., « L’État et l’Internet. Un cousinage à géométrie variable », Esprit, juillet 2011, p. 96-110.
Auteur
Chargée de recherches à l’Institut des sciences de la communication du CNRS (ISCC). Docteure en histoire, spécialiste de l’histoire des télécommunications et de l’informatique, elle participe au projet ANR Resendem (les grands réseaux techniques en démocratie : innovation, usages et groupes impliqués dans la longue durée – fin du xixe – début du xxe siècle).
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