La technique est-elle au service de la démocratie ?
p. 35-49
Note de l’éditeur
Reprise du no 26-27 de la revue Hermès, www.démocratielocale.fr, 2000
Texte intégral
F. C. Arterton s’interroge sur les potentialités des TIC à dynamiser un espace public peu réactif et désabusé. L’ambition du propos tenu en 1986 est de dresser un bilan des expériences en cours sur le territoire américain dont l’objectif est, à chaque fois selon des modalités différentes, d’inciter le public à participer à la vie politique locale. Arterton passe ainsi au crible de l’analyse 13 expériences qui diffèrent tant dans leurs objectifs que dans la nature de la participation politique mise en oeuvre. Celles-ci sont distinguées à travers deux axes selon qu’elles aient ou non permis un dialogue entre responsables politiques et public et selon qu’elles aient encouragé un dialogue ou un plébiscite.
Ce pragmatisme de la démarche se reflète dans la mesure du propos conclusif : Arterton apporte une réponse toute en nuances quant aux résultats de ces différentes expériences. Loin des poncifs utopistes ou technophobes, il nous livre une réflexion aisément transposable à une analyse contemporaine des expériences de démocratie numérique qui voient le jour actuellement. Il nous rappelle également que l’enthousiasme généré par les TIC est toujours le même et que l’amélioration de la participation des citoyens au processus démocratique dépend davantage des objectifs des hommes que des performances des machines, sans que celles-ci ne soient pour autant négligeables.
A. C.
Démocratie et technique
1Le taux de participation aux élections n’a cessé de baisser ces vingt dernières années. Un accroissement des inégalités entre classes sociales et économiques a accompagné cette baisse et l’on assiste à une aggravation du sentiment d’aliénation et du cynisme qui en découle. Tous ces effets indésirables ont provoqué une sorte de crise chez les partisans d’une plus grande démocratie. Leur solution ? Beaucoup d’entre eux sont d’accord avec Al Smith : le seul remède aux maux de la démocratie réside dans un surcroît de démocratie. En soutenant que les techniques de communication permettront une augmentation sensible du pouvoir exercé par les participants sur les processus de prises de décisions, les partisans de la « cyberdémocratie » font référence à un héritage intellectuel puissant qui remonte à Jefferson. À l’inverse, la tradition de pensée héritée de Madison se méfie énormément de la puissance des plébiscites électroniques et insiste sur le bien fondé de la délibération et du jugement conférés par les processus représentatifs. Ce débat est purement normatif. Une recherche empirique* peut cependant le faire progresser.
Repenser la cyberdémocratie
2Jusqu’à présent, la plupart de ceux qui ont utilisé le mot cyberdémocratie l’ont fait en référence aux apports bénéfiques dont, selon eux, une démocratie de plébiscite serait la source. L’avènement des TIC permettrait de trouver une solution au problème du nombre qui a freiné la réalisation de la démocratie pure. « Nous n’aurons plus besoin de système de représentation » avancent-ils. Le public lui-même s’impliquera directement dans la prise de décision grâce aux merveilles de la communication à grande échelle, instantanée et interactive. Les informations dont il aura besoin pour prendre une décision lui seront facilement communiquées, et grâce à l’interactivité, ses choix seront instantanément agrégés.
3Quel que soit le temps nécessaire aux médias pour parvenir à organiser des plébiscites, cette recherche montre que la vraie nature des problèmes qui se posent est politique. Ces enquêtes proposent aussi une réponse à ceux qui prétendent que nous nous dirigeons inévitablement vers un accroissement de la politique par référendum. En examinant un certain nombre de projets, j’ai remarqué que les choix institutionnels avaient plus d’importance que la capacité technologique. En effet, la motivation des participants découlait directement des valeurs mises en avant dans le projet par les organisateurs. La technologie n’était pas un élément déterminant.
4Par conséquent, il me semble légitime de conclure en disant que l’avenir de nos institutions politiques sera directement lié à nos choix en matière de pratiques politiques. On ne pourra nous imposer n’importe quelle modification sans que nous soyons consultés ; les mesures prises par tous ceux qui se soucient de protéger et renforcer les processus démocratiques peuvent avoir un impact important sur notre vie politique.
5Au fond, les problèmes liés à la démocratie par référendum se réduisent à deux choses : l’intérêt de la population et le contrôle exercé sur les élites.
6Pour le premier, ceux qui prédisent ou sont favorables à un glissement vers la démocratie directe pensent que dès que les intérêts des citoyens sont en jeu, leur attention, leur désir de comprendre et de participer sont accrus. Les observations n’autorisent pas un tel optimisme. En effet, l’idée que les citoyens s’intéressent suffisamment à la politique pour participer dans leur presque intégralité aux prises de décisions a peu de fondement ; en réalité, trop peu de gens s’intéressent suffisamment à la politique pour que le référendum devienne un réel moyen de prise de décision. Il ne fait aucun doute que de nombreuses personnes se sentent concernées lorsque leurs intérêts sont en jeu. Mais s’occuper de politique au nom du seul intérêt public est un comportement rare. Les deux tiers des citoyens ne participeront probablement pas.
7En ce qui concerne le second point, notre recherche a démontré combien il était difficile à la cyberdémocratie de contrôler les instances dirigeantes. Dans la plupart des cas, ce sont les initiateurs du projet qui décident du programme : ils choisissent le sujet, les questions proposées au public, le type et la date du scrutin. Ils diffusent eux-mêmes les données et les textes sur lesquels la population doit se prononcer. Plus les participants sont nombreux, plus l’engagement citoyen doit être structuré par les initiateurs de projets. Dans aucun de ces projets je n’ai pu noter de tentative de mise en place de procédures visant à contenir les abus des instances dirigeantes.
8D’un autre côté, il y a de bonnes raisons d’affirmer que la débauche d’énergie consacrée ne fait que renforcer le statu quo existant. Quand les élus utilisent la technique pour améliorer le contact avec le public, les critiques font remarquer que rien ne peut garantir une quelconque influence de la participation citoyenne sur les prises de décisions. Ces projets pourraient bien devenir un moyen de récupérer des voix, tout en donnant aux gens l’illusion de soutenir un système en fait bien peu réceptif. Prenons le cas du Alaskan Teleconferencing Network : certains ne manqueront pas de remarquer que les séances parlementaires ne sont qu’une façade masquant ce qui influence réellement les prises de décisions, à savoir des actions douteuses de lobbying en faveur d’intérêts privés. Les instances politiques à l’origine de tels projets ne sont pas disposées à laisser le public réduire leurs prérogatives et leurs marges de manœuvre. La structure du pouvoir et les processus de prises de décisions demeurent incontestés.
9Toutefois, les remarques ci-dessus ne correspondent pas à ce que j’ai pu observer ou ressentir. Dans le cas des projets les plus aboutis, les élus impliqués se sont montrés sincèrement favorables au principe de participation du public. D’autre part, ces expériences ont progressivement gagné le soutien de ceux qui, au départ, étaient réticents. Même si les élites ont presque toujours décidé de l’agenda, les questions abordées n’étaient pas futiles. Ceci est une découverte importante car l’une des critiques pouvant être émises à propos de la politique « façade » serait l’insignifiance des questions abordées1 (Polsby, 1963).
10J’admets que ces arguments ne réfutent pas l’hypothèse d’une politique de récupération. Mes observations sont probablement naïves. Peut-être n’ai-je pas réussi à percer le secret de la manipulation politique ou peut-être encore les dirigeants ont-ils accordé leur soutien à un projet, une fois la conviction acquise que ce dernier ne menacerait pas leur pouvoir. Il faut cependant noter que ce point est quasiment invérifiable puisqu’il est indispensable de faire partie de la conspiration de la classe dirigeante pour en appréhender la puissance2. Plutôt que d’accepter cette conspiration comme un fait acquis, nous sommes en droit de demander à ceux qui affirment son existence de nous expliquer concrètement les mécanismes des connivences et des dissimulations qui l’animent et de nous faire une description empirique de son pouvoir3.
La cyberdémocratie et les problèmes de gouvernement représentatif
11La technique rend possible la cyberdémocratie, celle qui repose sur le dialogue pluraliste. À chaque fois qu’une technique de communication a été utilisée pour permettre au public de dialoguer avec des responsables, les résultats ont été bénéfiques. Le public a sans aucun doute été mieux informé. Le nombre de ceux qui ont joué un rôle actif en politique a augmenté. Dans la plupart des cas, tout démontre que la participation du public a eu un effet tangible sur les décisions prises. Enfin, dans certains cas, j’ai émis l’hypothèse que le rôle croissant joué par le public a modifié le système politique lui-même. L’élargissement de la participation a fait pression sur les élus qui ont finalement dû s’incliner.
12La révolution des TIC fait espérer beaucoup plus qu’un simple vote électronique. Une interaction régulière entre individus et entre individus et responsables politiques est une forme plus complète et plus éducative de participation. De telles applications technologiques rendent indispensables des modifications du système politique actuel. Mais les institutions existantes regorgent de vitalité. Au fil des années, elles se sont globalement révélées capables de faire face à une multitude de problèmes politiques épineux : le contrôle de l’agenda, la manipulation orchestrée par les instances dirigeantes à leurs fins personnelles, les conflits qui en découlaient, leur responsabilité, l’intérêt très inégal que le public porte à la politique, les taux de participation irréguliers, et les inévitables conflits d’intérêts au sein des groupes sociaux. Les médias peuvent améliorer le fonctionnement du système. La cyberdémocratie peut renforcer plutôt que supplanter ces institutions.
13Toutefois, il existe plusieurs raisons pour lesquelles la promotion d’un idéal de démocratie où le public s’engagerait activement vaut mieux que l’acceptation de la réalité des médiocres résultats. Les décisions politiques produites par des institutions passives peuvent inutilement provoquer des réactions de conflits. Les individus, isolés ou en groupe, se mobilisent lorsque leurs intérêts sont affectés ; ils le font la plupart du temps de façon conflictuelle. Il y a alors de fortes chances pour qu’ils se retrouvent en position de faiblesse et contestent globalement les pratiques politiques établies, à travers ce que Schattsneider appelle « la mobilisation du préjugé ». Ainsi une politique fondée sur un mode réactif s’interdit de profiter des occasions de s’adresser aux divers intérêts politiques dès le début d’un processus de prise de décisions, alors même que le conflit peut encore être réglé.
14La cyberdémocratie de participation peut alors s’avérer utile. En Alaska par exemple, les législateurs se sont aperçus que l’un des avantages majeurs de la retransmission fréquente des séances parlementaires était la diffusion des éléments d’un débat politique auprès du public, avant le vote de la loi. En réduisant les coûts et les contraintes à la charge des participants, les médias fournissent aux leaders politiques des systèmes d’alerte qui leur permettent d’étudier sans retard les réactions déclenchées par les décisions envisagées. Une autre raison de vouloir subventionner la participation politique est l’isolement dans lequel la complexité de la machine gouvernementale enferme les leaders politiques. À tous les niveaux, le pouvoir exécutif doit faire appel à une lourde bureaucratie pour faire appliquer la loi. Cependant cette bureaucratie peut aussi servir de tampon, en filtrant l’information, en définissant les problèmes, en apportant des solutions de remplacement, ce qui a pour effet de couper les leaders politiques des citoyens. Pour l’exécutif local de Reading et de Caroline du Nord, la cyberdémocratie est un moyen de connaître directement la réaction des citoyens aux décisions prises ou proposées. Le pouvoir législatif quant à lui, est confronté à un problème similaire avec les nombreux groupes de pression et l’accumulation de personnel nécessaire pour limiter l’action de ces groupes. En Alaska, cet état de fait est en partie compensé par l’effort de communication des autorités envers les citoyens. De même, on peut considérer que l’effort fait par les hauts fonctionnaires de Washington et de Des Moines pour mener des référendums ad hoc afin de connaître l’avis du public est positif, tant que ces procédés sont consultatifs et interprétés dans les limites politiques évoquées plus haut.
15L’incapacité croissante du système électoral à faire face à la complexité de la politique américaine a donné une importance primordiale au processus d’élaboration des lois et de leur mise en œuvre. À l’époque où Jefferson, Madison et les autres Pères Fondateurs de la république américaine faisaient entrer le système électoral dans la Constitution, la politique était beaucoup plus simple. Depuis lors, la société américaine, sa structure économique et les intérêts politiques se sont considérablement compliqués, et l’étendue de l’action gouvernementale est beaucoup plus vaste qu’on ne pouvait l’imaginer il y a deux cents ans. Il est par conséquent plus difficile au système électoral d’offrir aux citoyens un choix reflétant leurs intérêts, leurs problèmes et leurs priorités, tout particulièrement lorsque ce choix se réduit à voter pour l’un ou l’autre de deux candidats. Par ailleurs, la tendance actuelle semble privilégier les intérêts politiques qui transcendent les frontières géographiques alors que le système électoral est irrémédiablement limité aux circonscriptions électorales. Ces contradictions ne datent pas d’hier. Elles se sont cependant intensifiées lors des cinquante dernières années.
16Dès le début, j’ai fait référence à la promesse déçue de la télévision : former des citoyens bien documentés, concernés, efficaces et actifs. Cette étude prouve que cette idée était naïve et idéaliste. Le problème ne se résume pas au fait que la télévision soit devenue un divertissement entre les mains de trois grands groupes privés qui assurent des taux d’audience élevés aux publicitaires. Hors circonstances extrêmes, une majorité d’Américains ne regardent ni les émissions consacrées aux affaires publiques, ni les débats. De plus, la télévision transforme la politique en spectacle que le public reçoit passivement, en individus isolés plutôt qu’en membres actifs de communautés. Une télévision publique de monopole qui se donnerait pour but de « gaver » le public d’informations politiques ne parviendrait que très peu à faire évoluer l’individuation, le manque d’attention, le cynisme et l’absence d’engagement des citoyens. Enfin, le principe de la liberté de la presse, posé par le Premier Amendement de la Constitution américaine, protège d’un tel monopole de l’État, mais il met aussi en garde contre les dangers menaçant une presse dont l’État garantirait la liberté tout en ayant un droit de regard sur son contenu.
17Tout moyen de communication payant engendrera des inégalités d’accès pour certains groupes socioéconomiques. Lorsque ces moyens de communication deviendront les vecteurs de la participation économique, les différences d’accès, tant pour les acteurs politiques que pour leur public, pourraient devenir excessivement restrictives dans un contexte de démocratie. L’égalité politique ou ce qui s’en approche le plus, que ce soit pour les élus ou pour les citoyens, est probablement impossible à atteindre au sens absolu du terme, il ne faudrait pas toutefois que la législation renforce les inégalités existantes.
18En encourageant la participation politique, les médias informatiques diminueront peut-être les inégalités en garantissant un accès à l’arène politique aux groupes les plus exclus. Les programmes consacrés aux affaires publiques ne feront jamais concurrence aux médias de divertissements, ils peuvent néanmoins véhiculer une certaine masse d’informations politiques vers le public et l’amener à jouer un rôle dans les processus du pouvoir politique. À partir du moment où certains coûts seront transférés au budget de l’État, plus de gens seront incités à s’impliquer. Bien sûr cela ne concernera pas tout le monde, bien sûr cela ne sera pas toujours vrai, mais ce sera malgré tout un progrès.
19On ne peut justifier la cyberdémocratie par un discours qui semble indiquer que « le peuple » aura plus de pouvoirs grâce à la technique. Puisque les individus prêtent une attention épisodique aux problèmes politiques et ont leur agenda personnel, la participation revêtira alors un aspect chaotique et pluraliste, dans la mesure où certains individus n’interviendront qu’en matière d’éducation, ou d’autres en matière de politique étrangère. Beaucoup ne pourront jamais émettre d’avis sur l’ensemble des questions. Ces inégalités sont bien réelles. De plus, elles constituent la principale raison pour laquelle la télévision n’a pas réussi à créer des citoyens motivés, informés et actifs. Mais reconnaître ces inégalités comme un élément de la vie politique ne signifie pas les considérer comme inévitables. On peut les minimiser en exploitant le potentiel des TIC dans des structures institutionnelles appropriées. L’étude de ces treize expériences plaide en faveur d’une cyberdémocratie dans laquelle la technique sert à garantir les processus de représentation et une conception pluraliste des intérêts politiques. C’est un jugement qui, au bout du compte, demeure normatif. Où cela va-t-il nous mener ? Utiliser les TIC pour promouvoir la notion de cyberdémocratie n’apporte qu’une légère amélioration aux énormes difficultés qui existent dans les institutions politiques actuelles. Pourtant, il faut admettre que dans l’ensemble même les améliorations les plus modestes sont préférables à l’attente d’un miracle technologique qui réglerait tous les problèmes. Si l’on se fonde sur les preuves apportées ici, il ne faut guère s’attendre à un miracle aussi spectaculaire. Nous pouvons nous rassurer en nous disant que la technique peut soulager certains des maux les plus graves dont souffre la démocratie américaine. La cyberdémocratie améliore notre démocratie, mais elle ne la transforme pas radicalement, pas plus qu’elle n’en permet l’épanouissement total.
Bibliographie
Référence bibliographique
Polsby, N., Community power and political theory, New Haven, Yale University Press, 1963.
Notes de bas de page
1 Bachrach, P., Baratz, M., « Two faces of Power », American Political Science Review, vol. 56, no 4, 1962, p. 947-952.
2 Wolfinger, R., « Nondecisions and the Study of Local Politics », American Political Science Review, vol. 65, no 4, 1971, p. 1063-1080.
3 Frey, E. W., « Comment on Issues and non Issues in the Study of Power », American Political Science Review, vol. 65, no 4, 1971, p. 1081-1101.
Auteurs
Doyen de la Graduate School of Political Management (The George Washington University). Il a également été professeur à Yale et Harvard.
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