Le journalisme scientifique à l’heure d’internet : nouveau paradigme, nouveau journalisme
p. 51-62
Note de l’éditeur
Propos recueillis par Sébastien Rouquette
Texte intégral
1S’il y a une profession confrontée aux transformations des conditions de médiatisation de la science par internet, C’est bien celle de journaliste scientifique blogueur. Sylvestre Huet, journaliste scientifique depuis 1986, s’est lancé dans l’expérience en 2008. Son blog, accessible sur Libération.fr, s’appelle explicitement {Sciences2}. Depuis qu’il alimente son blog, Sylvestre Huet a l’occasion d’expérimenter de nouvelles relations avec ses lecteurs, ses sources… mais aussi ses collègues. Rencontre avec ce journaliste scientifique d’un nouveau genre.
2Sébastien Rouquette : Quelle est l’origine de {Sciences2} ?
3Sylvestre Huet : En 2008, la rédaction en chef me sollicitait depuis déjà deux ans pour que je prenne en charge un blog. Mais je ne souhaitais pas à l’époque participer à la création d’un précédent avant toute négociation collective sur les conditions d’exercice des blogs dans Libération puisque les conditions de ce travail supplémentaire n’étaient encore pas définies. Cette attente s’inscrivait donc essentiellement dans le cadre d’une démarche syndicale. Un élément de février/mars 2008, ou plutôt un papier, m’a fait franchir le pas. L’article sur « Soleil et climat : l’affaire Courtillot, suite »1 racontait la suite d’une polémique scientifique que j’avais couverte dans Libération. La publication de cet article avait été refusée dans la version papier et je ne pouvais tenir mes lecteurs informés de la suite des événements. L’ouverture de ce blog m’a permis de le publier.
4Pour vous, cette autonomie rédactionnelle est l’une des caractéristiques principales de votre travail en ligne ?
5C’est un élément fondamental. Le blog n’est pas relu par la rédaction en chef ou par le chef de service comme l’est tout article publié dans le journal. Autrement dit, ce qui est publié par le blog n’est relu par personne, sans filet. C’est une activité journalistique individuelle hors du cadre collectif d’une activité structurée et hiérarchisée.
6Cette relecture ne serait de toute façon pas possible, ne serait-ce que matériellement, la rédaction en chef n’ayant pas le temps de lire tous les contenus qui sont en ligne. Cela pose d’ailleurs un problème en termes de droit de la presse. En cas de procès pour un billet publié sur le blog, qui va au tribunal ? Défendre l’idée que c’est le journal qui est pénalement responsable du contenu rédactionnel des blogs de leurs journalistes est plaidable ; le journal paye l’hébergement du blog, son titre souligne mon appartenance à la rédaction de Libération et la tenue du blog a été faite la demande de la direction. Du coup, même si la relation de subordination matérialisée par la relecture des articles du journal papier disparaît, la publication se fait avec l’accord implicite de la direction et donc le directeur de publication est juridiquement responsable de son contenu.
7Qu’est-ce que cette autonomie change concrètement dans votre approche du métier ?
8Tout d’abord, cela permet à l’article d’exister. Tous les articles édités dans le blog ne pourraient être publiés dans le journal. Internet n’a pas de limites en espace d’édition, alors que les choix de la rédaction font que les articles scientifiques auraient pu être publiés dans le journal papier en kiosque mais pas toujours. Je décide de la longueur de l’article sur le Net, pas sur le papier où la décision est prise par la rédaction en chef, par le chef de service du journal et les contraintes de la maquette. Il n’y a pas de contrainte de maquette en ligne. En plus, je n’ai pas à négocier dans mon blog la longueur et le contenu de l’article. Les titres ne sont pas retravaillés par la rédaction. Il n’y a plus de négociation sur les mots. Il suffit de comparer le traitement que j’ai pu faire de Fukushima2 sur le blog et dans le journal pour évaluer la différence.
9Cela touche alors à votre pratique du métier du journalisme. Mais, de manière générale, l’hypermédia internet vous donne de nouvelles possibilités d’écritures, permet de mettre des liens dans vos articles, des images... Peut-on parler d’un traitement scientifique multimédia de l’information d’actualité ? Les vidéos par exemple. Vous en mettez sur votre blog. Pourquoi ? Quel intérêt, vous journaliste d’un quotidien écrit, y trouvez-vous ?
10D’abord les images. Ce n’est pas une nécessité absolue, mais cela offre une possibilité supplémentaire d’illustrer un sujet, d’offrir aux internautes des images instructives, notamment des documents à caractère scientifique porteurs d’informations. Il y a moins de liberté avec la papier.
11Les vidéos, dans certains cas, c’est plus pour le plaisir de l’esthétique (par exemple pour l’astronomie ou les activités spatiales), ce qui donne un caractère plus multimédia, plus complet au journalisme scientifique. Libération a une production papier qui est entièrement consultable en version électronique [par abonnement ou par paiement à l’article], mais l’inverse n’est pas vrai. Des images, des vidéos, des articles ne sont consultables que sur le blog. Il y a une spécificité du média électronique.
12Parmi les nouvelles possibilités apportées par internet dans la manière dont un journaliste scientifique peut traiter l’actualité, il y a également les liens. Ils peuvent renvoyer à un billet interne (archives du blog) ou externe (autre site). Potentiellement, les liens hypertextes peuvent donner lieu à des usages très variés : citations, explications, définitions, etc. Ils peuvent aussi servir à renvoyer directement les lecteurs vers les articles à la source d’une polémique scientifique. Au fur et à mesure de la croissance de {Sciences2}, votre usage des liens a-t-il changé ?
13Là encore, c’est une énorme différence par rapport à une écriture papier. Nous sommes des journalistes scientifiques, je peux mettre en copie les articles des sources primaires des revues comme Science, Nature. Je peux dire au lecteur : « Si vous voulez savoir à partir de quelle info j’ai travaillé, la voilà. » C’est aussi valable pour les communiqués des instituts de recherche. Il est possible de publier leurs rapports complets, parfois la page web, parfois le document.
14Les lecteurs ont accès à l’information d’origine. Cela leur donne aussi la possibilité de connaître les conditions dans lesquelles travaillent les journalistes quand ils doivent par exemple publier un article sur un rapport de 750 pages reçu la veille et qu’ils ne peuvent bien sûr pas le lire en totalité.
15En faisant cela, je prends un risque car je lui donne le moyen de vérifier si je fais bien mon travail. Je prends le risque de montrer que j’ai fait une erreur, d’avoir mal compris une information. Dès lors, les lecteurs peuvent mettre en difficulté le journaliste, qui fait œuvre d’une sorte de transparence. Cette pratique souligne de manière plus générale un changement apporté par internet dans le rapport entre le journaliste et le lecteur. Si le lecteur peut accéder à l’information source, cela change les relations, notamment avec les associations expertes dans leurs domaines spécifiques.
16Internet joue sur notre rapport à l’espace (à l’espace rédactionnel ici) mais aussi sur notre rapport au temps. Ce réseau modifie-t-il votre rapport à l’actualité, particulièrement vous qui êtes un journaliste scientifique, c’est-à-dire un journaliste sensible aux mises en perspective qui demandent un temps long.
17Dans les années 1980, je travaillais dans un hebdomadaire, j’étais parfois un peu frustré par le rythme de parution, ce qui m’a donné envie de travailler dans un quotidien. À vrai dire, il faudrait transposer les conditions pour comparer, à une sorte d’internet des années 1980 identique à celui d’aujourd’hui. Mais un blog permet de publier des informations à un rythme plus élevé que le rythme quotidien du journal. Par exemple, la couverture de l’accident nucléaire de Fukushima a un rythme supérieur à celui du quotidien papier.
18D’ailleurs, on se sent un peu obligé d’accélérer le rythme quand l’actualité est particulièrement forte. Lors de mes derniers congés, j’ai pris une journée pour publier plusieurs billets afin de tenir les lecteurs au courant de l’actualité de plusieurs sujets, en particulier des billets sur le bilan final de la radioactivité due a Fukushima en France à partir de données diffusées par l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire. Pour moi, c’est une responsabilité. Au moins, quand il s’agit d’une information importante, lorsque je couvre un événement comme celui-ci et que je sais qu’il y a une attente des lecteurs (« quel est l’impact de l’incident nucléaire en termes de radioactivité ? »), je ne peux pas clore le sujet.
19C’est vrai aussi que, de manière générale, il existe une pression à la publication. Des internautes me reprochent de ne pas publier davantage, de ne pas actualiser le blog aussi rapidement qu’ils le souhaiteraient.
20Justement : vos lecteurs. Tous les blogs mêlent, à des degrés variables, expression et communication, diffusion d’informations et interactivité avec leurs lecteurs. Quand on est journaliste scientifique d’un quotidien écrit, publier dans un blog implique-t-il de modifier les relations que l’on a avec ses lecteurs, de s’en rapprocher d’une certaine façon ?
21{Sciences2} a reçu plus de 34 000 commentaires en trois ans. Parfois je les regarde, parfois il y a des problèmes de courtoisie, d’injures. Mais sur l’ensemble des lecteurs très peu utilisent la fonction de commentaires.
22Par ailleurs, le blog m’a permis de modifier mon rapport à la communauté scientifique, d’élargir mon réseau de sources. Les scientifiques prennent principalement contact avec moi [par mail, via l’adresse donnée sur le blog] pour deux raisons :
23Il y a des universitaires et des scientifiques qui à la suite d’un article veulent m’apporter leurs connaissances. Ils veulent m’aider en envoyant un mail, dans une interaction intelligente. Ils rectifient les erreurs de manière courtoise, agréable.
24D’autres me contactent parfois pour me donner des informations. C’est un ingénieur du synchrotron Soleil qui m’a signalé que des balises permettaient de mesurer indépendamment des données fournies par le gouvernement Japonais, le taux de radioactivité à Tokyo. Le blog me permet en quelque sorte d’élargir mon réseau de sources journalistiques. Pour la couverture de la politique de la recherche, pour la communauté scientifique, ce blog fait de moi un interlocuteur intéressant, ce qui me permet de dépasser le cercle des interlocuteurs habituels des journalistes scientifiques (associations comme SLR, SLU, syndicats). D’ailleurs, je reçois parfois des mails de gens qui ne sont pas des scientifiques, des mails arrivent de partout, y compris de Japonais sur l’accident de Fukushima.
25Et pour vos autres lecteurs ?
26Ce blog m’offre une autre source de satisfaction. Il me permet de toucher des lecteurs qui lisent liberation.fr et le blog mais qui ne lisent pas forcément le journal papier. L’outil Google analytics que j’ai installé depuis avril 2011 montre que j’ai beaucoup d’internautes de province, des internautes de villages, autrement dit des internautes qui vivent dans territoires dans lesquels on n’a Libération que si on est abonné parce qu’on ne le trouve pas en kiosque. Donc la lecture du blog se fait indépendamment de la disponibilité du journal papier en kiosque.
27De même, sur les 900 000 dernières visites, je comptabilise 150 000 visiteurs qui se connectent depuis l’étranger : des pays francophones comme la Belgique, la Suisse, le Québec, mais aussi des pays comme le Royaume-Uni, les États-Unis, le Japon (depuis l’accident de Fukushima). Il s’agit probablement de Français expatriés, notamment de scientifiques.
28Si depuis ses débuts, le blog compte en moyenne 10 000 pages vues par jour, le nombre de visites a explosé en trois occasions : le mouvement des universitaires en 2009, avec un record à 58 000 pages vues le troisième lundi de la grève, la dénonciation des mensonges de Claude Allègre dans son livre L’imposture climatique et l’accident de la centrale nucléaire de Fukushima Dai-ichi. Sur les quatre derniers mois (mars à mi-juin) le blog compte plus de 3 millions de pages vues, avec un record à plus de 220 000 connexions le 15 mars.
29L’entretien se termine, Sylvestre Huet doit aller rédiger un article ou, qui sait, un nouveau billet électronique, tant ces deux activités semblent désormais indissociablement liées. Reste que le sociologue des médias et des TIC que je suis comprend bien mieux pourquoi de nombreux journalistes acceptent d’investir autant de temps et d’énergie dans leurs blogs, alors même qu’ils ne sont pas spécifiquement rémunérés pour ce travail supplémentaire. Plus de visibilité et de surface médiatique, un intérêt tangible de lecteurs (via les compteurs de pages lues), une reconnaissance plus directe de son travail de la part de la communauté scientifique, un choix des sujets et de la façon de les traiter gérés avec plus autonomie : autant de gratifications symboliques qui donnent, aux yeux des journalistes et de leurs lecteurs, un attrait et une importance supplémentaires à cette profession centrale dans les interactions sciences et médias.
30S.R.
Notes de bas de page
1 Une polémique concernant l’impact, ou l’absence d’impact (d’après Vincent Courtillot, directeur de l’Institut physique du globe à l’époque de l’article) de l’action humaine sur le réchauffement climatique.
2 Référence à l’accident nucléaire survenu sur les côtes du Japon après un tsunami en mars 2011.
Auteur
Journaliste scientifique à Libération, auteur du blog {Sciences2}.
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