De la vulgarisation à la communication
p. 39-50
Note de l’éditeur
Reprise du no 21 de la revue Hermès, Sciences et médias, 1997
Texte intégral
1Les choses étaient « simples » jusqu’à aujourd’hui. D’un côté la science, le progrès et les savants, de l’autre un public curieux de connaissances, au milieu, la vulgarisation*. Cette grande entreprise, a pendant un siècle, assuré par journaux, publications et livres interposés, le passage du monde des savants à celui de l’espace public*. Un jeu à deux, avec la vulgarisation comme point de bascule, dont on ne soulignera jamais assez son rôle dans l’émancipation culturelle. Certes, le contexte culturel favorable de la science facilitait les initiatives de vulgarisation, mais rien ne serait plus faux que de minimiser son rôle pendant un siècle. Elle fut et demeure un grand projet culturel et politique, dont une bonne partie des orientations reste encore juste.
2Mais disons qu’aujourd’hui, tout est plus compliqué. Il n’y a plus deux acteurs, les scientifiques et le public, mais au moins quatre : la science, la politique, la communication et les publics. La science est devenue les sciences, avec le développement des sciences de la matière, de la vie, de la nature, de la société. Et celles-ci ne sont plus entourées de la même croyance dans le progrès et la raison. Le xxe siècle, de l’énergie atomique à la destruction de la nature et au génie génétique, a montré les limites d’une science identifiée au progrès. Quant aux sciences sociales, elles montrent, elles aussi, quotidiennement, la fragilité des sociétés, des hommes et la difficulté à dégager dans le temps une certaine rationalité des conduites collectives.
3D’autre part, les activités scientifiques ont perdu de leur autonomie. Le rôle considérable qu’elles occupent dans la compétition économique internationale les a rapprochées d’une logique politique leur faisant perdre la référence à l’objectivité qu’elles pouvaient avoir auparavant. Aujourd’hui plus que jamais, la science et la technique sont inséparables des décisions politiques. Cela change leur statut et celui des controverses scientifiques. Celles-ci ont toujours existé, mais elles ont aujourd’hui une dimension supplémentaire, du fait de l’expansion des connaissances scientifiques, dans un bien plus grand nombre de domaines, et surtout du lien plus fort entre science et compétition économique. En tous cas, la science a perdu l’objectivité qui pouvait être la sienne il y a un siècle. L’entrée des sciences dans l’espace public a compliqué leur statut, leur rôle et ce que l’on attend d’elles. Le développement d’internet accentue l’expression des discours critiques et favorise les rumeurs.
4Du point de vue de la communication, les choses ne sont pas plus simples. Le milieu professionnel de la communication n’est plus seulement un médiateur, il a sa logique, ses valeurs, sa conception de l’information et a souvent tendance à préférer un scandale scientifique au travail patient d’explication au jour le jour. En outre, la concurrence entre les médias et les contraintes de l’information en images conditionnent aussi la manière dont sont sous-évalués ou surévalués certains phénomènes par rapport à d’autres. Les activités scientifiques sont omniprésentes, sans pour autant être discutées ou comprises. L’information scientifique ne suffit pas.
5Enfin du côté du public, les choses, non plus, ne sont pas simples. Les « dégâts du progrès » ont cassé la confiance naturelle pour la science, source du progrès. Et le niveau culturel du public a également diminué la part d’enchantement qu’il pouvait y avoir à l’égard des autorités scientifiques. D’ailleurs plus que jamais, il n’y a plus un public, mais des publics, au sein d’un espace public aux limites sans cesse repoussées.
6Le passage de deux à quatre logiques se voit même dans le vocabulaire. Hier on parlait de vulgarisation, aujourd’hui de médiation*, médiatisation, valorisation de la recherche... La multiplication des mots atteste de la difficulté à construire les relations entre les sciences, les techniques et la société. Et encore faut-il différencier. La demande de vulgarisation est largement inégale selon les sciences, et selon les moments. Si les sciences de la nature et de la matière font depuis longtemps l’objet d’une curiosité, la situation est différente pour les sciences de la vie, et encore plus pour les sciences de l’homme. En dépit des discours, la demande à l’égard de celles-ci est faible, les hommes politiques, journalistes et hauts fonctionnaires considérant le plus souvent être suffisamment compétents.
La différence entre communication et vulgarisation
7Dans un univers ouvert où chacun a légitimité à s’exprimer, la communication consiste moins à « faire passer les messages » (transmettre) qu’à assurer un minimum de cohésion entre des visions du monde nécessairement hétérogènes (gérer des logiques contradictoires).
8Hier, avec la vulgarisation, il s’agissait, pour l’essentiel, de la transmission des valeurs et de connaissances, du domaine scientifique vers le public. Aujourd’hui avec la communication, il s’agit de rendre compte du passage de deux à quatre logiques : le milieu scientifique, la société, le monde de la médiation et les publics aux niveaux culturels et d’exigence croissants. Communiquer à propos de la science consiste donc moins à transmettre des connaissances qu’à organiser la cohabitation entre des logiques plus ou moins concurrentes et conflictuelles. C’est en cela que la communication est un bon lieu de lecture des tensions qui existent dans les rapports entre la science, la culture, la politique, et la démocratie moderne.
9En dépit de la place croissante des médias dans la société, il faut relativiser l’idée selon laquelle plus les médias parleraient de science, plus il y aurait de vulgarisation. En revanche, si la médiatisation n’est pas la solution « moderne » à la médiation, où à la vulgarisation, il est néanmoins impossible de se passer d’une réflexion sur le statut et le rôle de la médiatisation dans les rapports entre science et société. Certes la médiatisation assure une certaine visibilité, mais la visibilité n’est pas synonyme de ce qui est le plus important dans la logique de la vulgarisation. Aujourd’hui, le plus important du point de vue d’une logique de la connaissance concernerait moins la médiatisation que la mise en valeur des controverses scientifiques. L’idée implicite qui sous-tend encore l’idée de vulgarisation est celle d’une science peu marquée par les conflits de valeurs entre les intérêts scientifiques et ceux de la société...
Les contradictions de la société démocratique
10Autant sur le plan politique, la société démocratique accepte l’idée de controverses et d’oppositions, autant sur le plan scientifique elle les supporte moins. On demande de plus en plus de recherches et d’investissements, mais en même temps le désir de mieux connaître les controverses scientifiques n’augmente pas proportionnellement. Et d’ailleurs, on ne demande pas trop aux chercheurs de s’expliquer sur des controverses, eux-mêmes n’y tenant pas vraiment, tant cela rend visible des rapports de force qui peuvent toujours évoluer entre eux…
11Un décalage existe donc entre la demande croissante de connaissances, au sein des sociétés et une certaine résistance à l’égard de la compréhension et de la visibilité des mécanismes réels de production de connaissances scientifiques. Naturellement, il faudrait nuancer cette position selon les sciences et les moments. Les sciences de la vie, par exemple, supportent probablement mieux les controverses, car celles-ci reflètent des oppositions philosophiques, existant par ailleurs, sur les définitions de la vie, de la conscience, de la reproduction... À l’inverse, les sciences de l’ingénieur, liées aux relations de plus en plus automatisées entre l’homme et la machine, supportent moins le doute, tant les performances croissantes des machines sont la projection d’un imaginaire de perfection et de rapidité. Les sciences de l’homme sont dans un statut intermédiaire. Les demandes à leur égard sont le plus souvent liées aux périodes de crises et disparaissent avec celles-ci. Il y a eu fréquemment conflit entre la logique de la connaissance des sciences sociales et la logique idéologique de l’action politique.
Le rôle des médiateurs
12Ils sont des « traducteurs » et leur rôle devient également crucial, d’autant que ce milieu n’est guère homogène et rend visible de manière inégale les progrès, les incertitudes et les controverses. Où commence et où finit d’ailleurs une information scientifique ? Comment l’isoler dans cette guerre de la connaissance que se livrent les scientifiques et les politiques, les médias et les industries et où l’idéal de la vérité est souvent malmené ? D’autant que les médias étant de plus en plus sollicités dans les rapports de force politico-scientifiques peuvent avoir une influence dans un jeu où science, intérêt, politique et valeurs s’entrechoquent. Autrement dit, « le devoir d’informer » qui, plus que jamais réunit apparemment scientifiques et journalistes, n’a autant signifié de choses différentes, dont les uns et les autres ne soulèvent pas toujours les contradictions, non par malignité mais plutôt par difficulté à définir une position tranchée. Résultat ? Tout le monde veut informer et communiquer, dans une société de dialogues et de transparence, mais où le flou cohabite avec la vérité...
La place du savoir
13Finalement une des questions posées par la complexité des relations entre sciences et sociétés reste bien celle de savoir si le terme de communauté scientifique a encore un sens. Les intérêts individuels et les rapports de force entre disciplines, laboratoires, communautés, intérêts économiques et politiques, sans parler des distorsions introduites par la problématique de la communication, n’ont-ils pas en définitive raison de ce concept, apparu avec la révolution du xvie siècle ?
14Que reste-t-il de l’autorité des pairs dans des systèmes ouverts où le jeu de toutes les concurrences permet de contourner et subvertir les règles du jeu internes à la communauté scientifique, comme d’ailleurs à de nombreuses autres communautés ? La question du maintien du rôle de la communauté scientifique pose celle du statut des pairs, de plus en plus détrônés par la problématique de l’expert *. Les sociétés modernes, qui ne reconnaissent que le système de valeur de la rationalité, recourent de plus en plus aux experts. Mais l’expert n’est ni le savant, ni le chercheur. Il est une catégorie hybride, à l’interface de la compétence et du droit. À mi-chemin entre la justice, l’État, l’autorité et la science. L’expert est une des figures favorites de la société contemporaine, entourée d’une autorité grandissante, voire d’une légitimité à la mesure des multiples systèmes de références d’où elle s’enracine. L’internationalisation de la science complique aussi la question d’une communauté scientifique « internationale » qui semble d’autant plus sollicitée, évoquée et légitimée qu’elle paraît à bien des égards en crise. La logique de la connaissance perd si rapidement son autonomie au profit des multiples logiques industrielles, politiques, nationales qui traversent les activités scientifiques qu’il paraît un peu difficile de parler du rôle « naturellement grand de la communauté scientifique internationale ». Il y a là beaucoup de wishfull thinking. L’entrée de la science dans une logique économique de concurrence entraîne un changement d’attitude indéniable des scientifiques et techniciens, sans que cela n’entraîne, pour autant, une place plus grande accordée à l’idée ou à la légitimité de la communauté scientifique. En bref, des logiques mises bout à bout de la concurrence, de l’industrialisation et de la médiatisation de la recherche, ainsi que la montée du thème de l’expert, rendent plus complexe cette idée pourtant indispensable de communauté scientifique.
15Les sommités mondiales scientifiques, dont l’autorité va maintenant au-delà de leur sphère de compétence, deviennent des autorités « morales » sollicitées tous azimut et contribuent, elles aussi, à déstabiliser cette idée de communauté scientifique, indépendante et neutre. D’ailleurs, on n’a jamais autant parlé d’éthique et de comités d’éthiques que depuis la prise de conscience de l’effritement des règles éthiques traditionnelles. L’éthique devient autant un moyen de réfléchir aux problèmes scientifiques et à la place des sciences par rapport aux normes sociales et mondiales.
16Une chose est au moins certaine : les discours portant sur les activités scientifiques sont de plus en plus nombreux, complexes et contradictoires. À tort, le mot et la problématique de la vulgarisation ont perdu de leur prestige, peut-être parce que leur modestie méthodologique n’est plus en phase avec l’air du temps. C’est l’idée d’un passage possible entre des espaces cognitifs* différents, qui fût à l’origine de la vulgarisation ; il faut la réexaminer aujourd’hui dans un contexte différent.
17En un mot, si les liens entre science, culture et société sont davantage discontinus, rien ne dit qu’il ne puisse pas y avoir néanmoins une capacité de communication entre eux. Simplement, il faudra tenir compte de plus d’interactions contradictoires, des sciences vers la société, de la société vers les sciences. Deux risques au moins apparaissent dans ce nouveau rapport entre médias et sciences : la fuite dans le ghetto scientifique ; l’adhésion trop rapide, au contraire, à une logique communicationnelle qui gommerait la spécificité des activités scientifiques.
18La communication de l’activité scientifique pose directement le problème de la revalorisation des communautés intermédiaires dont j’ai parlé dans Penser la communication (Flammarion, 1997). Les communautés scientifiques sont ici concrètement une condition de fonctionnement de l’espace public démocratique, pour compenser les effets déstabilisants d’une ouverture et d’une mondialisation des flux d’informations, y compris scientifiques. Plus l’activité scientifique est au cœur des rapports sociaux, plus la communication s’installe comme valeur dominante, plus il faut réfléchir à la valorisation des professions intermédiaires qui reposent sur des connaissances, dont celui des communautés scientifiques. Ceci pour éviter les deux écueils concernant les rapports entre sciences et communication : celui d’une illusoire autonomie de l’activité scientifique par rapport aux autres activités sociales, celui, à l’inverse, d’une disparition de la spécificité de l’activité scientifique, sous prétexte de la socialisation croissante des activités scientifiques. Éviter la fuite vers le scientisme toujours renaissant, ou vers son opposé, en réalité son symétrique, le relativisme sociologique, qui vise à nier toute spécificité de l’activité scientifique.
19Les communautés professionnelles intermédiaires (professeurs, médecins, ingénieurs, etc.) maintiennent l’idée de l’importance du savoir et des connaissances dans un monde plus transparent et tenté par la simplification. Plus il y a de vitesse et d’interactions entre logiques différentes dans l’espace public ouvert, plus il faut maintenir l’existence de logiques professionnelles et culturelles qui sont les témoins de la profondeur et de la complexité des situations sociales et de la connaissance.
Auteur
Directeur de l’Institut des sciences de la communication du CNRS (ISCC), fondateur et directeur de la revue Hermès (depuis 1988, 60 numéros).
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