Initiatives solidaires et droit social
p. 37-49
Note de l’éditeur
Reprise1 du no 36 de la revue Hermès, Économie solidaire et démocratie, 2003.
Texte intégral
1Services de proximité, Régies de quartier, restaurants interculturels, crèches parentales, systèmes d’échange local (SEL*), réseaux d’échanges réciproques de savoir RERS*, associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (Amap*), etc. Les initiatives solidaires se situent aussi bien sur de nouvelles activités, que dans le champ de l’insertion ou encore dans de nouvelles formes d’échange (Gardin, 2006). Au-delà de la référence à leurs domaines d’activités, cette contribution a pour objectif de voir comment la dimension d’espace public* que présentent ces initiatives peut être une source de légitimation vis-à-vis des pouvoirs publics.
2Dans leur construction et dans leur fonctionnement quotidien, les initiatives solidaires associent différents types d’acteurs qu’ils soient travailleurs, bénévoles, usagers, selon des formes d’espace public qui se réalisent parfois en interne. L’espace public, malgré son caractère polysémique (Dacheux, 2000, p. 97-98), peut être approché comme le lieu de négociation ou de confrontation entre la légitimation des entreprises sociales par leurs acteurs d’une part, et par la puissance publique d’autre part. La question posée est celle de la reconnaissance de l’économie solidaire à partir du droit social (Gurvitch, 1932), un droit n’émanant pas uniquement de l’État, tenant compte des règles que les initiatives se donnent à partir des espaces publics qui les constituent. Ce lien entre l’économie solidaire et le droit social est appréhendé à partir du cas des Régies de quartier.
Espace public et parties prenantes multiples
3Suivant la définition du Comité national de liaison des Régies de quartier (CNLRQ*) : « Une Régie de quartier est une association qui regroupe des représentants des collectivités territoriales, des logeurs et des habitants. […] L’objectif du dispositif est de recréer des liens sociaux sur un territoire et de reconstruire de nouveaux modes de démocratie dans la gestion du local, à partir d’une logique communautaire et partenariale. Il s’agit d’une requalification urbaine du quartier et de son développement économique. En offrant un travail rémunéré, le dispositif vise l’insertion des personnes en difficulté sociale ou professionnelle. Participer effectivement à toutes les étapes de la vie associative (réflexion, décision, mise en œuvre) constitue pour les habitants une authentique démarche de citoyenneté. » Une Régie est donc à la fois entreprise et association ; elle a une activité économique (entretien des cages d’escaliers ; maintenance ; second œuvre bâtiment, etc.) imbriquée dans une vie associative.
4À l’instar des entreprises sociales conceptualisées par le réseau Emes*2 (Émergence de l’entreprise sociale), elles diffèrent d’entreprises capitalistes car elles ne sont pas la propriété d’actionnaires mais de parties prenantes multiples, en l’occurrence ici les habitants, les collectivités locales et les bailleurs sociaux, mais aussi, suivant les cas, des associations locales. Le terme de parties prenantes est fondé sur un jeu de mots en anglais distinguant les entreprises dirigées par des stakeholders (parties prenantes) de celles qui sont dirigées par des shareholders (actionnaires).
5Dans les entités de l’économie solidaire, à travers l’intégration de parties prenantes, on parvient à la constitution d’espaces publics internes à ces organisations économiques (Eme, in Laville, Cattani, 2006, p. 365). « Les habitants ne sont plus vécus comme la clientèle d’un dispositif mais se situent au cœur de celui-ci », explique un représentant du CNLRQ (Gardin, Laville, 1998).
6Ainsi, 60 % des présidents et 40 % de l’ensemble des administrateurs des Régies sont des habitants (CNLRQ, 2009, p. 24). Les témoignages de dirigeants de Régie de quartier illustrent la concrétisation des espaces publics à travers, par exemple, la mutualisation des activités. « Nous avons des activités déficitaires, la moitié environ, par exemple une activité de mobilité des personnes. Leur déficit est compensé par des activités d’espaces verts, de peinture… Elles sont financées à partir de notre gestion interne… » Ces choix relèvent des décisions de la Régie et non de ses commanditaires. « Le tableau de comptabilité analytique est lu par les bénévoles, mais n’est pas connu par les commanditaires. Quand il y a un appel d’offre, on ne demande pas à l’entreprise retenue ce qu’elle fait de ses bénéfices. Dans les Régies, cela permet de réaliser des activités alors que d’autres entreprises verseraient ces excédents aux actionnaires. »
7Toutefois, quand les commanditaires sont aussi parties prenantes des Régies, ils participent aux prises de décision portant sur la mutualisation et le lancement d’activités. Par exemple, un marché de « développement du lien social dans les quartiers » a été obtenu dans le cadre des « objectifs d’insertion professionnelle des habitants et de maintien du lien social dans les quartiers connaissant des difficultés. Ce marché est très intéressant. On l’a construit et travaillé ensemble » (CNLRQ, 2009, p. 10-11). Il montre que les pouvoirs publics peuvent reconnaître l’existence d’une originalité, à l’inverse de ce qui arrive quand les Régies sont mises en concurrence avec des prestataires privés, sans prendre en compte leurs spécificités.
8Au-delà de ce cas, suivant les activités et expériences, ce peut être la place des personnes âgées (associations de l’aide à domicile), celle des enfants (crèches à participation parentale…), la qualité de l’environnement, les rapports entre producteurs et consommateurs (Amap) qui sont abordés au sein de ces espaces publics quand les différentes parties prenantes sont directement impliquées dans la réalisation quotidienne des activités. Toutefois, cette constitution d’espaces publics ne doit pas occulter des rapports de force inégaux. Ainsi, les collectivités locales à la fois financeurs et parties prenantes de l’organisation peuvent être dans des positions dominantes car, si le fonctionnement de l’entreprise sociale s’appuie sur des espaces publics réunissant différentes parties prenantes, il est aussi confronté aux rapports à nouer avec les pouvoirs publics.
La reconnaissance des initiatives solidaires par les pouvoirs publics
9La reconnaissance par les pouvoirs publics des initiatives solidaires conditionne leur fonctionnement socioéconomique. En effet, outre la dimension sociopolitique de démocratisation de l’économie, qui fait l’objet du chapitre de Laurent Fraisse, une autre caractéristique importante résulte des relations économiques propres à ces initiatives.
Un fonctionnement socioéconomique
10Dans le sillage de Karl Polanyi, la conceptualisation de l’économie solidaire s’inscrit dans une approche substantielle de l’économie, où sont qualifiées d’économiques les actions dérivées de la dépendance de l’homme vis-à-vis de la nature et de ses semblables visant à satisfaire ses besoins. Les pratiques montrent que trois pôles économiques peuvent être mobilisés par les initiatives solidaires dans des configurations variables (Eme, Laville, in Laville, Cattani, 2006 ; Gardin, 2006) : le marché, sur lequel il y a mise en correspondance de l’offre et de la demande de service entre agents économiques par le mécanisme de fixation des prix ; la redistribution, dans laquelle une autorité centrale rassemble des moyens pour ensuite les répartir selon les normes qu’elle fixe elle-même ; la réciprocité, où les échanges s’expliquent par la volonté d’entretenir ou de renforcer les liens sociaux entre différents groupes ou personnes.
11Parmi ces relations économiques, celles reposant sur la redistribution sont l’objet de débats parce qu’elles posent, de manière récurrente, la question de la reconnaissance de l’utilité sociale de ces initiatives. Plusieurs propositions successives en témoignent. Ainsi le rapport du député Francis Vercamer réalisé à la demande du Premier Ministre François Fillon en 2010, suggère la mise en place de label qui permettrait de leur offrir une meilleure visibilité, d’apporter la preuve de leurs actions, et « de mobiliser des financements publics (subventions) ou privés (fondations, mécénat) dans de meilleures conditions » (2010, p. 70). Dix ans auparavant, le député écologiste Alain Lipietz (2001), dans son rapport sur L’opportunité d’un type de société à vocation sociale réalisé à la demande de Martine Aubry, ministre de l’Emploi et de la Solidarité de l’époque, estimait déjà que le secteur d’utilité sociale avait vocation à bénéficier de dérogations fiscales ou sociales et de subventions publiques pour rémunérer les avantages qu’il produit pour la collectivité. Outre la question de savoir sur quels critères (accessibilité aux services, insertion des personnes en difficulté, innovation socioéconomique, contribution au développement local, etc.) doivent être attribuées ces ressources, il convient de réfléchir aux modalités de reconnaissance de ces critères d’utilité sociale des initiatives en prenant en compte les espaces publics qu’elles constituent.
L’exemple du label des Régies de quartier
12Là encore, les Régies de quartier présentent un exemple intéressant. C’est le CNLRQ qui autorise une association à utiliser le label « Régie de quartier », déposé par lui à l’Institut national de la propriété industrielle, et délivré par le réseau en référence à la charte dont l’origine doit être rappelée. Le début des années 1990 a coïncidé avec une attention soutenue des pouvoirs publics en direction des banlieues. Les troubles qui vont se produire dans certaines d’entre elles conduisent à la création d’un ministère de la Ville et à une volonté de redéployer de nouveaux moyens pour les quartiers dits en difficulté. Parmi ces moyens, une idée simple commence à se répandre : « il existe 400 quartiers prioritaires de la politique de la ville, il faut faire 400 Régies de quartier » suggèrent les cabinets ministériels. Soucieuses de maîtriser leur développement, notamment qualitatif, et d’éviter une instrumentalisation par l’État, les Régies de quartier vont décider de constituer un texte de référence. L’adoption de la charte, en 1991, marque leur volonté d’autonomie pour ne pas être l’instrument de politiques publiques et de pouvoir se constituer à partir de dynamiques locales, en respectant les principes de fonctionnement qu’elles choisissent, sans pour autant se couper de tout rapport avec les pouvoirs publics qui leur octroient certains moyens (appui à la tête de réseau, accords-cadres, aides en formation…).
13Dit autrement, c’est la volonté de préserver la constitution des Régies de quartier à partir d’espaces publics locaux qui a conduit le CNLRQ à refuser de devenir un dispositif défini par rapport à des circulaires administratives ou législatives. Ce type de préoccupation réapparaît avec les débats sur la reconnaissance de l’utilité sociale de l’économie solidaire au sens large. Les pouvoirs publics peuvent être tentés de définir cette utilité sociale à partir d’agréments qu’ils délivreraient, éventuellement avec des organismes de certification, faisant fi de la capacité des initiatives à produire leurs propres règles et critères de fonctionnement. La question est alors posée de la légitimité d’espaces publics se maintenant sans encadrement étatique.
Le droit social comme moyen de légitimation
14Cette interrogation renvoie à la notion de pluralisme juridique telle que l’a abordée Gurvitch. Pour lui, « dans la vie juridique, l’État est comme un petit lac profond perdu dans l’immense mer du droit, qui l’entoure de tous côtés » (1932, p. 152). « Le droit n’est pas un ordre purement négatif et limitatif, qui ne fait que défendre. Il faut se rendre compte qu’il est aussi un ordre de collaboration positive, de soutien, d’aide, de conformité » (ibid., p. 19). Il met en évidence l’importance du droit social comme une partie du droit en général. Le droit social est un droit d’intégration et non de subordination, il « tire donc toujours sa force obligatoire de l’autorité directe du tout, dont il règle la vie intérieure. C’est un droit autonome de chaque groupe […] engendré directement par lui » (ibid.). Pour lui, l’opposition entre l’État et la Société « ne peut être précisée et construite juridiquement qu’à l’aide de l’idée du droit social ».
15Il conteste ainsi le préjugé, suggéré par « l’individualisme juridique et son ombre, l’étatisme », selon lequel l’État serait le seul apte à représenter l’intérêt commun et à détenir le monopole de sa représentation (ibid., p. 38). C’est une supposée « supra-fonctionnalité » de l’État qui est mise en cause : pour lui, aucune organisation ne peut être supra-fonctionnelle. Gurvitch souligne ainsi que la confrontation et la conciliation d’intérêts opposés au sein de groupements représentent un moyen de constituer un droit social commun servant à l’intérêt général. L’intérêt commun n’est pas ainsi « nécessairement lié à la supra-fonctionnalité » et il prend un exemple qui fait directement écho aux initiatives solidaires : « si une organisation réussissait, par exemple, à unir sur une base paritaire, pour régler d’un commun accord l’économie nationale, toutes les associations de producteurs et de consommateurs, dont les fonctions sont différentes et les intérêts opposés, elle représenterait indiscutablement l’intérêt commun dans son aspect économique » (ibid., p. 41) tout en ayant des buts et des compétences limités.
16Ce droit social, dont il dresse ensuite une typologie dans ses rapports au droit étatique (droit social pur et indépendant, droit social pur mais soumis à la tutelle du droit étatique, droit social annexé par l’État…), offre des pistes de recherche sur les rapports entre initiatives solidaires et pouvoirs publics (Gardin, 2006, p. 158-166). Il permet de montrer comment la définition de nouveaux rapports économiques portés par l’entreprise sociale peut trouver d’autres bases que le marché ou l’État.
Conclusion
17Les approches économique et juridique des initiatives solidaires, à partir de leurs objectifs (réponse à des demandes sociales insatisfaites, lutte contre l’exclusion), à partir de leur fonctionnement économique (s’appuyant sur des ressources mixtes) ou encore à partir de leur nature juridique (associations, coopératives), ne permettent pas toujours de révéler une dimension, pourtant essentielle, de ces expériences en termes de constitution d’espaces publics. C’est lorsque l’on s’intéresse à la diversité des acteurs qu’elles mobilisent, à la participation de ces multiples parties prenantes, à la conception et au fonctionnement de ces initiatives, aux débats qu’elles entraînent, que cette caractéristique apparaît.
18La question est alors posée du rapport aux pouvoirs publics. La mobilisation de multiples parties prenantes pourrait représenter un moyen de légitimation de ces organisations pour que l’État ne soit plus dans une position hiérarchique vis-à-vis de ces initiatives et pour qu’il leur reconnaisse le droit de se définir elles-mêmes, de maîtriser leur fonctionnement et leur développement. Dans cette optique de droit social, l’espace public constitutif des initiatives solidaires ne serait pas ainsi appréhendé seulement comme moyen d’influencer le législateur ou les politiques publiques (Dacheux, 2000, p. 67-68), mais comme un lieu où, à travers la manifestation d’intérêts contradictoires, peut aussi se définir l’intérêt commun.
Bibliographie
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Références bibliographiques
CNLRQ, avec la collaboration de Gardin, L., L’économie solidaire en pratiques dans les régies de quartier et de territoire, Paris, Éditions du CNLRQ, disponible sur www.cnlrq.org, 2009.
Dacheux, É., Vaincre l’indifférence. Les associations dans l’espace public européen, Paris, CNRS Éditions, coll. « CNRS Communication », 2000.
10.3917/eres.gardi.2006.01 :Gardin, L., Les initiatives solidaires. La réciprocité face au marché et à l’État, Toulouse, Érès, 2006.
Gardin, L., Laville, J.-L. (dir.), Les réseaux d’initiatives, Tome 1 de : Les initiatives locales en Europe, étude réalisée pour la Commission des Communautés européennes, DGV, Paris, Crida-LSCI, Iresco-CNRS, 1998.
Gurvitch, G., L’idée du droit social, Sirey Librairie du Recueil, 1932.
Laville, J.-L., Cattani, A.D. (dir.), Dictionnaire de l’autre économie, Paris, Gallimard, coll. « Folio actuel », 2006.
Lipietz, A., Pour le tiers secteur. L’économie sociale et solidaire : pourquoi, comment ?, Paris, La Découverte, La Documentation française, 2001.
Vercamer, F., L’économie sociale et solidaire, entreprendre autrement pour la croissance et l’emploi, rapport disponible sur www.vercamer.fr, 2010.
Notes de bas de page
Auteur
Maître de conférences en sociologie à l’Université de Valenciennes et du Hainaut-Cambrésis, chercheur à l’Institut du développement et de la prospective (équipe Lien) et associé au LISE (Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique – UMR CNRS-Cnam). Ses recherches portent notamment sur les organisations d’économie sociale et solidaire, leurs liens avec les politiques publiques et plus largement sur les rapports entre économie et démocratie.
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