Gouvernance et neutralité de l’internet
p. 103-133
Texte intégral
1Si le « réseau* des réseaux » échappe à un gouvernement centralisé au sens classique du terme, les rapports de pouvoir ne sont pas absents de sa gestion, qui pose des questions bien plus larges que la simple évolution technique et les débats de spécialistes, tels qu’ils peuvent être menés à l’Internet Engineering Task Force*. La gouvernance est une notion complexe, qui associe négociations, prises de décision et émergence de consensus. La gouvernance d’internet n’échappe pas à ce type de dilemmes et porte tout autant sur la gestion technique de l’interconnexion que sur les noms de domaines ou la relation entre l’internet et les autres cadres juridiques (depuis le droit des marques jusqu’aux principes des Droits de l’Homme). Elle implique des enjeux économiques, politiques, techniques, sociaux. Elle pose la question de la responsabilité de structures privées transnationales, d’institutions multilatérales, des gouvernements nationaux, de la société civile et concerne différentes échelles. La neutralité de l’internet est un débat qui doit être inscrit dans cette réflexion plus large sur la gouvernance. Quels sont les pouvoirs en jeu ? Qui doit décider ? Les intérêts à l’œuvre sont-ils conciliables et équitablement entendus ? La neutralité de l’internet est-elle l’objet d’une discussion qui traite équitablement les données du problème, qui associe toutes les parties, et prend en compte tous les intérêts, ou bien la discrimination et la prioritarisation redoutées sur le réseau sont-elles aussi d’ores et déjà à l’œuvre dans les débats, comme pourraient le faire penser les multiples déclarations des géants de l’internet et des télécommunications lors du e-G8 de Paris en mai 2011 ?
La neutralité de l’internet, un débat de gouvernance
2La gouvernance de l’internet a connu plusieurs tournants. À un mode de fonctionnement plutôt informel, qu’illustrent les Request for Comments (RFCs)*, mises en place en 1969, correspond une première période de démocratie technique, dont il convient toutefois de souligner les limites, dans la mesure où les compétences techniques sont de facto un facteur discriminant de participation. Toutefois, c’est bien une communauté internationale de chercheurs et d’ingénieurs qui s’implique dans l’évolution technique de l’internet, avec la création en 1968 du Network Working Group destiné à réfléchir aux spécifications d’internet ou l’International Network Working Group formé en 1972, lors de la première démonstration publique d’Arpanet, au sein duquel naissent derrière Vinton Cerf les prémisses de la réflexion sur TCP/IP. Le développement de l’internet entraine une structuration progressive des organes techniques, rassemblés en 1992 au sein de l’Internet Society, tandis que le World Wide Web Consortium (W3C*) se forme en 1994 pour établir les échanges techniques et la normalisation des technologies du web.
3Cette construction en dehors des organismes de normalisation traditionnels du monde des télécommunications (le Comité Consultatif International Télégraphique et Téléphonique par exemple) ou de l’informatique (l’International Organization for Standardization) est une originalité, maintenue jusqu’à aujourd’hui. Cette situation répond à une double préoccupation des « pères fondateurs » : assurer la publicité des débats techniques et diffuser librement les spécifications pour favoriser leur adoption d’une part ; et permettre à de multiples idées de naître en fonction des besoins et d’émaner des multiples acteurs de l’internet d’autre part. Le processus de dépôt de documents techniques, leur mise en débat et leur éventuelle transformation en normes restent dès lors dans les mains des ingénieurs, constituant les protocoles* de l’internet comme un bien commun. Pour autant, les questions sociales et les enjeux politiques et économiques ne sont pas exclus de ces organismes, notamment parce que ce sont de grandes entreprises qui rendent disponibles des ingénieurs pour ce travail, cherchant ainsi à proposer les technologies qu’elles maîtrisent pour base de la normalisation, afin de disposer d’un avantage concurrentiel. Néanmoins, cette première phase de la gouvernance repose sur les compétences techniques et laisse entrevoir l’utopie d’une « République des chercheurs ».
4Un tournant majeur a lieu en 1998 avec la création de l’ICANN* (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers), association privée à but non lucratif, mais dépendant du droit commercial de la Californie et liée par un Memorandum of Understanding au Department of Commerce des États-Unis. L’ICANN reçoit pour mandat officiel d’effectuer la coordination technique des ressources fondamentales de l’internet, en particulier les noms de domaine1. La gestion par l’ICANN du nommage a été depuis vivement critiquée. Elle apparaît comme le symbole de la domination des États-Unis sur l’internet, d’une gouvernance unilatérale des ressources, qui constitue notamment un enjeu géopolitique : la gestion des serveurs de « zones racines » qui constituent la base même de tout le système mondial du Domain Name System peut être une arme redoutable pour rendre inopérantes les ressources d’un pays entier en cas de conflit. Ajoutons que les redevances versées par les entreprises qui enregistrent les noms de domaine apportent à l’ICANN des revenus substantiels...
5La gouvernance de l’internet va connaître une autre évolution notable au début des années 2000 avec le Sommet Mondial sur la Société de l’Information qui se tient à Genève en 2003 et Tunis en 2005. Initié par l’ONU au plus fort de la « bulle internet », son organisation est confiée à l’Union internationale des Télécommunications. Le SMSI a été l’occasion d’expérimenter une forme délibérative « multi-acteurs », en associant, à côté des États, qui signeront la « Déclaration » officielle, le secteur privé et les organisations de la « société civile ». Même si les définitions de ces acteurs restent floues, si les conditions du débat et la confrontation de logiques différentes ont pesé sur le Sommet, cette importation de logiques habituelles sur l’internet dans les négociations multilatérales va laisser des traces. Les compétences des acteurs non-gouvernementaux, tant du secteur privé (qui en général tient les outils techniques et les principaux services) que de la société civile (qui exprime les forces coopératives des usagers au moment où l’on voit émerger de nombreux services dont le contenu sera produit par les internautes) permettent d’intégrer la technique et la communication sociale dans les réflexions. C’est sous l’impulsion de la société civile que la Déclaration des États va consentir à placer la « société de l’information » dans le cadre juridique établi des Droits de l’Homme, montrant ainsi que les dimensions de l’usage et de l’inclusion sont partie intégrante des débats autour du réseau, et que les accords économiques ou géopolitiques ne sauraient évacuer ces questions fondamentales.
6Loin d’être un « septième continent », une « nouvelle frontière », le « cyberespace » est en réalité plongé dans les imaginaires sociaux plus généraux. Le SMSI portera aussi la notion de « fracture numérique », avec la reconnaissance d’un développement inégal, au-delà des utopies techniques, mais aussi la croyance dans la technologie et son financement privé pour résoudre ces déséquilibres sociaux... une hypothèse invalidée depuis par la pratique. Aucune structure multilatérale globale n’a été forgée suite au SMSI, et l’éclatement économique de la période va plaider pour une déclaration mesurée et la simple création d’un « Groupe de Travail sur la Gouvernance de l’internet. » Celui-ci a défini la gouvernance de l’internet comme « l’élaboration et l’application par les États, le secteur privé et la société civile, dans le cadre de leurs rôles respectifs, de principes, normes, règles, procédures de prise de décisions et programmes communs propres à modeler l’évolution et l’utilisation de l’internet », précisant « qu’elle englobe aussi des questions de politique générale importantes, comme les ressources Internet critiques, la sécurité et la sûreté du réseau mondial et ce qui touche à son développement et à l’utilisation qui en est faite2 ». Il débouchera sur le Forum sur la Gouvernance de l’Internet qui, bien que dépossédé de toute capacité de décision, va redéfinir la gouvernance pour couvrir une large panoplie des questions qui ont été posées au SMSI, avec une insistance sur le contrôle de la propriété intellectuelle au sein des réseaux, et sur le filtrage et la cybersécurité, deux thèmes que l’on retrouve dans le débat sur la neutralité de l’internet.
L’illusion d’une gouvernance globale au sein d’un village global
7Le débat sur la neutralité peut être lu comme un microcosme de la gouvernance, même si certains auteurs parlent plus volontiers de « co-régulation » ou de « partage des compétences ».
8Il met bien aux prises le secteur privé en la personne des acteurs de l’économie internet (opérateurs, fournisseurs d’applications, CDN…), les États (interventions parmi tant d’autres de Barack Obama, de Neelie Kroes3, de Nathalie Kosciusko-Morizet ou Éric Besson, du Parlement français,...) et les Autorités de Régulation Nationale (Arcep* en France, FCC* aux États-Unis), enfin la société civile (La Quadrature du Net, American Civil Liberties Union). Il faudrait y ajouter les prises de position des « pères fondateurs », tels le créateur du web Tim Berners-Lee ou Lawrence Lessig, fondateur de l’organisation Creative Commons*. Toutefois, les résultats de la consultation publique menée par le Gouvernement français en 2010 témoignent du fait que les acteurs sont impliqués très diversement et n’interviennent pas tous avec la même force dans les discussions. Ceux qui sont au cœur des opérations, tant techniques qu’économiques, tendent à « naturaliser » le débat, en utilisant des arguments techniques, ce qui va tendre à marginaliser les autres voix (universitaires, ingénieurs, développeurs de l’internet et organisations de la société civile).
9Malgré l’exemple du SMSI, il reste encore du chemin pour que la complexité technique des débats concernant l’internet n’occulte pas les différentes visions et imaginaires qui sont le propre de l’espace communicationnel démocratique. La relation technique/politique fait également débat dans d’autres domaines scientifiques. Les technologies de rupture dites BANG (Bits, Atomes, Neurones, Gènes) sont particulièrement sensibles et interrogent la démocratie technique et la place des experts. Cependant, la place spécifique des usagers dans le développement de l’internet comme la grande fluidité des débats sur ce réseau en font un véritable banc d’essai social.
121 réponses à la consultation publique sur la Neutralité du Net en France
La consultation publique sur la Neutralité du Net a reçu 121 réponses, un résultat qui peut sembler faible pour un enjeu qui a vu sans surprise les acteurs économiques se mobiliser massivement. Parallèlement ont été menées des auditions par la Direction générale de la compétitivité de l’industrie et des services avec le soutien de la Délégation aux usages de l’internet. Les professionnels sont une majorité écrasante, les chercheurs dont l’expertise aurait été précieuse peu présents, la « société civile » rare à titre individuel, davantage via des associations. Faut-il y lire un manque d’intérêt, d’information, ou de communication sur la consultation ?
121 réponses ont été reçues à la consultation publique :
– 8 d’opérateurs : AT&T, Bouygues Telecom, Colt Technology Services, Free, French Data Network, Orange, SFR, Verizon ;
– 4 de représentants d’équipementiers ou de fournisseurs de technologies : Alliance TICs, Cisco, Qualcomm, Reactivon ;
– 6 de représentants d’éditeurs de contenus : ACCeS (Association des chaînes conventionnées éditrices de services), Groupe Canal+, GESTE (Groupement des éditeurs de services en ligne), NRJ Group, Skyrock, TF1 ;
– 3 de sociétés de gestion des droits d’auteurs : SACD, SACEM, SCAM ;
– 11 de représentants d’éditeurs de logiciels et de services Internet : AFDEL (Association française des éditeurs de logiciel), APRIL (Association de défense et promotion du logiciel libre), ASIC (Association des services Internet communautaires), Caloga, CERIZ, Dailymotion, Kizz TV, Les Fées Créatives, Skype Communications, Websailors, Witbe ;
– 6 d’associations d’utilisateurs ou cercles de réflexion : Ligue Odebi, Parti pirate, La Quadrature du Net, Société française de l’internet, UFC Que Choisir, UNAF (Union des associations familiales) ;
– 3 de gestionnaires de réseaux d’initiative publiques ou d’associations locales en faveur du numérique : Manche Numérique, Pôle numérique, Syndicat mixte Ardèche Drôme Numérique ;
– 4 d’autres professionnels : AFNIC, DPAEP, Items International, MEDEF ;
– 2 issues du groupe d’experts sur la neutralité du Net installé le 24 février 2010 par Nathalie Kosciusko-Morizet : Dany Vandromme, ISOC ;
– 5 d’étudiants/chercheurs ;
– 67 d’autres citoyens.
Synthèse des réponses de la consultation sur la Neutralité du Net http://www.telecom.gouv.fr/fonds_documentaire/consultations/10/synthese-consultation-neutralitenet.pdf
10Les échanges autour de la neutralité de l’internet témoignent aussi de la mondialisation du réseau et de ses enjeux. À partir de 2008 le débat, débuté aux États-Unis, trouve des échos au sein de l’Union européenne et de ses institutions, à l’occasion de la révision du « paquet télécom* », entraînant par ricochet la nécessité d’une réflexion à l’échelle des États membres. Si au départ la révision des directives européennes était essentiellement négociée au sein des acteurs économiques, l’amendement Bono*, du nom d’un député européen socialiste, qui vise à préserver le droit des usagers à disposer d’une connexion Internet, a non seulement retardé l’adoption des textes mais engagé l’Union européenne dans une discussion plus large.
11Si le débat se joue en plusieurs lieux (justice, autorités de régulation, Parlement ou Congrès, Commission européenne, consultation citoyenne…), il voit parfois s’exprimer des réticences à passer à un modèle de concertation large. Aux États-Unis, la FCC est confrontée à une forte opposition des entreprises concernées, qui refusent de lui reconnaître toute autorité décisionnelle, et qui sont confortées par la décision judiciaire dans l’affaire Comcast en avril 2010.
12Cette question du statut de la FCC et de sa légitimité à imposer des règles de neutralité est au cœur des controverses actuelles au États-Unis. Les questions de compétences et de pouvoir sont déterminées par des aspects législatifs, parfois savamment utilisés : ainsi la société Akamai, qui joue le rôle de Content Delivery Network (CDN)*, espère ne pas être soumise aux règles de neutralité, en arguant que règlementairement elle n’est pas opérateur de télécommunications. Les CDN posent d’ailleurs des questions complexes : à la fois ils permettent, en rapprochant les données des usagers, de résoudre des problèmes de congestion*, tout en pouvant constituer une menace sur la neutralité « puisque ce sont les plus gros acteurs, ou les plus rentables, qui peuvent avoir un meilleur accès, tant en latence qu’en débit, à l’internaute final4 ».
Régulation et réglementation
La convergence entre informatique et télécommunications, le développement du numérique et de l’internet ont contribué au déplacement des frontières entre acteurs de ces secteurs et soulèvent des questions sur les voies de régulation à adopter, les autorités légitimes, l’enchevêtrement des législations, la réactivité du droit dans un environnement technologique en mouvement rapide.
C’était au siècle précédent. C’était il n’y a même pas une décennie. La révolution numérique ensorcelait alors l’esprit des marchés et des industriels. L’éclatement de la bulle a mis tôt fin au sortilège et banni le terme de convergence de la bouche des opérateurs, des analystes et des industriels.
Quelques années plus tard, on assiste de nouveau à un retournement spectaculaire. La révolution numérique l’a emporté cette fois non plus dans les esprits, mais dans les faits. […]
Commençons par le plus structurant : la disparition des frontières traditionnelles des métiers entre les différents acteurs. Ainsi, les câblo-opérateurs français qui étaient traditionnellement en monopole pour la distribution des chaînes thématiques dans les villes, ont vu apparaître six concurrents en l’espace des dix-huit derniers mois : France Telecom, Free, Neuf, AOL, Alice, Club Internet, sans parler des débuts de la TNT payante. Aux États-Unis, le mouvement est encore plus radical : des câblo-opérateurs acquièrent en quelques mois des millions d’abonnés au téléphone ; et inversement, des compagnies téléphoniques se découvrent des ambitions de distributeurs de contenus. L’objectif n’est plus de fournir un service, mais un ensemble de services autrefois distincts avec, au bout du compte, une facture unique. C’est le sens de la compétition pour fournir aux consommateurs du « triple play » avec le téléphone, l’internet et la télévision et bientôt du play « quadruple » en y ajoutant le service sur mobile. […]
Dans ce paysage en pleine évolution, on voit que les territoires de la régulation sollicités sont nombreux. Aux régulateurs en charge des contenus, à ceux responsables des fréquences ou à ceux en charge du respect des données personnelles, s’ajoute celui au rôle fédérateur, du respect des règles de la concurrence. Car l’éclatement des frontières entre opérateurs, l’élaboration de nouveaux modèles économiques, l’arrivée parmi les nouveaux acteurs d’opérateurs historiques souvent issus de monopoles nationaux, et les phénomènes d’intégration tant verticale qu’horizontale, conduisent plus que jamais au besoin d’un garant du respect du libre-jeu de la concurrence. Mais il importe aussi que le droit de la concurrence prenne lui-même en compte le nouveau paradigme* qui se présente à lui. Qu’il évolue dans son approche traditionnelle pour mieux appréhender les évolutions en cours.
Sur le plan organique, des évolutions sont possibles. Un rapprochement entre CSA et Arcep figure parmi les options, sur le modèle anglo-saxon de la FCC. Mais il n’existe de toute façon pas de solution miracle. D’abord parce qu’il est très difficile d’anticiper les succès commerciaux. Ensuite parce que le temps de la régulation et de la loi est en général beaucoup trop long par rapport à la réactivité des marchés. Parce que chaque règlement peut susciter son propre contournement par le biais des novations technologiques. Et parce que les relations entre médias éclatent avec le développement de la convergence. Il importe donc d’être pragmatique* et de prendre conscience de la variété des critères selon les marchés pertinents pour parvenir à des solutions juridiques réalistes. C’est là toute la difficile et indispensable articulation entre la réglementation et la régulation.
La complexité du nouvel environnement technologique et sa dimension mondiale donnent à la régulation et au droit de la concurrence toute leur importance par rapport à des solutions réglementaires rigides et rapidement obsolètes. Il ne s’agit pas de faire plier le droit sous le joug de l’économie mais de prendre dorénavant en compte, en temps réel, les critères pertinents de l’économie dans l’élaboration du droit.
Aline Rutily, Bernard Spitz, « Les nouveaux enjeux de la révolution numérique », Hermès, no 44, 2006, p. 29.
13Enfin, la diffusion du débat à plusieurs échelles, ne doit pas faire oublier que les contextes nationaux sont différents et que cette question globale ne touche pas un « village global », pour reprendre l’expression célèbre de McLuhan à la fin des années 19605. Les différences entre les contextes étatsunien et européen sont réelles, tant en terme d’organisation du marché que de cadre législatif et réglementaire, de modèles et traditions politiques, du rôle attribué aux agences gouvernementales, ou encore de cultures politiques et économiques. Les structures concurrentielles ne sont pas les mêmes. Le monde des câblo-opérateurs est plus puissant Outre-Atlantique et les facilités à changer d’opérateur plus restreintes. Le modèle réglementaire qui concerne notamment la concurrence des opérateurs de réseaux est plus strict en Europe et la concurrence à l’accès plus ouverte, expliquant l’antériorité des conflits Outre-Atlantique. Les entreprises européennes n’ont pas le même poids que celles des États-Unis, en particulier celles qui fournissent applications et services, contribuant à des (dés) équilibres différents de ceux que peuvent entrainer des accords entre Google et Verizon par exemple. Enfin, les cultures politiques diffèrent tant sur la question de la place de l’État dans la régulation, du rapport au droit et à la réglementation, que sur celle de la liberté d’expression, de la propriété intellectuelle, des données personnelles ou du libéralisme et de la libre entreprise.
Plusieurs visions de la gouvernance
14Ces nuances dans l’interprétation de la question ne sont pas seulement nationales, elles sont aussi internes aux sociétés et dans Internet Governance, Bing et Bygrave (2009) distinguent plusieurs visions, que l’on retrouve dans le débat sur la neutralité.
15La première est celle de l’ordonnancement spontané, tel que par exemple Johnson et Post le proposent dans Law and Borders en 1996, faisant confiance aux lois propres du cyberespace et les « déconnectant » de celles du monde « réel ». Il est difficile de suivre encore cette idée, tant il est clair que les questions qui touchent à l’internet sont aujourd’hui profondément sociales, économiques et politiques, et si cette vision pouvait être soutenable en 1996, elle l’est moins depuis le passage à l’internet commercial et grand public, qui commence en France à peu près à la même période.
16Un autre modèle de gouvernance préconise une approche internationale ou transnationale et cherche à mener une réflexion dépassant le cadre étatique. Si ces deux approches partagent l’idée que la gouvernance ne peut être menée que dans un cadre dépassant les frontières nationales, la démarche transnationale peut être illustrée par des organes tels que le W3C et l’ICANN et trouve sa légitimité dans des institutions à l’orientation au départ très technique.
17La troisième voie est celle des régulations gouvernementales : c’est elle qui est critiquée par les opposants aux positions de la FCC, qui reprochent à l’Autorité et au gouvernement des États-Unis de dépasser leurs prérogatives. Ils considèrent aussi que cette mesure est prématurée et dénoncent un interventionnisme et une prise de décision a priori, alors que peu de cas ont été soulevés. On rejoint ici une autre question : celle de la prévisibilité et de l’irréversibilité des trajectoires de l’innovation. Ainsi l’ORECE (Organe européen des régulateurs de communications électroniques) a estimé que les entorses à la neutralité sont rares en Europe et encore bien encadrées par les régulateurs. C’est également la position de plusieurs pays européens, à l’instar de la Suède. Au contraire, en France, le gouvernement fait preuve de volontarisme tout comme aux Pays-Bas.
18La gouvernance par le marché est une quatrième tendance, celle que prônent les opérateurs et les opposants à la neutralité de l’internet, qui mettent en avant le frein à l’innovation que constituent de telles tentatives de légiférer, concevant le libéralisme comme source de développement. Toutefois libéralisme et laisser-faire ne sont pas synonymes et on a souvent vu, ces dernières années, les autorités de régulation être les principales garantes de la concurrence. C’est aussi au nom de la capacité d’innovation et du libéralisme que certains partisans de la neutralité réclament des mesures, mettant en garde contre le risque d’un laisser-faire qui pénaliserait les plus petits et les nouveaux entrants au profit des entreprises déjà bien implantées.
19Enfin, le « gouvernement par la technique », qui se réfère souvent à l’expression de Lawrence Lessig « Code is Law » est une autre voie possible. On pense également à la formule de David Clark au cours du 24e anniversaire de l’IETF : « We reject Kings, presidents and voting. We believe in rough consensus and running code. » Les « pères fondateurs » eux-mêmes n’hésitent pas à sortir de leur réserve. Vinton Cerf s’est prononcé en faveur de mesures garantissant la neutralité dans une lettre au Congrès du 8 novembre 2010, mais en parlant au nom de Google dont il est Chief Internet Evangelist. Tim Berners-Lee dans son article « Long Live the Web : A Call for Continued Open Standards and Neutrality » (novembre 20106), attirait aussi l’attention sur cet enjeu, notant que « Bien qu’internet et le web aient des modèles distincts, un utilisateur du web est aussi un utilisateur d’internet, et en cela il dépend d’un internet délié d’interférences ».
20Tous ces acteurs défendent des positions qui témoignent de valeurs et d’imaginaires de l’internet différents et difficiles à réunir. Ainsi la neutralité de l’internet est traversée par les mêmes tensions qui traversent la gouvernance. Sa redéfinition et la volonté de l’orienter vers des processus de réflexion et de décisions multi-acteurs ne doivent pas cacher les hésitations, freins et réticences à l’ouverture. Nous vivons le difficile passage d’une démocratie technique, celle des pionniers de l’internet, à un régime plus ouvert prenant en compte la société civile. Actuellement c’est le poids des entreprises de l’internet, de géants de la communication, qu’ils soient fournisseurs de services ou opérateurs, qui semble dominer le jeu.
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Références bibliographiques
10.1093/acprof:oso/9780199561131.001.0001 :Bygrave, L.A., Bing J., Internet Governance. Infrastructure and Institutions, Oxford, Oxford University Press, 2009.
Notes de bas de page
1 Mueller, M., « ICANN and Internet Governance : Sorting through the Debris of Self-Regulation », Info vol. 1, no 6, 1999, p. 477-500.
2 http://www.itu.int/wsis/docs2/pc3/off5-fr.pdf
3 Commissaire européenne en charge de la société numérique.
4 Rapport de mars 2010 « La neutralité dans le réseau Internet », CGIET, p. 19-20. http://www.cgiet.org/documents/2010_05_31_2009_31_CGIET_Neutralite-rapportfinal.pdf
5 Voir le chapitre « Des frontières politiques pour un réseau mondial ».
6 Berners-Lee, T., « Long Live the Web : A Call for Continued Open Standards and Neutrality », 22 novembre 2010, repris dans Scientific American (http://www.scientificamerican.com/article.cfm?id=long-live-the-web&page=4)
Traduction en français sur Framablog : http://www.framablog.org/index.php/post/2010/11/22/Longue-vie-au-webpar-tim-berners-lee
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La neutralité de l'internet
Ce livre est cité par
- Castets-Renard, CCline. (2016) Normative Regulation of the Digital World: Summary of the Research Project IUF. SSRN Electronic Journal. DOI: 10.2139/ssrn.2804434
- Gadringer, Stefan. (2020) Network neutrality in the European Union: A communications policy process analysis. Internet Histories, 4. DOI: 10.1080/24701475.2020.1749807
La neutralité de l'internet
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