Présentation générale. Le débat sur la neutralité de l’internet n’est pas neutre
p. 9-36
Texte intégral
1L’internet a largement changé depuis qu’il est devenu un système nerveux central de nos sociétés. Des secteurs industriels entiers participent de la mise en œuvre du « réseau des réseaux » : industries de l’informatique et centres de traitement de données, industries des contenus (médias, producteurs vidéos) et des services (réseaux socionumériques, commerce électronique), industries des télécommunications, et même compagnies de production d’énergie pour alimenter ces appareils. Avec près de deux milliards d’internautes, la force des usagers se trouve décuplée, dans leur participation à la création de la valeur de l’internet, par leur production de contenus comme par leur capacité à donner de la valeur au réseau* et aux services (qui sont d’autant plus utiles qu’il y a beaucoup d’usagers). Cette évolution du réseau et de sa valeur économique globale en fait évidemment un nouvel enjeu de rapports de force économiques, mais aussi politiques et géopolitiques. C’est dans le cadre de ces conflits/négociations qu’il faut placer les débats sur la neutralité de l’internet et en percevoir les enjeux. Il s’agit aussi de comprendre pourquoi les États s’interrogent, lancent des enquêtes publiques, essaient de légiférer, et pourquoi les diverses instances de régulation du secteur des communications sont assaillies de demandes contradictoires de la part de chacun des acteurs.
2Le terme « neutralité » peut être une source d’ambiguïtés. Il est fortement marqué par l’idée de « neutralité de point de vue » ou encore d’équilibre des discours sur les médias publics.
De la nature des savoirs sur Wikipédia
[…] Dans la plupart des cas, les administrateurs ou les gros contributeurs appuient leur plainte sur un défaut de neutral point of view pour justifier leurs interventions, donnant lieu à de conventionnelles « controverses de neutralité » ; […] et l’entente est difficile entre experts reconnus d’un domaine et administrateurs néophytes, souvent anonymes et pas toujours compétents en la matière.
Lionel Barbe, « Wikipédia, un trouble-fête de l’édition scientifique », Hermès, no 57, 2010, p. 71.
3Or, la neutralité, à laquelle Tim Wu, professeur à la Columbia Law School, fait référence dès 2003 dans un article sur la neutralité du réseau, ne porte pas sur les documents véhiculés par l’internet, ni sur les services ou la relation entre les producteurs de contenu et leur lectorat ou usagers. Elle ne se situe pas au niveau des contenus du web, mais de l’infrastructure de l’internet, interconnexion de près de 50 000 réseaux différents. Elle concerne la couche dite de « transport ». Elle touche à la manière dont les paquets* de données circulent dans les réseaux et au maintien du principe selon lequel ces paquets d’information, quels qu’en soient la source et le destinataire, sont traités de façon égale.
4Pour le grand public, l’internet se résume souvent au web. Si ce dernier est le point d’accès à de multiples services (lecture de courrier, commerce électronique, radio ou vidéo, réseaux socionumériques, et bien évidemment accès à des contenus d’information), il s’appuie en réalité sur l’internet. Nous avons un modèle « en couche », dans lequel le « transport » de l’information est une fondation commune, sur laquelle peuvent se développer plusieurs services, comme le web et ses multiples applications, mais aussi la télévision sur IP, la voix sur IP1, les échanges de pairs à pairs (peer-to-peer), le nommage des sites, l’unification des horloges des ordinateurs, la distribution de mise à jour des logiciels, et de nombreux autres services souvent cachés à l’usager, mais fondamentaux pour l’équilibre et la maintenance d’un réseau mondial. L’internet peut être considéré comme la base commune sur laquelle sont construits les services. La question de la « neutralité de l’internet » porte donc sur les fondements du réseau, tant au plan technique, qu’au niveau des imaginaires sociaux qui peuvent se construire sur ce commun partagé, cette infrastructure de la société de la connaissance.
5Les principes d’ouverture et d’innovation de l’internet se sont fondés sur l’absence de traitement des données dans le cœur même du réseau. La neutralité de l’internet correspond à la volonté de maintenir « l’intelligence » aux deux bouts de la chaîne (principe bout-en-bout*), sur les serveurs des producteurs et sur les postes des usagers (ordinateurs, mais de plus en plus téléphones mobiles). De nombreuses mesures successives ont déjà ébréché la neutralité du réseau, souvent par nécessité technique, comme la lutte incessante contre le pourriel (ou spams, échanges électroniques non sollicités), ou la mise en place de pare-feu (firewall) à l’entrée des réseaux d’entreprises ou d’institutions, ou encore l’existence de services dits « gérés », qui empruntent l’internet, mais restent indépendants, comme les réseaux virtuels privés ou la télévision sur IP.
6La question est de savoir si les atteintes à la neutralité peuvent s’étendre au-delà des règles partagées pour des objectifs précis, et plus précisément encore, si le choix délibéré de distinguer les paquets d’informations et de les délivrer plus ou moins rapidement est laissé aux divers opérateurs de l’internet, et aux négociations commerciales entre eux, ou s’il faut prendre des mesures de régulation pour conserver un internet mondial le plus neutre possible.
Les entreprises de télécommunications, au cœur du débat
7Les entreprises des télécommunications occupent une place très particulière dans cet échafaudage. Ce sont elles qui, in fine, permettent aux usagers d’accéder aux contenus et services répartis sur les divers grands serveurs de l’internet. C’est généralement à une entreprise de télécommunications que s’adresse un usager pour obtenir son accès (elles deviennent alors des FAI* – fournisseurs d’accès à internet). L’usager veut bénéficier de toute l’ubiquité permise par internet, disposer d’un accès « large bande » à son domicile ou son bureau, d’un accès sur son mobile, le tout dans les mêmes conditions de qualité, avec la volonté d’accéder aux informations les plus gourmandes en puissance de calcul, tels les vidéos, les jeux et l’information en continu. Il peut aussi vouloir fusionner ses accès aux divers services : télévision fixe ou mobile, communications téléphoniques... Ajoutons les volontés d’usagers particuliers que sont les professionnels, qui souhaitent disposer d’un réseau privé à l’intérieur de l’internet, ou qui veulent développer des réseaux fiables pour des applications particulières, comme la télésanté.
8Parce qu’elles sont un nœud central de l’architecture tant technique qu’économique, les entreprises de télécommunications cherchent à négocier au mieux de leurs intérêts le partage de la valeur produite par l’internet. Parce qu’elles sont au contact direct avec l’usager, elles veulent aussi suivre, voire anticiper, comme avec les réseaux dits « ultra large bande », les volontés du public d’avoir toujours plus d’accès, de fiabilité, de rapidité. Pour suivre le rythme de l’innovation, il leur faut améliorer sans cesse la qualité des réseaux, ce qui représente des investissements lourds, accentués par un risque d’obsolescence rapide : les choix techniques peuvent être remis en cause avant même que la rentabilité n’ait pu être atteinte.
9Le modèle économique de l’internet et la répartition des revenus entre les différents acteurs des services et accès sont-ils pérennes ? Ou le développement d’applications qui consomment toujours plus de bande passante (notamment la vidéo) et la volonté d’investir dans des infrastructures plus performantes rendent-ils caduques les relations entre fournisseurs d’accès à internet et fournisseurs d’applications ? Qui doit payer ? Les opérateurs doivent-ils supporter seuls les frais d’extension et d’évolution du réseau, liés à des usages exponentiels en terme de connexions et d’applications ? Faut-il réguler la part de la bande passante réservée à des services gérés*, telle que la télévision sur internet ? Certains contenus doivent-ils bénéficier d’un traitement prioritaire et selon quels critères (rentabilité, paiement par les fournisseurs de contenus, utilité) ?
10Les entreprises de télécommunications ne veulent pas rester confinées à un rôle de prestataire pour les entreprises de contenu et de service, assumant les risques industriels et le mécontentement des usagers en cas de congestion*. La santé financière insolente des « pure players » de l’internet (entreprises dont l’activité est menée de manière exclusive sur l’internet, comme Google, Amazon ou Facebook), accentuée par leur capacité de délocalisation qui leur permet de jouer avec les règles fiscales, apparaît dès lors comme une économie qui devrait participer à l’effort d’investissement des opérateurs de télécommunications. De là vient la volonté d’instaurer une négociation commerciale privée entre les gestionnaires de réseaux et ces entreprises de contenu et service. Les télécommunications, qui peuvent moduler la rapidité d’accès aux services, sont en position de force pour négocier avec les producteurs de contenu des participations, des « marges arrières », pour acheminer leurs contenus plus ou moins rapidement. C’est autour de ce point nodal que se joue la question de la neutralité de l’internet. Si le transporteur peut repérer le type de protocole* utilisé dans chaque paquet d’informations (vidéo, pair-à-pair…), et appliquer des règles spécifiques en fonction de l’émetteur du paquet d’informations, il devient l’acteur central, capable d’imposer ses modèles et ses intérêts à l’ensemble de l’internet.
11Or, c’est justement à l’opposé de ce modèle des « réseaux à valeur ajoutée », défendu par les télécommunications dans les années 1980, que l’internet a pris son envol. Pour ses pères fondateurs, l’innovation serait d’autant plus forte que l’infrastructure de transport et de gestion du réseau serait neutre, n’interviendrait pas dans les décisions des opérateurs de contenu et de service, et serait transparente pour l’usager. C’est ce pari qui a été largement gagné. À chaque innovation dans les services, de nouveaux secteurs ont émergé, depuis la recherche sur Internet jusqu’à la vidéo, depuis le paiement en ligne jusqu’à la construction de réseaux socionumériques. La menace de congestion existe depuis la naissance même de l’internet, qui est avant tout une coopération entre réseaux (réseaux locaux, régionaux, nationaux ou internationaux). Elle a en permanence été résolue par l’extension coopérative du réseau et par l’amélioration des protocoles de codage (par exemple le mp3, pour transmettre une grande masse d’informations musicales dans des fichiers de taille raisonnable ou le DivX pour la vidéo).
Du débat économique à l’enjeu politique
12Dans ces visions qui s’opposent, les États interviennent. Certes, le secteur des télécommunications est très déréglementé, comme celui de l’informatique, mais des autorités de régulation existent dans chaque pays pour garantir que les usagers auront accès de façon équitable aux services. Empêcher les ententes monopolistiques, éviter que la maîtrise des « tuyaux » ne s’étende à celle des contenus et des services, permettre à de nouveaux entrants de tenter leur chance en offrant des services innovants ou complémentaires, sont parmi les fonctions de ces autorités... qui se trouvent donc en tête de ligne pour intervenir sur la neutralité de l’internet.
13Les gouvernements sont entrés dans le débat. Barack Obama, après son élection, a demandé à la Federal Communications Commission (FCC*), autorité de régulation aux États-Unis, de se prononcer sur le sujet et en décembre 2010, celle-ci a rendu ses conclusions. En France, une « Consultation publique sur la neutralité du Net » a été lancée par Nathalie Kosciusko-Morizet, secrétaire d’État à la Prospective et à l’Économie numérique, au printemps 2010 et le dossier a été repris par son successeur, Éric Besson. La députée UMP Laure de la Raudière, relance en avril 2011 l’idée d’inscrire la neutralité de l’internet dans la loi, alors qu’une proposition sur le même thème de Christian Paul (député PS) a été repoussée en mars. La Commission européenne se préoccupe également de la question, engageant une réflexion au moment de la révision du « paquet télécoms* » (directives européennes régulant le secteur des télécommunications) qui se poursuit actuellement. Par ailleurs, l’intervention de la société civile, sous la forme d’associations comme La Quadrature du Net en France ou le groupe Free Press et l’American Civil Liberties Union aux États-Unis, montre que les experts économiques et politiques ne sont pas seuls à penser l’évolution du « réseau des réseaux » et du web. Les prises de positions des différentes parties prenantes témoignent ainsi de plusieurs visions et approches de la place de l’internet dans la société, de plusieurs imaginaires techniques.
14Cette controverse, autant politique qu’économique et sociale, pose la question de la discrimination des données, de la régulation, mettant en débat les « droits électroniques » et les biens communs, la transparence, les bénéficiaires de la production de valeur sur internet et l’équilibre du marché. Elle porte en elle les évolutions présentes et possibles de l’internet, mais aussi de sa gouvernance, et interroge la démocratie technique. En effet, derrière l’apparente logique d’une négociation commerciale privée entre acteurs se jouent, en vérité, deux éléments démocratiques essentiels :
- la transparence pour l’usager, qui doit pouvoir se reposer sur un réseau fiable, mais aussi équitable, traitant avec la même compétence les acteurs riches et concentrés ou les nouveaux entrants ;
- la capacité de nouveaux producteurs d’information ou de service de s’appuyer sur un réseau ouvert avant même que leurs idées, produits ou services n’aient pu faire leurs preuves auprès du public.
15En confiant aux transporteurs de l’information un rôle encore plus central, certains craignent une accentuation du contrôle ou de la censure (en permettant/demandant aux opérateurs d’inspecter les paquets, de tracer les usages et de jouer un rôle de « police privée » de l’internet). Le risque serait alors de créer des points de contrôle sociaux, dissimulés sous le masque de la technique. Or, la force tant technique que culturelle de l’internet est d’avoir inscrit dans le code même du protocole TCP/IP une logique de liberté d’expression, de contact non centralisé et d’innovation sociale.
16Comme le note Barbara van Schewick (2010), « beaucoup de gens ont une attitude pragmatique* à l’égard de la technologie : il leur est égal de savoir comment elle fonctionne, ils veulent juste l’utiliser. Concernant Internet, cette attitude est dangereuse. […] Si nous voulons protéger Internet et nous assurer sa pleine utilité, si nous voulons pleinement réaliser son potentiel économique, social, culturel et politique, nous devons comprendre sa structure et ce qu’il adviendrait si cette structure changeait ».
17En autorisant un secteur particulier à briser la neutralité du transport, le risque est également de favoriser les concentrations verticales, qui vont de la production de contenu jusqu’à la distribution à l’usager. Ceci pourrait conduire à une balkanisation2 de l’internet, à rompre l’unité du réseau et favoriser un petit nombre d’acteurs hyper-concentrés. Là encore, le danger que comportent de telles concentrations verticales est dénoncé, tant pour les règles démocratiques, que pour les innovations industrielles elles-mêmes. Compte tenu de l’implication des réseaux dans la vie professionnelle et quotidienne, la mise en place de monopoles conduirait des acteurs déjà très puissants à acquérir encore plus de pouvoir non seulement économique, mais aussi culturel et d’influence tant commerciale que politique. Hervé Le Crosnier a nommé « vectorialisme3 » cette nouvelle construction dans le domaine du traitement de l’information, pour en souligner la radicalité au-delà des enjeux économiques.
Faces émergée et immergée de l’iceberg
18La neutralité de l’internet part d’un débat technique sur la couche de transport, devient un débat économique sur le financement des infrastructures et la place respective des industries concernées par le réseau, et s’étend aux questions de libertés fondamentales et de démocratie aux niveaux des services et applications.
Le paradoxe de la communication
Dominique Wolton dans Internet, et après ? a insisté sur l’illusion qui veut que davantage de technique et une circulation plus rapide et massive des informations amèneraient davantage de communication. Les débats sur la Gouvernance de l’internet montrent que la technique n’efface en aucun cas le politique, l’économique, le social, même quand il s’agit de s’accorder sur cet objet que l’on présente comme communicationnel par excellence, l’internet.
Par exemple, quand on affirme que la généralisation des réseaux d’ordinateurs et de satellites permettra une meilleure compréhension au sein de la communauté internationale, on confond, volontairement ou non, communication normative et communication fonctionnelle. On réduit ainsi la capacité de compréhension entre des peuples, des cultures, des régimes politiques que tout sépare par ailleurs, au volume et au rythme d’échanges entre les collectivités permis par les réseaux. Comme si la compréhension entre les cultures, les systèmes symboliques et politiques, les religions, et les traditions philosophiques dépendaient de la vitesse de circulation des informations ! […]
Dans la communication le plus facile est technique, et plus la technique permet de mondialiser la communication, plus les incompréhensions sont visibles. Se brancher mutuellement supprime peut-être les barrières du temps, mais ne peut rien contre celles de la géographie. Les utopies de la communication qui nient des différences d’intérêts et de pouvoirs, tout autant que l’importance cardinale des climats, du temps, du relief, illustrent la faiblesse de la réflexion théorique sur la communication.
Techniciser la communication ou la socialiser reste l’enjeu central. La vision matérialiste de la communication privilégie la dimension technique et la performance tandis que la vision culturelle privilégie au contraire l’importance des modèles sociaux et culturels, et la prise en compte des difficultés de compréhension. Plus on s’intéresse à la dimension technique, plus on adhère à une vision matérialiste de la communication. Plus on s’intéresse à la dimension sociale et culturelle, plus on adhère à une vision humaniste de la communication.
Dominique Wolton, Internet et après ? Une théorie critique des nouveaux médias, « Champs Essais », Paris, Flammarion, 2000, p. 43 et p. 149-150 (Paris, Flammarion, 1999)
19À côté de la logique du best effort, qui est celle du premier internet, dans laquelle l’opérateur doit faire au mieux pour délivrer le service, malgré les pointes de connexion, la taille des fichiers ou la concentration des lectures, quitte à ralentir tout le monde en période de surchauffe, on voit apparaître des stratégies de « qualité de service » (QoS). Une prioritarisation est déjà mise en œuvre, à la fois « conditionnelle » et « active » (Curien, Maxwell, 2011, p. 43-44) : si la première ne suscite que peu de débat, puisqu’elle permet de résoudre des problèmes de congestion (par exemple lorsque le réseau est encombré, chaque connexion ralentit, cherchant à trouver le taux optimal d’échange tout en ne perdant pas trop de paquets), la seconde est plus polémique. En effet, en plaçant en tête de file des paquets correspondant à certains protocoles, ou dépendant d’accords commerciaux, elle touche à la neutralité pour les services aux usagers et à l’accès aux contenus et aux applications : c’est la manière dont les sites et les outils qu’utilisent les internautes sont traités par les réseaux qui peut en être affectée. Certains sont-ils ralentis pour favoriser les plus gros offreurs ? Tous les sites sont-ils traités équitablement ? Un opérateur va-t-il privilégier le transport des informations d’un client payant ? C’est dès lors le choix d’un internet à plusieurs « vitesses » qui se pose, solution explicitement envisagée par Ed Vaizey, ministre de la Culture britannique, dans un discours à Londres en novembre 2010. « Il pourrait s’agir d’une évolution vers un marché à deux niveaux, où les consommateurs et les fournisseurs de contenu pourraient choisir de payer pour différents niveaux de qualité de service4.» C’est aussi la question de l’acceptabilité et de la transparence de ces mesures à l’égard de l’usager, ou plutôt du client, qui sont en jeu, question que l’on retrouve lorsque l’on aborde celle du filtrage, où les opérateurs du réseau ont une place centrale.
La prioritarisation en question
L’association La Quadrature du Net, qui se définit comme une organisation de défense des droits et libertés des citoyens sur internet, dans sa réponse au pré-rapport de la mission d’information de l’Assemblée nationale consacrée à la neutralité du Net, s’inquiète de la prioritarisation. La LQDN est déjà intervenue avec force dans les controverses nées autour d’ Hadopi * et LOPPSI 2*.
Si la mise en place de niveaux de qualité minimale de service pour l’internet public ou la « priorisation » de flux de données dans le cadre de services gérés sont acceptables dans certaines conditions, la différentiation entre classes de trafic sur l’internet public contrevient au principe de neutralité du réseau et pose de graves problèmes. Une telle différentiation :
– remet en cause la liberté de communication dont jouissent les internautes, en transférant le pouvoir de décider des modalités d’acheminement des différents flux de données des utilisateurs vers les opérateurs ;
– porte préjudice à l’égale participation des internautes à la sphère publique en ligne, en favorisant les abonnés capables de s’offrir des offres d’accès haut-de-gamme leur donnant la priorité sur le réseau, au détriment de tous les autres ;
– inhibe la concurrence et l’innovation dans l’économie numérique, en offrant des conditions de trafic privilégiées aux fournisseurs de service en ligne les plus riches ;
– compromet l’investissement dans les infrastructures de très haut débit, en permettant aux opérateurs de bénéficier de la saturation de leurs réseaux via des offres d’accès prioritaire vendues plus chères.
La Quadrature Du Net répond au pré-rapport parlementaire sur la nature du Net, 28 février 2011.
http://www.laquadrature.net/fr/lqdn-repond-au-pre-rapport-parlementaire-sur-la-neutralite-du-net.
20Remise en cause de la liberté de communication, privilèges pour les fournisseurs de service les plus aisés, moindre investissement dans le haut débit au service de l’intérêt général, en faveur d’offres plus coûteuses et à différents niveaux de qualité, l’enjeu est loin de se limiter à la technique et même à l’économie.
21Récente, la notion de neutralité de l’internet est déjà porteuse de plusieurs significations, selon qu’elle est employée par les opérateurs ou des associations de défense de la liberté d’expression, et derrière une même terminologie se cachent des acceptions différentes qui peuvent brouiller la compréhension des enjeux. La synthèse des réponses à la consultation publique qui s’est tenue au printemps 2010 en France témoigne de l’importance de délimiter le contenu d’un concept au préalable à tout débat5. Les acteurs investis dans la discussion ne conçoivent pas de la même façon le terme et par conséquent les questions à explorer. C’est un enjeu de communication majeur.
22Plusieurs acteurs suggèrent de privilégier l’expression « internet ouvert » plutôt que celle d’« internet neutre ». « L’internet ouvert renvoie à un espace qui n’est sous le contrôle d’aucun acteur unique, où chacun peut librement créer, entreprendre et voir son expression, ses créations, son activité accessibles à l’ensemble de l’internet.6 »
Société de l’information versus société de la communication
Le choix des mots n’est pas anodin, derrière ceux-ci se trouve l’internet que nous voulons. Alors que l’Unesco promeut une « société de la connaissance », l’Union internationale des Télécommunications organise en 2003 et 2005 le Sommet Mondial sur la Société de l’Information à Genève et Tunis. La société de l’information n’est pas celle de la communication.
La communication au cœur d’enjeux socioéconomiques, culturels, technologiques et politiques
Placées au cœur de la vie sociale, la communication et l’information sont au centre d’enjeux économiques, culturels, technologiques et politiques. Et, alors qu’internet nous est présenté comme le vecteur d’une nouvelle économie dans laquelle le savoir constitue la première source de richesse, son « impact » et celui des TIC relèvent de la manipulation de la connaissance et des mécanismes de génération du savoir. C’est ainsi que « l’informatique et les télécommunications, en devenant accessibles au plus grand nombre, favorise[raient] la diffusion du savoir, les échanges et le partage des connaissances7 ».
D’une manière chronologique, Ghernaouti-Hélie et Dufour considèrent que cette société de l’information, qui se distingue par des médias industrialisés et interactifs tel qu’internet, succède à la société industrielle caractérisée par des médias de masse comme la radio et la télévision. Elle constitue une véritable révolution informationnelle qui « bouleverse le traitement et la conservation de l’information et modifie le mode de fonctionnement des organisations et de la société tout entière ». Ainsi, ces médias individualisés et interactifs entraînent une rupture dans la communication et engendrent une « nouvelle » communication.
Société de la communication et économie centrée sur le savoir
[…] Nous préférons l’expression « société de la communication » (Wolton, 1999) à celle de société de l’information, car elle rappelle les théories communicationnelles et permet d’appréhender la question du changement social au moyen des TIC et d’internet. Cette expression permet de relativiser l’importance de la mise en réseau (la « communication-information » des théories mécanistes) et de mettre l’accent sur la « communication-relation » (des théories organistes) qui doit en résulter.
Caroline Rizza, « La fracture numérique, paradoxe de la génération Internet », Hermès, no 45, 2006, p. 25.
23Ainsi l’idée de parler d’« Internet ouvert » est investie de valeurs fortes (liberté d’entreprise, d’expression…). De même, une réflexion sur où commence et s’arrête la question de la neutralité (faut-il considérer l’ensemble de la chaîne de valeur ou le simple acheminement des données ?) doit être envisagée. Dans la réponse à la consultation proposée par des membres du conseil scientifique du programme Vox Internet, à plusieurs reprises étaient soulignées les limites de l’expression : « En résumé : La Neutralité du Net est au mieux un concept technologique, au pire un alibi économique, dont l’intérêt est limité. Elle ne peut pas s’appliquer à toutes les couches de l’internet. Elle ne concerne que celles qui gèrent le transport, l’hébergement et la diffusion de contenus. Comme on ne sait pas vraiment définir l’internet, ni la neutralité comme objet économique, juridique et politique, il faudrait […] abandonner la notion de neutralité, qui masque les intérêts en jeu, et la remplacer par la notion d’ouverture, plus précise (au plan économique et juridique) et certainement plus féconde (au plan politique) pour la poursuite conjointe du bien commun8.»
24Les termes eux-mêmes sont investis d’une charge symbolique forte (neutralité, discrimination, équité…). Si selon Nicolas Curien et Winston Maxwell (2011, p. 108), le mot discrimination a « une connotation extrêmement négative… qu’il ne mérite pourtant pas ! Dans le langage “neutre” de l’économie ou du droit de la concurrence, discriminer, c’est tout simplement différencier, par exemple proposer des produits personnalisés ou des options tarifaires diversifiées à différents types de consommateurs », les critiques et inquiétudes qui se manifestent ne reposent pas seulement sur la polysémie des mots. Ce débat qui suit en France celui sur Hadopi (loi Création et Internet) et Loppsi 2 (loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure) peut avoir des conséquences pour le « réseau des réseaux », selon que l’on choisira de laisser-faire ou au contraire d’adopter une réglementation, ou même une loi, en faveur de la neutralité de l’internet. Modifier le transport des données sur l’internet, c’est aussi modifier l’accès aux services et aux applications. Tim Berners-Lee, co-fondateur du web au début des années 1990, dans un article récent, Long Live the Web, souligne que l’avenir du web et de l’internet sont liés, car tout usager du web est nécessairement un usager de l’internet.
Un enjeu qui touche aussi au web
25Dans son article, le père du web prône la distinction entre internet et web, qu’il juge fondamentale, utilisant une analogie avec le courant électrique (« Le web est comme un appareil électroménager qui fonctionne grâce au réseau électrique. […] Les fabricants peuvent améliorer les réfrigérateurs et les imprimantes sans transformer le fonctionnement de l’électricité, et les services publics peuvent améliorer le réseau électrique sans modifier le fonctionnement des appareils électriques. »). Il lie toutefois le débat sur la neutralité de l’internet à l’avenir du web. « Bien qu’Internet et les principes du web soient distincts, un utilisateur du web est aussi un utilisateur d’Internet et par conséquent il compte sur un réseau dépourvu d’interférences9. » Tim Berners-Lee fait référence à une affaire qui a eu un retentissement fort au plan politique et médiatique aux États-Unis, celle qui a vu le câbloopérateur Comcast être condamné en 2007 par la Commission fédérale des Communications (FCC) pour avoir bloqué ou ralenti le trafic de ceux qui utilisaient l’application de téléchargement BitTorrent. La FCC a demandé à Comcast de cesser ces pratiques, mais en avril 2010 la cour fédérale a cassé cette injonction.
26Tim Berners-Lee prône la transparence face aux atteintes à la neutralité : « Un bon FAI qui manque de bande passante s’arrangera souvent pour délester son trafic de moindre importance de façon transparente, de sorte que les utilisateurs soient au courant. Il existe une différence importante entre cette disposition et l’usage du même moyen pour faire une discrimination. Cette différence met en lumière le principe de la neutralité du réseau. Un moyen de communication neutre est la base d’une économie de marché juste et compétitive, de la démocratie et de la science10.»
27On peut toutefois se demander si la « transparence » ne serait pas le masque derrière lequel avancerait la fin de la neutralité. Les usagers sont très peu armés pour utiliser cette transparence s’il n’existe pas un cadre réglementaire précisant la place de la neutralité et son étendue. Une telle transparence pourrait ne refléter que des accords commerciaux entre prestataires, et non des contraintes techniques admises par tous. Elle ne pourrait avoir un sens pour l’usager qu’en étant accompagnée de mesures facilitant la concurrence, en particulier la capacité à changer de prestataire tout en conservant les identités acquises (notamment l’adresse mail) et les services choisis, à l’image de ce qui existe en France sur la téléphonie mobile. Or, l’idée même d’une rupture de neutralité porte en germe l’existence d’accords commerciaux spécifiques entre producteurs de contenus, de services et réseaux d’accès, à l’image des « bouquets » du câble ou de la télévision par satellite, ce qui diminuerait l’intérêt de la « transparence » pour le consommateur.
Un double enjeu de communication
28C’est pour éclairer ces différentes dimensions, afin de permettre une réflexion et une approche informée du débat que nous proposons ce livre. Les perspectives historiques, économiques et les questions d’avenir de l’innovation, tant technique que sociale, cohabitent pour comprendre l’importance stratégique du débat sur la neutralité de l’internet. C’est d’ailleurs une caractéristique de la place de l’internet dans le monde actuel de voir des questions techniques rencontrer des questions liées aux capacités politiques des individus, à leurs places dans la communication généralisée.
29La neutralité de l’internet implique de penser les protocoles et architectures techniques comme la rencontre de la technique, de l’économique, du social et du politique. Surtout, elle souligne que les changements d’architectures, de modèles techniques, induisent aussi des changements dans l’agencement des pouvoirs. La neutralité de l’internet propose ainsi un instantané des enjeux présents et futurs, des voies d’évolution possibles du « réseau des réseaux », des rapports de pouvoir à l’œuvre, et s’intègre dans la question plus large de la gouvernance et de l’« imaginaire d’Internet11 ».
30À ce titre, elle est un double enjeu de communication : elle nécessite tout d’abord des négociations entre acteurs aux rationalités différentes et souvent antagoniques, qui doivent s’accorder sur les termes et les enjeux du débat, dans le cadre d’une notion polysémique et investie de sens et valeurs différents selon les interlocuteurs. Ensuite, elle est un enjeu de communication pour le présent et pour le futur, dans la mesure où l’évolution de l’internet ne peut laisser indifférentes les sociétés des pays développés, qui s’interrogent sur son économie et son écologie, ni les pays actuellement moins équipés, pour lesquels l’accès au « réseau des réseaux » pourrait se faire dans un avenir proche essentiellement grâce aux téléphones mobiles, directement touchés par les atteintes à la neutralité.
31Cette question d’actualité interroge les mutations de la communication et éclaire les relations entre information, communication, culture, sciences et politique. Elle s’inscrit résolument dans les champs d’intérêt de la revue Hermès et de la collection « Les Essentiels d’Hermès ». Cet ouvrage diffère des précédents, tout en conservant ses points forts (synthèse inédite, points de repère, aide à la compréhension à travers le glossaire ou la bibliographie sélective). Il inclut cinq textes inédits, éclairant les valeurs et imaginaires à l’œuvre dans la controverse, l’évolution du « réseau des réseaux » et son passage d’un modèle horizontal à un modèle vertical, l’aspect économique du débat, l’enjeu de gouvernance qu’on peut y lire en filigrane, et enfin les voies nationales au sein du contexte international. Les articles sont accompagnés d’extraits d’Hermès, mais aussi d’autres documents, cherchant à créer chez le lecteur l’envie d’en savoir plus, tout en conservant l’ambition première de la collection : offrir un accès direct à la science, pour réfléchir en conscience.
Bibliographie
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Références bibilographiques
10.3917/dec.curie.2001.01 :Curien, N., Maxwell, W., La neutralité d’Internet, Paris, La Découverte, 2011.
10.7551/mitpress/7580.001.0001 :Van Schewick, B., Internet Architecture and Innovation, Cambridge, London, The MIT Press, 2010.
Wolton, D., Internet et après ? Une théorie critique des nouveaux médias, Paris, Flammarion, « Champs essais », 2000 (Paris, Flammarion, 1999).
Notes de bas de page
1 Technique qui permet de communiquer par la voix sur Internet.
2 Issue du vocabulaire politique pour désigner un phénomène de morcellement d’unités politiques et géographiques (notamment les Balkans, à l’issue de la Première Guerre mondiale), cette expression peut désigner par extension des effets de fragmentation, en l’occurrence le fait qu’un internaute pourrait n’avoir accès qu’à une partie de l’internet en fonction de son prestataire d’accès, pour des raisons politiques ou commerciales.
3 Tentative de définition du vectorialisme, in Broudoux, E., Chartron, G. (dir.), Traitements et pratiques documentaires : vers un changement de paradigme ? Actes de la deuxième conférence Document numérique et Société, Paris, éd. ADBS, 2008, p. 133-152.
4 « Le débat sur la “neutralité du Net” relancé au Royaume-Uni » - LeMonde.fr, 18 novembre 2010.
5 Synthèse de la consultation publique sur la neutralité du Net. Secrétariat d’État à la Prospective et au Développement de l’Économie numérique, juin 2010. http://www.telecom.gouv.fr/actualites/21-juin-2010-consultation-publique-sur-neutralite-du-net-synthese-2420.html
6 Consultation publique sur la « Neutralité du Net », op. cit.
7 Ghernaouti-Hélie, S., Dufour, A., De l’ordinateur à la société de l’information, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1999, p. 96.
8 http://www.voxinternet.org/index.php/ecrire/dfailly@yahoo.fr/%5Bhttp:/IMG/_article_PDF/ecrire/ecrire/spip.php?article355&lang=fr
9 Berners-Lee, T., « Long Live the Web : A Call for Continued Open Standards and Neutrality », 22 novembre 2010, repris dans Scientific American (http://www.scientificamerican.com/article.cfm?id=long-live-the-web&page=4).
Traduction en français sur Framablog : http://www.framablog.org/index.php/post/2010/11/22/Longue-vie-au-web-par-tim-berners-lee
10 Ibid.
11 L’expression est empruntée au titre de l’ouvrage de Patrice Flichy, L’imaginaire d’Internet, Paris, La Découverte, 2001.
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