Place de l’argumentation en démocratie directe
p. 57-76
Note de l’éditeur
Reprise1 du no 16 de la revue Hermès, Argumentation et rhétorique, vol. II, 1995.
Texte intégral
1Si le regain des études sur l’argumentation est incontestable, on constate cependant que les écrits théoriques et philosophiques priment largement sur les travaux empiriques*. Nos propres recherches se situent résolument du côté des travaux qui cherchent à contribuer à une meilleure connaissance de l’argumentation en la fondant sur de larges et solides bases empiriques. Notre objet d’étude est celui de l’argumentation politique ordinaire dans le système politique de la démocratie directe de la Suisse.
La spécificité de la communication politique en Suisse
2Les citoyens suisses sont appelés à se prononcer périodiquement, environ quatre à cinq fois par an, sur un total d’une quinzaine de sujets de l’actualité politique. Lors de chacune de ces votations populaires, les citoyens sont invités à donner leur avis (en votant par oui ou par non) sur trois à quatre problèmes d’intérêt national, auxquels s’ajoutent volontiers quelques autres relevant des cantons et des communes. Ce système référendaire repose sur l’initiative populaire et le référendum qui permettent à une minorité, respectivement 100 000 citoyens dans le cas de l’initiative populaire et 50 000 dans le cas du référendum, d’obliger l’ensemble du pays à s’intéresser à ce qui la préoccupe.
3Contrairement aux États centralisés où les citoyens ne sont que rarement appelés aux urnes (et dans ce cas uniquement pour des élections), le citoyen suisse est invité à participer activement et constamment à la discussion publique des problèmes courants de la vie quotidienne. C’est ce qui entraîne un type d’espace public* et de débat public et, par conséquent, de communication et d’argumentation politiques, tout à fait spécifiques : intrinsèquement délibératif et participatif et donc situé à l’opposé complet de systèmes politiques où l’on gouverne par décrets.
4Nous avons effectué une série de recherches sur les formes de l’argumentation politique mises en œuvre lors des campagnes d’information et des débats contradictoires qui précèdent ces votations, et cela en prenant des exemples de sujets « chauds » et « brûlants ». Comme exemples, citons le nucléaire, l’armée, l’expérimentation animale, l’immigration, l’avortement, l’écologie, l’environnement, soit des initiatives populaires visant, par exemple, à supprimer l’armée suisse, l’expérimentation animale, à interdire l’avortement, à réduire fortement la population immigrée, etc. Comme nous cherchons à approcher les formes de l’argumentation ordinaire et commune, nous avons retenu un matériel composé de lettres de lecteurs, écrites par des citoyens ordinaires. Lors des votations sur des thèmes faisant l’objet de polémiques, les journaux reçoivent des avalanches de lettres de lecteurs, et le citoyen ordinaire aussi bien que l’expert verront leur message publié. Nous considérons cette source empirique comme un révélateur privilégié de l’argumentation politique ordinaire.
5En ce qui concerne la communication politique proprement dite, différents modèles ont été proposés afin d’étudier les pratiques politiques sous cet angle. En effet, qui dit activités politiques dit nécessairement communication. D. Wolton propose la définition suivante de la communication politique : « L’espace où s’échangent les discours contradictoires de trois acteurs qui ont la légitimité à s exprimer publiquement sur la politique et qui sont les hommes politiques, les journalistes et l’opinion publique au travers des sondages2 ». Suivant ce modèle, la communication se joue donc entre trois acteurs : les hommes politiques, les journalistes et l’opinion publique au travers des sondages. Si un tel modèle est sans doute pertinent pour un pays comme la France, on verra très vite à quel point la différence est grande avec le système politique suisse. C’est, bien sûr, dans le troisième acteur que réside la différence. Il est inconcevable, dans un système politique foncièrement participatif et délibératif, de réduire la participation politique populaire, l’opinion publique, aux sondages. Le peuple gronderait !
6Les deux premières composantes du modèle sont, en revanche, semblables. Les hommes politiques constituent bien sûr un acteur clé de la communication politique ; et les journalistes interviennent également de manière très active, puisque lors de chaque votation populaire (et non seulement lors des élections), ils sont chargés d’informer, de préparer des dossiers sur les sujets soumis à votation (chaque quotidien d’une certaine importance fait un gros effort d’information en cherchant à présenter aussi complètement que possible le sujet, les différentes prises de position et les camps en présence). Les journalistes participent ensuite à l’animation de l’espace public, particulièrement effervescent lors d’enjeux importants, et cela pendant les quelques semaines qui précèdent le jour même de la votation. C’est cet aspect quotidien et in vivo de la communication politique que nous allons analyser.
Le cas de la votation suisse sur l’énergie nucléaire
7Nous choisirons un seul exemple pour illustrer le fonctionnement de la communication et de l’argumentation politiques en démocratie directe, celui des votations relatives à l’énergie nucléaire qui ont eu lieu le 23 septembre 1990. Le corps électoral devait notamment se prononcer sur deux initiatives populaires émanant de groupements antinucléaires qui proposaient, l’une, l’abandon pur et simple du nucléaire et la seconde, un moratoire – une pause – de dix ans avant de décider de la poursuite ou de l’abandon de l’énergie nucléaire. La première initiative a été rejetée par 52,9 % des votants (certains cantons ont toutefois approuvé ce projet d’abandon du nucléaire, notamment les cantons francophones : Genève, le Jura et Neuchâtel, à l’exception du Valais et de Fribourg), tandis que le moratoire a été accepté par 54,6 % des votants.
8Une analyse de contenu montre que les thèmes sur lesquels s’affrontent partisans et adversaires de l’énergie nucléaire (appelés dorénavant, pour simplifier, pronucléaires et antinucléaires) sont peu nombreux. Ces thèmes sont les suivants : la sécurité, le problème des déchets, la menace que représenterait une guerre pour les centrales nucléaires, les implications économiques, les implications écologiques et les solutions alternatives (énergies de remplacement).
9Mais ces thèmes ne disent rien du travail argumentatif mis en œuvre par ceux qui interviennent dans le débat en écrivant des lettres aux journaux pour défendre une position, en attaquer une autre ou faire coup double en effectuant les deux à la fois. L’argumentation politique propre à une telle communication conflictuelle est, en effet, fondamentalement interactive, dialogique. Au début d’une campagne d’information, les premiers messages arrivent aux journaux, puis de nouveaux messages viennent très vite contester les premiers, d’autres les appuyer, et ainsi de suite jusqu’au jour du vote. On peut suivre empiriquement cet aspect dynamique, processuel et constitutif de l’argumentation. Cette dernière est le résultat de ce processus d’interactions et d’interpellations réciproques entre messages opposés, produits successivement les uns contre les autres. Ces interactions sont à la fois conflictuelles et constituantes : l’argumentation politique consiste en activités discursives qui sont elles-mêmes fonction d’interactions conflictuelles constituantes.
10Il n’est pas nécessaire d’analyser le déploiement de ces activités à propos de tous les thèmes susmentionnés ; deux ou trois exemples suffisent pour mettre en scène les activités à l’œuvre dans l’argumentation politique en situation de communication conflictuelle3.
L’argumentation antinucléaire sur la sécurité des centrales
11Prenons le premier thème, celui de la sécurité des centrales nucléaires. D’emblée les antinucléaires veulent faire fort en brandissant le spectre de l’accident de Tchernobyl (du 26 avril 1986) ; ils insistent longuement sur cet accident et nombreux sont ceux qui reprennent cet argument pour montrer que la sécurité du nucléaire n’est pas garantie. Il s’agit même d’un argument-clé du débat et en argumentant à son propos, les antinucléaires savent qu’ils tiennent un argument qui ne repose pas sur des bases purement empiriques et rationnelles. Le mot même « Tchernobyl » est devenu, depuis l’accident, fortement évocateur et touche affectivement un niveau de représentation plus profond qu’un simple calcul de risque. Ce mot est exploité et lié à un sentiment d’angoisse plus général face à l’avenir. Au moyen d’un discours procédant par amalgames et associations d’idées, l’énergie nucléaire est reliée au mot Tchernobyl qui incarne un futur empoisonné : « Tchernobyl a rompu pour longtemps la confiance dans le nucléaire ».
12Quant à la logique même du raisonnement, elle repose sur un principe de généralisation, sur une loi de passage qui va du factuel à l’universel, généralisation qui implique ensuite la répétitivité de l’Histoire (ce qui a eu lieu une fois est susceptible de se reproduire partout et n’importe quand).
13Ce raisonnement antinucléaire comporte d’autres présuppositions :
qu’il n’y a pas de différence fondamentale entre réacteurs soviétiques et réacteurs occidentaux.
et pas non plus de différence fondamentale entre normes de sécurité à l’Est et à l’Ouest. On joue sur le terme « fondamental » en ne disant pas qu’il n’y a aucune différence mais aucune différence fondamentale.
14Au moyen d’un mécanisme cognitif* appelé essentialisation, le nucléaire devient un mal en soi, une essence, une figure du Mal. L’inférence du particulier au général passe par l’imputation d’une causalité à Tchernobyl et qui repose sur le lieu commun (topos) suivant : « L’homme est partout le même ». Si Tchernobyl est un acte criminel, « alors il est aussi possible chez nous », puisque « l’homme est partout le même » (loi de passage). Ce qui est advenu une fois peut ressurgir à tout moment, quelles que soient les circonstances.
L’argumentation pronucléaire sur la sécurité des centrales
15Chez les pronucléaires, on insiste, au contraire, sur les différences entre les centrales occidentales et celles de l’Est, et ces différences, qui empêchent toute comparaison, bloquent les mécanismes cognitifs et discursifs de la généralisation et de l’essentialisation. Une tout autre logique de raisonnement est mise en pratique. Les pronucléaires font même une analyse méta-linguistique du discours adverse en qualifiant d’imposture cette logique de raisonnement basée sur la généralisation. Pour eux, un Tchernobyl est techniquement impossible en Occident.
16La cause de l’accident de Tchernobyl, c’est, ici, la mainmise de la bureaucratie d’un régime collectiviste sur un domaine qui n’est pas de son ressort.
17On touche ici à la dimension constitutive du conflit discursif, puisque le discours et l’argumentation pronucléaires se construisent par la contestation, la négation et la réfutation du discours antinucléaire.
18Le discours pronucléaire n’est pas monocorde. À l’intérieur d’un même camp on peut trouver plusieurs types de discours. Le discours pronucléaire oscille, par exemple, entre un discours argumenté et un discours beaucoup plus affectif, au moyen duquel on condamne et accuse les antinucléaires, on vitupère contre eux.
19Une stratégie fréquemment utilisée pour s’en prendre à un discours adverse ainsi qu’à l’image de l’adversaire est le démasquage ; on porte au su du public témoin ce que l’adversaire veut cacher :
Ce que vous ne dites pas... voici ce que vous cherchez à cacher aux électeurs... ».
Vous cherchez à tromper et à effrayer les électeurs », diront encore les pronucléaires aux antinucléaires ; ou alors, les premiers accuseront les seconds d’être des « gauchistes qui veulent saboter l’économie de marché en la privant d’énergie ».
Pourquoi ne pas demander le démantèlement des centrales nucléaires à l’Est ? ».
Voyons, parce que ces centrales sont celles des petits camarades ».
20Avec de tels propos, on cherche à la fois à démasquer l’adversaire et à en donner une image aussi négative que possible. Dans un tel cas, le discours devient plus affectif, on prête des intentions négatives et noires aux adversaires, on voit en eux des comploteurs et des démagogues voulant abuser les citoyens honnêtes ; on décrie « le ton alarmiste et apocalyptique » des antinucléaires. Après avoir dénoncé l’adversaire et en avoir donné une image aussi négative que possible au public témoin (les futurs votants), on peut parfaitement utiliser un discours plus serein et plus argumenté en cherchant, par exemple, à dédramatiser le problème et à le présenter sur la base « d’éléments uniquement scientifiques ». En disant cela, on sous-entend aussi que les adversaires ne se fondent pas sur de tels éléments scientifiques et qu’ils sont, par conséquent, irrationnels ou qu’ils font de la désinformation. C’est du moins l’image que l’on veut en donner.
21En parlant, en argumentant, on construit simultanément une image de soi et des adversaires. Insister sur les bases scientifiques de mon propos revient implicitement à accuser mon interlocuteur d’être non-scientifique, à savoir par exemple, démagogue, et cela tout particulièrement dans une situation de communication conflictuelle. L’argumentation politique étant un processus qui résulte de l’ensemble des interactions discursives conflictuelles, le discours de chacun des protagonistes va se transformer et évoluer sous l’effet même de ces interactions et de leur réception par le public des lecteurs.
L’art de la (fausse) concession
22Les antinucléaires peuvent eux aussi tenir plusieurs types de discours, par exemple nuancer de premières interventions, si elles ont été mises à mal par de nouveaux intervenants. Car il s’agit bien, dans un tel espace et débat publics, de chercher à convaincre le plus d’électeurs possible jusqu’au jour du vote. Comment réagir du côté des antinucléaires lorsqu’on leur reproche la diabolisation du nucléaire et l’affirmation selon laquelle il n’y a pas de différence entre les centrales nucléaires de l’Est et de l’Ouest ?
23Dans une telle situation de communication politique, on peut user de la concession : donner l’image de quelqu’un qui est capable de concéder quelque chose à l’adversaire, même si c’est, finalement, pour encore mieux le démolir et espérer ainsi ravir une partie du public adverse, à cause de cette concession apparente précisément.
24On trouvera des concessions du genre suivant : « Certes les centrales occidentales sont plus sûres, mais cette sûreté est toute relative car la sécurité absolue n’existe pas » ; « Même si les centrales occidentales étaient sûres et fiables, le problème fondamental est celui des déchets ».
25Sont à l’œuvre ici deux stratégies, deux mécanismes logico-discursifs de raisonnement : la relativisation et le déplacement.
26– La relativisation : « Certes les centrales occidentales sont plus sûres, mais cela ne veut pas dire que tout accident est impossible ». Ce raisonnement est de type probabiliste : un accident est toujours possible même si la probabilité est faible. Malgré la concession, on continue à associer l’image du danger au nucléaire. On peut ajouter des propos visant, en plus, à induire un « faire cognitif » chez les lecteurs au moyen par exemple de la question rhétorique* : « Est-ce acceptable ? » (le risque même faible), doublée d’un sous-entendu (ne vaut-il pas mieux abandonner le nucléaire de toute façon ?).
27– Le déplacement : il représente une autre stratégie. Tout en reconnaissant, ici aussi, le bien-fondé de l’argument adverse, ou en feignant de le faire, on cherche à déplacer la discussion sur un autre problème : « Même si le risque est faible, le vrai problème est ailleurs ; c’est celui des déchets nucléaires ». En déplaçant ainsi le problème, on sous-entend que les adversaires, ici les pronucléaires, se trompent de problème et l’on cherche à induire une image de personnes qui ne savent pas voir les problèmes les plus importants.
Les arguments économiques
28Pour les pronucléaires, l’énergie nucléaire est indispensable pour assurer les mécanismes de la croissance et l’économie de marché ; ainsi, renoncer à 40 % de l’énergie (part du nucléaire en Suisse) reviendrait à mettre gravement en cause le niveau de vie de la population et son bien-être (« Je refuse de m’arrêter », dit un auteur de lettre pronucléaire).
29Du côté antinucléaire, on parle davantage de la nécessité de changer de type de société, de promouvoir une autre économie, des formes d’énergie décentralisées, ainsi qu’une société moins matérialiste, propos qui sont vite repris, transformés et qualifiés d’utopistes, d’irréalistes, de masochistes et d’ascétiques. Les pronucléaires opposent alors à « l’ascèse brutale » un bien-être pondéré dans la ligne de la sagesse traditionnelle et ancestrale (image contre image).
30Les antinucléaires s’empressent de nier que l’abandon du nucléaire ruinerait l’économie. Ils prennent appui sur un rapport d’experts mandaté par le Gouvernement lui-même pour légitimer leur thèse. Toutefois, ce rapport a été contesté et n’est pas devenu la référence officielle, cela d’autant plus que certains experts du groupe ont, eux-mêmes, pris leur distance envers ce rapport. En matière de stratégie de légitimation, il vaut mieux, en effet, prendre appui sur des sources non trop facilement contestables.
31La structure du raisonnement antinucléaire peut être davantage explicitée : un groupe d’experts dit ρ (X dit ρ) ; les experts sont des gens compétents (X est compétent) ; donc, ρ est vrai. On retrouve la généralisation : à partir d’un rapport d’experts (sans tenir compte du fait qu’il était largement contesté) on déduit que son contenu contient la vérité. D’autre part, alors que l’on a critiqué auparavant le savoir « prétendument » spécialisé ainsi que la science et le progrès scientifique, on prend maintenant appui sur la science. Cette « légèreté », « incohérence », etc., n’a pas échappé aux pronucléaires dans leur travail de définition de l’image des antinucléaires. Dans la communication conflictuelle, on risque à tout moment de faciliter la tâche à l’adversaire.
32Plus on entre dans ce conflit discursif, plus on remarque que le style argumentatif général des deux protagonistes est différent. Au discours plus matérialiste et économique des pronucléaires, s’oppose un discours antinucléaire plus volontariste, idéaliste, et teinté d’une subjectivité qui s’engage. Chacun des termes utilisés par l’un des protagonistes est immédiatement repris par l’adversaire pour être contesté : l’engagement idéaliste des antinucléaires, par exemple, sera qualifié d’hypocrisie par les pronucléaires parce que les antinucléaires profitent de l’énergie nucléaire tout en la critiquant.
L’argument des solutions alternatives
33Pour les antinucléaires, le renoncement à l’énergie nucléaire serait possible si l’on prenait de réelles mesures d’économie d’énergie et si l’on encourageait davantage la recherche sur les énergies alternatives ; si cela n’est pas fait, c’est la faute aux autorités politiques et aux producteurs d’énergie électrique. Les pronucléaires concèdent qu’il serait souhaitable de limiter la consommation d’énergie, mais, réalisme oblige, cette consommation augmente toujours alors que l’on parle depuis bien longtemps d’économiser l’énergie. Cette économie devient donc une autre utopie. Au passage, on va démasquer les antinucléaires et montrer leurs contradictions, et parfaire l’image négative que l’on veut en donner. La contradiction se situe entre le dire et le faire. La structure formelle de ce raisonnement est la suivante :
les antinucléaires (X) affirment : « Il faut faire des économies (Y) »
or, X ne fait pas Y
donc les antinucléaires (X) s’autoréfutent.
34Les antinucléaires ont, au contraire, une confiance sans limite dans les énergies renouvelables et ils l’affirment au moyen d’une forme de raisonnement hypothétique déjà rencontrée : Si l’on investissait davantage... les énergies renouvelables deviendraient rentables.
35Les pronucléaires attirent l’attention des futurs votants sur ce qu’ils estiment être une autre incohérence des antinucléaires. Ces derniers s’étant opposés à certaines réalisations prévoyant d’exploiter davantage l’énergie hydraulique, les pronucléaires interrogent au moyen d’une question rhétorique (le faire cognitif) : quelle est donc la motivation profonde de ceux qui prônent des énergies alternatives et refusent également l’énergie hydraulique ? Sous-entendu : quelle confiance faire à quelqu’un d’aussi incohérent et qui agit certainement au nom d’une raison inavouée ?
Conclusion : débattre ce n’est pas seulement argumenter
36Pour terminer, la brève analyse de la dynamique argumentative à laquelle a donné lieu cette communication conflictuelle entre partisans et adversaires de l’énergie nucléaire, permet de souligner plusieurs points au sujet de l’argumentation politique lorsqu’elle est approchée dans ses manifestations quotidiennes ordinaires et en acte.
37Dans un tel débat politique, on ne se contente pas :
d’avancer les arguments que l’on pense être les plus crédibles,
et de contrecarrer les arguments adverses.
38Une importante activité complémentaire est déployée, simultanément à la construction du discours, afin de parvenir, au moyen de ce même discours, à agir sur le niveau des images et des représentations sociales et politiques qui sont en jeu lors de tels débats. Par de multiples moyens cognitifs et discursifs, on cherche à induire chez le public témoin de ces joutes une image favorable de soi et défavorable des adversaires, en s’aidant par ailleurs de diverses techniques discursives de légitimation et d’illégitimation. La disqualification de l’adversaire est parfois telle que l’on se trouve en présence d’une véritable transgression des règles habituelles de la communication : au lieu de chercher à comprendre l’interlocuteur dans ce qu’il veut réellement dire, et à se mettre à sa place pour y parvenir, on cherche, par tous les moyens possibles, à réfuter et à manipuler le discours adverse ainsi qu’à contester sa place à l’adversaire, en le déplaçant, en le mettant dans une position embarrassante.
39En disqualifiant à la fois les idées, le discours et l’image de l’adversaire on espère, simultanément, induire, par opposition, une image favorable de soi-même.
40Une question peut se poser à l’issue de cette brève présentation : ces véritables guerres verbales sont-elles compatibles avec l’image d’une démocratie directe ?
41Il s’agit de l’un des aspects qui vont de pair avec la pratique de la démocratie directe et qui peut se justifier à partir du moment où la guerre verbale évite la guerre par les armes et où le K.-O. verbal reste symbolique et remplace la mort physique. D’autre part, ces discussions publiques, même lorsqu’il y a outrances verbales, contribuent à maintenir les citoyens en activité, à rendre la démocratie vivante.
42Ainsi, une étude empirique de l’argumentation politique peut montrer, paradoxalement, que l’argumentation n’est pas tout et que tout n’est pas argumentation, malgré son rôle déterminant et constitutif dans la vie et la survie d’un espace public de type délibératif et participatif. Tout en ayant essayé de montrer l’importance, les enjeux et l’actualité d’une étude plus systématique de l’argumentation politique, il nous semble que l’on passerait à côté des réalités sociales et politiques en acte en cédant au tout argumentatif.
Notes de bas de page
1 Publié sous le titre « Communication et argumentation politiques quotidiennes en démocratie directe », p. 57.
2 Wolton, D., « La communication politique : construction d’un modèle », Hermès, no 4, Le nouvel espace public, 1989, p. 27-42.
3 Pour une analyse plus détaillée, avec citations à l’appui on se référera à l’étude complète suivante : Windisch, U., Amey, P., et Grétillat, F., Les thèmes et les formes de l’argumentation ordinaire chez les partisans et les adversaires de l’énergie nucléaire, Université de Genève, Département de sociologie, septembre 1993.
Auteurs
Professeur à l’Université de Genève, département de sociologie.
Professeur à l’Université de Genève, département de philosophie.
Professeur à l’Université de Genève, département de sociologie.
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