Petite sociologie de l’incommunication
p. 113-133
Note de l’éditeur
Reprise du no 4 de la revue Hermès, Le nouvel espace public, 1989.
Texte intégral
1Le mot communication est à la mode. Et l’on prête à la chose toutes sortes de vertus. Des vertus politiques : augmentons les taux de communication, la démocratie ne s’en portera que mieux. Des vertus cognitives* : communiquons, nous comprendrons mieux le monde. Mais le meilleur service à rendre à la cause de la communication, c’est peut-être d’en rappeler les difficultés, de manière à mieux les traiter. Dans les quelques remarques qui suivent, je voudrais souligner les points suivants : tout d’abord rappeler que la communication suppose la mobilisation d’a priori communs aux interlocuteurs et souligner que, bien souvent cette condition n’est pas réalisée. En d’autres termes, il peut y avoir prolifération des messages et en même temps non communication dans le cas où ces messages circulent entre des interlocuteurs les percevant à partir d’a priori différents. En second lieu, je voudrais souligner que dans des situations très nombreuses et très banales, il n’y a pas lieu de s’attendre à ce que soit réalisée cette harmonie des a priori, condition nécessaire de la communication. En fin de compte, je voudrais suggérer que nos sociétés modernes, que l’on dit quelquefois sociétés de communication, sont des sociétés où l’incommunication est envahissante.
Les a priori nécessaires à la communication
2Mon premier point est d’une grande banalité. Mais ce qu’on appelle « banalité » est souvent une proposition importante que l’on considère comme « allant de soi » et que par conséquent on a toute chance d’oublier. Cette banalité, c’est que le message le plus simple en apparence requiert, pour être compris, la mobilisation d’a priori implicites qui doivent être semblables dans l’esprit du locuteur et de l’auditeur. De surcroît, même dans le cas du message apparemment le plus simple, ces a priori peuvent être si nombreux qu’il est vain de tenter de les expliciter.
3Pour illustrer ce point, je prendrai un exemple dû au génie de Wittgenstein, celui du message :
4« 1, 2, 3… »
5Rien ne nous dit en principe que les points de suspension doivent être remplacés par « 4, 5, 6 ». Ce remplacement n’est le bon que si le locuteur a en tête la règle : en = n.
6Mais le locuteur peut aussi avoir en tête toutes sortes d’autres règles, par exemple la règle : en = η si η < 5 = 2n sinon.
7Ce qui donne la suite :
81, 2, 3, 4, 10, 12.
9De sorte que les points de suspension peuvent s’interpréter aussi bien
10« … » = « 4, 10, 12…. »
11que
12« … » = « 4, 5, 6,… ».
13Bien sûr, le locuteur peut encore avoir en tête une infinité d’autres règles.
14L’interprétation « … » = « 4, 5, 6 » n’est donc la bonne qu’à partir du moment où le récepteur considère comme allant de soi que le locuteur est « fair play » à son égard et que le début de la série lui permet bien de reconstituer la suite. La deuxième règle diffère en effet de la première essentiellement par ce point : la première peut être devinée par l’interlocuteur, non la seconde.
15Mais cet a priori est encore insuffisant. Car l’ensemble des règles permettant d’interpréter les points de suspension et pouvant être induites à partir de la partie du message précédant les points de suspension ne se réduit pas du tout à la suite des entiers. En effets 1, 2, 3 sont aussi des nombres premiers. Les points de suspension peuvent donc s’interpréter « 4, 5, 6… », mais aussi bien « 5, 7, 11, … ».
16En d’autres termes, le récepteur devra admettre que, parmi les suites possibles pouvant être devinées à partir des éléments antérieurs aux points de suspension, c’est la plus simple que le locuteur avait en tête : la suite des entiers, plutôt que la suite des nombres premiers par exemple. Mais cela pose immédiatement une question : pourquoi la suite des entiers est-elle plus « simple » que celle des premiers ? Pour des raisons historiques complexes. Je veux dire pour des raisons tenant à l’histoire des mathématiques et de l’enseignement des mathématiques. Car logiquement, les entiers sont bien l’ensemble des combinaisons des premiers, comme l’indique le terme même de « premier ». C’est donc historiquement seulement qu’ils sont « seconds ».
17Suivant Wittgenstein, on voit donc que l’interprétation d’un message aussi simple que « 1, 2, 3,… » présuppose une foule d’a priori, a priori normatifs – relatifs à l’interprétation du comportement de celui qui pose le problème – : l’interlocuteur me suggère que je peux deviner la suite à partir du début. A prioris culturels : comme je le pense effectivement moi-même, l’interlocuteur a pensé que je considérerais la suite des premiers comme plus « complexe » que la suite des entiers, etc.
18Qu’il y ait en fait des principes moraux engagés dans l’interprétation des points de suspension, c’est d’ailleurs ce que révélerait la réaction du récepteur si le locuteur lui indiquait que « … » doit être remplacé par « 4, 10, 12 ». La réaction serait celle de la mauvaise humeur.
19S’il s’agissait d’un jeu, le récepteur le quitterait immédiatement. Et il serait sûr d’avoir le spectateur de son côté.
20Donc, même dans un exemple très simple comme celui-là, l’interprétation du message suppose entre les deux interlocuteurs des a priori tacites relativement complexes. S’il n’y a pas coïncidence des a priori, on provoque soit un effet de rupture, le récepteur claquant la porte, soit un effet comique.
A priori et quiproquos
21La deuxième remarque banale que je souhaiterais faire, c’est que, beaucoup plus souvent qu’on ne le croit, des messages même très simples et apparemment entièrement dépourvus d’ambiguïté peuvent en réalité être très ambigus. Dans ce cas les interlocuteurs croient communiquer, mais ne communiquent pas. C’est le cas du malentendu ou du quiproquo inconscient, je veux dire du malentendu qui demeure méconnu de tous (ou de beaucoup).
22Dans mon premier exemple, celui de Wittgenstein, les interlocuteurs admettent implicitement la coïncidence des a priori. Mais il existe aussi des cas où il n’y a pas coïncidence des a priori d’où – sans en avoir vraiment conscience – ils partent l’un et l’autre et où l’on n’a guère de chances ou de raisons de s’en apercevoir.
23Permettez-moi à ce propos d’évoquer l’exemple d’une des plus célèbres « pensées » de Pascal : « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà ». Apparemment aucune proposition n’est moins ambiguë que celle-là : ne nous indique-t-elle pas, platement et simplement, que la vérité varie avec le contexte, qu’il n’y a pas de vérité universelle, etc. Si la formule est devenue si célèbre, c’est que sa signification paraît en général claire et qu’elle énonce une assertion au-dessus de tout soupçon.
24Pourtant, un instant de réflexion démontre facilement que cette interprétation de la formule de Pascal ne peut faire l’objet d’un consensus que si les interlocuteurs sont d’accord sur un ensemble considérable d’a priori, dont je me contenterai de mentionner quelques uns.
25De surcroît ici, le consensus est fondé sur le fait que ces a priori ne sont pas perçus. En d’autres termes, la clarté apparente de la formule de Pascal est le produit, me semble-t-il, du malentendu.
26Voici quelques exemples de ces a priori :
lorsqu’on lit cette formule, on admet implicitement que Pascal y a exprimé une proposition assertorique1 correspondant à ce qu’il pensait effectivement ;
on admet que le mot « Pyrénées » n’a aucune importance ; qu’on pourrait le remplacer par « Rhin » ou par « Ardennes » sans que cela fasse de différence de sens ; en d’autres termes, on admettra que le mot « Pyrénées » a au plus un intérêt contextuel : si Pascal avait voulu exprimer la même idée au xxe siècle, il aurait plutôt employé le mot « Rhin », mais le sens de l’aphorisme* n’en eût pas été changé ;
on admet en général que la phrase est autosuffisante, c’est-à-dire qu’elle est intelligible en elle-même, qu’elle ne comporte pas plus de sous-entendus que les points de suspension de Wittgenstein ;
etc.
27Tous ces a priori, indispensables à la « compréhension » de la phrase de Pascal, fondent l’impression collective qu’on a affaire ici à une sorte de proverbe, qu’on peut accepter ou refuser, mais dont le sens est d’une clarté limpide. Le fait qu’on ne prenne pas conscience de ces a priori tient principalement à leur banalité : que Pascal a pensé effectivement ce qu’il a écrit est un a priori général qu’on adopte normalement à propos de bien des messages, sauf si l’on a des raisons de penser le contraire.
28S’agissant d’un philosophe, on admettra en général que ses écrits expriment ses croyances. Pourtant ces a priori apparaissent comme bien contestables dès qu’on décide d’y porter attention.
29Je voudrais surtout insister sur un autre des a priori que je mentionnais plus haut. L’a priori selon lequel il n’y a pas lieu d’accorder une attention spéciale à l’évocation par Pascal des « Pyrénées » : a priori en général considéré comme allant de soi. Or, ce mot « Pyrénées » est-il si dépourvu d’importance ?
30En fait Pascal s’est inspiré d’une phrase de L’Apologie de Raymond Sebond que l’on trouve dans les Essais de Montaigne : « Que nous dira donc en cette nécessité la philosophie ? Que nous suivions les lois de notre pays ? C’est-à-dire cette mer flottante des opinions d’un peuple ou d’un Prince, qui me peindront la justice d’autant de couleurs et la reformeront en autant de visages qu’il y aura en eux de changements de passion ? Je ne puis pas avoir le jugement si flexible. Quelle bonté est-ce que je voyais hier en crédit, et demain plus, et que le trait d’une rivière fait crime ? Quelle vérité que ces montagnes bornent, qui est mensonge au monde qui se tient au-delà ? »
31Si Pascal a parlé des « Pyrénées », c’est donc peut-être que l’Espagne est à l’époque l’État rival auquel on pense en premier lieu, mais c’est peut-être aussi qu’il a pensé à Montaigne dans sa tour. De Montaigne, mais non de Pascal, les Pyrénées étaient plus proches que le Rhin ou les Alpes. Si tel est le cas, le mot « Pyrénées » indiquent peut-être que Pascal a voulu simplement noter une formule de Montaigne plutôt qu’exprimer une pensée qui lui aurait été propre : la formule pascalienne est si proche de la phrase de Montaigne que, si Pascal n’avait pas voulu seulement noter l’opinion d’autrui, mais utiliser la formulation de Montaigne pour traduire sa propre pensée, il aurait été bien proche du plagiat. Et c’aurait été un plagiat dont tout le monde se serait aperçu, étant donné la célébrité à cette époque de l’Apologie de Montaigne. Peut-être aussi Pascal a-t-il voulu indiquer ou noter pour lui-même – en utilisant le mot « Pyrénées » comme une sorte de pense-bête – sa distance par rapport à l’opinion de Montaigne, puisque lui-même, Pascal, n’avait pas grand-chose à voir avec les « Pyrénées ». Peut-être même a-t-il voulu indiquer que la phrase de Montaigne était autodestructrice ; la proposition « vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà » ne traduit-elle pas seulement l’opinion de quelqu’un qui est situé en deçà des Pyrénées ? Pascal ne renvoie-t-il pas Montaigne à l’aporie* du Pyrrhonisme2 ? La célèbre pensée n’indique-t-elle pas en définitive le recul de Pascal par rapport au scepticisme de Montaigne : « Nous avons une idée de la vérité invincible à tout le pyrrhonisme », dit-il ailleurs.
32Je n’insisterai pas davantage sur cet exercice d’herméneutique* : je ne prétends pas imposer ici mon interprétation de cette ultra-célèbre formule de Pascal, mais simplement souligner quelques points :
cette formule passe en général pour limpide ;
mais cette limpidité vient de ce que – sans le savoir – on la « structure », on lui donne une « Gestalt3 ». Par ces mots savants, je veux dire par exemple qu’on considère généralement le mot « Pyrénées » comme sans importance, de sorte que l’attention ne s’y arrête normalement pas. Ou, si elle s’y arrête, c’est pour donner à ce mot la valeur d’un symbole – que comme tout symbole, il ne faut pas « prendre au pied de la lettre » ;
la limpidité vient aussi de ce qu’on mobilise des a priori valides de manière très générale (p.e. « un philosophe croit à ce qu’il dit ») ;
Il n’est pas difficile de modifier la Gestalt en question : en mettant par exemple le mot « Pyrénées » au centre de l’attention ;
dans ce cas, le sens s’inverse, il est même bouleversé, puisqu’alors la fameuse phrase ne traduit plus une « pensée » de Pascal, mais une pensée de Pascal sur une pensée de Montaigne ; et une pensée qui évoque plutôt la dénégation que l’affirmation de la proposition en question ; peut-être signale-t-elle une aporie*, plutôt qu’elle n’est une proposition déclarative.
Premières conséquences pour la communication
33Je n’affirme pas du tout par cet exemple que la communication soit toujours aussi difficile, ni que tous les messages, comme les vers de Valéry, aient « le sens qu’on leur prête », mais seulement que :
la compréhension d’un message passe généralement par la mobilisation d’une foule d’a priori,
lesquels restent souvent implicites et inconscients notamment lorsqu’ils sont banals,
de sorte que la compréhension et la communication reposent alors sur le malentendu, l’ambiguïté objective n’étant pas perçue.
34Je note entre parenthèses un point important : pour prendre conscience de ces a priori, il ne suffit pas de le vouloir, il faut aussi le pouvoir. Ainsi, dans cet exemple, la prise de conscience de la différence éventuelle entre ce que Pascal a vraiment voulu dire et que ce nous avons tendance à voir dans sa formule est facilitée si l’on sait que l’aphorisme de Pascal décalque une phrase de Montaigne.
35Dans d’autres cas – il importe de le noter – le récepteur peut être conscient du fait que la communication ne passe pas : le message peut nous apparaître immédiatement comme obscur ou inintelligible. Ainsi Kuhn signale dans ses Thalheimer lectures que la conception aristotélicienne du mouvement est normalement perçue comme inintelligible par un physicien contemporain.
36À quoi il faut ajouter que, si l’on peut dans certains cas avoir une sorte de certitude immédiate sur l’inintelligibilité d’un message, il peut être très difficile de découvrir les raisons de cette inintelligibilité. Car si l’inintelligibilité résulte le plus souvent des différences entre les a priori des interlocuteurs, il peut être très difficile d’identifier ces différences. C’est le cas ici, comme l’indique Kuhn. Mais il nous indique aussi qu’il lui a fallu beaucoup de peine pour découvrir les raisons de l’inintelligibilité pour le physicien moderne de la physique d’Aristote. Pour comprendre cette inintelligibilité il faut identifier les différences d’a priori séparant les interlocuteurs. Dans ce cas, la différence réside dans le fait qu’Aristote avait en tête l’a priori « mouvement = (aussi [ce que nous appelons]) croissance », alors que nous accordons un autre sens au mot « mouvement » et au mot « croissance ».
37Beaucoup plus intéressant est le cas de Pascal : la communication entre lui et nous passe, mais au prix de ce qui est sans doute un malentendu.
38Il faut donc distinguer :
le cas où le message passe, des a priori communs étant mobilisés, à bon escient (cas Wittgenstein) ;
le cas où le message passe, où le récepteur croit partager des a priori communs avec le locuteur, mais où il s’agit en même temps d’une illusion (le lecteur de Pascal) ;
le cas où le message ne passe pas, et où le récepteur en est conscient, avec à ce point trois possibilités (l’exemple de Kuhn).
De l’incommunication
39Je pense m’être suffisamment justifié sur le mot incommunication. Il est dommage qu’il n’existe pas et il faut savoir gré à M. Huysman de l’avoir proposé (L’incommunication, Vrin, 1985). Car il s’agit d’un phénomène qui mérite d’être étudié pour lui-même. L’incommunication me paraît être un sujet tout aussi passionnant que l’erreur, la folie, tous ces phénomènes dont on ne peut nier l’existence, mais qui sont liés à des valeurs négatives, et que peut-être pour cette raison on a tendance à gommer, à minimiser ou à reléguer.
40Je voudrais maintenant aborder mon second point et passer à la première moitié de mon titre : « petite sociologie de l’incommunication ». Elle indique que des facteurs institutionnels et plus généralement sociaux peuvent faciliter l’apparition de l’incommunication. Plus précisément – car je ne peux traiter de ce vaste sujet – je voudrais souligner que toutes sortes de situations sociologiques fréquentes, banales et normales correspondent à une dysharmonie des a priori entre les interlocuteurs et sont lourdes de malentendu et d’incommunication. Je voudrais surtout insister sur des propositions sociologiques simples que j’ai développées in L’Idéologie (Paris, Fayard, 1985).
Les idées boîtes-noires
41L’un des points de cette sociologie de l’incommunication serait de souligner les conséquences du fait que les idées du locuteur sont souvent – de façon tout à fait normale et naturelle – traitées par le récepteur comme des boîtes-noires, et que cela peut entraîner toutes sortes de malentendus. Un exemple simple permet d’illustrer ce mécanisme. Supposons que, de par ma position, je sois chargé de faire telle chose : de prendre des décisions politiques relatives au développement par exemple, bien que je ne sois pas moi-même économiste ou que je n’aie qu’une vague teinture en matière d’économie. Dans ce cas, je n’aurai d’autre solution que de faire confiance aux économistes, même si je sais bien qu’ils peuvent se tromper. Le mécanisme essentiel est ici que souvent, pour des raisons très diverses, le récepteur va être intéressé par une idée, une théorie (déclarative ou normative), sans être capable d’en apprécier la validité. Il y a là une asymétrie fondamentale : on peut juger par soi-même de l’intérêt d’une idée beaucoup plus souvent qu’on ne peut juger de sa validité. Et il faut noter, bien sûr, que ce phénomène est extrêmement général : il arrive très souvent que A soit intéressé par une idée de B, sans avoir les moyens de juger vraiment de la validité de l’idée en question. Le cas du savant et du politique n’est qu’une illustration de ce cas de figure très fréquent.
42Ce mécanisme très simple peut entraîner d’importantes conséquences : à vrai dire, il peut résulter de cette asymétrie – comme Pareto l’a bien vu – des catastrophes ou du moins des conséquences indésirables. Je me contenterai à cet égard d’évoquer brièvement un exemple développé dans mon Idéologie. Celui de la théorie du cercle vicieux de la pauvreté, la théorie de la dépendance et toutes les autres théories relatives au développement qui ont eu depuis la seconde guerre mondiale une influence politique considérable, voire historique, sont des théories authentiquement scientifiques, mais dont les utilisateurs (récepteurs) n’ont pas perçu les limites étroites de validité, précisément parce qu’ils ne pouvaient les percevoir que comme des boîtes noires. C’est pourquoi elles ont produit le meilleur comme le pire, contribuant à consolider deux mythes redoutables : celui du développement conçu sur le mode de l’engineering dans le premier cas, celui de la Révolution tiers-mondiste dans le second.
43Cet exemple suggère que les effets de boîte noire ont la capacité de transformer des idées scientifiques en mythes qui, a posteriori, peuvent apparaître comme aussi « gratuits » et inintelligibles que les mythes des « primitifs ». Aujourd’hui, on est éberlué que certains aient cru naguère qu’il suffisait de développer les moyens de transport, ou de faire une révolution politique pour enclencher un processus de développement industriel. Pourtant de telles croyances ont effectivement existé. Elles résultèrent d’une mésinterprétation de théories scientifiques valides. Comme dans le cas de la « pensée » de Pascal, les récepteurs n’ont pas perçu que les théories en question étaient beaucoup plus que de simples assertions. Mais lorsqu’il existe une relation de confiance entre le récepteur et le locuteur, le premier a bien souvent tendance à ramener les messages du second à leur valeur faciale, et à ne pas voir qu’ils peuvent donner lieu à des interprétations multiples.
A priori et distance sociale
44Un deuxième point important de cette sociologie de l’incommunication, serait d’insister sur le fait que les a priori nécessaires à la communication ont souvent d’autant plus de chances d’être différents que la distance – sociale ou culturelle – entre le locuteur et le récepteur est plus grande. Mais surtout il faut insister sur le fait que cet effet de distance n’est pas fatal. Je reprendrai pour illustrer ce point l’exemple des théories de la magie que j’ai brièvement évoquées dans L’Idéologie. Le comportement magique est un message que le magicien nous envoie. Mais ce message provoque normalement un sentiment d’extrême étrangeté : comment se comporter de cette manière-là ? Comment peut-on être Persan ?
45La théorie du premier Lévy-Bruhl illustre une réaction qu’on observe souvent dans ce genre de situation d’incommunication : celle qui consiste à réifier l’incommunication ; nous ne nous comprenons pas parce qu’ils sont différents, qu’ils obéissent à une logique différente de la nôtre. Ainsi, Lévy-Bruhl – qui est revenu sur ce point dans ses Carnets – voulait que notre incompréhension des comportements magiques provienne d’associations d’idées en lieu et place de notre logique inductive et expérimentale.
46La deuxième solution est celle que la théorie de la magie de Weber est, je crois, la première à proposer : elle consiste dans une critique – au sens Kantien – des a priori du locuteur et du récepteur : prêtons attention aux différences d’a priori entre les « primitifs » et nous : ainsi, l’on ne peut avoir la même notion de la causalité dans la culture occidentale et dans une culture non occidentale, ni voir avec la même clarté les « lois de la transformation de l’énergie ». C’est pourquoi, dit Weber, pour le « primitif », les actes du faiseur de feu sont tout aussi « magiques » que ceux du faiseur de pluie. Le premier Lévy-Bruhl théorise et réifié l’incommunication. Weber la dissipe par une critique des a priori des interlocuteurs.
L’incommunication ne naît pas uniquement de la distance sociale
47Il faut souligner aussi qu’il peut y avoir incommunication même lorsque la distance sociale est faible. Je me permets de renvoyer sur ce point à ma discussion de Chinoy4 dans mon livre sur L’idéologie. Chinoy – comme le fait Lévy-Bruhl avec le « primitif » – théorise l’incommunication entre l’ouvrier et lui-même. Personnellement, j’ai tenté de montrer qu’on pouvait dans ce cas aussi suivre la vraie critique et montrer que le dialogue entre Chinoy et les ouvriers de la Général Motors a une structure de quiproquo.
48Sans le savoir, les observateurs les plus honnêtes peuvent renforcer l’incommunication. Ainsi, dans sa théorie de la magie (présenté dans sa critique du Rameau d’or de Frazer), Wittgenstein – qui était pourtant un critique particulièrement averti des pièges du langage – réifié l’incommunication. Dans ce chapitre de la relation entre incommunication et distance, on retrouve donc le leitmotiv de cette communication sur l’incommunication : le dialogue, comme l’absence de dialogue sont guidés par des a priori dont, bien souvent, les interlocuteurs – volontaires ou involontaires – ne prennent pas conscience.
49D’un autre côté, ces remarques conduisent aussi à affirmer un autre point, à savoir que la critique peut permettre de dominer les dysharmonies entre les a priori des interlocuteurs. Ce qui permet de rappeler l’importance des institutions qui permettent à l’esprit critique de se former et de s’exprimer. La crise de l’École et de l’Université, dans beaucoup de pays occidentaux – surtout dans le domaine des « humanités » – a eu pour effet d’introduire l’incommunication entre nous-mêmes et notre passé et de transformer beaucoup d’idées vives en idées mortes.
Conclusion
50Pour conclure, je me contenterai d’indiquer : d’abord qu’il me parait y avoir beaucoup d’incantation dans l’usage qui est fait aujourd’hui du mot communication. La vie sociale implique normalement le malentendu et l’incommunication, sauf si l’on suppose que tout le monde puisse avoir les mêmes a priori sur tous les sujets. Ensuite, on ne peut pas ne pas noter que dans les sociétés modernes, on a tendance à concevoir bien des sujets comme relevant normalement de l’opinion. Pourtant, il faut voir que l’extension du règne de l’opinion, c’est, en même temps, l’extension de l’incommunication, l’invitation à percevoir les idées d’autrui comme des idées-choses, l’extension du solipsisme*, et aussi le règne de la « raison du plus fort ». Peut-être le temps est-il venu de redécouvrir la valeur d’une dimension fondamentale de la culture occidentale, je veux parler du poids qu’elle a traditionnellement accordé à l’esprit critique et aux institutions qui permettent de le développer et de le transmettre.
Notes de bas de page
1 Constatation des faits ; énoncé comme une vérité.
2 En philosophie, tendance à douter de tout, scepticisme. Cf. doctrine de Pyrrhon.
3 Mot allemand signifiant forme. La théorie de la Gestalt est une théorie de la perception.
4 Probablement Ely Chinoy sociologue auteur d’un livre sur les ouvriers de l’automobile, Automobile Workers and the American Dream, 1955. Note du coordinateur.
Auteur
Membre de l’Institut (académie des sciences morales et politiques), de la British Academy et de l’American Academy of arts and sciences, professeur émérite à l’université de Paris-Sorbonne, sociologue.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.