La communication et la question de l’universel
p. 103-111
Note de l’éditeur
Reprise du no 10 de la revue Hermès, Espaces publics, traditions et communautés, 1991.
Texte intégral
La communication, c’est l’autre. L’autre tout à la fois différent (il n’a pas les mêmes idées, les mêmes valeurs) et semblable : comme moi, il est capable d’écoute, de compréhension, de raison. Si on insiste, à la suite de Kant, sur cet aspect commun à l’espèce humaine, on peut, en philosophie politique, soutenir l’idée que des procédures adéquates de débats rationnels permettraient l’élaboration de normes universelles (l’auteur parle « d’universel procédural* »). À l’inverse, si on insiste sur l’irréductible altérité qui caractérise les êtres humains, on soutient généralement qu’il ne peut exister de normes rationnelles universelles type « Droit de l’homme ». La recherche d’une telle universalité ne pouvant engendrer que des conflits entre des cultures différentes refusant légitimement de se soumettre à des lois reflétant des valeurs qui ne sont pas les leurs. Dans le texte proposé ici, Anne-Marie Roviello soutient la première thèse, mais en retournant l’argument de ceux qui soutiennent la seconde : le conflit, pour elle, n’est pas une rupture de la communication, mais le premier pas nécessaire dans une longue marche vers le consensus.
E.D.
1On ne peut pas démontrer l’universel. La question est de savoir si c’est là un argument suffisant contre l’universel, et, si non, comment repenser le statut de cet universel. Quelle est la signification de la référence universelle dans les débats sur le sens, et en particulier sur le juste ? Référence incontournable, non pas dans la mesure où il devrait exister un sens ultime, au-delà des sens relatifs, sur lequel les hommes devraient s’accorder, mais dans la mesure où les hommes ne peuvent s’empêcher de viser un tel sens ultime lorsqu’ils débattent entre eux. Les hommes ne s’accordent pas entre eux sur le sens ; du coup, il n’y a plus de critères décisifs qui puissent permettre de convaincre tous les individus concernés lorsqu’il s’agit par exemple d’établir de nouvelles règles de droit.
2Dans Taking Rights Seriously, R. Dworkin1, appliquant un raisonnement kantien, montre qu’arguer de cette indétermination pour dénier tout sens à la référence à l’universel revient à présupposer qu’un jugement ou une proposition ne peuvent être vrais que s’il existe une procédure, au moins en principe, pour démontrer sa vérité de telle manière que toute personne raisonnable doit concéder qu’elle est vraie. La question de l’universel, qui est celle du jugement juste se pose précisément parce qu’il n’y a pas accord factuel mais désaccord, conflit d’opinions, conflit de traditions, conflit entre la tradition et une certaine manière de définir la raison par la critique. D’une façon générale, j’essaierai de montrer que non seulement le conflit n’est pas un argument contre l’universel, mais qu’il est au contraire l’attestation de ce qu’universel « il y a », même si celui-ci se révèle de toute autre manière que comme présence pleine d’un identique à soi.
3Comprendre que nous ne sommes pas d’accord avec l’autre, cela suppose que nous comprenions en quelque sorte l’autre. Le malentendu, comme dirait à peu près Gadamer, n’est possible que parce que nous sommes déjà engagés dans une ouverture compréhensive à l’autre.
Universel et conflit
4Je dirais donc que, paradoxalement, s’il y a conflit, c’est qu’il y a universel. Le particulier d’un point de vue, en l’occurrence le particulier d’une tradition, ne coïncide pas avec lui-même, il ne peut se viser comme particulier qu’en visant un autre qui ne soit pourtant pas un autre radical. Il n’y a pas de malentendu ou de conflit possible entre ma vision du monde et celle d’une mouche.
5En acceptant de se reformuler à l’issue du conflit qui l’oppose à un autre point de vue, mon point de vue reconnaît qu’il y a en lui des failles, et il ne peut penser celles-ci comme des failles que parce qu’il est déjà à distance de lui-même. Le conflit fait évoluer mon point de vue, il le féconde, si du moins je ne suis pas complètement bloqué, obtus. Le conflit, mais aussi l’échange non conflictuel des points de vue, car ce que l’autre apporte, ce n’est pas seulement ni nécessairement une critique, c’est un déplacement de mon point de vue.
6Quelqu’un comme Maclntyre reconnaît cette fécondité de la confrontation à propos des traditions multiples. Cependant, pour lui, ce qui est gagné, c’est seulement une plus grande consistance de la singularité de chaque tradition, une plus grande ouverture du particulier à lui-même, et non à l’autre. Dans et par le conflit, la tradition singulière est confortée, dans sa particularité.
7Je ne suis donc pas Maclntyre sur ce point essentiel, même si je trouve qu’il apporte des éclaircissements importants sur ce qu’est la tradition. Il pointe la faiblesse essentielle d’une pensée de la rationalité comme pure procédure, c’est-à-dire d’une rationalité totalement désincarnée. Il montre comment ceux qui s’accordent pour mettre le rationnel hors de portée des préjugés, des ancrages sociaux, etc. n’arrivent cependant pas à se mettre d’accord sur la conception de ce juste universel qui devrait pourtant logiquement résulter de cette (prétendue) totale impartialité. Mais il en déduit hâtivement, trop hâtivement, qu’il faut donc passer à un autre critère, et que le critère de l’universel, inclus dans celui de la rationalité procédurale*, ne serait que fantasme.
8Lorsque dans une société traditionnelle les décideurs ne s’accordent pas sur le fait de savoir si tel cas particulier tombe ou non sous le coup de telle loi ancestrale, ils passent eux aussi à l’argumentation rationnelle, et on ne peut réduire cette rationalité, comme le fait Maclntyre, à un universel ou à un rationnel particuliers.
La tradition ne nous enferme pas dans le singulier, elle nous ouvre d’une manière singulière à l’universel
9Il est vrai que nous ne pouvons émettre un jugement qu’à partir de notre ancrage dans un sens commun particulier, par exemple dans une tradition. Cependant cet ancrage, loin d’être enfermement dans la singularité de cette tradition, est toujours une manière qu’a le particulier de s’ouvrir à lui-même en s’ouvrant à un autre que lui. Le particulier d’une tradition comporte toujours une dimension d’universalité, même s’il doit toujours aussi se définir par opposition ou par exclusion d’autres particuliers pour pouvoir affirmer son identité propre. Mais cette identité, à son tour, n’est pas de l’ordre du fait, elle est procès permanent d’identification. Comme telle, elle implique la distance qui peut aller jusqu’au refus, jusqu’à la critique. La critique n’est pas l’autre extérieur et exclusif de la tradition, elle en est l’altérité intérieure, constitutive, dans son expression la plus radicale.
10S’il est donc vrai que je ne peux juger qu’à partir de mon ancrage dans une tradition particulière, je ne jugerais cependant pas du tout si je ne jugeais qu’à partir de cette particularité de la tradition.
11Le fait qu’une idée, une valeur, un critère de légitimité soient spécifiques de telle ou telle tradition, aient telle origine historique, ne signifie pas que cette idée, ce critère, soient réductibles à cette dimension d’historicité, de particularité. Le simple fait pour une tradition de définir des principes premiers, des critères de validité pour ses affirmations, pointe vers un autre que le contenu particulier de ces critères : vers le vrai, le beau ou le juste en soi. C’est ce qui fait que nous pouvons encore comprendre l’art égyptien, par exemple, alors même que notre compréhension ne peut recouvrir l’auto-compréhension du monde égyptien.
12La législation juridique est formelle par rapport aux cas particuliers, mais elle résulte elle-même de la prise en compte de cas concrets et de jugements particuliers conflictuels sur ces cas ; elle est elle-même déduite à partir de ces expériences particulières, son formalisme est d’emblée hanté par la « mémoire » et par l’anticipation de ses incarnations possibles.
13Le jugement sur le sens n’est donc jamais pur jugement intellectuel, pure déduction logique, il est de l’ordre de l’« intuition réfléchissante ». Pour qu’une telle « intuition » soit possible, il faut la présence du sensible particulier, mais dans ce sensible, ce qui est saisi, c’est le non sensible. L’intuition réfléchissante est cette modalité de la pensée qui permet de pressentir dans le visible l’invisible. Comme telle, elle requiert le travail de l’imagination. C’est cette dimension imaginative de la pensée à l’œuvre dans le jugement sur le sens qui me paraît être méconnue dans l’idée de l’universalité procédurale.
Conclusion
14L’universel est et sera toujours à la fois incarné et indéterminé, présent et absent. Ce qui demeure illusoire dans l’idée d’un universel purement procédural, c’est l’idée qu’on pourrait « rassembler » le tout de l’universel dans la seule procédure. D’où la croyance que si la procédure était fidèlement appliquée, elle devrait amener tous les débattants à penser le même, alors qu’elle ne peut que les amener à mieux penser les uns avec les autres. L’universel n’est pas un identique à soi, immuable, il est ce rien qui fait se mouvoir le sens entre les pôles multiples qui le découvrent-réinventent. L’universel ne se révèle qu’en se voilant dans le conflit des interprétations. C’est par la résistance du jugement de l’autre à mon jugement – résistance qui peut prendre la forme de la critique – que je peux saisir la visée d’universalité qui anime mon propre jugement. Le partage du sens avec les autres, par lequel seul je peux véritablement pressentir le sens, est aussi indissociablement dépossession du sens, puisque « par le seul fait de comprendre, je comprends autrement2 ».
15Nous sommes toujours déjà pris dans l’interprétation. Nous ne jugeons réellement qu’en « appliquant » l’universel, au sens de Gadamer c’est-à-dire en lui faisant subir une déviation par une reprise créatrice. On n’en aura jamais fini avec la question de l’universel, car la conflictualité est une dimension originaire de celui-ci. Ou, comme le dit Merleau-Ponty, l’universel ne se donne que latéralement, il est ce qui exige de nous création. Le commun est toujours encore à forger, jamais de l’ordre de l’acquis, en formation constante. Cette formation est autre chose que la progressive réconciliation des points de vue vers une communauté fusionnelle, elle s’effectue dans et par la tension permanente au sein des traditions, entre les traditions différentes, entre tradition et critique.
Notes de bas de page
Auteur
Professeur de philosophie à l’Université libre de Bruxelles, elle est titulaire de la chaire de philosophie moderne, des cours d’éthique, d’herméneutique et de philosophie de la communication. Elle est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur des philosophes modernes et contemporains, en particulier sur Emmanuel Kant et sur Hannah Arendt, ainsi que sur des questions éthiques et politiques d’actualité.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.