Abraham Moles et Robert Escarpit : deux figures oubliées
p. 83-90
Texte intégral
1Nous voudrions évoquer ici trop rapidement les deux figures, un peu trop vite oubliées, de deux chercheurs importants pour les Sciences de l’information et de la communication (SIC) : Robert Escarpit et Abraham Moles1.
Abraham Moles (1920-1992), un maître sans disciple
2Né dans le Sud-Ouest, menant ses études scientifiques à Marseille, Aix, Grenoble, Moles tiendra tout au long de sa vie ce paradoxe de la rigueur mathématique et de l’attrait des modèles conjugués avec une simplicité, une convivialité méridionale qui l’entraînèrent souvent en Espagne puis au Mexique, loin des hivers strasbourgeois. Docteur es-Sciences (Sorbonne) en 1952 puis es-Lettres (Sorbonne encore) en 1956, il travailla d’abord au CNRS, en Allemagne, aux États-Unis, avant d’être appelé, comme assistant, à Strasbourg, en 1961, auprès de G. Gusdorf et de H. Lefebvre.
3En 1969, il fondera l’Institut de Psychologie sociale (au sein de l’Université Louis Pasteur de Strasbourg), qu’il transformera plus tard (1977) en Institut de Psychologie sociale des Communications. Peu avant sa retraite, il créera en 1985 l’Association internationale de micropsychologie* qui gère désormais ses archives et veille à sa postérité intellectuelle.
4Cet homme singulièrement solitaire, provocateur et pourtant si pudique, fut dès son adolescence un rebelle. Il n’appartint à aucune école, chapelle, clique ou clan, à une époque où structuralisme*, marxisme, freudisme régentaient les publications et les carrières. Sans doute fut-il bien trop en avance sur son temps, par rapport à une France hexagonale ethno-centrique, lui qui fréquentait les intellectuels américains mais aussi l’intelligentsia d’Europe centrale, Vasarely, le Bauhaus, les recherches théâtrales, acoustiques, musicales, bref : la dimension esthétique a toujours fécondé la dimension sémantique. À l’écart, en avance, à la marge, voici que ses travaux connaissent des applications pour l’environnement, l’urbanisme. Strasbourg, si longtemps réprobatrice, lui devra prochainement une conception rationnelle et optimisée de son ellipse îlienne...
5On a dit de lui qu’il fut « un maître sans disciples » ; formule exacte s’il est bien vrai qu’il ne se comporta jamais en mandarin et pratiqua l’autodérision. Mais formule démentie par le chagrin de nombre de jeunes chercheurs, créateurs, urbanistes avec qui tout récemment encore il engageait des relations heuristiques.
6Passionné d’art combinatoire (il aimait à se réclamer de Leibniz), apprécié par Edgar Morin pour son sens de la complexité, le savant en lui se doublait d’un artiste, profondément libertaire. À la fin de sa vie, il se consacra aux micro-situations, à l’aléatoire. Il se disait athée, n’eut jamais d’engagement politique ou syndical, profondément philosophe en ce sens qu’il se préoccupait bien davantage du sujet que de la société.
7Il se savait condamné, sans connaître le jour ni l’heure. Cinq jours avant de nous quitter, il recevait ses collaborateurs, acceptait une conférence en Espagne. Suprême dérision, le système mûri de longue date pour « mourir dans la dignité » n’a même pas eu le temps d’être mis en place.
8Oserons-nous évoquer Sisyphe !
Robert Escarpit : l’effervescence bordelaise (1960-1972)
9Robert Escarpit aimait à rappeler qu’il était fils d’un directeur d’école primaire, éduqué à ce titre dans les bâtiments reconvertis d’un ancien couvent des Cordeliers, dans le célèbre village médiéval de Saint-Macaire, près de Langon. Les hasards de l’existence, racontait-il, lui avaient permis de « racheter la maison de son enfance » où il vécut ses dernières années.
10Sa carrière commença, très jeune, par son engagement comme journaliste dans les Brigades internationales (1936). Angliciste de formation, spécialiste de Byron, il débuta sa carrière universitaire au Mexique, ce qui occasionnera la publication d’un volume de Contes et légendes consacré à ce pays.
11Ce brillant universitaire ne craignait pas de montrer ses engagements dans une ville réputée bourgeoise. Mais, homme de paradoxe, il écrira dans un des célèbres billets du Monde, une vigoureuse critique de l’agitation estudiantine parisienne sous le titre : « C’est la faute à Voltaire » et un peu plus tard exprimera son ressentiment de Girondin en intitulant « Othon contre Sorbon ». Contrairement à tant d’autres célèbres professeurs (É. Durkheim, J. Stoetzel, R. Daval, P. Grimal) pour qui Bordeaux ne fut jamais qu’une étape vers la consécration parisienne, ce grand voyageur, attaché au prestigieux journal du soir, correspondant actif de l’Unesco, revendiquait l’importance d’un enracinement provincial. Bien avant l’invention du terme par A. Mattelart, R. Escarpit mettait en pratique une conception « glocale2 » de sa vie professionnelle.
12Au tournant des années 1970, au « hasard d’une conversation dans le train3 » naît la conviction qu’autour de ces techniques de communication, d’information, de traitement de l’information documentaire, se profilent de nouveaux métiers, mais plus encore de nouveaux besoins pour une société plus démocratique. C’est alors la création, à l’IUT (1968), des sections de Journalisme, Animation culturelle et Métiers de la documentation, à finalité professionnelle, en relation étroite avec les futurs employeurs.
13Quelque temps plus tard, à l’Université cette fois, naît un « Certificat de journalisme » (1969), raccroché (symboliquement) au certificat de Littératures comparées. Dans le mépris et la douleur, les instances universitaires concéderont le droit à l’existence d’une Unité pluridisciplinaire des techniques d’expression et de communication (Uptec), avec licence, maîtrise et, plus tard, doctorat. Les locaux sont sur le campus, mais une fois encore dans les sous-sols des bâtiments nouvellement construits. Une filière d’enseignement général, donc fortement culturelle, dénommée « Communication sociale », prouve s’il en est besoin la volonté du fondateur de ne pas enfermer la toute jeune discipline dans le carcan de supports techniques ou de métiers particuliers, mais de former les esprits à l’analyse critique, avec recul historique, comparaison géographique et diversité des méthodes, tout en affirmant la nécessité du choix argumenté d’une méthode précise. Les enseignants recrutés proviennent de disciplines variées : lettres, langues, sciences humaines, sciences sociales, économie, sciences politiques, histoire.
Un modèle repris partout
14À peu près à la même époque (fin des années 1960), un autre littéraire, J.-C. Guillebaud fonde en Sorbonne le Celsa (Centre d’études littéraires et scientifiques appliquées) avec le souci analogue de tourner vers la société en pleine mutation les capacités d’analyses acquises dans les formations purement littéraires. De même, Jean Meyriat, normalien, agrégé des lettres, sera-t-il chargé d’organiser à la Fondation des sciences politiques toute l’activité documentaire, d’abord livresque, puis informatisée. Un géographe, Jacques Bertin prend conscience de l’importance du langage graphique pour traduire spatialement les données chiffrées.
15La Maison des Sciences de l’Homme de Paris abrite (dans les sous-sols) quelques machines destinées au Laboratoire de l’informatique appliquée aux sciences humaines.
16Jean Meyriat reçoit le mandat de cette institutionnalisation à conquérir, entouré par Robert Escarpit, Roland Barthes, Violette Morin, Jacques Bertin, Olivier Burgelin et deux jeunes assistants : Jean Devèze et Anne-Marie Laulan.
17Cette conquête de légitimité institutionnelle est fortement relayée par un véritable âge d’or des sciences humaines (psychanalyse incluse) : floraison de livres, foisonnement de revues telles que Communications, Communication et langages, Économie et humanisme, Schéma et schématisation. Les intellectuels de cette époque sont aux prises avec les mouvements sociaux qui parcourent l’Amérique latine, la Californie (Berkeley), le Québec. Illich, Marcuse, Horkheimer, interpellent les citoyens à tous les niveaux. Nombre de jeunes Français accomplissent le pèlerinage au Québec, intense laboratoire social d’expérimentation des outils de communication par des amateurs épris de démocratie, mais vivement soutenus par le très officiel Conseil des Arts.
18Plus solitaire, Abraham Moles donnera son accord mais sans vouloir s’engager institutionnellement dans la mise en place de ce qui deviendra les SIC.
Notes de bas de page
1 Cet article résulte de l’assemblage de deux textes d’Anne-Marie Laulan publiés dans Hermès 11-12, À la recherche du public, 1993, « Hommage à Abraham Moles (1920-1922), p. 329 et Hermès 48, « Autour de Robert Escarpit : l’effervescence bordelaise », p. 95.
2 « Glocal » est un concentré de global et local, faisant l’économie de l’échelon national ou même régional.
3 Escarpit, R., Entretiens avec Jean Devèze et Anne-Marie Laulan, Paris, SFSIC, 1992 [coll. Les fondateurs de la SFIC]. Un DVD à partir de l’enregistrement vidéo de D. Bouquillard a été édité par la SFSIC en 2006 grâce à la collaboration de J. Prudhomme.
Auteur
Professeur émérite de sociologie à l’Université Bordeaux III – Michel de Montaigne. Co-fondatrice et présidente d’honneur de la Société française des sciences de l’information et de la communication (SFIC). Elle a beaucoup écrit sur le rôle de l’image dans la société ainsi que l’appropriation des outils techniques. Dans le cadre de l’Unesco, elle étudie actuellement le défi que la diversité culturelle pose au concept de « développement ».
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