Rituels et communication politique moderne
p. 61-81
Note de l’éditeur
Reprise du no 4 de la revue Hermès, Le nouvel espace public, 1989
Texte intégral
1Je partirai de deux acceptions possibles de la notion de rite dans notre culture. La première acception, consiste à considérer comme des rites des actes essentiellement répétitifs qui ponctuent certains moments de l’activité privée ou publique : saluer quelqu’un qu’on connaît, prendre son petit-déjeuner le matin, etc. En ce sens on ne s’étonnera pas que l’activité politique ait engendré des rites qui président au fonctionnement de cette société relativement fermée que constitue l’élite des gouvernants. Chez nous, par exemple, le conseil des ministres du mercredi apparaît ainsi comme un de ces rituels auxquels on ne se soustrait pas quels que soient les rapports entre Président et Premier ministre ; de même la passation des pouvoirs donne lieu à une série d’actes publics dont le déroulement suit un canevas bien précis.
2La vie publique est riche en actes de ce type ; on trouve même des professionnels spécialisés dans la mise en œuvre de la ritualisation : les chefs du protocole. Envisageons maintenant la seconde acception de cette notion de rituel : comme la première, elle renvoie à l’idée d’une formalisation de l’activité sociale ; mais on prend en compte la portée symbolique de ces enchaînements d’actes et de paroles dans un contexte plus général.
Introduire le propos
3Dans la littérature anthropologique, le rituel apparaît comme mise en scène de l’interférence entre le politique et le sacré. Les travaux des historiens ont également mis en évidence la ritualisation du politique entendue dans son acception forte. Des ouvrages comme Les deux corps du roi de Kantorowicz ou Le roi ne meurt jamais de Ralph Giesey envisagent également la dimension symbolique de la royauté, les rites qui se rattachent à cette conception où le monarque est pensé à la fois comme être humain singulier et comme incarnation d’un ordre surnaturel. Ici l’imbrication du politique et de ce qu’on peut nommer le sacré ou le religieux est très forte. Comme l’écrit Lefort (1986, p. 261), « on ne saurait séparer ce qui relève de l’élaboration d’une forme politique... et ce qui relève de l’élaboration d’une forme religieuse ».
4Que dire maintenant de nos sociétés modernes, notamment celles où les républiques ont pris la place des régimes monarchiques, comme c’est le cas en France ? Généralement les auteurs mettent l’accent sur cette dissociation du pouvoir et du sacré qui caractériserait notre époque. Le spectacle politique aurait ainsi pris le pas sur les manifestations traditionnelles qui faisaient référence à une transcendance (Dieu, la loi). Il y a déjà plus d’un quart de siècle J. Habermas (1986) indiquait à propos de la « sphère publique politique » qu’« elle est investie par une “Publicité” de démonstration et de manipulation fabriquée par les organisations sans qu’y collabore le public désormais vassalisé. » Plus récemment d’autres auteurs mettent l’accent sur cette sorte de dérive des démocraties où les légitimités se construisent sur des savoir-faire.
5Sans entrer dans ces débats, il est clair cependant qu’une réflexion sur le rituel et la communication moderne pose les questions suivantes : la politique est-elle en quelque sorte absorbée par la toute-puissance des médias, au point que l’activité principale de l’homme public consisterait désormais à s’exhiber comme porteur d’un message intelligible pour le plus grand nombre ? À l’animal politique succéderait l’homo loquens, l’animal communiquant ? Quelle est alors la place des rituels dans ce contexte nouveau ?
6Lorsque la communication prend le devant de la scène, prime est donnée à l’innovation : il faut sans cesse renouveler, à défaut du message, le support du message. À l’opposé le rite met toujours en jeu une tradition et il prend tout son relief par référence explicite ou implicite à la tradition. Autre trait caractéristique : la communication moderne tend à accentuer fortement l’individualité. Dans le rite, au contraire, l’officiant aura tendance à s’effacer pour mieux laisser parler les symboles, pour inscrire son action dans un système de valeurs qui le dépasse et à raison d’une histoire collective plus englobante. Un dernier aspect notable de la communication politique moderne est son caractère déterritorialisé. Un leader peut immédiatement communiquer à l’ensemble de la planète le message de son choix ; plus besoin de déplacer les foules.
7Toutes ces observations mettent en évidence une sorte de hiatus entre la communication politique moderne et les différents aspects du rituel qui ont jusqu’ici prévalu dans les sociétés traditionnelles : sacralité, tradition, effacement relatif de l’individu en tant que support des valeurs collectives, territorialisation des pratiques. Du moins au premier abord. Car je voudrais montrer que les choses sont peut-être moins simples qu’il n’y paraît. D’une part l’apparition de ces nouvelles formes de communication politique n’implique pas mécaniquement, me semble-t-il, la disparition de pratiques qui sont liées à toute une conception de la vie publique ; d’autre part il faut se demander, et j’essaierai de le faire, si loin qu’il y ait réellement antinomie entre le travail rituel et l’utilisation des médias, ceux-ci ne favorisent pas l’émergence de nouvelles formes qui combinent les référents anciens et les procédures modernes.
8Mon propos s’appuie sur une longue enquête que j’ai menée depuis 1982 sur la vie politique locale dans un département français, l’Yonne1. C’est un travail purement ethnologique où j’essaie de mettre en perspective une population assez exotique, un microcosme doté de règles et réseaux : les hommes politiques dans notre pays. Il m’a semblé également intéressant d’analyser dans le prolongement de ce travail quelques uns des rituels pratiqués par des hommes d’État, le plus représentatif étant François Mitterrand dont j’analyse ailleurs2 deux performances publiques : l’inauguration de la gare de Nevers et le pèlerinage de Solutré. Ne souhaitant pas me répéter, je préfère soumettre à la discussion une mise en forme plus élaborée de ces résultats de recherche.
Rituels consensuels et rituels d’affrontement
9Sans trop s’enfoncer dans la France profonde, l’observateur discerne très facilement tout un ensemble de pratiques qui s’apparentent aux rituels décrits par les anthropologues dans des univers plus exotiques. À vrai dire, il suffirait de consulter l’agenda d’un de nos notables pour s’apercevoir qu’une part non négligeable de son activité relève du rite. Les gouvernements passent, les rites demeurent. À commencer par ces deux formes distinctes que sont les inaugurations et les commémorations, versions modernes des rites propitiatoires* et des rites expiatoires*.
Les inaugurations républicaines
10Prenons l’exemple des inaugurations : il ne viendrait à l’esprit de personne d’entrer dans un nouveau bâtiment public avant que celui-ci n’ait fait l’objet d’un rite dont chacun connaît le déroulement et vivra sans surprise le dénouement. On peut citer deux inaugurations effectuées par des hommes que le jeu politique situe aux antipodes : l’une concerne la gare de Nevers et met en scène François Mitterrand, l’autre se situe dans la petite ville d’Avallon dont Charles Pasqua inaugure le centre de secours. Le 14 février 1986 le Président se rend en train dans la Nièvre, département dont il a été l’élu pendant plus de 30 ans. À Nevers il est accueilli par les députés, le préfet, le président du conseil général, le directeur régional de la SNCF. Lui-même est accompagné de plusieurs ministres et du président de la SNCF. Le tapis rouge a été déroulé, le Président sort dans la cour de la gare et passe en revue un détachement du 7e R. A. Sous les applaudissements de la foule il se dirige vers l’entrée de la gare. Il contemple l’édifice un instant. Puis il coupe le ruban symbolique. Ensuite il dévoile une plaque commémorant cette inauguration. Après avoir écouté les discours successifs du député-maire et du président de la SNCF, le Président s’exprime, évoque son attachement au département, son plaisir à s’y retrouver peu de temps avant les tempêtes électorales. Le président de la République dépose ensuite une gerbe à la mémoire des cheminots morts au champ d’honneur. Il se dirige vers le buffet où un cocktail a été préparé pour les invités, non sans dédicacer au passage un exemplaire de son dernier livre aux gérants de la librairie de la gare. Sans s’attarder, le Président sort dans la cour. Il prend un petit bain de foule avant de monter dans sa voiture. La journée est loin d’être finie. Aux quatre coins du département, les rites se succèdent : remises de décorations, inaugurations, etc.
11L’année suivante, le 7 décembre 1987, j’assiste à un déplacement de Charles Pasqua dans l’Yonne. Il est venu inaugurer le centre de secours d’Avallon. C’est aussi l’occasion d’un déjeuner à la préfecture d’Auxerre et d’une présentation des conseillers généraux auxquels il exprime ses conceptions en matière de décentralisation et de sécurité. À Avallon le ministre est accompagné des deux députés de la majorité, du président du conseil général, du préfet et d’autres personnalités locales. Parleront successivement outre le ministre, le maire d’Avallon, également membre de la majorité, le président du conseil général et le capitaine des sapeurs-pompiers.
12Mais auparavant le ministre salue le drapeau, et passe en revue les sapeurs-pompiers. Il serre des mains, puis se dirige vers un ruban qui a été tendu devant le bâtiment : il le coupe ; on applaudit et il embrasse deux enfants en costumes locaux. Après les discours Pasqua remet des médailles à certains pompiers ; le maire d’Avallon lui fait don d’une médaille de la ville. Puis tous se précipitent vers les buffets bien garnis pour la circonstance. Le ministre serre des mains, échange quelques mots avec les invités que lui présentent les notables locaux. Un peu plus tard, il part pour un meeting au centre ville. Le schéma est le même dans les deux cas. Le protocole adopté se conforme à un canevas traditionnel, et l’on retrouve au fil de l’action, les deux procédés qui caractérisent le rituel, selon Lévi-Strauss (1971) : morcellement et répétition.
Attractivité et fascination
13J’ai assisté à des rites sacrificiels en Afrique ; les participants pouvaient à l’avance m’indiquer en détail ce qui allait se passer, et cependant le moment venu, ils se passionnaient pour les opérations auxquelles ils assistaient comme s’ils étaient là pour la première fois. Je retrouve dans ces inaugurations le même processus : les participants semblent fascinés par l’action. Le rite, a noté l’ethnologue P. Smith3, fonctionne comme un « piège à pensée » : tout devient acceptable parce que sur le moment chacun ne demande qu’à y croire. Le paradoxe du rituel politique, c’est qu’il articule émotion et artifice sans qu’on sache trop comment l’un naît de l’autre. Le fait est que ça marche et que rares sont ceux qui se dérobent lorsqu’ils sont invités à ces cérémonies officielles. N’oublions pas qu’en France un élu est d’abord un élu du sol. Il n’est donc pas très étonnant que, du président de la République à l’élu de base, on se livre à ces pratiques dont la fonctionnalité peut paraître douteuse à l’observateur extérieur.
14J’ai évoqué des rites périodiques bien ancrés dans le quotidien politique de notre société. Cérémonies officielles, formalités, résidus d’un univers notabiliaire* en mutation rapide, diront certains. Et ils citeront, à l’autre bout du spectre, d’autres grands rituels occasionnels. Il s’agit notamment des meetings et des manifestations de rues. Ces rites ponctuent les circonstances où la vie politique prend un tour plus agité. Mais, comme l’ont montré certains anthropologues, la manifestation s’ordonne elle aussi selon un canevas bien précis : l’improvisation se coule dans un protocole d’action qui ne saurait déroger aux règles collectivement admises.
15On pourrait faire la même observation concernant un autre rite d’affrontement : le meeting politique. Point de surprise non plus : chaque camp fait ici une démonstration de puissance. Sans me livrer à des descriptions détaillées de meetings ou de manifestations, je retiens qu’ils ont en commun avec les rituels notabiliaires d’exiger de la part des protagonistes une présence physique, d’être eux aussi localisés, de se décomposer en une multiplicité de séquences, combiner des paroles et des symboles non verbaux : comportements gestuels, manipulations d’objets à valeur symbolique, le tout dans une mise en scène qui intègre conventionnellement l’ensemble action/discours. Autre analogie : la dimension religieuse de ces cérémonies qui renvoient les unes et les autres à une transcendance (la Nation, le Peuple, la classe ouvrière) : transcendance évoquée dans le discours des officiants ou par le jeu des symboles utilisés. On retiendra aussi la dimension proprement religieuse de la relation qui s’instaure entre l’officiant et les fidèles. Nous avons bien affaire ici à des rites dans toute l’acception du terme. De même nous retrouvons à l’œuvre les quatre ingrédients, sacralité, territoire, primat des symboles et valeurs collectives.
Les rites républicains et la communication politique moderne
16Quelques questions méritent d’être posées. La première a trait aux rites de la France profonde. Sont-ils désormais autre chose que des survivances vouées à extinction à plus ou moins long terme ? La seconde porte sur les rites de combat : n’observe-t-on pas une progressive disparition des grands élans populaires, avec une diminution des manifestations et des meetings en tous genres ? On peut constater en ce qui concerne la première interrogation que le pouvoir des médias n’a nullement entraîné une désaffection des rituels les plus traditionnels du répertoire républicain. Ces rites restent partie intégrante du fonctionnement politique des élus, mais peut-être faut-il poser la question autrement et se demander si les développements nouveaux de formes de communication politique ne leur offrent pas des perspectives inédites.
17Avant de développer ce point et en réponse aux autres interrogations qui viennent d’être soulevées, je dirai qu’on assiste effectivement à une nette érosion des rituels de combat. Cela peut paraître plus curieux, étant donné que manifestations et meetings semblent embrayer bien plus directement sur des préoccupations sociologiques. En même temps tout se passe comme si ces pratiques qui s’étaient multipliées à la fin des années 60 avaient connu un certain essoufflement. Restons cependant prudents : plutôt que de diagnostiquer une disparition prochaine de ces formes rituelles, j’aurais tendance à souligner une transformation profonde qui affecte ces pratiques et qui là encore témoigne de la manière dont les nouveaux modes de communication politique peuvent influer sur des rituels sans pour autant s’y substituer.
18Essayons donc d’envisager successivement ces interactions dans les deux domaines que nous avons distingués. Et d’abord les rites consensuels : si je reprends les déplacements effectués par Mitterrand et Pasqua, je note l’importance du rôle conféré aux organes d’information dans des opérations de ce genre. La réussite de la performance se mesure à l’écho qu’elle recueille dans les médias. Cette constatation n’est pas seulement valable quand on a affaire à des personnages qui occupent des positions de premier plan comme ceux que je viens d’évoquer. Si on envisage en effet la circulation de l’information politique dans un département on s’aperçoit de l’importance qu’accorde à ces manifestations rituelles la presse locale. On ne saurait sous-estimer l’impact de quotidiens comme L’Yonne républicaine ou La Montagne dans la Nièvre qui sont plus lus que les quotidiens nationaux. La presse régionale consomme, en gros, quatre types d’événement : la nouvelle nationale du jour, les catastrophes locales, les nouvelles singulières de chaque micro-région, les nouvelles d’intérêt collectif : signature d’une convention culturelle État/région/département, nouveau centre des impôts, etc. Du point de vue des journalistes, le rituel offre la mise en scène minimale qui permet de présenter au public des événements de ce genre. Rituel et communication se complètent ici, et cette complémentarité est la meilleure garantie de la survie de cérémonials qui n’ont pas évolué dans leur forme depuis les débuts de la IIIe République.
19En ce qui concerne les rituels de combat, la situation apparaît bien différente. Pour des raisons sociologiques d’abord, la disparition d’une partie de la classe ouvrière, et l’effondrement de ses organisations traditionnelles ne pouvaient être sans effet sur le modèle d’action publique correspondant. La grève, la manifestation de rue tendent à se raréfier. En même temps ces actions apparaissent plus que jamais tributaires des médias. Filmer une marche de la République à la Bastille ne suffit plus même si la foule est là. Il faut de la couleur, on introduit des déguisements, des masques, des marionnettes, de la chanson, etc. À la différence de ce qui se passait avec les rites consensuels, ce sont les méthodes de communication moderne qui déclenchent une transformation progressive du rite. Cet impact du mode de communication sur les formes et les contenus du rite politique est encore plus visible dans les grands rassemblements de masse. La dernière campagne présidentielle a présenté une avancée décisive en la matière. Le meeting y est désormais conçu non plus comme une grand-messe réunissant les fidèles, la hiérarchie et le leader, mais comme un spectacle doté d’une véritable mise en scène et où l’on fait appel aux artistes les plus connus.
20Pour reprendre l’ensemble des remarques précédentes, je dirai qu’on voit se dessiner deux grandes tendances. La première va dans le sens d’une préservation des rites consensuels classiques ; ici la communication joue le rôle de chambre d’écho. L’accent se déplace de la forme rituelle vers le message que le rite donne l’occasion de délivrer : le rite est loquace, ou plus précisément il devient un excellent support d’énonciation. La seconde tendance correspond à l’évolution des rites de combat. Ceux-ci connaissent une mutation tout à fait considérable. Mais cette mutation concerne plus la forme que le contenu. L’évolution qui se dessine ici pose bien des questions. Il faut notamment se demander si le contexte mouvant que je viens de décrire n’est pas également propice à l’émergence de formes syncrétiques qui combinent de façon originale, rituel et communication moderne en travaillant simultanément différents registres symboliques. Le pèlerinage de Solutré incarne bien, me semble-t-il ce nouveau syncrétisme du rituel politique.
Un rituel syncrétique : le pèlerinage de Solutré
21Jusqu’en 1981, l’ascension de la roche de Solutré faisait partie de ces rites intimes que chacun de nous effectue à sa manière pour commémorer telle circonstance qui a marqué le cours de son existence. Devenu président de la République, F. Mitterrand demeure attaché au rituel qu’il a créé. Ce dernier ne subit en apparence aucune transformation marquante, à ceci près que, désormais, les journalistes sont invités à suivre ce déplacement présidentiel.
22L’ordonnancement du tituel comporte trois séquences successives. En premier lieu, l’ascension de la Roche de Solutré en compagnie des « fidèles » : c’est l’occasion pour les photographes de mitrailler le promeneur illustre. Les reportages effectués à cette occasion fixent une image de l’état du président. « L’homme qui marche à la tête de la procession, canne en main, coiffé d’un chapeau de toile façon pêcheur, parait serein, comme débarrassé, un instant de soucis. Il fait beau ». (Le Monde, 24/5/86). En tout cas, l’habit fait ici le moine : velours et toile, teinte beige ou marron, manifestent une proximité de la terre, une simplicité rustique, rappelant l’attachement de l’hôte de l’Elysée aux valeurs du terroir. Un détail est révélateur à cet égard : alors que les années antérieures les journalistes avaient noté que le Président portait des pataugas, F. Mitterrand précise à leur intention, hors du pèlerinage de 1985, « que ses chaussures sont d’un autre modèle, fabriqué à Château-Chinon dans une usine qui s’appelle Morvan-Chaussures, je crois » (Le Monde, 28/5/85). Le choix d’un produit local fabriqué non loin de là, dans l’ancienne circonscription du président manifeste éloquemment la signification territoriale du rituel.
23La seconde séquence du rite réunit les participants autour d’un déjeuner dans un restaurant situé non loin de là, « La Grange aux bois » : on y retrouve l’atmosphère bon enfant qui régnait à Solutré. Après ce repas auquel participent ceux que les journalistes désigneront comme les « proches » du Président, vient le grand moment médiatique de la journée : ni conférence de presse, ni dialogue anodin, la conversation qui s’engage entre F. Mitterrand et les représentants de la presse assis autour de lui offre la possibilité au Président de s’exprimer sur tous les sujets d’actualité en faisant part de ses réflexions sur un mode serein et même parfois sur le ton de la confidence. Étrange destin que celui de ce rite intime devenu une trentaine d’années plus tard l’élément d’une stratégie de communication. Devenu politique le rituel n’est-il pas en quelque sorte « dénaturé », prétexte à une de ces opérations de communication dont sont friands les spécialistes modernes ? C’est peut-être aller un peu vite en besogne que de retenir exclusivement ce dernier aspect de la journée du Président : le rituel se réduirait-il à ce que dit le Président ? À suivre les pas de ce dernier, l’ethnologue ne peut que contester ce type d’assertion qui tend à appauvrir considérablement la portée d’une telle célébration. Qu’avons-nous observé en effet ? En premier lieu une ascension, et le thème de la verticalité n’est pas sans importance dans la symbolique mitterrandienne.
24Lors de son intronisation en mai 1981, le chef de l’État était monté, suivi de nombreux Parisiens, au sommet de la Montagne Sainte Geneviève pour se recueillir à l’intérieur du Panthéon. Nous discernons ici la dimension proprement religieuse du rituel politique : comme dans le déplacement nivernais le sacré se trouve ici convoqué. Mais à Solutré, c’est un dialogue entre l’homme Mitterrand et la transcendance de la France historique, alors que le premier rituel mettait en scène l’élu du peuple et la tradition républicaine. Point de pompes, ni de fanfares ici, mais la représentation d’une indéfectible fidélité à un terroir et à des gens au milieu desquels le Président s’est battu. Dans le rituel de Solutré l’homme public se confond avec l’homme privé, le familier se mêle au sacré pour conférer au personnage de F. Mitterrand une dimension plus authentique.
25En ce sens le rite construit une image plus riche et plus complexe de son protagoniste que celle qui émerge des prestations coutumières du Président dans les médias. Ces derniers occultent la ferveur, et là où le Général de Gaulle dans ses grands-messes télévisées parvenait à évoquer une relation véritablement spirituelle au pays, F. Mitterrand reste perçu d’abord comme un grand politique. Lors du pèlerinage de Solutré, au contraire, le « message » politique vient seulement prolonger une méditation plus haute. Certes l’adjonction au rituel d’une conversation avec les journalistes peut paraître quelque peu artificielle. Ne vient-elle pas rompre en quelque sorte l’harmonie de cette journée « en famille » ? Ne réintroduit-elle pas la contingence du présent immédiatement après une phase de recueillement ? Bref, en quoi ce jour de Pentecôte est-il propice à la manifestation publique des pensées du chef de l’État ? Pour répondre à ces questions, il faut se référer à la signification même de la Pentecôte dans la tradition chrétienne. Sans nullement prétendre chercher dans cette référence aux Actes des apôtres une quelconque clé pour comprendre le rite de Solutré, démarche à tout le moins réductrice, un point nous retiendra cependant : la descente de l’Esprit saint se manifeste par la capacité immédiate de comprendre et d’être compris. Que le choix de ce jour pour converser à cœur ouvert avec les représentants des organes d’information soit ou non intentionnel, il n’en acquiert pas moins une signification particulière dans ce contexte éminemment religieux.
26À observer cet entrelacement du motif religieux et de l’intentionnalité profane, on discerne mieux la véritable complexité du rituel politique. Comme d’autres hommes d’État de premier plan, le président de la République se conforme à une logique des représentations qui lui préexiste : celle-ci ordonne les relations du gouvernement central avec les différents segments territoriaux et dessine les contours de la représentativité de l’élu républicain. Le travail rituel engendre dans ce cadre les signes de la légitimité. Dans le rituel de Solutré on observe donc une articulation très subtile entre une stratégie de communication moderne et une forme beaucoup plus archaïque qui nous renvoie aux grands rites annuels de régénération pratiqués dans les royautés divines et qui ont été décrits par Frazer. Dans ce cas précis il n’y a pas rupture entre la partie du rite qui exalte la tradition, les valeurs nationales ou républicaines, et celle consacrée à la transmission du message. Plus généralement, si l’on considère le style mitterrandien, on constate une extraordinaire faculté d’ingérer rituel et communication. Seul De Gaulle avait su avant lui innover en ce domaine, notamment en faisant appel aux conférences de presse qui firent les beaux jours des débuts de la Ve République. La tentative de Giscard par la suite pour casser le rituel républicain traditionnel au profit d’une politique de communication à l’américaine échoua, car l’ancien président de la République n’avait pas compris la nécessité d’intégrer les deux dimensions.
27En conclusion je me bornerai à trois remarques :
- il existe un ensemble de rituels qui ponctuent la vie politique de nos sociétés et occupent une place dans les pratiques des gouvernants et des élus. Ces rites doivent être réinscrits dans le contexte plus général de la symbolique républicaine ;
- l’impact du développement rapide des technologies médiatiques, l’utilisation progressive des méthodes modernes de communication par les hommes politiques sur ces pratiques traditionnelles méritent une analyse nuancée. Si les rites d’affrontement sont profondément transformés dans leur forme et leur contenu, les rites consensuels perdurent et trouvent dans les médias un prolongement, une chambre d’écho ;
- par ailleurs, de nouveaux rites surgissent qui combinent tradition, dimension religieuse et stratégie de communication. On peut se demander si, à terme, l’un des facteurs de la réussite des hommes publics ne résidera pas dans leur capacité à inventer de tels rites syncrétiques.
Bibliographie
Références bibliographiques
Habermas, J., L’Espace public, Paris, Editions Payot, 1986 (1962).
Lévi-Strauss, C., L’Homme nu, Paris, Pion, 1971.
Notes de bas de page
1 Abélès, M., « Inauguration en gare de Nevers. Pèlerinage à Solutré », Les Temps Modernes, 488, 1987, p. 75-96.
2 Abélès, M., « L’anthropologue et le politique », L’Homme, 97-98, XXVI, 1986 (1-2), p. 191-212.
3 Smith, P., « Aspects de l’organisation des rites », in Izard, M., Smith P. (ed), La Fonction symbolique, Paris, Gallimard, 1979, p. 139-170.
Auteur
Anthropologue et ethnologue français, Directeur d’études à l’EHESS et Directeur de l’Institut Interdisciplinaire d’Anthropologie du Contemporain (CNRS-EHESS).
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