Des rites juvéniles de contrebande
p. 25-44
Note de l’éditeur
Reprise1 du no 43 de la revue Hermès, Rituels, 2005.
Texte intégral
1Une trame infinie de rites imprègne la vie quotidienne des sociétés humaines. Ils suggèrent des modes d’emploi socialement institués, mais sans rigidité, pour agir avec les autres, ils indiquent des raisons d’être et les conduites à suivre dans une situation donnée. Le lien social implique une profusion de ritualisations propres à assurer l’échange symbolique entre les acteurs, et à réguler l’ensemble de leur rapport au monde. Ces orientations inscrivent de manière réflexive l’individu à l’intérieur d’un système d’attente et rendent plus fluides les rencontres ou la succession des événements qui jalonnent l’existence. Elles sont une matière première de la condition humaine.
2Dans le contexte de l’individualisation du sens propre à nos sociétés, religieux ou séculaires*, les rites sont souvent personnalisés, bricolés, détournés, ils participent au long de la vie courante au maintien de l’identité collective ou individuelle et dispensent les clés afin de s’accommoder de la diversité des situations sociales. Leur régularité immerge l’individu dans les mouvements incessants du lien social sans produire de trouble ou de rupture. Ils créent de la réciprocité et du prévisible. Chacun y entre avec son style, son intelligence des circonstances, avec une marge de manœuvre qui lui appartient. Celui qui ne joue pas le jeu s’expose à la réprobation ou à l’accident. Devenu imprévisible, il met les autres en danger de perdre la face ou à être désorientés et il s’expose aux mêmes difficultés.
Ritualités juvéniles
3Dans un monde désormais brouillé, les étapes autrefois valorisées du passage à l’âge d’homme ont perdu leurs incidences symboliques : la relation amoureuse, l’entrée dans la sexualité, les diplômes, le travail, le service militaire, le mariage, le premier enfant ne sont plus des marqueurs et des références identitaires, même si certains leur accordent encore une importance majeure. Le jeune ne peut plus invoquer une légitimité sociale pour s’affirmer dans son histoire propre. Il devient dès lors, à défaut d’autorité sociale, l’auteur de lui-même, il ne s’autorise que de lui-même, mais il lui faut pour cela disposer d’une boussole pour orienter son chemin, c’est-à-dire une confiance en soi et des ressources de sens suffisantes pour tenir le coup.
4L’adolescence est une période de passage, une liminalité* ritualisée seulement de façon informelle. « C’est pendant les états de transition que réside le danger (...) pour la simple raison que toute transition est entre un état et un autre est indéfinissable. Tout individu qui passe de l’un à l’autre est en danger et le danger émane de sa propre personne » (Douglas, 1971, p. 113). La condition de liminarité* est propice à l’impulsion de nouveaux modèles de comportements. Cet écart hors des ritualités ordinaires confère d’emblée aux jeunes générations une position réflexive à leur égard, et il les met en mesure d’inventer des formes inédites d’être ensemble. La volonté passionnée de s’éloigner du monde social des « adultes » s’y exprime avec force. En outre, la situation de marge induit la connivence et une solidarité, une passion commune, une communitas, c’est-à-dire un entre-soi effervescent et susceptible de retentir sur la société globale. La dimension instituante de la communitas provoque l’émergence d’une « contre-structure » (Turner, 1990). Pour Turner toute société connaît ce mouvement de va et vient qui la renouvelle.
5Mais la nuance s’impose aujourd’hui où le règne du marché frappe de plein fouet les aspirations des jeunes générations. Cet univers ludique contemporain n’a pas toujours le statut de contre culture comme dans les années soixante dix avec la mouvance hippie. Dans les cultures juvéniles, la dissidence est reliée à une conformité de classe d’âge. Ainsi par exemple la marque corporelle est une limite symbolique dessinée sur la peau, elle fixe une butée dans la recherche de signification et d’identité, elle est une sorte de signature de soi par laquelle l’individu s’affirme dans une identité choisie. Tentative de se différencier, d’établir une frontière entre soi et les autres, tout en ménageant des passerelles pour ne pas se perdre dans la solitude.
6Et nombre de témoignages mêlent un discours de singularité et le sentiment de participer à un courant de fond de la société. La contradiction n’est pas perçue car elle participe des logiques de consommation. « Ma rencontre avec le piercing c’est pour avoir une boucle d’oreille ailleurs que sur le bas des oreilles. Pourquoi, je n’en sais rien. J’ai voulu ça parce que c’était la mode. Ouais, j’ai voulu faire ça pour avoir quelque chose de différent par rapport aux autres » (Claire). « Je ne suis pas comme tout le monde. Je n’aime pas les moules. Je refuse d’y participer. Les gens sont tous identiques. Un piercing ça me différencie » (Sandra). Nous sommes aux antipodes des attitudes rebelles des années quatre-vingt, voire quatre-vingt dix, et bien, à l’inverse, dans une attitude consumériste qui s’ignore.
7Choyés par le marketing, ces adolescents manquent de la distance de leurs aînés pour investir leurs marques corporelles d’une signification plus personnelle. La référence fondatrice est désormais celle des pairs, non plus celle des pères, dans un contexte social de disqualification de la transmission et de l’autorité. Le propos pourrait se décliner ainsi : « Je voulais absolument me différencier de mes parents, alors je me suis totalement identifiée à mes copines. » Le souci des adolescents est celui de la démarcation des parents et des générations précédentes, une quête de soi sous une forme ambivalente où la recherche d’autonomie est souvent imprégnée de la dépendance à l’univers marchand le plus conforme. Sur un autre registre la soumission aux marques commerciales devient une exigence tyrannique portée par la pression du groupe. L’effacement des pères et des formes traditionnelles de l’autorité familiale aboutit à la tyrannie des pairs. La majorité s’érige en juge redoutable de ceux qui dérogent.
8Les ritualités adolescentes s’inscrivent parfois à contre courant des valeurs centrales de la société, et elles suscitent l’inquiétude des parents ou des professionnels : ainsi des raves parties ou, plus encore, des free parties, de la mouvance gothique ou punk, ou sur un autre registre la passion des moyens de communication virtuelle à l’image des blogs ou des forums par exemple. D’autres ritualités soulèvent frontalement la question de la mortalité. Il s’agit de ce qu’il est désormais convenu de nommer d’un mot-valise : les conduites à risque (Le Breton, 2007, 2002). Elles mettent en jeu des jeunes en suspens, mal dans leur peau, incertains de leur avenir. Leur souci n’est pas tant de trouver une place au sein du lien social que de trouver un jour une place dans leur existence. Mais pour approcher les ritualités adolescentes qui se jouent de la mort, il convient de penser ici le symbolique comme touchant moins le lien à l’autre que le lien à sa propre existence mise en péril. La ritualisation est une symbolisation, elle se transforme en une entreprise de fabrication personnelle de sens pour pouvoir rejoindre la compagnie des autres.
Les conduites à risque comme résistance
9Décisives pour l’entrée dans les conduites à risque sont les conditions affectives de l’enfance et de l’adolescence. Un jeune mal aimé ou qui se croit tel, dont les parents sont indisponibles, indifférents ou débordés, une famille séparée dans un contexte de violence, une famille recomposée où le jeune ne se reconnait pas, ou encore des fractures de sens dont il ne se remet pas comme dans l’inceste ou les abus sexuels qui le jettent soudain hors de toute évidence d’exister (Le Breton, 2007). Le jeune se sent en porte à faux avec le monde, et il s’invente des solutions pour rester l’acteur de son existence, il se croit seul au monde même si des millions de jeunes empruntent des chemins parallèles chacun en solitaire. Les ritualités en matière de conduites à risque sont souvent solitaires, mais elles sont diffractées dans l’ensemble de la population adolescente : défis, vitesse sur les routes, tentatives de suicide, scarifications*, troubles alimentaires, toxicomanies, etc.
10Ces épreuves que s’infligent les jeunes générations ne relèvent plus des notions classiques attachées au rite. Ces actions turbulentes, meurtries, le plus souvent solitaires, mais reproduites à l’infini par les jeunes de nos sociétés sont des ritualisations, des tentatives de transformation de l’expérience dans un contexte réprouvé par la société. Pourtant, loin d’être désordonnées, elles participent de la construction du sens. Ce sont des rites intimes de contrebande, des formes dynamiques d’une ritualisation du manque à être. Le jeune éprouve la nécessité de se mettre dans une situation limite, mais ce faisant, il braconne du sens. Il s’interroge sur son identité et surtout il cherche à se déprendre de la souffrance qui imprègne son existence.
11Ces ritualisations ne reposent pas sur des cérémonies déjà établies, à la différence des formes traditionnelles, elles ne pourvoient pas de mode d’emploi socialisé, mais une invention cohérente au regard d’une histoire personnelle. Elles impliquent le heurt avec les autres, avec le monde, la blessure, le risque de mourir. Le jeune y cherche une limite pour se reprendre, mais il peut aussi s’y perdre. En se mettant en danger il cherche paradoxalement à apprivoiser le chaos de ses émotions, de sa souffrance, de sa désorientation. Il s’efforce ainsi de rompre les tensions et de se redéfinir, son action donne une prise symbolique sur le désarroi, même s’il doit en payer le prix. Les conduites à risque ne sont nullement une recherche tortueuse de la mort, il n’y a pas de tentatives de suicide à l’adolescence, mais toujours des tentatives de vivre (Le Breton, 2007). Elles forcent le passage. Là où le jeune a le sentiment de ne pas être accueilli, il rend la monnaie de l’absence de reconnaissance qu’il ressent. Il affronte par ses comportements la mort qui lui colle à la peau.
12Dans la ritualisation du passage propre aux conduites à risque, il n’existe aucune « séquence cérémonielle* » à l’image de celles décrites par A. van Gennep (1981), mais une progression à la fois singulière et pourtant collective. Le scénario d’une tentative de suicide ou d’une scarification, par exemple, ne varie guère d’un jeune à un autre. Pourtant ce ne sont pas des actes appris, mais ils participent d’une figure anthropologique qui se dégage d’un contexte social, culturel et affectif. Le jeune se sent hors du monde, extérieur à son existence, la période de séparation est en amont de ses comportements à risque qui le plongent dans une période de marge où il côtoie la probabilité de mourir. Ce jeu avec son existence traduit finalement un va et vient entre période de séparation et période de marge, tant que le jeune n’a pas trouvé ses marques, tant qu’il n’a pas franchit le passage. La troisième phase décrite par van Gennep, celle de l’agrégation, n’est pas acquise d’emblée, elle n’est pas visée en tant que telle car le jeune ignore encore ce qu’il cherche. Sa quête est d’abord celle de moins souffrir.
13Ces ritualisations intimes qui jaillissent d’une souffrance sont inattendues, elles surprennent parfois celui qui les met en œuvre. Elles naissent d’avoir perdu tout autre moyen de sortir d’une impasse. Ces rites intimes de conjuration de la souffrance s’imposent là où les moyens proposés par la société sont défaillants, là où elle livre le jeune à lui-même en le laissant face à la brutalité de son ressenti et à la nudité de ses moyens. L’existence alors ne se satisfait plus de l’institué, elle est livrée à une « expérience instituante » pour le meilleur ou pour le pire, expérience plus ou moins commune même si elle est toujours déclinée dans l’intimité la plus douloureuse.
14La ritualisation se détache non seulement des institutions mais aussi de la civilité en écartant les autres de son accomplissement. La tâche poursuivie, parfois à l’insu de l’individu en crise, est de se redéfinir en reprenant la situation en main tout en en payant le prix. Plongé dans une situation difficile, il a perdu les modes d’emploi socialement validés, il est contraint à l’invention de soi. Le rite intime, dynamique, transitionnel, est une tentative de surmonter une tension, de résoudre un dilemme, d’arracher une réponse sur le sens de la vie et d’échapper à la liminarité. Il ouvre à nouveau un temps qui paraissait figé sur lui-même. Il s’agit moins pour le jeune de passer d’une classe d’âge à une autre (même si cet aspect est inconsciemment présent) que de passer de la souffrance d’être soi au sentiment que l’existence mérite d’être vécue.
Rites de virilité
15Entre les rites socialement institués et consensuels des sociétés traditionnelles, et les épreuves personnelles des jeunes isolés et mal dans leur peau du monde contemporain, existe une forme intermédiaire, à la fois organisée et collective, mais en opposition à la société sous la forme de la revendication d’une « identité négative » (Erikson, 1972). Chez les garçons les épreuves prennent souvent la forme de défis, d’affrontements mutuels sous le regard impitoyable des pairs. À la différence des rites de passage traditionnels, les rites adolescents masculins contemporains relèvent plutôt de l’intronisation dans le groupe de pairs que d’un passage à l’âge d’homme. Intronisation par ailleurs toujours à reprendre au fil des innombrables défis qui scandent un quotidien où il faut toujours être à la hauteur. Rites permanents de virilité liés à la nécessité de faire ses preuves et de se maintenir sans perdre la face dans la compétition virile du groupe. Impératif de montrer son courage devant la police, les autres groupes de garçons venus d’autres quartiers, afficher sa résistance à la boisson, son aisance à témoigner de l’agressivité, à recourir aux violences sexuelles et au mépris à l’encontre des femmes, autant d’attitudes associées à des attitudes posées comme étant celles de « vrais mecs ».
16M. Perreault et G. Bibeau (2003, p. 181 sq.) évoquent ainsi à Montréal des initiations mettant en jeu de jeunes Québécois désireux d’entrer dans les gangs et soumis à des épreuves redoutables : brûlures effectuées sous le regard des autres, passages à tabac par les anciens, réalisation d’un « coup ». Une adolescente doit donner un coup de couteau à un jeune d’un gang adverse. Pour les filles ce sont des « initiations » sexuelles, proches du viol collectif au cours desquelles elles doivent se montrer stoïques et « au dessus de ça » malgré ce qu’elles éprouvent. Les rites de virilité, communs dans nos sociétés, transforment la fille en faire-valoir. Les arbitres sont les autres garçons, les parades masculines, homosociales, ne visent qu’à la reconnaissance des pairs. Il s’agit d’être un homme aux yeux des hommes. « Le premier devoir pour un homme est : ne pas être une femme » dit Stoller (1989, p. 311). Cette dernière est le repoussoir qui leur octroie une valeur personnelle mais dont la résonnance ne va pas au-delà du groupe. Certes, elle procure cependant une estime de soi pour le garçon, mais difficilement monnayable ailleurs que dans le quartier. Ces rites de l’entre-soi masculin, fondés sur la brutalité, sont une vieille histoire des quartiers populaires notamment, ils sont déjà décrits par l’École de Chicago ou d’autres chercheurs (Trasher, 1963 ; Bloch, Niederhorffer, 1963).
Repenser les rites
17La notion de rite de passage, fondée initialement à travers l’étude des sociétés traditionnelles, exige d’être repensée dans le contexte des sociétés occidentales. Dans nos sociétés contemporaines, l’entrée dans l’âge d’homme concerne un individu qui vole de ses propres ailes dans une « société d’individus ». La filiation est secondaire, et les traditions rompues. Les conduites à risque sont à l’inverse du processus social d’intégration en cours dans ces sociétés de la coutume. Leur quête est plutôt celle de se défaire de la souffrance ressentie et l’accès à une nouvelle dimension du goût de vivre. Le jeune en est le seul artisan, face à des institutions ou des professionnels dont la tâche est précisément de le protéger, de l’accompagner pour qu’il ne mette pas son existence en danger. Aucune étape socialement instituée sous la vigilance des aînés n’est de mise, aucune transmission d’un savoir, aucune progression ne jalonne ces épreuves en les rendant désirables et prévisibles. Paradoxalement, c’est le jeune lui-même, et non plus les aînés, qui sont à l’initiative de l’épreuve et de son déroulement.
18Solitaires, et pourtant banales dans leur forme et leur ampleur, les épreuves s’imposent dans un contexte de déliaison sociale réelle ou vécue comme tel. Inconscientes de leur quête ultime, elles puisent dans la souffrance de ne pas trouver signification et valeur à son existence. La réponse apportée est provisoire, insuffisante parfois à assurer le sentiment de sa valeur personnelle. Des structures de prévention s’efforcent de juguler ces comportements, qui provoquent la douleur des parents (ou des proches), la culpabilité des adultes entourant le jeune. La métamorphose créée par l’épreuve, quand elle existe, n’est pas transmissible aux autres et ne relève d’aucune mémoire collective. En outre ces conduites infligent souffrances, blessures. La réussite de l’épreuve n’est jamais assurée, elle se paie lourdement. Loin d’être attestée par la communauté sociale, l’institution de soi, quand par chance elle apparaît, est strictement intime. De même, à la différence des sociétés traditionnelles, ces ritualités ne reposent sur aucun mythe, mais sur une histoire personnelle, non pas sur un grand récit collectif mais sur un petit récit que le jeune se raconte sur les raisons de son acte.
19Même s’il était seul en se mettant en danger, même si tous ignorent son épreuve, en échappant à la mort, à travers les sensations éprouvées, le jeune découvre en lui même des ressources inattendues. Il s’efforce de reprendre le contrôle de son existence. Ces rites de passage, individuels, prennent une ampleur considérable dans nos sociétés, ils pallient aux carences de la transmission, aux insuffisances des parents ou de l’entourage. Ils marquent surtout l’accès possible à une signification enfin touchée et la fin d’une période de turbulence douloureuse. La question du goût de vivre domine toutes les autres dans les conduites à risque des jeunes générations. Leur objectif est d’échapper à l’impuissance afin de créer du sens et de pouvoir continuer à vivre. Reprendre le contrôle d’une existence qui échappe en prenant l’initiative, même en se faisant mal.
Des rites privés de contrebande
20Ces jeunes entendent se révéler à travers une adversité créée de toutes pièces : recherche délibérée de l’épreuve, inattention ou maladresse dont la signification est loin d’être indifférente, pratiques dangereuses pour sa santé ou son existence, etc. On retrouve dans ces rites intimes de contrebande, privés, les mêmes ingrédients qui favorisent la métamorphose et la redéfinition sociale du jeune des sociétés traditionnelles : la proximité de la mort, la douleur, la confrontation à la fragilité de l’existence, mais dans un contexte de solitude et de risque non négligeable de mourir. Le degré de lucidité qui préside à ces épreuves est indifférent, l’inconscient y joue un rôle essentiel. Une nécessité intérieure domine. Si l’issue est favorable, cette approche symbolique de la mort engendre parfois une puissance de métamorphose personnelle reconstituant le goût de vivre au moins pour un temps. Elle régénère le narcissisme, restaure le sens et la valeur de l’existence propre lorsque la société échoue dans sa fonction anthropologique de dire pourquoi elle vaut d’être vécue, pourquoi l’être est préférable au néant.
21Dans l’après coup, le jeune a parfois le sentiment d’une mise au monde. Mais parfois il faut recommencer. Les rites n’apaisent pas nécessairement la souffrance, mais ils l’atténuent, la contiennent. Ils composent la part du feu, il s’agit de perdre une part de soi pour ne pas se perdre, payer le prix de la poursuite de l’existence. Issues au moins provisoires à l’angoisse ressentie de l’effondrement possible, ils construisent une contenance, au sens social, pour ne pas se perdre devant l’événement, et au sens psychique, en ce qu’ils reconstituent une enveloppe de sens. Ils restaurent donc une limite qui empêche enfin de se perdre. La conviction pour le jeune d’avoir enfin trouvé un sens à son existence, après l’avoir longtemps cherché en vain, retentit nécessairement sur l’image de soi. Et tout changement d’état de l’individu implique une modification réciproque de la perception à son égard par les autres.
22Ces rites individuels de passage impliquent le recours à une forme clandestine et solitaire de symbolisation du goût de vivre. L’acte est singulier, il n’a de valeur que pour celui qui l’ose, il ne se partage pas, l’individu n’est pas toujours lucide sur l’objet de sa quête, et s’il en réchappe, son statut social n’est guère modifié sinon par les initiatives qu’il est susceptible de prendre. C’est son rapport au monde qui est transformé, mais le recours ordalique* peut se révéler un échec n’apportant pas le changement souhaité et aggravant encore la situation. Il contient cependant une révélation possible d’identité. Sa multiplication, sous des formes éparses et individuelles en fait un phénomène sociologique. Ce sont des formes de braconnage du sens, plutôt rites intimes de contrebande, favorisant l’intégration sociale et le sentiment d’avoir enfin donné une signification à son existence. Le comportement ordalique dans sa diversité infinie est une réponse douloureuse et intime aux failles culturelles et sociales. Il est une sorte d’ultime recours pour celui qui pense de toute façon n’avoir plus rien à perdre. Dans nos sociétés le rite individuel de passage est une échappée hors de la liminarité, une tentative de retrouver un sol ferme pour entamer enfin son existence en laissant la souffrance derrière soi (Le Breton, 2007).
23Ces épreuves, même dangereuses et douloureuses, répondent à cette nécessité intérieure de s’arracher à soi même et de renaître à une autre version, après avoir regardé réellement ou symboliquement la mort en face. Il s’agit de toutes façons de détruire l’ancienne personnalité, d’accoucher autrement de soi. Le jeune est en proie à des doutes sur sa capacité d’échapper à l’enfance, de devenir homme, il se débat avec une souffrance liée à des données familiales ou plus intimes. Il est tendu puissamment vers autre chose, il cherche à accéder à l’autonomie en se démontrant qu’il est à la hauteur, digne de confiance et d’estime. D’où parfois la surenchère d’épreuves, la multitude des conduites à risque par exemple, tant qu’il n’a pas quitté la zone de turbulence, ou bien les équivalents de rites de passage bricolés par les groupes de jeunes.
24Si nos sociétés construisaient l’évidence de l’entrée dans la vie, si elles jalonnaient le chemin, accompagnaient avec plus de solidité la quête des jeunes, et lui donnaient une finalité, elles ne seraient pas confrontées à une telle importance sociologique des souffrances adolescentes et des conduites à risque qui en sont la conséquence. Si le milieu social où il vit ne lui accorde pas la reconnaissance, il la recherche par lui-même en se mettant en danger ou en provoquant les autres. En affrontant la mort, il éprouve sa propre valeur à défaut de la lire dans les yeux des autres. La mise à l’épreuve de soi est l’une des formes de cristallisation moderne de l’identité quand le jeune est en suspension avec une impossibilité d’entrer dans la vie. Par le sacrifice d’une parcelle de soi, il s’efforce de sauver l’essentiel. En s’infligeant une douleur contrôlée, il lutte contre une souffrance infiniment plus lourde à porter. Telle est la part du feu. Pour continuer à vivre il faut parfois se faire mal pour avoir moins mal.
25Nombre de ces prises de risque donnent enfin l’impression de vivre par le contact qu’elles suscitent avec le monde, les sensations provoquées, la jubilation éprouvée, l’estime de soi qu’elles mobilisent. Loin d’être purement destructrices, elles relèvent d’une expérimentation de soi, d’une recherche tâtonnante de limites, et donc de sens. Si les autres modes de symbolisation ont échoué, échapper à la mort, réussir l’épreuve, administrent la preuve ultime qu’une garantie règne sur son existence. Ces épreuves sont des rites intimes, privés, autoréférentiels, insus, détachés de toute croyance, et tournant le dos à une société qui cherche à les prévenir. Parfois même elles provoquent un sentiment de renaissance personnelle, elles se muent en formes d’auto-initiation (Le Breton, 2007).
Bibliographie
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Références bibliographiques
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Gennep van, A., Les rites de passage, Paris, Picard, 1981.
10.3917/meta.breto.2007.01 :Le Breton, D., En souffrance. Adolescence et entrée dans la vie, Paris, Métailié, 2007
10.3917/cdm.012.0064 :Le Breton, D., Conduites à risque. Des jeux de mort au jeu de vivre, Paris, PUF, [coll. Quadrige], 2002.
Perreault, M., Bibeau, G., La gang. Une chimère à apprivoiser, Montréal, Boréal, 2003.
Stoller, P., Masculin ou féminin, Paris, PUF, 1989.
Trasher, F., The gang. The study of 1313 gangs in Chicago, Chicago, Chicago University Press, 1963 (1927).
Turner, V., Le Phénomène rituel : « le rituel et le symbole : une clé pour comprendre la structure sociale et les phénomènes sociaux, Paris, PUF, 1990.
Notes de bas de page
1 Publié sous le titre « Rites personnels de passage : jeunes générations et sens de la vie », p. 101. Ce texte a été entièrement revu par l’auteur.
Auteur
Professeur de sociologie à l’université Marc Bloch de Strasbourg. Membre de l’Institut Universitaire de France. Membre du laboratoire UMR-CNRS : « Cultures et sociétés en Europe ». Il est auteur de nombreux ouvrages portant sur les pratiques culturelles, rituelles et identitaires.
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