Repères dans l’histoire de la francophonie
p. 99-112
Note de l’éditeur
Reprise du no 40 de la revue Hermès Francophonie et mondialisation, 2004
Texte intégral
1L’histoire de la langue française est longue, l’histoire de la Francophonie est courte. Le « roman » se dégage du bas latin entre le ve et le viie siècle, l’ancien français se dégage du roman vers les ixe et xe siècles. Le français sera en Angleterre langue officielle pendant plusieurs siècles au Moyen Âge et langue internationale aux foires de Champagne comme lors des croisades. Aujourd’hui, la Francophonie s’attache à défendre l’idée d’une langue riche et précise à l’encontre du laisser-faire linguistique surfant sur la vague d’une mondialisation* dérégulée.
La langue, un enjeu politique
2La réflexion linguistique, le sentiment de la langue, le rôle de la langue dans la vie politique ont été des faits originaux, associés et majeurs dans l’histoire de la France. C’est le roi François Ier qui, par l’édit de Villers-Cotterets en 1539, impose le français comme langue officielle (celle de la justice et de l’administration), aux dépens du latin, de manière à rendre plus intelligible pour le peuple la langue commune (qui est encore loin d’être la langue « vulgaire » unique). Dès 1549, Du Bellay, avec sa Défense et illustration de la langue française, exprime l’affirmation identitaire, qui associe donc la créativité littéraire, le sentiment national, la volonté politique de l’État moderne.
3L’âge de la raison, celui de l’État centralisé, celui de la puissance française et de la période littéraire classique seront étroitement associés. 1635 : création de l’Académie française ; 1636 : Le Cid ; 1637 : Discours de la méthode ; 1643 : victoire de Rocroi. Au siècle des Lumières, le français est la langue des cours et des salons, comme de la vie intellectuelle, pour toute l’Europe ; il est la seule langue diplomatique internationale du traité d’Utrecht (1713) au traité de Versailles (1919).
4Avec la Révolution française, la langue française va être associée à la liberté, aux droits de l’Homme et au progrès démocratique ; c’est le chant de La Marseillaise que des révolutionnaires dans tous les pays vont entonner aux xixe et xxe siècles.
5D’après certains chroniqueurs, il s’en est même fallu d’une voix que le français ne devienne la langue officielle de la nouvelle république des États-Unis d’Amérique ! Quand la France sera vaincue par la Prusse qui prend la tête de l’Empire allemand en 1871, elle doit regarder dans le monde ailleurs qu’en Europe ; un géographe républicain et patriote, Onésime Reclus (1837-1916), va forger en 1880 le mot « francophonie » pour désigner les habitants de la planète qui parlent français ; c’est un terme nouveau de géolinguistique et, dès 1887, il distinguera les francophones pour qui le français est langue maternelle de ceux qui sont « francophones par destination ».
La Francophonie, une idée neuve
6Curieusement, le mot francophonie va presque disparaître de l’usage durant toute la période 1880-1960, alors même que se créera l’Alliance française en 1883. Trois erreurs historiques sont souvent colportées au sujet du rapport entre francophonie et ère coloniale.
7Le mot « francophonie » n’est pour ainsi dire pas employé pendant la période coloniale, d’autre part la francophonie n’a pas été un argument pour justifier la colonisation (à la différence des arguments politiques, économiques, militaires, philosophiques ou religieux), enfin l’Empire ne « francophonisait » qu’une très mince pellicule sociale destinée à devenir la domesticité supérieure (soit on n’alphabétisait pas ou très peu et on ne scolarisait pas, soit on le faisait dans les langues locales ; les masses de jeunes écoliers francophones datent de la période post-coloniale). Pendant cette même période, les francophones de France se soucient peu du sort des francophones belges soumis aux poussées flamingantes et du sort des francophones suisses soumis aux poussées alémaniques.
8Si le général de Gaulle et Georges Pompidou manifestent leur souci de défendre la langue française en créant le 1er décembre 1965 le Haut Comité de la langue française, la revitalisation du concept de francophonie et l’explosion dans la fréquence d’usage du mot, durant les années 1960, ne doivent rien à l’initiative politique des gouvernants français, mais tout à l’initiative d’individualités isolées venues en particulier du Canada, d’Afrique, du monde arabe et de l’Asie ; les pionniers de la Francophonie internationale vont s’appeler Norodom Sihanouk, Habib Bourguiba, Hamani Diori (Nigérien), Léopold Sedar Senghor et Jean-Marc Léger (Québécois).
9La résurgence foudroyante du mot « francophonie » dans les années 1960 obéit en fait à une convergence de trois grands phénomènes historiques : les progrès des moyens de transport et de transmission (qui facilitent les contacts et les rencontres entre francophones très dispersés géographiquement), la décolonisation qui donne naissance à une vingtaine de pays africains indépendants choisissant le français comme langue officielle, l’affirmation politique des identités culturelles (illustrée notamment par la volonté des Québécois de revendiquer une souveraineté en matière linguistique et éducative).
10Depuis cette revitalisation des années 1960 jusqu’à nos jours, le mot « francophonie » a été marqué par une singulière polysémie*. Trois significations peuvent être distinguées, même si elles sont souvent liées. Il y a tout d’abord la signification d’un fait brut de démographie linguistique : la répartition dans l’espace d’une masse de locuteurs s’exprimant en français (ou qui peuvent le faire si l’occasion se présente), c’est une donnée objective (même si elle recouvre des situations fort diverses allant du français langue maternelle au français langue étrangère en passant par le français langue seconde) ; il y a ensuite la signification politique, c’est une volonté de s’organiser sur le plan associatif ou diplomatique à partir du critère francophone ; il y a enfin la signification philosophique ou spirituelle, c’est l’idée ou, mieux encore, l’idéal de la Francophonie, tel que le président Senghor l’a exprimé dès 1962 : « un humanisme intégral qui se tisse autour de la terre, une symbiose des énergies dormantes de toutes les races et de tous les continents qui se réveillent à leur chaleur complémentaire », et aujourd’hui, quand les langues et les cultures de l’espace francophone se mêlent dans la musique, le théâtre, la littérature, le cinéma et la vie en commun avec un esprit de dialogue ou de métissage, cet idéal symbiotique devient une réalité vivante pour toutes nos provinces et nos banlieues, nos écrans et nos antennes.
11Dans un premier temps, c’est sur le plan associatif et non intergouvernemental que la Francophonie1 internationale va prendre corps : les initiatives sont venues d’horizons très différents de la société civile, suivant des critères géographiques ou professionnels ou bien thématiques et idéologiques ; mais les pionniers des années 1960 furent souvent de simples militants décidés mais isolés. Notons que cette effervescence associative des années 1960 se poursuit encore aujourd’hui et dans des secteurs très variés de tout l’univers francophone2. Notons aussi que la France politique marquera de la prudence, de la réserve, des hésitations par rapport à l’engagement dans l’aventure d’une Francophonie internationale organisée, institutionnelle et multilatérale. Pourquoi ? Des hypothèses peuvent être avancées : hantise du soupçon de néocolonialisme ; séquelle de la guerre d’Algérie (1953-1962) ; désir de voir plus loin que le « pré carré », vers l’Europe, vers le monde ; américanisation des esprits...
Une institution encore jeune
12En 1958 naît l’Association internationale des sociologues de langue française, en 1961 se crée à Montréal l’AUPELF (Association des universités partiellement ou entièrement de langue française) qui se nomme aujourd’hui AUF (Agence universitaire de la Francophonie). En 1967, l’AIPLF (Association internationale des parlementaires de langue française) voit le jour, elle se nomme aujourd’hui APF (Assemblée parlementaire de la Francophonie). En 1969 apparaît la FIPF (Fédération internationale des professeurs de français) qui tient ses congrès tous les quatre ans (Rio, Québec, Lausanne, Salonique, Tokyo, Paris, Atlanta, Québec) et qui fédère des associations présentes dans presque tous les pays du monde. La période des années 1960 fut donc la période héroïque de la Francophonie où ont foisonné des initiatives émanant d’individus ou de petits groupes. Sur le plan politique, signalons cependant trois nouveautés : la CONFENEM (Conférence des ministres francophones de l’Éducation nationale) en 1960 ; la CONFEJES (Conférence des ministres francophones de la Jeunesse et des Sports) en 1969 ; l’AIMF (Association internationale des maires des grandes métropoles francophones) en 1979 à l’initiative du maire de Paris, Jacques Chirac. À l’explosion associative des années 1960 succédera la lente élaboration d’une communauté politique internationale, marquée par la création de l’Agence de coopération culturelle et technique (ACCT) en 1970 à Niamey, par la tenue du premier sommet des chefs d’État et de gouvernement « ayant en commun l’usage de la langue française » en 1986, à Versailles (depuis 1993, on dit « ayant le français en partage » et, depuis 1997, on parle des « sommets de la Francophonie »).
13Depuis le sommet de Hanoi en 1997, l’Organisation internationale de la Francophonie s’est dotée d’une tête politique : le Secrétaire général qui est l’animateur, l’arbitre, le porte-parole d’une organisation ayant à sa disposition de nombreux opérateurs (l’Agence universitaire de la Francophonie, l’université Senghor d’Alexandrie, TV5 et l’AIMF). Le premier Secrétaire général Boutros Boutros-Ghali a eu comme successeur Abdou Diouf en 2003.
14Dans les années 1970, le président Senghor s’était fait le héraut d’une Francophonie organisée politiquement à l’échelle internationale ; en 1980, il avait failli réussir à organiser un premier sommet, mais la divergence concernant les prérogatives respectives du Québec et de l’État fédéral canadien et aussi la faiblesse de l’engagement français firent capoter l’entreprise. L’arrivée sur la scène politique dans les années 1981-1985 de dirigeants comme François Mitterrand en France et Bryan Mulroney au Canada a favorisé le déblocage de l’affaire du sommet francophone, tant ils alliaient la détermination et le pragmatisme ou la souplesse. Il y a chez François Mitterrand un amour de la langue française et une volonté de lutter pour la sauvegarde des identités culturelles dans la mondialisation en cours3 et chez les deux hommes le souhait de donner à leur pays un rôle international par le biais d’une Francophonie qui serait un acteur influent dans le jeu multipolaire international, en faveur du dialogue, de la paix et de l’aide au développement. Le premier sommet de 1986 aurait pu être sans suite. Or, à la grande surprise des sceptiques, il y a eu le sommet de Québec dès 1987, puis le sommet de Dakar en 1989, le sommet de Paris en 1991 (à la place de Kinshasa), celui de Maurice en 1993, de Cotonou en 1995, de Hanoi en 1997, de Moncton (1999), de Beyrouth (2002), de Ouagadougou (2004), de Bucarest (2006) et de Québec (2008).
15À chaque fois, les participants sont plus nombreux ; le cercle s’est ainsi élargi de 42 à 70 membres et beaucoup de pays frappent à la porte aujourd’hui pour demander simplement le statut d’observateur. Le cercle déborde largement l’ancienne zone coloniale française ou belge, l’axe euro-africain se combine avec l’axe euro-américain et la Belgique, Monaco, le Luxembourg et la Suisse ne sont pas les seuls pays à s’ajouter aux anciens pays colonisés : il y a aussi dix-sept pays de l’Europe centrale, orientale et balte (5 membres, 12 observateurs).
Des enjeux mondiaux, une voix qui porte
16À chaque sommet, il y a un thème central (à Québec, en octobre 2008, il s’agissait, notamment de la langue française, de l’environnement et de la paix, la gouvernance démocratique et l’état de droit) ; il y a aussi la volonté d’améliorer la coopération économique et culturelle entre pays membres ; et il y a enfin la volonté de prendre position sur les grands dossiers mondiaux. Ainsi, une voix francophone s’affirme sur la scène internationale, la concertation (même entre les sommets) s’organise à propos des grandes rencontres planétaires portant sur l’écologie, la communication, la condition féminine, les questions sociales... En octobre 1993, les quarante-sept pays francophones réunis à Maurice ont réussi en conjuguant leur action avec celle de l’Europe à faire pencher la balance en faveur de l’exception culturelle dans l’âpre négociation du GATT, et la Francophonie s’est battue en première ligne pour faire adopter par l’Unesco, en octobre 2005, la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles qui est entrée en vigueur en mars 20074.
17Il faut dire que la Francophonie est elle-même un exemple vivant du mariage de l’unité et de la diversité, une véritable « Francopolyphonie », puisque la langue française s’enrichit par les créations multiples de ses copropriétaires ; qu’elle véhicule des univers culturels très divers grâce à la chanson, le théâtre, la poésie, le roman ; qu’elle se marie avec les langues créoles, l’arabe, le berbère, les langues africaines et celles de l’ex-Indochine, à l’école, dans les médias et toute la société5.
18Les créateurs francophones se sont émancipés du modèle hexagonal et, aujourd’hui, les grands rendez-vous culturels de la Francophonie que sont les rencontres cinématographiques de Namur, de Carthage et surtout de Ouagadougou, les rencontres théâtrales de Limoges, les rencontres musicales de Montréal et de La Rochelle sont des fêtes de plus en plus populaires de la Francophonie métissée ; la plupart de ces grandes manifestations ont vu le jour dans les années 1983-1984.
19Les mouvements migratoires, les mariages mixtes, les flux d’étudiants et de chercheurs, les échanges commerciaux et touristiques, les emprunts langagiers et les engouements gastronomiques ont concouru à forger un sentiment d’appartenance à la communauté francophone ; la préférence francophone se manifeste notamment lors des compétitions sportives ; et un sondage IFOP, en 1993, révélait qu’un Français se sentait plus proche d’un Africain francophone que d’un Européen non francophone. Hélas, les milieux médiatiques et publicitaires français ne sont pas toujours, loin de là, soucieux de mettre en valeur cette Francophonie plurielle ou métissée. Heureusement, les jumelages scolaires et la coopération décentralisée contribuent de plus en plus à créer un tissu francophone international aux mailles serrées.
20Si le développement économique très insuffisant de l’Afrique subsaharienne représente un grave handicap pour la Francophonie, les retards dans l’essor de la vie démocratique de bien des pays africains francophones entravent l’adhésion populaire en faveur de la Francophonie, malgré les belles déclarations comme celle de Bamako, en novembre 2000. Et, surtout, il n’y a pas à ce jour une stratégie industrielle commune des pays francophones pour promouvoir la production et la diffusion de ces biens culturels qui façonnent l’imaginaire des peuples et en particulier de la jeunesse ; et il n’y a pas non plus de dispositifs favorisant la circulation des citoyens francophones dans leur aire internationale commune. Descartes pèserait-il trop en Francophonie ? La part du sentimental, de l’émotionnel, du symbolique que le poète président Léopold Sedar Senghor voulait réhabiliter ne pourrait-elle pas être réévaluée ? La fête de la Francophonie, le 20 mars, devrait être un point d’appui pour célébrer la Francophonie en tant qu’idéal de dialogue et de solidarité et pour chanter cette grande fraternité qui annonce la civilisation universelle à venir.
Notes de bas de page
1 Le F majuscule distingue la Francophonie, communauté organisée ou idéal proclamé, de la simple aire géolinguistique ; voir à ce sujet Farandjis, S., Philosophie de la Francophonie, Paris, L’Harmattan 1999.
2 Sur les développements récents d’une société civile francophone, voir le rapport sur « L’état de la Francophonie dans le monde ; données 1999-2000 » du Haut Conseil de la Francophonie, La Documentation française, Paris, 2001, p. 549-576.
3 C’est François Mitterrand qui créa dès 1984 le Haut Conseil de la Francophonie. Sur François Mitterrand et la Francophonie, voir le colloque de l’ADELF de 1997 : « Les chefs d’État écrivains en pays francophones », Paris, 1998, 14, rue Broussais, 75014 Paris.
4 Sur la place de la Francophonie et de la langue française dans le monde, voir le rapport de l’OIF « La Francophonie dans le monde, 2006-2007 », Nathan, Paris, 2007. (http://www.francophonie.org/IMG/pdf/La_francophonie_dans_le_monde_2006-2007.pdf).
5 Sur les actions de la Francophonie, voir le Rapport du Secrétaire général de la Francophonie – De Bucarest à Québec 2006-2008 (http://www.francophonie.org/rapport-2006-2008.html)
Auteur
Maitre de conférences d’histoire à la Sorbonne jusqu’en 1981, spécialiste du xviiie siècle et de la Sémantique historique (notamment sur le transfert de la notion de sacré). Secrétaire général du Haut Conseil de la Francophonie auprès de François Mitterrand puis de Jacques Chirac jusqu’en 2002. Inspecteur général de l’Education nationale en 2002 et 2003. Auteur de nombreux ouvrages, articles et conférences (francophonie, Europe, épistémologie...).
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