Présentation générale
Une mise en perspective de la société de la connaissance entre évolutions et fractures
p. 9-32
Note de l’éditeur
Les termes repris dans le glossaire sont suivis d’un *.
Les textes qui suivent ont été retravaillés pour des raisons éditoriales.
Texte intégral
1Il est fréquent de réduire les enjeux théoriques et les débats concernant « la société de la connaissance* » aux seuls place et rôle des réseaux technologiques, d’Internet et des dispositifs numériques, et ce n’est pas le travers que prendra cet ouvrage. Pourtant, il est incontestable que les transformations récentes (c’est-à-dire les trois dernières décennies au moins) sont étroitement liées à la prolifération des ces outils, techniques et dispositifs.
Que recouvre a priori cet acronyme de TIC ?
2Pour les TIC (Techniques d’Information et de Communication), il serait préférable de préciser quels sont les objets et les procédures concernés, car cet acronyme est souvent employé à tort et à travers. On retrouve derrière ce terme générique des applications différentes. Parmi tant d’autres, des outils de coopération et de collaboration au travail ou dans la sphère privée, des systèmes d’information, des plateformes d’échange et de partage de données. Dans une autre catégorie, cela implique aussi des outils de numérisation, qui interviennent en dématérialisant les processus documentaires et informationnels avec le téléchargement, la compression de fichiers ou de données. Enfin, ces techniques s’inscrivent aussi dans une histoire et sont porteuses de traces, de mémoires et de liens. Par exemple, les Intranets sont en filiation directe avec Internet, mais ils modifient aussi la communication formelle et vivante dans l’entreprise, ravivent les questions posées par la diffusion des connaissances et transforment le lien social. Globalement, ces technologies s’établissent dans une obsession de la conservation des savoirs que les sociétés alphabétisées s’est posée de tous temps. Elles bousculent les traditions autant qu’elles les prolongent en reposant des interrogations sur le lien social et la maîtrise des savoirs par les citoyens et les publics de tout horizon.
3Ces exemples sont loin d’épuiser la diversité des objets et programmes appelés TIC.
D’une société de l’information à une société de la connaissance1
4En 1973, le sociologue étatsunien Daniel Bell a introduit la notion de société de l’information dans son livre intitulé Vers la société post-industrielle, où il avance que celle-ci sera axée sur la connaissance théorique et où il considère que les services fondés sur la connaissance devront devenir la structure centrale de la nouvelle économie et d’une société s’appuyant sur l’information, dans laquelle les idéologies seraient superflues.
5Cette expression réapparaît avec force au cours des années 1990, dans le contexte du développement d’Internet et des TIC. À partir de 1995, elle figure à l’ordre du jour des réunions du G7*. À partir de 1998, elle a été choisie tout d’abord par l’Union internationale des Télécommunications, puis par l’ONU*, comme titre du Sommet mondial prévu pour 2003 et pour 2005.
6C’est dans ce contexte que le Sommet Mondial de la Société de l’information (SMSI*) a été organisé, mais la situation a changé quand, à partir de l’année 2000, la bulle spéculative a éclaté. Ces conceptions ne pouvaient que susciter une critique salutaire venue non seulement des milieux scientifiques mais aussi des représentants de la société civile qui peinent à se faire entendre dans les débats publics. La notion de société de connaissance est donc un axe épistémologique fertile.
Une société de la connaissance2
7L’Unesco a adopté le terme « société de la connaissance » ou sa variante, « sociétés du savoir », dans le cadre de ses politiques institutionnelles. Elle a développé une réflexion sur ce thème pour tenter d’introduire une conception plus complète, qui ne soit pas seulement liée à la dimension économique. André Gorz (2003) considère que les connaissances portent sur « des contenus formalisés, objectivés, qui ne peuvent, par définition, appartenir aux personnes... Le savoir est fait d’expériences et de pratiques devenues évidences intuitives et habitudes... ». Pour Gorz, « l’intelligence » couvre tout l’éventail des capacités qui permet de combiner savoirs et connaissances. Il propose donc de traduire « knowledge society » par « société de l’intelligence ».
8Concernant la première catégorie, nous nous référons à Manuel Castells (2002), qui préfère le terme « société informationnelle » à celui de « société de l’information » (il fait la comparaison avec la différence entre « industrie » et « industriel »). Il signale que si la connaissance et l’information sont des éléments décisifs dans tous les modes de développement, « le terme “informationnel” caractérise une forme particulière d’organisation sociale, dans laquelle la création, le traitement et la transmission de l’information deviennent les sources premières de la productivité et du pouvoir, en raison des nouvelles conditions technologiques apparaissant dans cette période historique-ci ». Dans cette même perspective, Yves Courrier (2005), différencie les deux termes comme suit : la « société de l’information » met l’accent sur le contenu du travail (processus de saisie, de traitement et de communication des informations nécessaires) tandis que la « société de la connaissance » met l’accent sur le fait que les agents économiques doivent posséder des qualifications supérieures qu’ils mettront à contribution dans l’exercice de leurs métiers.
9Il paraît pertinent de se rallier à la notion selon laquelle toute référence au terme « sociétés » doit être au pluriel, s’agissant de reconnaître l’hétérogénéité et la diversité des sociétés humaines. On peut faire le pari d’un projet de société où l’information oscille entre bien public, et marchandise ; la communication un processus de participation et d’interaction ; la connaissance une construction sociale partagée et pas seulement une propriété privée ; et les technologies un support pour tout ceci, sans qu’elles deviennent une fin en soi. En ce sens, les débats autour des fractures numériques introduisent une relativité nécessaire afin de délimiter les contours des véritables changements liés à la numérisation et à la dématérialisation des connaissances. Ils placent respectivement à bonne distance les transformations bénéfiques qu’ils apportent et l’accroissement des inégalités qu’ils peuvent susciter.
Non pas une, mais des fractures numériques
10Pour passer en revue l’histoire de ce concept, il convient de rappeler que, d’une façon générale, le rapport entre la technologie et le développement a été très souvent perçu comme un rapport linéaire.
11L’essor, vers 1978, de l’informatique dans les pays riches, a donné lieu à des discussions sur l’impact de cette technologie sur le développement. Dans cette optique, l’Unesco a mis en place un organisme intergouvernemental pour l’informatique (IBI*), dont le but était de créer les conditions nécessaires pour permettre aux pays pauvres de réussir leur développement informatique et, par là même, réduire la fracture avec les pays riches. C’est donc à partir de l’informatique et non pas nécessairement de l’expansion de l’Internet qu’est apparu le discours sur la fracture numérique.
12Ce discours s’est ensuite généralisé, avec l’expansion de l’Internet. En 2000, à Okinawa, le G7 a défini comme l’un de ses principaux objectifs le développement de la Société mondiale de l’information (Global information society). À la suite du Sommet de 2003 a été mise en place la UN ICT Task Force*, qui a remplacé dans une certaine mesure la Dot Force* et visait principalement à relier l’utilisation des TIC à la réalisation des Objectifs du Millénaire pour le Développement définis également par les Nations Unies. On entendait ainsi expliquer comment parvenir à utiliser les technologies de l’information et de la communication en tant qu’instrument de développement. Il convient de souligner un autre aspect important de cette proposition, à savoir que l’on ne parlait plus seulement de l’Internet mais aussi d’autres technologies d’information et de communication, comme la téléphonie mobile.
13Les définitions prévoient un rapport direct entre l’accès à la technologie et les possibilités de développement (déterminisme technologique), se traduisant par un plus grand bien-être, la réduction de la pauvreté et l’amélioration de la qualité de vie. Cela vaut également pour le contraire, c’est-à-dire qu’il est d’autant plus difficile d’améliorer les conditions de vie que l’accès aux TIC est limité. En réalité, on devrait parler des fractures numériques, selon le sexe, l’âge, le niveau culturel, la localisation géographique ou les conditions socioéconomique et les combinaisons de ces facteurs entre eux. Ainsi, l’approche conceptuelle, méthodologique, et les moyens et mesures qui permettraient d’y faire face seraient liés à leurs conditions spécifiques.
14Autre particularité notable : le caractère historique de la fracture numérique. En général, lorsqu’on étudie les discours traditionnels sur la société de l’information, on remarque que les facteurs à l’origine de celle-ci ne sont que rarement évoqués. Comme si cela allait de soi, on favorise l’utilisation individuelle de l’ordinateur à l’école, dans l’entreprise, au niveau de l’État et dans les autres espaces où il est intégré comme élément d’usage quotidien.
15Depuis les efforts faits par la société civile, comme l’établissement de télécentres ou de points d’accès communautaire, on se base sur l’utilisation collective du matériel informatique pour réduire et mesurer les fractures numériques, augmentant ainsi les avantages qui en résultent pour les groupes. Le terme de fracture numérique devrait évoquer les capacités et les difficultés d’un groupe social concernant l’utilisation des TIC comme moyen commun de développement de la collectivité et de transformation des conditions de vie de ses membres. Le fait de considérer la fracture numérique comme une fracture technologique uniquement est extrêmement satisfaisant pour les grandes entreprises de télécommunication, de production et de commercialisation de matériel informatique.
16Cependant, de nouvelles fractures numériques apparaissent à mesure que les TIC sont introduites dans la vie quotidienne. Il ne s’agit plus uniquement d’un problème d’accès, mais des différences entre les personnes ayant déjà une connexion. Par exemple, il ne sera pas non plus possible à toutes les entreprises locales ayant pourtant une connexion, de bénéficier des avantages de la commercialisation en ligne ou de s’incorporer dans les réseaux de production multinationaux. Ajoutons à cela la grande discussion sur la propriété intellectuelle, où se joue l’avenir de la connaissance comme droit privé ou collectif et qui pourrait entraîner de nouvelles fractures concernant l’accès, l’utilisation et la production de connaissances et l’information véhiculée par le réseau.
17La société civile organisée, de même que différents chercheurs et universitaires, ont proposé de nouvelles compréhensions de ce concept, dans sa complexité et dans son contexte. Ces propositions ont été clairement présentées notamment dans le cadre du Sommet mondial de la Société de l’Information qui a eu lieu à Genève en 2003. Pour ces groupes, la fracture numérique se comprend d’après les conditions qui doivent se développer en vue de l’appropriation des technologies et de l’incorporation de celles-ci comme outil à intégrer dans la vie quotidienne afin de transformer la réalité. D’après l’analyse du concept de fracture sociale et les options présentées par la société civile, on peut envisager une nouvelle acceptation du concept qui va dans le sens suivant : les fractures numériques résultent des possibilités ou des difficultés pour les groupes sociaux de mettre à profit, collectivement, les technologies de l’information et de la communication, afin de transformer la réalité dans laquelle ils évoluent et d’améliorer les conditions de vie de leurs membres. Il serait souhaitable de centrer la réflexion sur la façon dont les technologies peuvent soutenir l’édification de sociétés solidaires et sur les conditions requises par les groupes sociaux pour utiliser les TIC afin d’y parvenir. Il ne fait pas de doute que ce changement d’optique modifierait à son tour la compréhension de la fracture numérique.
Le rôle de la revue Hermès
18La revue Hermès a pris position à de nombreuses reprises sur les dangers ou les impasses d’une pensée techniciste et déterministe, en soulignant l’importance de repenser les modèles communicationnels souvent négligés au profit des modèles informationnels. Son rôle à consisté à accompagner une revalorisation nécessaire des débats, appuyée sur la prise en compte de l’altérité, de la place des récepteurs, des contradictions politiques et sociétales que soulèvent une mondialisation* et une globalisation* des connaissances en prise avec une forme de vertige des techniques et de la dématérialisation. Les numéros d’Hermès les plus concernés par le sujet présenté ici sont le 39 (2004) critique de la raison numérique et le 45 (2006), fractures dans la société de la connaissance.
19Dans l’introduction du numéro 45, Virginie Paul et Jacques Perriault rappelaient que :
20« Dans les années 1980, (...) des frontières disciplinaires sont franchies. Une anthropologue, Lucy Suchman, propose le concept de cognition située, rejoignant ainsi, peut-être sans le savoir, des dissidents de l’École de Piaget, Willem Doise, Gilbert Mugny, Anne-Nelly Perret-Clermont qui introduisent les notions de contexte, d’interaction entre pairs et de marquage social dans l’étude des pratiques d’apprentissage. Une grande attention est accordée au rôle des artefacts qui balisent l’espace dans lequel se produit la construction de connaissance ; ce sont les études de Jean Lave et de E. Hutchins (cognition distribuée), de Bruno Latour et Michel Callon (systèmes d’alliance), de D. Norman et Bernard Conein (rôle des artefacts), de Duguid, J. S. Brown, Etienne Wenger sur les communautés de pratiques ».
21Dans une perspective théorique qui renverrait à la pensée de Cornelius Castoriadis (1979), le double visage de la société de la connaissance peut être décrypté. Il peut s’affirmer à la fois comme un facteur d’émancipation et d’autonomisation des citoyens, mais aussi comme l’allié d’un processus de radicalisation capitalistique qui contribue à renforcer l’unilatéralisme* d’un modèle qui ne cesse de rendre instable et de fragiliser le cadre social et cognitif* dans lequel les groupes sociaux s’insèrent tout en prétendant renforcer l’individualisation des acteurs. Il est difficile de nier les contradictions et tensions qui découlent de l’insertion des systèmes d’informations, des TIC, du numérique, dans un phénomène plus large lié à l’industrialisation technologique du savoir et du développement humain.
22Les travaux et conceptions scientifiques sur ces questions tentent de cerner la « modernité » des dispositifs numériques et informationnels à partir des conflits individualité/collectif, autonomie/dépendance, contrôle/autocontrôle, etc. Il est bien question de fait d’étudier cette « machine complexe » de la radicalisation des processus capitalistiques fondé sur un projet idéalisé qui ne rencontre pas un sens commun et collectif.
23Dans les sciences de l’information et de la communication, la lecture d’ouvrages ou d’articles récents confirme bien que la dénégation du déterminisme technique et la prise de distance avec un déterminisme social sont complémentaires. Bernard Miège (2004) insiste par exemple sur la difficulté à forger un concept tel que « l’informationnalisation » comme réponse insatisfaisante mais plus appropriée que « révolution informationnelle » ou « société de l’information ». Serge Proulx (2002) montre que la régulation du marché et celle des parlements par voie de représentation se complexifient avec la communication technologique. D’autres modes d’expression, de revendication, de résistance, montrent une sociabilité transformée, qui, si elle ne constitue pas une nouveauté ou une révolution sociale, fait apparaître des sociabilités en mouvement. Dominique Wolton, attaché à penser la communication fonctionnelle et normative*, repère des tendances qui hybrident d’anciennes et récentes conceptions des relations entre société et médias. Les technologies intervenant dans les supports médiatiques proposent un re-dimensionnement de la dialectique entre l’individualisation des réceptions et la consommation des programmes et une nécessaire constitution d’une offre collective renouvelée qui prend en compte ces pratiques.
24Dans une perspective d’implication mais aussi de réflexion et d’engagement dans les débats des deux SMSI (notamment à Tunis), on peut signaler la production d’ouvrages entre 2002 et 2005 tels que La « société de l’information glossaire critique, (Cornu et al., 2005), ou La « Société de l’Information », entre mythes et réalités (Mathien (sld), 2005) sous l’égide de chercheurs tels que B. Cornu, F. Thibault, J.-L. Fulsack, A. Kiyindou, Mathien, J. Perriault, dont les travaux furent coordonnés par M. Mathien.
25Ainsi, une approche communicationnelle peut s’attacher à l’étude des structures qui interagissent sur un niveau donné de l’organisation sociale (standardisation du travail dans les entreprises). Conjointement, elle s’intéresse aussi aux changements, tout en les inscrivant dans une continuité économique et industrielle marquée par des phénomènes de rupture ou d’instabilité (dématérialisation des marchés). Et enfin, elle relie ces deux propositions avec une tradition théorique fondée sur l’étude des rationalités attachées à décrire l’organisation du social ou a l’idéaliser (définition de normes, de cultures, et de règles).
26Il nous paraissait fécond, dans cet ouvrage, de décrire ce que les acteurs font, à leur niveau, d’une construction en mouvement, et qui ne peut se réduire à un monde organisé et coercitif. Comme le dit Didier Oillo dans son introduction au numéro 45 : « En mettant l’accent sur les retards des pays pauvres, on occulte le fait que tout développement est par essence inégalitaire. Les pays du Sud sont donc les premières victimes de cette notion de fracture numérique, comme ils le furent autrefois de la notion de sous-développement. Mais la notion même de fracture – ou fossé – numérique est controversée, et il s’agit de la soumettre à un questionnement en analysant divers discours sur les TIC et leurs usages concrets. »
27Mais au-delà des dossiers d’Hermès cités, le numéro 44 (2006), Économie et communication ainsi que le 47 (2007), Paroles publiques : communiquer dans la cité, ont également aussi servi de support ; ce qui montre bien à quel point la thématique traitée dans cet Essentiel ne se réduit pas aux stricts enjeux des innovations technologiques, mais bien dans leur intégration dans un monde et une réalité sociales avec des implications politiques, économiques, et culturelles. Pascal Froissart et Joëlle Farchy, dans l’introduction du numéro 44, rappellent que « C’est seulement au cours des années 1960 que les premiers travaux d’auteurs comme G. Stigler ont placé l’information au centre de l’analyse économique en remettant en cause l’hypothèse d’information parfaite du modèle économique standard autour duquel s’est construite la théorie néoclassique aujourd’hui dominante. (...) Alors que l’économie de l’information, même si elle recouvre des travaux qui sont loin d’être homogènes, est désormais un champ de l’analyse économique bien établi, la communication, entendue comme mécanisme d’échanges d’informations entre les agents, est bien étudiée par les économistes mais ne fait pas l’objet d’un corpus théorique reconnu. Plutôt qu’à un mécanisme de coordination, le terme « économie de la communication » renvoie plus habituellement à un ensemble de secteurs d’activités, les industries de la communication et de la culture. (...). Les choses ont changé et les industries de la communication ont fait l’objet de nombreuses analyses sectorielles, que ce soit l’économie des télécommunications, l’économie de la culture ou des médias. »
28Il nous faut enfin souligner la publication du numéro 53 en 2009, Traçabilité et réseaux, qui comporte une approche résolument prospective des questions liées aux traces numériques et aux enjeux de leur prolifération dans un cadre qui se veut de plus en plus normalisé et standardisé.
29La position de la revue implique également une fonction de veille, voire une attitude prospective afin de réfléchir sur des aspects avancés de ces transformations tels que les enjeux de « l’open acces », des archives ouvertes, de la cartographie, la scientométrie et la bibliométrie. Pour autant, la voie suivie par les auteurs de la revue Hermès prend résolument sa distance avec les recherches « mainstream* » qui ont comme pente naturelle d’inscrire leurs travaux en suivant les effets de mode et de tendances liés aux nouveaux objets techniques. Il nous paraissait nécessaire de nuancer toute posture positiviste sur une société de la connaissance informatisée et numérisée en rappelant les mouvances et les diversités sociétales mal comprises, ignorées ou minorées au profit d’une fascination techniciste et positiviste.
Objectifs et articulations de cet ouvrage
30Cet Essentiel essaie de remplir la difficile mission de résister à une approche enthousiaste, en nuançant systématiquement le poids des innovations par les interrogations ou ruptures qu’elles soulèvent.
31Ne pouvant prétendre à l’exhaustivité, cet Essentiel privilégie quelques thèmes tels que la qualification et la conceptualisation de ces nouvelles pratiques collectives, l’apport réel ou amoindri de la qualité d’une vulgarisation scientifique dans les revues en ligne. Il pose les enjeux en présence entre les droits de la propriété intellectuelle et l’accès public aux savoirs en ligne, confrontant le modèle des pays développés et ceux en voie de développement, les démarches d’apprentissage et de participation sollicitées auprès des utilisateurs et plus globalement des citoyens et institutions.
32Nous pouvons donc donner comme perspective à cet Essentiel d’osciller constamment entre une reconnaissance des changements ou des ruptures et une étude des risques, dangers, que ces évolutions engendrent, accentuent ou induisent. Ainsi, même si le sommaire de cet ouvrage ne traduit pas ces orientations, on trouvera dans un premier temps des articles qui s’attachent à décrire de façon plus globale les enjeux théoriques d’une évolution collective de la transformation des pratiques, des droits, et de la vulgarisation scientifique qui sont bien des piliers parmi d’autres, d’une constitution de la société de la connaissance sous l’emprise des TIC, notamment. Dans un deuxième temps, l’ouvrage s’ouvre à des enquêtes et situations plus spécifiques, qui illustrent aussi des formes nouvelles qui œuvrent au sein d’une société de la connaissance se voulant plus ouverte ou plus participative. Nous conclurons par un texte plus général qui offre l’intérêt de lier une perspective d’une économie de la connaissance avec les termes d’une nécessaire construction d’un sens commun et démocratique en son sein, notions que reprendra Dominique Wolton pour clore ce sujet d’une société plurielle qui ne suppose pas l’abolition de hiérarchies et de valeurs : « Autrement dit, la facilité de consultation et d’accès à l’information laisse entière la question évidement culturelle et beaucoup plus complexe des moyens cognitifs dont dispose l’individu pour replacer l’information dans son contexte et s’en servir. L’accès direct ne change rien à la division et à la hiérarchie des connaissances. C’est l’avant et l’après-information qui pose problème, et parfois l’information elle-même. » (Wolton, 2000, p. 141-142).
33Le texte qui introduit la première partie théorique, proposé par Claude Henry, s’interroge sur un nouveau paradigme possible, attaché à décrire un renouvellement de liens sociaux fondé dans les pratiques collectives non spécialisées observables de l’utilisation d’Internet. Il dresse un panorama des pratiques. Au niveau des approches théoriques, il peut s’agir de la sociologie de l’action, de l’associationnisme* ou du don réciproque revisité. Les sciences sociales sont non seulement légitimes mais indispensables pour fonder avec d’autres sciences et des ingénieurs un développement socialisé des techniques.
34Michel Arnaud nous offre une précieuse lecture afin de comprendre que le régime de la propriété intellectuelle peut aussi comporter des excès, puisque les différents traités, directives, lois (on en a un nouvel exemple avec la loi Hadopi*) organisent souvent, de concert, une protection des distributeurs et diffuseurs en méconnaissant une certaine extension et un prolongement des droits acquis par les utilisateurs et consommateurs que les usages en ligne devraient permettre. Ce phénomène souligne bien qu’au Nord, et encore plus au Sud, des régulations doivent être trouvées à partir de l’action de la puissance publique sur la base d’un compromis avec les producteurs et éditeurs privés. L’absence d’initiatives risque d’handicaper encore plus les pays en développement en ne leur donnant que le recours d’avoir à se battre contre des barrières érigées au nom de la protection des droits.
35Pour clore ce premier temps d’une réflexion élargie et globalisée, un collectif d’auteurs autour de Jean-François et Monica Macedo-Rouet établit une approche comparative des avantages et limites des versions en ligne et imprimées de revues. Voilà bien un exemple qui intéresse notre ouvrage, puisque l’étude du dossier « la pilule de la discorde » s’attache à montrer que la version imprimée comporte une valeur cognitive et une faculté de compréhension plus accentuée.
36Nous voici arrivés au second temps de l’ouvrage, plus empirique* dans lequel Jérôme Dinet et Jean-Michel Passerault commencent par nous interpeller sur les conditions d’apprentissage à partir des processus mentaux mobilisés par les jeunes publics face à une recherche documentaire informatisée (RDI*) et aux facteurs individuels qui favorisent ces processus. Les conclusions insistent sur l’apport des études comportementales et de la psychologie cognitive à la conception des logiciels, ainsi qu’à la conception de séances pratiques qui visent à développer les compétences des jeunes élèves connaissant des difficultés.
37Nicolas Auray interroge une relation entre vote électronique, impératif, participatif et désacralisation de la fonction du vote dans les communautés souverainistes, qui pourrait paraître plus éloignée de la thématique traitée dans cet ouvrage. De fait, il montre bien à quel point il est nécessaire, autant pour les pratiquants de telles modalités que pour ceux qui y réfléchissent, de mobiliser une connaissance, qui s’avère pourtant assez faible, des pratiques antérieures existantes dans les communautés reliées par Internet à des fins professionnelles ou dans les forums de discussion ou de communautés de joueurs. Les conclusions de ce texte nous rappellent au devoir d’histoire qui peut faire œuvre dans l’étude des novations sociétale liées à Internet et comment les communautés délibératives en ligne peuvent constituer des figures de proue de l’émergence d’une démocratie participative.
38Patrick-Yves Badillo et Serge Proulx nous offre opportunément une forme de récapitulatif en s’intéressant à ce qui fonde la mondialisation de la communication et à ses bases économiques. L’accélération de ce processus s’explique notamment par la progression des technologies avec la numérisation et la constitution d’un formidable capital cognitif. Ces phénomènes controversés rendent nécessaire et vital le fait de redonner une place à la connaissance partagée et à l’intelligence collectivement distribuée. Il faut donc reconsidérer le rôle crucial des journalistes et des médias qui peuvent garantir une qualité de l’information face à « l’infobésité » et donc redonner du sens démocratique à cette mondialisation.
39L’entretien avec Dominique Wolton consiste à repartir sur certaines de ses conceptions et modèles théoriques affirmés dans Internet et après. Il souligne l’évolution de sa pensée qui prend en compte à la fois ces phénomènes de radicalisation qui ont été évoqués et la nécessité de penser ensemble ces tensions aussi complexes entre évolutions et fractures dans une société de la connaissance, à partir d’effets de sens et d’indétermination. Ce sont autant de vecteurs qui aident à rendre plus lisible ce qu’il peut y avoir d’invisible ou d’indiscernable dans ces mouvements de fonds, que ce grand voyageur voit se propager dans les grandes régions du monde.
40Le parti-pris qui anime cet Essentiel montre bien qu’il est difficile de porter un regard distancié sur des technologies qui évoluent sans cesse et qui reposent inlassablement les questions de mutation des formes éditoriales, de la circulation des connaissances et des idées. Refusant la critique systématique mais se gardant d’un angélisme béat, cet ouvrage cherche à rendre compte d’une société de la connaissance en construction, perfectible et controversée.
Bibliographie
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Références bibliographiques
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Notes de bas de page
1 Cette partie de l’introduction consacrée aux sociétés de la connaissance et à la fracture numérique doit beaucoup à la lecture de l’ouvrage Enjeux de mots : regards multiculturels sur les sociétés de l’information.
2 En français, le terme de savoir a un sens qui ne coïncide pas exactement avec celui de connaissance alors que l’anglais utilise knowledge dans tous les cas. La psychologie cognitive distingue les savoirs des connaissances : les savoirs sont des données, des concepts, des procédures ou des méthodes qui existent hors de tout sujet connaissant ; les connaissances, par contre, sont indissociables d’un sujet connaissant.
Auteur
Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université Paris 13 (laboratoire LabSic), en délégation au CNRS (2008-2010) au sein de l’ISCC dirigé par Dominique Wolton.
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