C. - Les tribus arabes
p. 62-79
Texte intégral
1Divisés dans leur composition ethnique, linguistique et religieuse, les trois vilayets ne l’étaient pas moins au sein d’une même communauté. L’Abîme qui séparait les citadins des masses rurales était l’un des clivages majeurs de la société. Dès qu’on sortait des villes, on pénétrait dans un univers à part, exclusivement dominé par le tribalisme et régi par des lois propres. Les Arabes des villes et des campagnes, excepté ceux qui vivaient dans les petites agglomérations situées profondément dans le domaine tribal ou dans les tribus sédentarisées aux abords des villes, appartenaient à deux sphères différentes et opposées à bien des égards.
2Au début du xxe siècle, l’immense majorité des habitants vivait encore dans un monde qui semblait immuable, où les comportements et les limites imposés par la vie citadine étaient inconnus, où les règles sociales, les mariages, les liens de parenté, le règlement des conflits obéissaient à un code propre, ignoré de la loi ottomane, et où les vertus du désert, comme l’hospitalité et la bravoure, illustraient un système de valeurs bien défini. La loi coutumière, le « ’urf », remplaçait là les tribunaux réguliers. Ce monde à part et spécifique entourait les villes et les villages de Mésopotamie, dominait toutes les voies de communications, et intégrait les 9/10 des terres cultivées. Le principal lien entre citadins et tribus était économique. Mais, même dans ce domaine, les relations n’étaient guère intenses. Les tribus étaient économiquement indépendantes. Elles avaient leur propre marché dans les petites villes situées non loin de leur « dîra » (il s’agit de l’aire de mouvance de la tribu). Comme la plupart des terres agricoles et pastorales du pays appartenaient au domaine tribal, il pouvait ainsi arriver que les habitants de Baghdâd manquent de céréales, tandis que le blé pourrissait dans les campagnes éloignées des villes ou était utilisé comme combustible, faute d’avoir pu être vendu1. La distance psychologique et sociale entre les Arabes des villes et ceux des campagnes était d’autant plus grande que la pauvreté des moyens de communications dressait des obstacles importants entre les régions.
3Les tribus arabes vivaient un islam fortement teinté de valeurs tribales. Leur sentiment religieux n’était d’ailleurs pas très intense, si l’on en croit différents témoignages. Il est significatif qu’à l’époque des grands rassemblements, les chants tribaux étaient habituellement profanes avec les thèmes tribaux et arabes traditionnels, comme « al-murû'a » (la virilité), thème qui revenait le plus souvent. Dans bien des cas, les tribus continuaient à vivre selon le code d’honneur bédouin, glorifiant la bravoure, les faits d’armes, et l’insoumission face au gouvernement, plus que selon les principes de la « sharî'a ». Le nomadisme a, en effet, souvent constitué un facteur défavorable au développement d’une pratique religieuse intense. Ibn Khaldoun avait remarqué en son temps qu’en raison de leur « nature primitive et non civilisée », les bédouins étaient réfractaires à l’adoption d’une religion si ce n’est superficiellement2. Plus près de nous, en 1907, Habîb Chiha, qui résida longtemps à Baghdâd et qui avait une bonne connaissance des affaires tribales, assure que la plupart des bédouins négligeaient leurs prières ainsi que les autres préceptes de l’islam et que si on les questionnait sur la nature de leur religion, ils répondaient simplement qu’ils suivaient la religion de leur cheikh3. Sur l’ensemble des tribus arabes, plus des trois quarts étaient chiites, et le reste sunnite. Certaines confédérations tribales, comme les Muntafik, étaient chiites avec à leur tête une famille sunnite. D’autres tribus étaient divisées entre une branche sunnite et une autre chiite.
4Les tribus étaient rebelles par nature à toute autorité extérieure. Lorsqu’il était question du gouvernement, c’était pour manifester son mépris. Une « hawsa » satirique de l’Euphrate4 l’exprime bien : « Maldiyya, wa mâ min samm bihâ ; taina, wa chânat mahyûbah » (C’est un serpent mou, qui nἈ pas de venin ; on est venu, on l’a vu, mais il y a bien longtemps qu’il nἈ pu nous effrayer)5. Les tribus voyaient volontiers les citadins comme des êtres serviles et soumis au gouvernement, ayant perdu leur liberté originelle, ou au contraire comme des parasites et des exploiteurs6. Au début du siècle, un fort sentiment d’hostilité continuait à animer la population tribale, sédentaire ou nomade, envers les habitants des villes, hostilité qui était d’ailleurs réciproque.
5Toutefois, la division sociale n’existait pas seulement avec les villes. Elle affectait aussi le monde tribal dans son ensemble. Celui-ci était fractionné par une infinité d’allégeances souvent antagonistes. Bien que partageant les mêmes valeurs et les mêmes institutions, les tribus avaient entre elles des relations caractérisées le plus souvent par les incursions meurtrières et les razzias. La règle de l’atomisation du corps social s’appliquait ainsi à l’intérieur même de la société tribale, que l’on peut diviser, de façon schématique, en fonction des modes de transhumances et des ressources.
6La hiérarchie tribale qui en résultait avait été un terrain de prédilection pour le développement du chiisme en milieu rural et, en conséquence, à la base de l’approfondissement du clivage entre sunnites et chiites. En effet, les tribus se partageaient entre « ma’dân-s », habitants des marais, « fellâḥs », paysans, « shâwiya-s », éleveurs de moutons, et « ahl al-ibl », les grands chameliers. Ces derniers formaient l’aristocratie tribale et méprisaient les autres groupes, interdisant tout rapport de fraternisation et tout lien de mariage avec une tribu jugée inférieure, même s’il s’agissait d’une de ses familles dirigeantes7.
7Les bédouins, fils de la « bâdiya », c’est-à-dire du désert, représentent en effet ce qu’il y a de plus pur et de plus noble dans l’imaginaire arabe. Les grands chameliers étaient les seuls Arabes réellement nomades, les autres tribus pratiquant un nomadisme limité, ou s’étant sédentarisées.
8De même qu’au Kurdistan les clans guerriers dominaient les communautés d’agriculteurs, les bédouins arabes faisaient figure de seigneurs face aux tribus vivant de la terre ou de l’élevage. De leur point de vue, tout autre mode de vie que celui qui consistait à porter les armes était dégradant. Aussi, les communautés rurales étaient-elles la proie traditionnelle des grands chameliers. Même l’impôt de « protection » payé par les sédentaires, le « khûwa », ne mettait pas ces derniers à l’abri des razzias venant du désert. En Mésopotamie, où bédouins et sédentaires vivaient côte-à-côte, la différence qui séparait les premiers des seconds n’en était que plus tranchée et pour les masses rurales et à moitié sédentarisées de moyenne et de basse Mésopotamie, le désert était considéré comme la source de menaces permanentes.
9Les bédouins exaltaient cette différence avec fierté, ce qu’exprime leur proverbe : « La puissance est dans les chameaux, la mesquinerie est dans le labour, et l’avilissement parmi les vaches. »8 Ils se comparaient couramment à des lévriers, et tenaient les sédentaires pour des chiens sans race. De la même façon, les tribus belliqueuses de l’Euphrate, qui vivaient dans le voisinage intime des déserts de leurs ancêtres, méprisaient les tribus plus dociles et plus soumises du Bas-Tigre.
10Les nomades avaient pour domaine les déserts de l’ouest et du sud-ouest, zone qui couvrait 60 % de la surface totale des trois vilayets. La majorité d’entre eux nomadisaient dans les déserts de la « bâdiyat ash-Shâm » et dans le Hamad plus au sud, le reste campant dans la Djézireh. Toutefois, la population nomade ne représentait plus en 1905, comme on l’a vu, qu’un faible pourcentage de la population totale. Le déclin du nomadisme chamelier s’était accéléré au cours du xixe siècle pour des raisons évidentes, à la fois économiques (le développement des moyens modernes de transport entraînant la disparition des chameaux) et politiques (l’établissement par le gouvernement ottoman de son autorité sur l’Irak au cours du siècle).
11Les tribus arabes des campagnes, quant à elles, constituaient de loin la masse démographique la plus importante des trois vilayets (voir le chapitre : « Majorité arabe chiite et culture de la division »). Elles s’étaient établies dans les vallées des rivières, principalement en Irak central et du sud, où leur occupation majeure était l’agriculture et l’élevage. Le clivage entre nomades et sédentaires n’était d’ailleurs pas toujours clair dans la mesure où des cultivateurs pouvaient également être éleveurs de moutons ou de buffles. Le long du Shaṭṭ al-Ἀrab, de petits groupes tribaux sédentarisés dans des bourgades rurales pouvaient être considérés davantage comme des villageois, même si les allégeances tribales restaient fortes.
12L’histoire de la migration des tribus arabes vers les plaines fertiles du Tigre et de l’Euphrate est très ancienne et remonterait aux Qahṭân et aux Ἀdnân, les ancêtres légendaires des Arabes du sud et du nord. C’est la destruction du barrage de Mârib en 115 av. J-C au Yémen qui aurait provoqué la dispersion des tribus qahtânies aux quatre coins de la péninsule et, en particulier, en Mésopotamie9. Les bédouins, qui vivaient en mouvement perpétuel, à la recherche de pâturages et de points d’eau pour eux et pour leurs chameaux, avaient très vite été attirés par les prairies en bordure de l’Euphrate. Ce sont donc les déserts de la péninsule arabique qui ont ainsi constitué le réservoir fournissant à la Mésopotamie sa population par vagues de migrations successives. Et l’absence d’obstacles naturels entre les deux régions facilitait d’autant plus ces déplacements.
13L’immigration des tribus arabes vers la Mésopotamie avait commencé à prendre une certaine ampleur dès le premier siècle avant J-C : du désert, qui était leur premier habitat, elles se dirigèrent peu à peu vers les régions situées à l’est de l’Euphrate, substituant un style de vie sédentaire au nomadisme qu’elles avaient pratiqué jusquἈlors. Les invasions nomades se poursuivirent de façon plus ou moins régulières, mais la dernière grande vague d’immigration bédouine en Mésopotamie eut lieu à l’époque ottomane10. C’est elle qui donna sa physionomie à la société arabe de l’Irak telle qu’elle se présentait au début du xxe siècle. Mais cette avancée du pouvoir nomade correspondait au vide politique qui s’était installé depuis déjà plusieurs siècles. Elle était la conséquence inévitable de la dégradation graduelle du système d’irrigation depuis le xe siècle et de l’affaiblissement des villes qui en avait résulté, en particulier après la disparition du califat abbasside et la mise à sac de Baghdâd par les Mongols en 1258. Les différentes vagues des tribus turques qui, dans le sillage des Mongols, avaient pénétré au Proche-Orient, avaient porté le coup de grâce à la brillante civilisation citadine de l’époque abbasside. Au raffinement des cours des califes, dont celle de Hârûn ar-Rashîd est restée le symbole légendaire, et au rayonnement de Baghdâd, alors « la plus grande métropole du monde civilisé » selon l’expression de Massignon11, avait succédé un déclin brutal et total.
14LἈvènement des Ottomans ne fit que confirmer cette déchéance, une période qui est demeurée dans les consciences comme la plus noire que le pays ait jamais connu. Les Ottomans, qui étaient occupés en permanence par leurs guerres avec la Perse (celles-ci durèrent trois siècles pour ne connaître une relative accalmie qu’au milieu du xixe siècle), nἈgirent en rien pour sortir les provinces mésopotamiennes du marasme. La peste s’installa à demeure, décimant la population, et les épidémies successives semblaient avoir marqué la Mésopotamie d’une fatalité morbide. Le pays, qui avait nourri près de dix millions d’habitants à la grande époque, ne comptait guère qu’un peu plus d’un million d’habitants au milieu du xixe siècle12.
15Au recul général des villes et du pouvoir politique en Irak avait donc correspondu une progression du tribalisme. Des régions entières où la sédentarisation était en cours étaient alors tombées dans la zone d’insécurité du domaine tribal environnant, à la merci de groupes demeurés nomades. Partout, le rééquilibrage s’était fait aux dépens des sédentaires, des villes et du pouvoir central, selon un système de vases communicants bien connu au Proche-Orient. De temps à autres, de nouvelles invasions nomades venaient renforcer le caractère fondamentalement tribal de la société. C’est ainsi que toutes les tribus bédouines présentes en Mésopotamie au début du xxe siècle appartiennent à la vague de migration la plus récente. La majorité des tribus arabes, nomades ou non, étaient, de façon relative, de nouveaux venus en Mésopotamie.13
16La cellule de base de la société tribale était la famille ou « bayt », terme qui désigne en même temps l’habitation et ses occupants. C’est à partir de cette unité que se construit la hiérarchie interne de la tribu (« qabîla ») jusqu’au cheikh qui la dirige14. Par le jeu des mariages, la famille s’agrandissait en englobant la famille à laquelle s’était allié le fils aîné. Après plusieurs générations se formait ainsi une nouvelle unité plus large, « al-fakhdh », qui prenait le nom de la famille d’origine, et qui était dirigée par un cheikh reconnu par chaque famille. Plusieurs « fakhdh-s », à partir d’un aïeul commun, formaient une « Ἀshîra ». Les liens du sang étaient donc le fondement d’une société patriarcale et le critère essentiel des allégeances. La tribu constituait, à l’époque ottomane, une unité sociale, politique et économique indépendante. Son principal souci était de se préserver des interventions du gouvernement, qui était toujours considéré comme hostile. Les tribus continuèrent à bénéficier, et ceci presque jusqu’à la fin de la domination ottomane, d’une sorte d’indépendance politique, judiciaire et administrative, réglée par les traditions et la coutume, et sur le code tribal désigné en Irak sous le nom de « siwânî », et non sur les lois civiles et pénales ottomanes15.
17Parmi ces règles, il y avait les principes sacrés de l’égalité des membres de la tribu quelle que soit leur parenté, et de la primauté de l’intérêt commun. C’était le devoir de la tribu que de protéger chacun de ses membres, et, par conséquent, ceux-ci se tenaient en toutes circonstances aux côtés de leur tribu.
18L’origine des tribus était aussi variée que le milieu dans lequel elles vivaient, mais moins facile à définir. Pour tous, le facteur essentiel d’unité et d’allégeance était le nom lui-même, et le patrimoine de traditions communes qu’il signifiait. Les liens de parenté, qui étaient l’essence du noyau tribal, relevaient souvent d’une histoire imaginée où entrait une bonne part de légende.
19Un facteur favorisa grandement le renforcement des tribus face au pouvoir central : ce fut la constitution de confédérations tribales, à la tête desquelles se trouvait un « shaykh al-mashâyikh »16. Ces confédérations réussirent à protéger l’indépendance de leurs tribus face aux tentatives de l’Etat de les soumettre, et même à rendre leurs territoires inaccessibles aux forces gouvernementales17. Certaines confédérations tribales en vinrent à se constituer en un véritable émirat (« mas-hyakha ») indépendant, agissant comme bon lui semblait sur ses terres, comme ce fut le cas des Muntafik, des Khazâ’il, des Zubayd, des Banî Lâm, des GashἈm, des Ṭayy et des Shammar18. La raison d’être de ces confédérations était la guerre et l’autodéfense. Denis de Rivoyre, qui avait visité la région des Muntafik à la fin du xixe siècle, avait observé que dans l’organisation des tribus, « tout était fait et combiné en fonction de la guerre »19. L’organisation sociale des grandes confédérations était avant tout militaire. Parmi les valeurs les plus appréciées, la bravoure au combat arrivait en première position. Le combattant tribal faisait valeur d’exemple. Les confédérations ne prenaient consistance que face à une menace extérieure ou lors d’une razzia commune. En dehors des périodes de guerre, le lien qui unissait leurs principales composantes était très lâche. Ces confédérations continuèrent à mobiliser des forces considérables — parfois supérieures en nombre aux effectifs des troupes gouvernementales — pour faire échec aux immixtions du pouvoir central, jusqu’à l’arrivée de Midḥat Pasha et de sa nouvelle politique tribale, qui devait constituer le plus grave défi auquel se trouvait confronté le pouvoir tribal20. L’histoire des cheikhs montre aussi que leur puissance était inversement proportionnelle à la faiblesse des villes et à la défaillance du pouvoir central.
20La structure sociale des tribus sédentarisées avait été, jusqu’au milieu du xixe siècle, similaire à celle des tribus nomades. C’était fondamentalement une société basée sur un partage en commun de la terre, avec un système de droits et d’obligations mutuels entre les cheikhs et les membres de la tribu. L’égalité entre les différentes familles (« bayt » ou « ḥumûla » selon la terminologie en usage en Irak) constituait la meilleure garantie de la cohésion tribale21. Un « ra’îs » dirigeait la « ḥumûla », tandis qu’à un échelon supérieur un cheikh était à la tête de la « Ἀshîra ». La direction de la confédération était confiée à un « shaykh al-mashâyikh », le cheikh des cheikhs. LἈutorité des cheikhs était très variable suivant les lieux. Cette autorité était essentiellement patriarcale puisque les cheikhs étaient habituellement liés en parenté avec les membres de leur tribu. Le cheikh tribal voyait lui succéder un membre de sa famille, mais pas nécessairement son fils. Tout membre de sa famille pouvait le remplacer à condition d’être reconnu par la tribu. Un cheikh devait alors avoir les qualités requises pour remplir sa fonction qui était de protéger sa tribu. Ces qualités étaient au premier chef des qualités guerrières. Mais il y avait des cheikhs qui conféraient à leur autorité une signifacation religieuse. Ceux-ci se donnaient pour règle de ne jamais entretenir de relation de parenté avec les tribus qu’ils dirigeaient. Tels étaient les sayyids tribaux, très nombreux dans la zone chiite, en particulier dans le Moyen-Euphrate.
21Les cheikhs exerçaient leur pouvoir par l’intermédiaire de conseils tribaux, composé des anciens, des chefs des différentes familles et des membres de leur famille22. Il y avait aussi une sorte de conseil de justice, formé de membres de la tribu ayant une grande expérience et une bonne connaissance des règles et coutumes tribales (le code appelé « siwânî »). La « dîra » de la tribu était en partie réservée aux cultures et en partie aux pâturages. La terre était la propriété collective de la tribu23. De même, elle était défendue collectivement, et son produit était réparti au sein de la tribu selon le nombre d’hommes dans chaque famille et selon les services rendus à la tribu. La famille du cheikh se voyait allouer les terres les plus vastes, afin de couvrir les frais liés à ses fonctions, comme la maintenance du « muḍîf », sorte de maison d’hôtes qui symbolisait le centre politique et social de la tribu24. Le cheikh confiait la responsabilité du « muḍîf » à un « qahwajî », chargé de recevoir les hôtes. Les terres que la famille du cheikh exploitait étaient plutôt considérées comme faisant partie du patrimoine commun au bénéfice de toute la tribu25. LἈttribution d’une terre aux différentes familles tribales revêtait un caractère temporaire, ce qui n’empêchait pas qu’une même terre pouvait parfois être accordée à une famille pour plusieurs années. Le résultat était qu’il n’y avait pas d’attachement permanent de la tribu à une terre déterminée, sauf dans certains cas, et les cheikhs et les conseils tribaux se réservaient toujours le droit de faire migrer une famille d’une terre à une autre. Même la terre allouée au cheikh ne l’était pas de façon permanente. Les membres de la tribu cultivaient habituellement leur propre terre, mais là où la main-d’œuvre était insuffisante, comme c’était souvent le cas sur les terres allouées au cheikh, des membres des autres familles et même d’autres tribus pouvaient venir à l’aide. Ces derniers étaient alors considérés comme des journaliers exemptés de tout lien, et ils étaient libres de quitter la terre une fois le labeur terminé. Beaucoup, cependant, choisissaient de rester sur place, et devenaient ainsi attachés à la tribu comme entité, plus qu’à la terre sur laquelle ils avaient travaillé. Comme tels, ils acquéraient normalement peu à peu les mêmes droits que les autres membres de la tribu. Cependant, il y avait, dans l’apparition de cette classe de travailleurs agricoles, les prémisses d’une transformation des rapports tribaux communaux en des rapports de paysans à propriétaires terriens.
22Economiquement, la tribu pratiquait l’autosuffisance. LἈgriculture et l’élevage satisfaisaient la plupart des besoins, et elle pouvait échanger ses surplus dans les villes voisines contre sucre, café, thé, vêtements et outils.
23La sédentarisation des tribus ne signifiait cependant pas un régime de paix et d’ordre. Les tribus sédentaires continuaient à vivre dans un monde marqué par les guerres permanentes avec les tribus voisines ou avec les représentants du pouvoir central. Les membres des tribus, bien que sédentarisés, se considéraient toujours comme des guerriers aussi bien que comme des cultivateurs, des éleveurs ou des pêcheurs. Certains cheikhs continuèrent à maintenir des armées de gardes du corps substantielles connues sous le nom de « ṣibyân » (« les gars ») dans le Moyen-Euphrate et de « ḥûshiyya » sur le Tigre. L’émir des Rabî’a, tribu dont les effectifs se situaient entre deux mille et trois mille membres, disposait d’une « ḥûshiyya » de 250 cavaliers en 191726. Les chefs tribaux cherchaient, ainsi, en toute occasion à se rendre indépendants des autorités de l’Empire ottoman.
24Le fractionnement et les divisions qui caractérisaient les tribus au xvie et au xviie siècle s’étaient renouvelés au moment de leur sédentarisation. La grande migration, à partir de la péninsule arabique, de la tribu Shammar en Mésopotamie à la moitié du xviiie siècle allait donner la dernière touche à la carte tribale du pays27. Aussi peut-on dire qu’au milieu du xixe siècle, la configuration de celle-ci était quasi définitive.
25A tout seigneur tout honneur, il y avait d’abord les grandes tribus arabes chamelières dont la présence en Mésopotamie était illustrée par les avancées extrêmes des deux célèbres tribus mères : les Shammar et les Ἀnaza. Il s’agit de groupes anciens puisque les historiens arabes en attestaient déjà l’existence avant le viie siècle28.
26Les principales tribus nomades étaient donc les Shammar dans le nord et dans la Djézireh, et les Ἀnaza, le plus grand groupe nomade de l’Arabie du nord, dans la steppe de la « bâdiyat ash-Shâm », dans la région comprise entre Najaf et Hît. A ces deux grands groupes, il fallait ajouter une partie des Ẓafîr, au sud-ouest de l’Irak. Seules, ces tribus avaient droit au noble titre de « badû », c’est-à-dire bédouin, les autres, tribus « inférieures », n’étant au mieux que des « éleveurs de moutons » limités dans leurs mouvements aux abords des fleuves.
27Les Ἀnaza se subdivisaient en Dana Muslim, Dana Bashîr, et Dana Ἀmer. En Mésopotamie, ils étaient principalement représentés par ces derniers. Mais il y avait aussi une branche des Dana Muslim, les Ruwala, qui nomadisait aux confins des provinces syriennes, et dont les incursions atteignaient les zones sédentaires de l’Euphrate. Les Dana Bashîr comprenaient les SbaἈ, ennemis héréditaires des Ruwala.
28Les Ἀnaza était une des grandes tribus arabes adnânies. Leurs migrations s’effectuaient dans les déserts à l’ouest et au sud de l’Euphrate, principalement dans le vilayet de Baghdâd. Les Al Sa’ûd, les Al Ṣabâh de Koweit, et les Al Khalîfa de Bahrein étaient des Ἀnaza.
29Quant aux Shammar, leur histoire abonde en grandeurs et en vicissitudes. Leurs chefs, les Al Rashîd, soutenus par la Porte contre la maison rivale des Al Sa’ûd, avaient fondé à Ḥâ’il, dans le Jabal Shammar, un puissant émirat. Certains Shammar s’étaient, pour leur part, définitivement installés dans les plaines du Tigre et de l’Euphrate. Ils s’étaient divisés en Shammar Jarba et Shammar Ṭôqa. Les Al Jarba, les seuls à avoir conservé un mode de vie nomade, rivaux des Al Sa’ûd, avaient pour domaine le vilayet de Mosul et la Djézireh. Apparentée au groupe Shammar, la tribu chamelière qahtânie des Ṭayy nomadisait de même dans la vaste plaine de la Djézireh, passant continuellement du vilayet de Mosul au sandjak de Dayr az-Zôr au gré de ses migrations29. Cependant, le poids numérique des bédouins dans la société des trois vilayets, on l’a vu, ne cessait de décliner.
30Dans les campagnes de Mésopotamie, une partie des tribus s’adonnait à l’agriculture et à l’élevage, l’autre partie était demeurée nomade ou semi-nomade aux marges des déserts, mais les liens subsistaient entre les deux groupes. Chez les agriculteurs et les éleveurs, la frontière entre sédentaires et semi-nomades n’était pas toujours très nette, des migrations limitées impliquant ces populations à certaines saisons. Il n’est pas inutile de dresser un tableau d’ensemble des principales tribus qui constituaient le fond de la population rurale et la masse démographique la plus importante des vilayets mésopotamiens30.
31Parmi les tribus les plus célèbres, la tribu qahtânie des Zubayd, venue en Irak au moment de la conquête islamique, s’était sédentarisée entre le Tigre et l’Euphrate au sud de Baghdâd et était devenue une tribu moutonnière31. Une autre tribu qahtânie, les Tâ’î, s’était établie, quant à elle, plus au sud entre les deux fleuves, jusqu’à Kût sur le Tigre. Des « fakhdh-s » de cette « Ἀshîra » s’étaient constituées en tribus autonomes et avaient adopté un nouveau nom comme les Banî Lâm et les Khazâ’il32. La tribu adnânie des Ẓafîr, l’une des plus connues du Nejd et de Mésopotamie, nomadisait au sud-ouest de l’Euphrate, entre Zubayr et Samâwa, mais à l’instar des Zubayd, elle avait pour une partie troqué ses chameaux pour les moutons et les chèvres.
32La nombreuse tribu des Jubûr résidait dans le liva de Baghdâd, dans la région de Ba’qûba, ainsi que dans le district de Ḥilla, et plus au nord dans le vilayet de Mosul, entre Mosul et Sharqât, près du Zâb et à l’ouest dans la région du Khâbûr.
33Les Muntafik, l’une des plus puissantes confédérations tribales, étaient d’une grande hétérogénéité33. Ils se composaient d’un grand nombre de tribus et de confédérations mineures : il y avait les Banî Mâlik, les al-Ajwad, les Banî Sa’îd, les Al Shabîb, les al-Ἀliyât, les Al Hasan, les Al Ibrâhîm, les Hijâm et les Banî Huṭayṭ, pour les plus connus. Ils avaient leur propre circonscription administrative, le liva des Muntafik, dans le vilayet de Basra, et dominaient les régions du Gharrâf et du Bas-Euphrate, depuis al-Qurna jusqu’à Samâwa. Les principaux groupes tribaux de la confédération étaient les al-Ajwâd, les Banî Mâlik, et les Banî Sa’îd. Ces tribus incluaient à leur tour les Banî Ḥacham de Samâwa et les Banî Khaykân, ainsi que les Banî Asad. Les cheikhs des Muntafik appartenaient à la famille Sa’adûn, originaire du Nejd. Les Rabî’a, une tribu adnânie, s’étaient sédentarisés entre le Tigre et l’Euphrate, au centre et au sud de l’Irak. Les Dulaym, enfin, étaient, au début du xxe siècle, en voie de sédentarisation dans le Haut-Euphrate34.
34Chaque région avait sa propre configuration tribale qui donnait la mesure de son insoumission face au pouvoir central. Dans le Moyen-Euphrate, de Musayyib à Samâwa, vivait tout un ensemble complexe de confédérations et de tribus, résultant d’une histoire locale agitée35 :
- les Zubayd, cités précédemment, une confédération établie entre le Tigre et l’Euphrate, étaient composés des Albû Sulṭân, des Ma’âmera, et des tribus Juhaysh. Ils occupaient la rive droite du Tigre au sud de Diyâla et la rive gauche de l’Euphrate autour de Ḥilla.
- la confédération des Khazâ’il, dont les tribus étaient réparties entre Kifil, Dîwâniyya et Samâwa, dominait l’ensemble du Moyen-Euphrate. Leur surnom, « les rois du Moyen-Euphrate », n’était en rien usurpé, car ils étaient les véritables maîtres d’une région s’étendant de Samâwa à Ḥilla, et englobaient des tribus plus petites comme les Ἀfag, les Akra’, et surtout les Al Fatla, futur cauchemar des Britanniques.
- les tribus Banî Ḥasan, établies à l’ouest de Hindiyya, entre Karbalâ’ et Kûfa, avaient pour principales composantes : les Tharâwîn, les Jamîl, les Jarrâḥ, et les Shabba.
- la tribu Al Fatla, déjà citée, s’était sédentarisée dans les années 1870 sur les rives des rivières Mushkhab et de la Shâmiyya, excepté une fraction qui vivait le long de la branche Hindiyya de l’Euphrate. Souvent considérée comme faisant partie de la confédération Khazâ’il, elle n’en agissait pas moins de façon tout à fait indépendante.
- les Ἀqra’ et les Ἀfîj, deux tribus du Shatt al-Daghghâra et de Ἀfîj, avaient également avec les Khazâ’il des liens plus ou moins lâches.
- les petites tribus des Banî Ḥuchaym (Ḥukaym) et des Shibil, dépendantes de la confédération des Khazâ’il, ainsi que d’autres confédérations mineures comme les Banî Rikâb complétaient le tableau tribal du Moyen-Euphrate.
35En remontant l’Euphrate vers le nord, de Musayyib à Ramâdî, les Zawba’, les Banî Tamîm, et les Janâbiyyîn faisaient la transition avec le domaine occupé par les Dulaym. Ceux-ci s’étaient installés sur les deux rives l’Euphrate entre Abû Kemâl et Karbalâ’. Ils se composaient des Albû Ἀlwân, des Albû Rudaynî, des Albû Nimr, des ’Isâ et des Muḥammada.
36La carte tribale du Tigre n’était pas moins complexe. D’al-Qurna à Baghdâd, il y avait, le long du fleuve, les Ka’b, dirigés par le cheikh d’al-Muḥammara, ville située en territoire persan, puis les Albû Muḥammad, les Banî Lâm, les Rabî’a, et, installés plus récemment, les Shammar Tôqa et une partie de la confédération Zubayd. L’influence des Banî Lâm s’étendait d’al-Qurna à la rive orientale du Diyâla et se faisait sentir au-delà de la frontière persane.
37Sur la rivière Diyâla, plus au nord, il y avait les Banî Tamîm et les al-Ἀzza, une partie des ’Ubayd et des as-Sabiyât.
38Plus au nord encore, entre Baghdâd et Mosul et dans le Haut-Tigre, on rencontrait les ’Ubayd et les Shammar Jarba, avec d’autres petits groupes tribaux autour des villes de Sâmarrâ’ et de Takrît, comme les Albû Badrî, les Ἀzîz Balad, les Darrâj et les Juwârî.
39Toutes ces tribus, homogènes en apparence dans leur code social, et chacune étant animée d’un « esprit de corps » intense (la « ’aṣabiyya »), différaient cependant entre elles en certains aspects importants. L’environnement de la tribu affectait non seulement son économie, mais aussi son mode de vie d’où découlait son statut dans la hiérarchie tribale. Les Arabes du désert vivaient dans un univers à part, aussi bien physique que mental, d’où résultait leur inaccessibilité aux forces gouvernementales, mais aussi leur vulnérabilité à cause de leur dépendance des marchés en marges du désert.
40La politique ottomane visait à encourager le processus de sédentarisation, comme unique moyen d’établir l’autorité du gouvernement. Le nombre des nomades diminuait d’ailleurs rapidement : alors qu’ils représentaient encore 35 % de la population totale des vilayets en 1867, ils n’étaient plus que 25 % en 1890, et 17 % en 1905, soit moins de 400 000 âmes36.
41En 1900, la tribu nomade des Dulaym était largement sédentarisée et s’occupait essentiellement d’agriculture et d’élevage. Jusqu’à l’occupation britannique, toutefois, les tribus bédouines, dans leur majorité, ont conservé leurs liens de solidarité tribale traditionnelle et leur indépendance par rapport au gouvernement central. Quant aux tribus moutonnières, elles étaient soumises, au début du xxe siècle, à un processus croissant de sédentarisation, même si le mode de vie de la plupart s’apparentait encore au semi-nomadisme.
42Les zones de vie sédentaire et de cultures intensives se limitaient aux régions irriguées par norias sur l’Euphrate, autour des villes de Ḥît, Ḥadîtha, Ἀna, dans la vallée de Khâliṣ, le Bas-Diyâla, sur le Shaṭṭ de Ḥilla, les rives du Shaṭṭ al-Ἀrab et dans les plaines fertiles entre Kirkûk, Mosul et Erbîl. L’environnement des tribus sédentarisées variait en fonction des méthodes d’irrigation et de la nature des cultures : les cultivateurs de blé et de légumes de Sâmarrâ’ étaient différents des planteurs de palmiers dattiers de Ba’qûba et de la Shâmiyya, ou de ceux qui travaillaient dans les rizières, comme les Albû Muḥammad ou les Al Fatla. Ces derniers étaient vils aux yeux des nobles aristocrates bédouins du désert, qui méprisaient le travail et pour lesquels les razzias constituaient l’unique moyen de trouver une subsistance. Et que dire des habitants des marais dont le mode de vie constituait aux yeux des nomades chameliers la plus ignoble des bassesses.
43L’environnement était responsable de la déchéance, au regard du système de valeurs bédouin, des tribus qui s’étaient installées en Mésopotamie. Elles étaient bien, comme les chameliers, originaires d’Arabie, mais leur migration vers les vallées du Tigre et de l’Euphrate était plus ancienne et elles avaient, au contact prolongé avec un milieu opposé au désert, peu à peu abandonné leur mode de vie nomade. Les Muntafik, les Ẓafîr, et les Banî Khâlid étaient ainsi d’Anciennes tribus chamelières que le destin avait fait décliner de façon irrémédiable.
44Les Muntafik provenaient du cœur de l’Arabie. Ils étaient apparus aux confins de la Mésopotamie au xve siècle. Ils absorbèrent divers éléments, adoptèrent un mode de vie semi-sédentaire, et se convertirent au chiisme. Ce n’est qu’au xixe siècle que la tribu s’établit définitivement au voisinage de Basra et en amont de la ville sur l’Euphrate. Le ralliement des cheikhs de la famille Sa’adûn au projet de sédentarisation de Midḥat Pasha fut illustré par la création du liva des Muntafik, comme pour mieux enraciner la confédération en pays sédentaire.
45La tribu des Ẓafîr, où l’on compte de nombreux éléments Ἀnazas, était encore plus hétérogène que celle des Muntafik, auprès de laquelle elle chercha refuge contre les wahhabites au xixe siècle. L’hostilité des Shammar leur interdit de remonter jusqu’en Djézireh et les cantonna dans le Bas-Euphrate. C’est pour eux, dont une partie continuait à nomadiser jusqu’en Jordanie et au Nejd, que sera créée la zone neutre entre l’Irak et le Nejd par l’accord d’al-’Ukayr en 1922.
46Quant aux Banî Khâlid, c’était, avant le wahhabisme, une tribu très puissante de l’Arabie. Mais la guerre acharnée qu’ils firent aux Al Sa’ûd décima leurs chameaux, et les amena à chercher l’hospitalité en Mésopotamie. En 1873, ils firent encore campagne dans le Ḥasâ contre les Saoudiens pour le compte de la Porte, qui attribua à leur cheikh la fonction de « müteṣarrif » de la région. Ce dernier effort précipita leur déclin, et les réduisit à l’état d’éleveurs de moutons. A la suite de ces trois principales tribus moutonnières semi-sédentaires, il faut mentionner les Zubayd, confédération sans cohésion, qui fournissait à la saison les cueilleurs de dattes des palmeraies de Ḥilla.
47En raison de sa configuration géographique, la basse Mésopotamie a cette particularité, qu’ignoraient les autres provinces arabes de l’Empire, de posséder des tribus d’éleveurs de buffles (ce qui était le cas d’une partie des Muntafik), pratiquant en même temps l’élevage et de la culture, ou même des tribus de pêcheurs, que les chameliers qualifiaient avec mépris de « mariniers ». Ici, les marécages et les canaux du Shaṭṭ al-Ἀrab étaient la cause directe de la déchéance. La hutte démontable en demi-cylindre recouverte de nattes de roseaux (« srîfa ») remplaçait les nobles tentes en poils de chèvre noire. Ainsi se trouvait vérifié l’adage selon lequel, « si le Yémen est le berceau des bédouins, l’Irak est leur tombeau »37.
48Les sédentaires avaient beau se plaindre des pillages des nomades, du peu de respect pour leurs cultures qu’ils donnaient volontiers à paître à leurs chameaux, ainsi que des impôts qu’ils prélevaient sur les villages, la faiblesse de l’administration ottomane interdisait toute protection. Les nomades constituaient une menace permanente pour les tribus sédentarisées et les villes en marge du désert. La mobilité, qui leur permettait d’échapper à l’impôt et à la conscription, était à la base de leur pouvoir. Quant aux chefs bédouins, ils se considéraient volontiers comme des souverains, et les exemples d’ibn Sa’ûd et d’ibn Rashîd ne pouvaient que les y encourager.
49C’est dans la hiérarchie tribale qu’il faut chercher les racines immédiates de la prédominance sociale des sunnites. Les grandes tribus chamelières étaient en général sunnites. Certaines tribus étaient parfois divisées en une branche sunnite et une branche chiite. Tel était le cas des deux tribus Shammar, les Shammar Jarba et Shammar Ṭôqa, la première encore nomade étant sunnite, la seconde, sédentaire et chiite. Dans le Moyen-Euphrate, les Al Fatla, apparentés aux Dulaym, étaient chiites, tandis que le reste des Dulaym vivant dans le Haut-Euphrate, au nord de Baghdâd, était sunnite. La branche des Jubûr qui s’était établie sur la branche de Ḥilla de l’Euphrate était chiite, tandis que l’autre, qui vivait dans la région de Sharqât, au sud-ouest de Mosul était sunnite. Chez les Muntafik, les paysans étaient invariablement chiites, tandis que leurs cheikhs venaient d’une famille tribale sunnite, les Sa’adûn. De même, dans le district de Ḥilla, le cheikh de la tribu Ma’âmera, une branche de la confédération des Zubayd, était sunnite, tandis que ses cultivateurs étaient en majorité chiites.
50Les cheikhs tribaux arabes, à l’instar des « beg-s » ou des « âghâ-s » kurdes, constituaient la classe dirigeante des paysans. Or, ces cheikhs avaient, pour un certain nombre d’entre eux, une origine qui les rattachait directement aux tribus les plus mobiles. Le pouvoir d’un cheikh pouvait ainsi signifier la domination d’une tribu chamelière sur des tribus de cultivateurs, d’éleveurs de moutons ou d’habitants des marais. Les « shuyûkh al-mashâyikh » étaient le produit de l’histoire agitée qui caractérisait les terres plates du Tigre et de l’Euphrate, faite de razzias et de fréquents retournements de situation. C’était par leurs capacités guerrières qu’ils avaient pu imposer leur suprématie politique. Chez les Muntafik, la prédominance des Sa’adûn provenait ainsi de façon claire de la domination des chameliers sunnites sur les agriculteurs, les habitants des marais ou les moutonniers chiites. Les Sa’adûn étaient des guerriers célèbres. Jusqu’à l’occupation britannique, ils ne se manifestaient dans la vallée de l’Euphrate (à l’exception des Sa’adûn ottomanisés qui avaient suivi des études à Istanbul) que pour percevoir les revenus de leurs terres, et s’en retournaient ensuite vers le désert avec leurs chameaux38. De la même façon, les Imâra, la branche dominante des Rabî’a, descendaient des Ἀnaza, qui étaient des chameliers connus pour leurs prouesses militaires39. Les Shammar Jarba et les Banî Lâm, qui vivaient des exactions sur les moutonniers et les tribus riveraines des rivières, ou du pillage des caravanes, étaient également des chameliers40. Les familles dirigeantes des Khazâ’il et des Zubayd étaient des familles chamelières, qui dominaient paysans et éleveurs dans le Moyen-Euphrate41. Ainsi, les Khazâ’il disposaient de groupes de cultivateurs, dont beaucoup n’étaient pas d’origine Khazâ’il42. La puissante tribu du Tigre, les Albû Muḥammad, dont les chefs descendaient des Zubayd, employaient des membres de tribus inférieures dans les champs de blé, et pour les durs travaux de récolte et de battage dans leurs rizières. Les Banî Mâlik, qui vivaient de la pêche, de l’agriculture, de l’élevage de buffles ou de la vannerie, se dispersaient une fois par an pour travailler au service de tribus dominantes : on les voyait sur l’Euphrate pour le compte des Sa’adûn, préparer les récoltes d’hiver pour les Albû Muḥammad dans le Bas-Tigre, et demeurer aussi près de la frontière persane dans les marais au service des Banî Lâm43. Quant aux tribus des marais, dont le statut était le plus bas, elles se trouvaient sous la domination de familles de grands chameliers, dont elles étaient les victimes désignées. Mais elles pouvaient aussi être sous celle de cultivateurs de céréales, comme les Banî Lâm, ainsi que des cultivateurs de riz, comme les Albû Muḥammad, tribus dont les familles dirigeantes appartenaient précisément à la caste des chameliers. On retrouve le même schéma chez les Rabî’a, dont les familles dirigeantes, extérieures à la tribu, étaient également chamelières. Etant plus mobiles, et possédant des qualités de combattants supérieures, les chameliers étaient souvent à même d’affirmer leur domination au sein du monde tribal. Les paysans, quant à eux, essentiellement chiites, appartenaient à des tribus plus faibles et dominées. Dans de nombreux cas, quand la fonction de cheikh n’était pas occupée par un étranger à la tribu, mais par un membre de celle-ci, la principale fonction du cheikh était de protéger la communauté. Il s’agissait, en somme, d’une fonction militaire, de plus en plus souvent transmise héréditairement, patriarcale dans son essence et qui n’avait pas de connotation de classe. Le pouvoir croissant de familles de l’aristocratie du désert, sans lien de parenté avec les membres des tribus qu’elles dominaient, laissait apparaître une forme de domination sociale directe, et introduisait un facteur de rupture dans le jeu traditionnel de la solidarité qui caractérisait la société communale qui était à la base la société tribale. Les paysans étaient ainsi parfois appelés par les tribus chamelières de noms qui illustraient bien le rapport de domination : « radd » ou « mawâlî », c’est-à-dire « clients »44. Les chefs des grandes confédérations, les « shuyûkh al-mashâyikh », qui n’avaient pas de lien direct avec les terres cultivées, percevaient une partie de la production comme tribut. Dans le passé, des « multazim-s » étaient chargés de cette perception. Des gardes armés aux ordres du cheikh, les « zilim-s » avaient pour mission de surveiller les paysans au moment des travaux. Les « shiḥniyya-s » gardaient les récoltes45. Les chefs des Albû Muḥammad avait mis sur pied, dans la première partie du xixe siècle, une force armée permanente qu’ils dotèrent, avec l’aide de deux forgerons de Baghdâd, de vingt et un canons, interdisant aux paysans ainsi qu’aux tribus sous leur contrôle de porter les armes46. Pourtant, malgré l’émergence, grâce aux confédérations, de corps d’armée spécialisés dans la guerre, il ne faut pas oublier le fait que, parmi les tribus, « chacun était un soldat »47, ce qui était le cas, en particulier, de tous les Muntafik. Les cultivateurs tribaux arabes ne connaissaient pas la condition de servage dans laquelle étaient tombés les paysans kurdes. L’envasement des rivières, les crues, la salinité croissante des sols, les incursions et les razzias tendaient à disperser fréquemment les tribus, donnant aux cultivateurs une grande mobilité. C’est cette instabilité qui les sauvait du servage, mais pas d’un statut social inférieur.
51Au début du xxe siècle, la plupart des zones tribales échappaient à l’autorité du gouvernement. Certes, les tribus du Moyen-Tigre, les Rabî’a et les Zubayd, avaient laissé loin derrière elles les jours glorieux de leur révolte unifiée. Ils s’étaient complètement sédentarisés depuis la moitié du xixe siècle. Les Dulaym étaient largement sédentarisés et encadrés par des postes de police le long de la route d’alep. L’époque de la grande union des Shammar était depuis longtemps révolue. L’hostilité persistante avec une personnalité sans pareil de l’époque, Ibrâhîm Pasha, chef des Kurdes Millî, à la fois bandit, patriarche, général et protégé du sultan Abdülhamit, n’empêchait pas leur division en plusieurs factions48. Toutefois, les nomades parmi eux continuaient à faire régner l’insécurité sur leur passage. Ils s’ingéniaient à monter les autorités de Mosul contre celles de Dayr az-Zôr, pillaient les embarcations sur l’Euphrate, refusaient toujours de payer les impôts, et alternativement recherchaient ou rejetaient les faveurs du gouvernement. Les Shammar étaient en guerre intermittente avec les Dulaym, et avec les Ἀnaza. Les Ẓafîr, dans les déserts du sud-ouest, le long de la route vers le Nejd, vivaient en mauvais terme avec ibn Rashîd, et continuaient leurs incursions contre les Muṭayir et les Ἀnaza. Les tribus du Moyen-Euphrate offraient une image confuse où guerres entre tribus et révoltes se succédaient à un rythme impressionnant. La succession des chefs de tribu donnait lieu à des troubles interminables dans lesquelles « mudîr- »s et « qâ’imaqâm-s » tentaient d’intervenir lorsqu’ils le pouvaient. La tendance était la division, la désunion. Dans le Bas-Tigre, le xixe siècle s’était terminé dans une atmosphère de guerre civile. Aux habituelles guerres tribales s’ajoutaient les attaques systématiques contre les bateaux qui remontaient le Tigre. Les actes de pillage sur le fleuve faisaient ainsi partie du décor quotidien de la vie de Ἀmâra, nécessitant des escortes de « ẓapṭiyye » qui menaient des expéditions punitives, se soldant par ailleurs souvent par des échecs. Cheikh Bunâya, le chef des Banî Lâm, continua à agir en véritable souverain jusqu’à sa mort en 1903. La famille des Khalîfa, qui dirigeait les Albû Muḥammad, demeurait la proie de rivalités internes sans fin, qui dégénéraient souvent en guerres tribales. Celles-ci ne se limitaient pas à caractériser les relations entre bédouins et populations sédentarisées : elles existaient également entre tribus bédouines, entre tribus sédentarisées, et parfois même au sein d’une tribu. Il était courant de voir s’affronter entre elles les différentes composantes des confédérations tribales. Les conflits constants qui opposaient entre elles les tribus de la confédération des Muntafik indique à quel point était ténue l’unité de celle-ci. Il y avait, au sein de l’instable ligue tribale des Banî Lâm, de semblables rivalités sanglantes. Les Ṭayy également étaient minés par des divisions internes. Les tribus restaient rarement longtemps dans la même position. La raison en était les razzias constantes, suivies de représailles. Une nouvelle distribution tribale dans les vallées en résultait. L’instabilité chronique des régions tribales tenait aussi aux caprices des rivières, et en général à des conditions naturelles et climatiques difficiles.
Notes de bas de page
1 Hanna Batatu : « The Old Social Classes and the Revolutionary Movements of Iraq » - Princeton University Press - New Jersey - 1978 - page 13.
2 « Muqaddimat al-Ἀllâma Ibn Khaldûn » (Prolégomènes du savant ibn Khaldoun) - Mustafa Muḥammad Press - Le Caire - Deuxième partie - chapitre 27 - page 151, et troisième partie - chapitre 52 - page 329.
3 Habîb Chiha : « la Province de Baghdâd » - Le Caire - 1908 - pages 313-314.
4 La « hawsa » est un chant que les tribus reprenaient en chœur en martelant le sol des pieds avant d’aller à la guerre.
5 Ismâ’îl Ḥaqqî Bâbân Zâdeh Bey : « From Istanbul to Baghdâd » - 1910 - traduit dans la « Revue du Monde Musulman », XIV :5 - mai 1911 - page 225 pour la citation, cité par Hanna Batatu in op. cit., page 14.
6 Fâ’iq Sulaymân : « Târîkh Baghdâd » (Histoire de Baghdâd), traduit du turc par Mûsâ Kâẓim Nawras - Baghdâd - 1962 - page 174.
7 En ce qui concerne le comportement des chameliers envers les moutonniers et les cultivateurs, se reporter à : Arab Bureau - « The Muntafiq » - Basra - 1917, page 2. Les rapports des chameliers et des habitants des marais sont décrits dans : Arab Bureau -« Tribes round the junction of the Euphrates and Tigris » - Calcutta - 1917 - page 3. Consulter également Carsten Niebuhr : « Description de l’arabie » - Amsterdam - 1774-page 334.
8 Bernard Vernier : « l’Irak d’aujourd’hui » - Armand Colin - Paris - 1963 - page 78.
9 Abbâs al-Ἀzzâwî : « Ἀshâ’ir al-’Irâq » (les Tribus d’Irak) - Baghdâd - 1937 -première partie - page 62-65.
10 Ἀlî al-Wardî : « Lamḥât ijtimâ’iyya min târîkh al-’Irâq al-ḥadîth » (Manifestations sociales de l’histoire moderne de l’Irak) - Baghdâd - 1969 - première partie - pages 17-22.
11 Louis Massignon : « Introduction au Dîwân de Hoceïn Mansûr Hallâj » -Cahiers du Sud - Marseille - 1955 - page 27.
12 Ἀlî al-Wardî : op. cit., page 21.
13 ’Imâd Ahmad al-Jawâhirî : « Târîkh mushkilat al-arḍ fî al-’Irâq 1914 1932 » (Histoire du problème de la terre en Irak 1914-1932) - mémoire de maîtrise présenté à l’Université de Baghdâd - Baghdâd - 1978 - page 59.
14 Albertin Jwaideh : « Tribalism and modern society : Iraq, a case study » -« Introduction to Islamic Civilisation » - R. M. Savery - Cambridge - 1976 - pages 161-162.
15 Ἀbd Allâh an-Nafîsî : « Dawr ash-shî'a fî taṭawwur al-’Irâq as-siyâsî al-ḥadîth » (le Rôle des chiites dans l’évolution politique de l’Irak moderne) - mémoire de doctorat présenté à Cambridge en 1972 - publié en arabe par Dâr an-Nahâr à Beyrouth en 1973-pages 32-35.
16 Albertin Jwaideh : op. cit., page 161.
17 ’Imâd Aḥmad al-Jawâhirî : op. cit., pages 60-62.
18 -Ἀbd al-Jalîl at-Ṭâhir : « Al-Ἀshâ’ir al-’irâqiyya » (les Tribus irakiennes) -Baghdâd - 1972 - page 67.
– Ḍiyâ’ Shakâra : « Al-mujtama’ât al-Ἀshâ’iriyya fî al-’Irâq bayn al-badâwa wa al-ḥaḍâra » (les Sociétés tribales en Irak entre le nomadisme et la sédentarisation« - revue « Al-’Irfân » - Sayda - Liban - mars-avril 1957 - parties 5-6 - numéro 42 - page 540.
19 Denis de Rivoyre : « les Vrais Arabes et leur pays » - Paris - 1884 - page 175.
20 — Albertin Jwaideh : op. cit., pages 164-165.
– Stephen H. Longrigg : « Four centuries of modern Iraq » - Oxford - 1925 – page 294.
21 ’Imâd Ahmad al-Jawâhirî : op. cit., page 62-79.
22 Ghassân Ἀṭiyyah : « Iraq : 1908-1921, A political study » - Beyrouth - 1973 -page 25.
23 Doreen Warriner : « Land and poverty in the Middle East » - Londres - 1948 - pages 104-105.
24 Ṣâlih Ḥaïdar : « Land problems of Iraq » - thèse de doctorat présentée à l’Université de Londres - 1942 - pages 85-89.
25 Denis de Rivoyre : op. cit., page 174.
26 Arab Bureau - « Tribes of the Tigris - The Banî RabîἈ » - Calcutta - 1917 - page 1.
27 Ἰmâd Ahmad al-Jawâhiri : op. cit., page 59.
28 Encyclopédie de l’islam, article sur les bédouins (« badû »).
29 Ἀbbâs al-Ἀzzâwî : op. cit., chapitre 1.
30 Idem, pour la carte tribale des campagnes.
Se référer également à :
– Carsten Niebuhr : op. cit., pages 276-277 et 334-338.
– J.B.L.J. Rousseau : « Description du pachalik de Baghdâd » - Paris - 1809 - pages 113-114.
31 Arab Bureau, Baghdâd - « Arab tribes of the Baghdâd wilâyet » - Calcutta - 1919 - page 263.
32 Ἀbbâs al-Ἀzzâwî : op. cit., troisième partie, page 211.
33 Arab Bureau Basra « The Muntafiq » Basra - 1917.
34 Arab Bureau, Baghdâd - « Arab tribes of the Baghdâd wilâyet » - Calcutta - 1919 - page 58.
35 Pour davantage de précision sur le Moyen-Euphrate, se référer à « Reports of administration for 1918 of divisions and districts of the occupied territories of Mesopotamia » 1919 - première partie, page 72. Voir également l’ouvrage intéressant d’aloïs Musil, « The Middle Euphrate » - New York - 1927.
36 Muḥammad Salmân Ḥasan : « At-taṭawwur al-iqtiṣâdî fî al-’Irâq » (le Développement économique de l’Irak) - Baghdâd - 1965 - page 53.
37 Bernard Vernier : op. cit., page 83.
38 — Arab Bureau « The Muntafiq », pages 2-3.
– « Administration report of the Muntafiq division for the year 1919 », page 124.
39 Hanna Batatu : op. cit., page 68.
40 – Arab Bureau « Arab tribes of the Baghdâd wilâyet », page 194.
– « Administration report of the Mosul division for 1919 », page 9.
41 Hanna Batatu : op. cit., pages 68-69.
42 Arab Bureau « Arab tribes of the Baghdâd wilâyet », page 147.
43 — Arab Bureau « The Muntafiq », page 2.
– Arab Bureau « Tribes of the Tigris », page 9.
– Arab Bureau « Tribes round the junction of the Euphrates and Tigris », page 2.
44 Hanna Batatu : op. cit., page 69.
45 Idem, page 85.
46 L’histoire des Albû Muḥammad et des autres tribus de la région de Ἀmâra est retracée dans une série d’articles du journal « Al-Ahâlî » inaugurée le 4 juillet 1934. Se référer, pour le fait cité dans le texte, à « Al-Ahâlî » du 8 juillet 1934. Références citées par Hanna Batatu : op. cit., page 70.
47 Denis de Rivoyre : op. cit., page 175.
48 Stephen H. Longrigg : « Iraq, 1900 to 1950 » - Oxford University Press - Londres 1953 - pages 24-25 et 54-55.
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